Contes et Nouvelles – Tome I

LES TROIS VIEILLARDS – CONTE DE LA RÉGIONDE LA VOLGA

[Note – Récits populaires. 1885.]

 

L’archevêque d’Arkhangelsk avait pris placesur un bateau qui faisait voile de cette ville au monastère deSolovki. Parmi les passagers se trouvaient aussi des pèlerins et deceux que l’on nomme « saints ». Le vent soufflait enpoupe, le temps était beau, il n’y avait ni roulis ni tangage.

Les pèlerins, les uns couchés ou mangeant, lesautres assis par tas, devisaient entre eux. L’archevêque sortit desa cabine et se mit à marcher d’un bout à l’autre du pont. Arrivé àla proue, il vit un groupe qui s’y était rassemblé. De la main, unpetit paysan désignait quelque chose au large et parlait tandis queles autres l’écoutaient. L’archevêque s’arrêta, regarda dans ladirection indiquée par le petit paysan : rien de visible quela mer rutilant sous le soleil. L’archevêque s’approcha pour mieuxécouter. Le petit paysan l’ayant aperçu ôta son bonnet et se tut.Les autres de même, à la vue de l’archevêque, se découvrirent ets’inclinèrent avec respect.

– Ne vous gênez pas, mes amis, dit leprélat. Je suis venu, moi aussi, écouter ce que tu dis, bravehomme.

– Le petit pêcheur nous parlait desvieillards, dit un marchand qui s’était enhardi.

– De quels vieillards s’agit-il ?demanda l’archevêque, et il vint près du bastingage s’asseoir surune caisse. Raconte-moi donc cela, je t’écoute. Quemontrais-tu ?

– Là-bas, cet îlot qui pointe, dit lepaysan en indiquant devant lui à bâbord. Il y a là-bas, dans cetteîle, des vieillards qui vivent pour le salut de leur âme.

– Où donc y a-t-il une île ? demandal’archevêque.

– Tenez, veuillez regarder en suivant mamain. Voyez ce petit nuage, eh bien ! un peu à gaucheau-dessous, il y a comme une bande étroite.

L’archevêque regarda. L’eau miroitait ausoleil. Faute d’habitude il n’apercevait rien.

– Je ne la vois pas, dit-il. Et quelssont donc les vieillards qui vivent dans cette île ?

– Des hommes de Dieu, répondit le paysan.Il y a longtemps que j’entends parler d’eux, mais je n’avais jamaiseu l’occasion de les voir. Or, l’an dernier, je les ai vus.

Et le pêcheur raconta comment, parti pour lapêche l’année précédente, une tempête l’avait jeté sur cet îlot quilui était inconnu. Au matin, comme il explorait les lieux, il tombasur une petite hutte au seuil de laquelle il vit un vieillard, etd’où ensuite deux autres sortirent. Ils lui donnèrent à manger,firent sécher ses vêtements et l’aidèrent à réparer son bateau.

– Comment sont-ils d’aspect ?s’enquit l’archevêque.

– L’un est petit, légèrement voûté, trèsvieux. Il porte une soutane vétuste et doit être plus quecentenaire. La blancheur de sa barbe tourne au vert ;cependant il sourit toujours et il est pur comme un ange des cieux.L’autre, un peu plus grand, est vieux aussi et porte un caftan toutdéguenillé. Sa barbe chenue s’étale, jaunâtre, mais l’homme estfort : il a retourné mon bateau comme un simple baquet avantque j’eusse le temps de lui donner un coup de main. Lui aussi al’air radieux. Le troisième est très grand, sa barbe lui descendjusqu’aux genoux comme un fleuve de neige. Il est tout nu, sauf unenatte en guise de ceinture.

– Ont-ils causé avec toi ? demandal’archevêque.

– Ils besognaient en silence et separlaient fort peu. Il leur suffit d’un regard pour qu’ils secomprennent. J’ai demandé au plus vieux s’ils vivaient là depuislongtemps. Il se renfrogna, murmura quelque chose, comme sidécidément il était fâché. Mais aussitôt le petit vieux le saisitpar la main, sourit, et le grand se tut. Rien qu’une parole dedouceur et un sourire.

