Contes et Nouvelles – Tome I

LE MOUJIK PAKHOM

[Note – Première publication en 1886.Traduction E. Halpérine-Kaminsky et R. Jaubert. Extrait du recueilÀ la recherche du Bonheur édité par la librairie Perrin et cie en1916.]

 

Faut-il beaucoup de terre pour un homme ?

 

 

I

 

La sœur aînée est venue de la ville pourvisiter la sœur cadette à la campagne. L’aînée est mariée à unmarchand de la ville et la cadette à un moujik de la campagne.L’aînée se met à vanter son existence à la ville ; elleraconte comme elle y vit largement, comme elle est proprement mise,comme elle habille bien ses enfants, comme elle mange et boit debonnes choses, et comme elle va aux promenades, aux théâtres.

La cadette en est vexée, et se met à rabaisserla vie d’un marchand et à rehausser la sienne, celle d’unepaysanne.

– Je ne changerais pas, dit-elle, macondition pour la tienne ; quoique notre vie soit sombre, ànous autres, nous ne connaissons pas la crainte. Vous vivez plusproprement que nous, mais tantôt vous gagnez beaucoup, tantôt vousperdez tout. Et le proverbe dit : la perte est au profitune grande sœur. Il arrive qu’aujourd’hui tu es riche, et quedemain tu tendras la main. Notre existence de moujiks est plussûre. Chez le moujik, le ventre est mince, mais long ; nous neserons jamais riches, mais nous aurons toujours à manger.

L’aînée se mit à dire :

– Oui, mais en vivant avec des cochons etdes veaux ! Pas de belles manières, ni de confort, malgré toutle travail de ton mari : comme vous demeurez dans l’ordure,vous y mourrez aussi, et le même sort attend vos enfants.

– Eh bien ! dit la cadette, c’est lemétier qui l’exige. Mais par cela même notre vie est stable, quandnous avons des terres. Nous ne nous inclinons devant personne, nousne craignons personne. Et vous, à la ville, vous êtes exposés à latentation. Aujourd’hui, c’est bien ; mais demain viendra lediable qui tentera ton mari ou par les cartes, ou par le vin, oupar les maîtresses, et tout ira au pire. Avec cela que ça n’arrivepas ?

Pakhom, le mari, assis sur le poêle, écoutaitle bavardage des babas.

– C’est la vérité vraie, dit-il. Quandnous autres nous remuons la terre nourricière, depuis notreenfance, nous ne songeons guère à des futilités. Le seul malheur,c’est d’avoir trop peu de terre. Mais si j’avais de la terre àvolonté, alors je n’aurais peur de personne, pas même dudiable.

Les babas, après avoir pris le thé, causèrentencore toilette, rangèrent la vaisselle, puis elles allèrent secoucher.

Et le diable était assis derrière le poêle,écoutant tout. Il se réjouit de ce que la femme du paysan eût amenéson mari à le braver. Ne s’est-il pas vanté que, s’il avait de laterre, le diable lui-même ne le prendrait pas ?

– C’est bien, pensait-il, à nousdeux ! je te donnerai beaucoup de terre. C’est par la terreque je te prendrai.

 

II

 

À côté du moujik demeurait une petitebarinia. Elle avait cent vingt déciatines [20] de terre. Elle était en bons termesavec les moujiks et ne faisait de mal à personne, lorsqu’elle pritpour gérant un soldat retraité qui se mit à accabler les moujiksd’amendes.

Malgré toutes les précautions de Pakhom,tantôt c’est son cheval qui s’aventure dans l’avoine, tantôt c’estla vache qui pénètre dans le jardin, ou les veaux qui s’en vontdans la prairie : pour tout enfin, amende.

Pakhom payait et jurait, et frappait lessiens. Et il eut beaucoup à souffrir du gérant pendant cet été. Cefut avec plaisir qu’il vit revenir le temps de rentrer le bétail,quoiqu’il regrettât d’avoir à le nourrir : du moins il n’avaitplus peur, il était plus tranquille.

Pendant l’hiver, le bruit courut que labarinia vendait sa terre, et que le dvornick de la grand’routevoulait l’acheter.

Les moujiks en furent très affectés.

– Eh bien ! pensaient-ils, si laterre revient au dvornick, il nous accablera d’amendes plus que labarinia.

Les moujiks – le mir [21] entier – se rendirent auprès de labarinia pour la prier de ne pas vendre au dvornick, mais àeux-mêmes. Ils promirent de payer plus cher. La barinia consentit.Alors les moujiks se concertèrent pour faire acheter la terre parle mir. On se réunit une fois, deux fois, et l’affaire n’avançaitguère. Le diable les divisait : ils ne pouvaient s’entendre.Finalement, ils décidèrent d’acheter chacun sa part, dans la mesurede ses ressources. La barinia y consentit.

Pakhom apprit que son voisin avait achetévingt déciatines chez la barinia, et qu’elle lui avait laissé lafaculté de payer la moitié du prix par annuités. Pakhom en futjaloux.

– On achètera, pensait-il, toute laterre, et moi je resterai sans rien.

Il se consulta avec sa femme.

– Les gens achètent ; il faut,dit-il, acheter aussi une dizaine de déciatines ; autrementnous ne pourrions pas vivre : ce gérant nous a ruinés par sesamendes.

Il réfléchit au moyen de faire l’achat.

Il avait cent roubles d’économies. En vendantle poulain et une moitié des abeilles, en louant son fils commegarçon de ferme, il put réunir la moitié de la somme.

Pakhom ramassa l’argent, choisit une quinzainede déciatines de terre avec un petit bois, et alla chez la bariniapour faire l’affaire. Il acheta les quinze déciatines, on topa, etil laissa un acompte. On se rendit à la ville pour dresser l’actede vente : il donnait la moitié de la somme comptant ;quant au reste, il s’engageait à le payer en deux ans. Et Pakhomrevint maître de la terre.

Il emprunta encore de l’argent à sonbeau-frère pour acheter des grains. Il ensemença la terre qu’ilvenait d’acquérir, et tout poussa bien. En une seule année, il payasa dette à la barinia et au beau-frère. Et il devint ainsi, lui,Pakhom, un vrai pomeschtchik [22].C’était sa terre qu’il labourait et ensemençait, c’était sur saterre qu’il coupait le foin, sur sa terre qu’il élevait son bétail,c’étaient les pieux de sa terre qu’il taillait.

Quand Pakhom va labourer sa terre à lui, quandil vient voir pousser son blé et ses prairies, il est transporté dejoie. Et l’herbe lui paraît tout autre, et les fleurs luifleurissent tout autres. Il lui semblait jadis, quand il passaitsur cette terre, qu’elle était ce qu’une terre doit être ; età présent elle lui paraît tout autre.

 

III

 

Ainsi vivait Pakhom dans le bonheur. Toutallait bien. Mais voilà que les moujiks se mirent à faire defréquentes irruptions dans les blés et les prairies de Pakhom. Illes priait de cesser, eux continuaient. Tantôt les bergerslaissaient les vaches entrer dans les prairies, tantôt c’étaientles chevaux qui allaient dans les blés. Et Pakhom les en chassaitet pardonnait, et ne voulait pas aller en justice.

Puis il se fâcha et alla se plaindre autribunal de baillage. Il savait bien que les moujiks agissaientainsi, non par mauvaise intention, mais parce qu’ils étaient àl’étroit, et il pensait en lui-même :

– Je ne dois pourtant pas pardonnertoujours, autrement on me mangerait tout. Il faut faire unexemple.

Il fit un premier exemple, il fit un secondexemple en traduisant en justice un autre moujik. Les moujiksvoisins se fâchèrent contre Pakhom. Ils se mirent cette fois àenvoyer paître exprès sur sa terre. Une nuit, quelqu’un vint dansle petit bois et coupa une dizaine de tilleuls pour faire destilles. Comme il traversait la forêt, Pakhom voit quelque chose deblanc, il s’approche et aperçoit par terre des tilleuls écorcés. Ilne restait plus en terre que les souches. S’il n’avait abattu queles arbres de la lisière, s’il en avait au moins épargné unseul ! Mais le brigand avait tout coupé !

Pakhom s’indigna.

– Ah ! pensait-il, si je savais quia fait cela, je me vengerais !

Il cherche, il cherche à qui s’enprendre : ce ne peut être que Siomka [23]. Il vavoir dans la cour de Sémen, mais il ne trouve rien. Il se disputeavec Sémen, et se persuade encore plus que c’est lui qui a fait lecoup. Il le cite en justice, on appelle la cause devant letribunal. On juge, on juge, et le moujik est acquitté, faute depreuve.

Pakhom n’en fut que plus irrité ; il sedisputa avec le starschina [24] etavec le juge.

– Vous, disait-il, vous soutenez lesvoleurs. Si vous faisiez votre devoir, vous n’acquitteriez pas lesvoleurs.