Tandis que le paysan parlait ainsi, le navires’était rapproché des îles.

– Voici qu’on l’aperçoit tout à faitmaintenant, dit le marchand. Veuillez la regarder, Éminence,ajouta-t-il avec un geste.

L’archevêque regarda et il vit en effet unebande noire : c’était un îlot. L’archevêque regarda, puis ilpassa de l’avant du navire à l’arrière pour questionner lepilote.

– Quel est donc cet îlot qu’on aperçoitlà-bas ?

– Il n’a pas de nom. Il y en a un grandnombre par ici.

– Est-il vrai que trois vieillards yvivent pour le salut de leur âme ?

– On le dit, Éminence. Mais je n’en saisrien. Des pêcheurs, à ce qu’on prétend, les auraient vus. Mais cesont peut-être des racontars.

– Je voudrais m’arrêter un peu dans cetîlot, voir ces vieillards, dit le prélat. Comment faire ?

– Impossible au navire d’accoster,répondit le pilote. On le pourrait en canot ; mais il fautdemander l’autorisation au commandant.

On alla chercher le commandant.

– Je voudrais voir ces vieillards, ditl’archevêque. Ne pourrait-on me conduire là-bas ?

Le commandant eut une réponseévasive :

– Pour ce qui est de pouvoir le faire, onpeut le faire ; mais nous perdrons beaucoup de temps, et j’osedéclarer à Votre Éminence qu’il ne vaut vraiment pas la peine deles voir. J’ai entendu dire que ces vieillards étaient stupides.Ils ne comprennent rien et sont muets comme des carpes.

– Je désire les voir, insista le prélat.Je paierai pour la peine : qu’on m’y conduise.

Il n’y avait rien à faire. En conséquence, desordres furent donnés aux matelots et l’on changea la dispositiondes voiles. Le pilote ayant tourné le gouvernail, le navire mit lecap sur l’île. On apporta une chaise à l’avant pour le prélat quis’assit et regarda.

Pendant ce temps, les pèlerins, qui s’étaientaussi rassemblés à l’avant, tenaient les yeux fixés vers l’île.Ceux dont les regards étaient le plus perçants voyaient déjà lespierres de l’île et montraient une petite hutte. Il y en eut mêmequi distinguaient les trois vieillards. Le commandant prit salongue-vue, la braqua dans la direction, puis la passant àl’archevêque :

– C’est exact, dit-il, voyez sur lerivage, à droite du gros rocher, il y a trois hommes debout.

À son tour, l’archevêque regarda par lalunette après l’avoir mise au point. En effet, trois hommes étaientdebout sur le rivage : l’un grand, l’autre moindre et letroisième de très petite taille. Ils se tenaient par la main.

Le commandant s’approcha del’archevêque :

– C’est ici, Éminence, que nous devonsstopper. Si vraiment vous y tenez, vous prendrez place dans uncanot pendant que nous resterons à l’ancre.

Aussitôt on dénoua les filins, jeta l’ancre,largua les voiles. Puis on retira le canot et on le mit à la mer.Des rameurs y sautèrent ; l’archevêque descendit parl’échelle. Quand il fut assis sur le banc du canot, les rameursdonnèrent une poussée sur leurs avirons et s’éloignèrent dans ladirection de l’île. Arrivés à la distance d’un jet de pierre, ilsvirent apparaître les trois vieillards : un grand tout nu,ceint d’une natte ; un de taille moyenne au caftan déchiré etun petit, voûté, couvert d’une vieille soutane. Tous trois setenaient par la main.

Les rameurs s’arrêtèrent pour amarrerl’embarcation. L’archevêque descendit.

Les vieillards firent un salut profond.L’archevêque les bénit, et eux le saluèrent encore plus bas.