Pakhom se fâcha ainsi avec ses voisins. Onfinit par le menacer du coq rouge. Pakhom pouvait alorsvivre sur sa terre largement, mais mal vu des moujiks, il sesentait à l’étroit dans le mir.

Et le bruit courut en ce moment que le peupleémigrait.

– Ah ! moi, pensa Pakhom, je n’aipas besoin de quitter ma terre ; mais si quelques-uns desnôtres s’en allaient, nous aurions ici plus de place. Je prendraisleur terre pour moi je l’ajouterais à ma terre et je vivrais mieux,car je me sens toujours trop à l’étroit ici.

Un jour que Pakhom était à la maison, unpassant, un moujik, entre chez lui. On le laisse passer la nuit, onlui donne à manger, puis on lui demande où Dieu le conduit. Ilrépond, le moujik, qu’il vient d’en bas, de la Volga, qu’il y atravaillé. De parole en parole, le moujik raconte comment le peupley a émigré. Les siens s’y sont établis, se sont inscrits à lacommune, et on leur a distribué dix déciatines pour chaque âme.

– Et la terre y est telle que, lorsqu’ona semé du seigle, les épis y viennent si hauts et si drus, qu’on nevoit plus les chevaux. Cinq poignées d’épis, et voilà une gerbe. Unmoujik tout à fait pauvre, venu avec ses bras tout nus, labouremaintenant cinquante déciatines de froment. L’année dernière, il avendu son froment seul cinq mille roubles.

Et Pakhom pensait, le cœur enflammé :

– Pourquoi alors demeurer ici à l’étroit,quand on peut bien vivre ailleurs ? Je vendrai terre etmaison, et avec l’argent je bâtirai là-bas, et m’y établirai.Tandis qu’ici, à l’étroit, demeurer est un péché. Il faut seulementque j’aille me renseigner en personne.

Vers l’été, il se prépara et partit. Jusqu’àSamara, il descendit la Volga sur un bateau à vapeur ; puis ilfit quatre cents verstes à pied. Il arriva au but. C’était biencela.

Les moujiks y vivent à l’aise. La commune, très hospitalière, donne à chaque âme dixdéciatines. Et qui vient avec de l’argent peut, en sus de la terreconcédée à temps, acheter de la terre à perpétuité, à raison detrois roubles la déciatine, et de la meilleure terre encore. Onpeut en acheter tant qu’on veut.

Pakhom s’enquit de tout cela, retourna chezlui vers l’automne, et se mit à vendre tous ses biens. Il venditavantageusement sa terre, il vendit sa maison, il vendit sonbétail, se fit rayer de la commune, attendit le printemps, et s’enalla avec sa famille vers le nouveau pays.

 

IV

 

Pakhom est arrivé dans le nouveau pays avec safamille, il s’est inscrit dans un grand village. Il a payé à boireaux anciens, il s’est mis en règle. On a reçu Pakhom, on lui aconcédé, pour cinq âmes, cinquante déciatines de terre dansdifférents champs, sans compter le pâturage. Pakhom bâtit samaison, il acquiert du bétail. Il possède maintenant, rien qu’enterres concédées, deux fois ce qu’il avait auparavant. Et sa terreest fertile. Sa vie, en comparaison de celle qu’il menait jadis,est dix fois plus belle : terres de labour et pâturage, il ena tant qu’il veut.

D’abord, pendant qu’il bâtissait ets’installait, tout lui paraissait beau ; mais, quand il eutvécu là quelque temps, il lui sembla être à l’étroit. Pakhomdésirait, comme les autres, semer le froment blanc, le turc. Et dela terre à froment, il y en avait peu dans les concessions. On sèmele froment dans la terre vierge, où pousse la stipe plumeuse, oubien dans la terre en jachère. On la cultive un an ou deux, puis onla laisse de nouveau, jusqu’à ce que la stipe ait repoussé. De laterre meuble, tant que tu veux ; seulement, sur cette terre onne peut semer que le seigle, et il faut au froment de la terreforte. Et pour la terre forte, il y a beaucoup d’amateurs ; iln’y en a pas pour tout le monde, et c’est matière à discussions.Les plus riches veulent la labourer eux-mêmes, et les plus pauvres,pour payer leurs contributions, la vendent aux marchands.

La première année, Pakhom sema du vieuxfroment sur sa concession, et il vint bien mais il voulait semerbeaucoup de froment, et il avait peu de terre. Et celle qu’il avaitn’était pas bonne pour cela, il voulait avoir mieux. Il alla chezle marchand louer de la terre pour une année. Il sema davantage,tout poussa bien, mais c’était loin du village. Il y avait unequinzaine de verstes à faire pour s’y rendre.