Puis l’archevêque leur adressa laparole :

– J’ai entendu dire que vous étiez ici,vieillards du bon Dieu, afin de sauver votre âme en priant NotreSeigneur pour les péchés des hommes. Et j’y suis par la grâce deDieu, moi indigne serviteur du Christ, appelé pour paître sesouailles. Aussi ai-je voulu vous voir, hommes de Dieu, pour vousenseigner, si je le puis.

Les vieillards sourirent en silence et seregardèrent.

– Dites-moi comment vous faites votresalut et servez Dieu ? demanda le prélat.

Le second des vieillards poussa un soupir etregarda le grand, puis le petit ; le grand se renfrogna etregarda le plus vieux. Quant à ce dernier, il dit avec unsourire :

– Nous ignorons, serviteur de Dieu,comment on sert Dieu. Nous ne servons que nous-mêmes en pourvoyantà notre subsistance.

– Comment faites-vous donc pour prierDieu ?

Et le petit vieux dit :

– Nous prions en disant :« Vous êtes trois, nous sommes trois, ayez pitié denous. »

Et à peine eut-il prononcé ces mots, que lestrois vieillards levèrent les yeux vers le ciel et reprirent enchœur :

– Vous êtes trois, nous sommes trois,ayez pitié de nous.

L’archevêque sourit et demanda :

– Vous avez sans doute entendu parler dela sainte Trinité, mais vous ne priez pas comme il faut. Je vousaime beaucoup, vieillards du bon Dieu, je vois que vous voulez Luiêtre agréables, mais vous ne savez pas comment Le servir. Ce n’estpas ainsi qu’il faut prier. Écoutez-moi, je vais vous instruire. Cen’est pas d’après moi-même que je vous enseignerai, mais d’aprèsl’Écriture sainte qui nous apprend comment Dieu a voulu qu’on Leprie.

Et le prélat se mit à apprendre aux vieillardscomment Dieu s’était révélé aux hommes : il leur parla de Dieule Père, de Dieu le Fils et du Saint-Esprit… et ildisait :

– Dieu le Fils est descendu sur la terrepour sauver les hommes et leur enseigner à tous comment Le prier.Écoutez et répétez ensuite mes paroles.

Et l’archevêque dit :

– Notre Père.

L’un des vieillards répéta :

– Notre Père.

Le second et le troisième à tour derôle :

– Notre Père.

–… Qui êtes aux cieux.

–… Qui êtes aux cieux…

Mais le second des vieillards s’embrouilladans les mots et ne prononça pas comme il fallait ; levieillard nu ne parvenait pas non plus à bien articuler : lespoils de sa moustache lui obstruaient les lèvres ; quant aupetit vieux, un bredouillement inintelligible sortait de sa boucheédentée.

L’archevêque répéta encore ; lesvieillards répétèrent après lui. Ensuite le prélat s’assit sur unepierre et les vieillards, debout autour de lui, regardaient sabouche et s’efforçaient de l’imiter pendant qu’il leur parlait.Toute la journée, jusqu’au soir, l’archevêque poursuivit satâche ; dix fois, vingt et cent fois il répétait le même mot,que les vieillards reprenaient ensuite. Quand ils s’embrouillaient,il les corrigeait en les obligeant à tout recommencer.

L’archevêque ne quitta pas les vieillardsqu’il ne leur eût enseigné tout le Pater. Ils étaient parvenus à leréciter d’eux-mêmes. Ce fut le second vieillard qui le comprit leplus vite et le redit tout d’une traite. Le prélat lui ordonna dele répéter plusieurs fois de suite jusqu’à ce que les autreseussent appris à le réciter.

Le crépuscule tombait déjà et la lune montaitde la mer quand l’archevêque se leva pour rejoindre le navire. Ilprit congé des vieillards qui tous trois se prosternèrent devantlui. Le prélat les releva et, après avoir embrassé chacun d’eux, illes engagea à prier ainsi qu’il le leur avait enseigné. Puis ilprit place dans l’embarcation et s’éloigna du rivage.

Et tandis que l’archevêque revenait vers lenavire, il entendit les trois vieillards réciter tout haut lePater. Quand il accosta, on n’entendait plus leur voix, mais on lesvoyait encore au clair de lune, tous trois debout sur le même pointdu rivage, le plus petit au milieu, le grand à droite et le moyen àgauche.

Une fois à bord, l’archevêque se dirigea versl’avant, on leva l’ancre et le vent ayant gonflé les voiles poussale navire qui reprit sa route.

L’archevêque avait gagné la poupe et necessait de regarder l’îlot. Les vieillards étaient encore visibles,mais ils s’effacèrent bientôt, et l’on ne vit plus que l’îlot. Puisl’îlot s’évanouit de même, et il n’y eut plus que la mer quiscintillait au clair de lune.

Les pèlerins s’étaient couchés pour dormir, ettout reposait sur le pont. Mais l’archevêque n’avait pas sommeil.Il se tenait seul à la poupe, regardant là-bas la mer où l’îlotavait disparu, et se rappelant les trois bons vieillards. Ilsongeait à leur joie quand ils eurent appris la prière. Et ilremercia Dieu de l’avoir conduit là pour enseigner à ces vieillardsles divines paroles.

Assis sur le pont, l’archevêque songe enregardant la mer du côté où l’îlot a disparu. Soudain une lueurpapillote à ses yeux : quelque chose comme une lumière quivacille çà et là au gré des flots. Cela brille tout à coup etblanchoie sur le sillage lumineux de la lune. Est-ce un oiseau, unemouette, ou bien une voile qui pose cette tache de blancheur ?Le prélat cligne des yeux pour mieux voir : « C’est unbateau, se dit-il : sa voile nous suit. Il ne tardera certespas à nous rejoindre. Tout à l’heure il était encore fort loin,maintenant on le distingue tout à fait. Et ce bateau n’a rien d’unbateau, la voile ne ressemble pas à une voile. Mais quelque chosecourt après nous et cherche à nous rattraper. »

L’archevêque ne parvient pas à distinguer ceque c’est. Un bateau ? Non, et ce n’est pas un oiseau nonplus. Un poisson ? Pas davantage. On dirait un homme ;mais il serait bien grand, et comment croire qu’un homme puissemarcher sur la mer ? L’archevêque se leva de son siège et allatrouver le pilote :

– Regarde, qu’est-ce donc, frère ?Qu’y a-t-il là-bas ? demande l’archevêque.

Mais déjà il voit que ce sont les troisvieillards. Ils marchent sur la mer, tout blancs, leurs barbesblanches resplendissent, et ils se rapprochent du navire qui al’air d’être immobilisé.

Le pilote regarde autour de lui,terrifié ; il quitte le gouvernail et crie touthaut :

– Seigneur ! Les vieillards qui noussuivent en courant sur la mer comme sur la terre ferme !

Les pèlerins, qui avaient entendu, se levèrentet vinrent précipitamment sur le pont. Tous voyaient les vieillardsaccourir en se tenant par la main ; les deux du bout faisaientsigne au navire de s’arrêter. Tous trois couraient sur l’eau commesur la terre ferme, sans que leurs pieds parussent remuer.

On n’eut pas le temps de stopper, que déjà ilsétaient à hauteur du navire. Ils avancèrent tout près du bord,levèrent la tête et dirent d’une seule voix :

– Serviteur de Dieu, nous avons oubliéton enseignement ! Tant que nous avons redit les mots, nousnous en sommes souvenus ; mais une heure après que nous eûmescessé de les redire, un mot a sauté de notre mémoire. Nous avonstout oublié, tout s’est perdu. Nous ne nous rappelons rien de rien.Enseigne-nous de nouveau.

L’archevêque fit un signe de croix, se penchavers les vieillards et dit :

– Votre prière a monté jusqu’à Dieu,saints vieillards. Ce n’est pas à moi de vous enseigner. Priez pournous, pauvres pécheurs !

Et l’archevêque se prosterna devant lesvieillards. Et les vieillards qui s’étaient arrêtés se détournèrentet reprirent leur chemin sur les eaux. Et jusqu’à l’aube il y eutune lueur sur la mer, du côté où les vieillards avaientdisparu.

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