Pakhom s’aperçut qu’en ce pays les marchandsmoujiks avaient des maisons de campagne, qu’ilss’enrichissaient.

Voilà comment je serais, pensait-il, sij’avais pu acheter de la terre à perpétuité, et bâtir des maisonsde campagne. J’aurais tout cela sous la main.

Et il songeait aux moyens d’avoir de la terreà perpétuité.

Pakhom vécut ainsi cinq ans. Il louait laterre et semait du blé. Les années étaient bonnes, le blévenait bien, et il gagnait de l’argent. Il n’avait qu’à se laisservivre ; mais il était ennuyé de louer chaque année laterre ; c’est trop de souci : où il y a une bonne terre,le moujik accourt et la prend. S’il n’arrivait pas à temps, iln’avait plus où semer. Ou bien, une autre fois, il s’arrangeaitavec des marchands pour louer un champ chez des moujiks ; déjàil l’avait labouré, quand les moujiks réclamèrent en justice ettout le travail fut perdu. S’il avait de la terre à lui, il nes’inclinerait devant personne et tout irait bien.

Et Pakhom s’enquiert où l’on peut acheter dela terre à perpétuité. Et il trouve un moujik : le moujikavait cinq cents déciatines, il s’est ruiné, et vend bon marché.Pakhom s’abouche avec lui, il discute, discute, et ils s’entendentpour quinze cents roubles, dont moitié payable comptant, moitié àéchéance. Ils étaient déjà tout à fait d’accord, lorsqu’un jour unpassant, un marchand, s’arrêta chez Pakhom pour faire manger seschevaux. On prit du thé, on causa, et le marchand raconta qu’ilvenait de chez les Baschkirs [25]. Là,disait-il, il avait acheté cinq mille déciatines de terre, et iln’avait payé que mille roubles.

Pakhom questionnait, le marchandrépondait.

– Je n’ai eu pour cela, disait-il, qu’àamadouer les anciens. Je leur ai fait cadeau de robes, de tapispour une certaine quantité de roubles, d’une caisse de thé, et j’aioffert à boire à qui voulait. Et j’ai acheté à vingt kopeks ladéciatine.

Il montrait l’acte de vente.

La terre, continuait-il, est située auprèsd’une petite rivière, et partout pousse la stipe plumeuse.

Pakhom ne se lassait pas de demander despourquoi et des comment…

De la terre, disait le marchand, à n’enpouvoir faire le tour en marchant pendant un an. Tout est auxBaschkirs, et ces gens-là sont simples comme des moutons : onpourrait même l’avoir pour rien.

– Ah ! pensa Pakhom, pourquoiacheter, pour mes mille roubles, cinq cents déciatines, et memettre encore une dette sur le dos ; tandis que je puis, pourmille roubles, en avoir Dieu sait combien ?

 

V

 

Pakhom s’informa du chemin à prendre, et, dèsqu’il eut reconduit le marchand, il se prépara à s’en aller aussi.Il laissa la maison à la garde de sa femme, et partit avec sondomestique. Ils se rendirent d’abord à la ville, acheter une caissede thé, des cadeaux, du vin, tout ce que le marchand lui avaitdit.

Ils allaient, ils allaient. Ils avaient déjàfait cinq cents verstes. Le septième jour, ils arrivent à uncampement de Baschkirs. Tout est comme a dit le marchand. Ilsdemeurent tous dans la steppe, près de la petite rivière, dans deskibitki [26] de laine. Ils ne cultivent pas,ils ne mangent pas de pain, mais ils promènent dans la steppe leurschevaux et leur bétail.

Derrière les kibitki sont attachés lespoulains ; on leur amène leurs mères deux fois par jour ;on trait les juments, de leur lait on fait le koumiss. Lesbabas battent le koumiss et en font du fromage. Les moujiks nesavent que boire du koumiss et du thé, manger du mouton et jouer dela flûte. Tous sont luisants de graisse, gais, et tout l’été enfête ; ce peuple est tout à fait ignorant, il ne connaît pasle russe, mais il est très affable.

À la vue de Pakhom, les Baschkirs sortirent deleurs kibitki et entourèrent l’étranger. Ils avaient parmi eux uninterprète, et Pakhom leur apprit qu’il venait pour avoir de laterre. Les Baschkirs lui firent fête, ils le prirent etl’emmenèrent dans une jolie kibitka. Ils l’installèrent sur destapis, étendirent sur lui des coussins de plume, et l’engagèrent àboire un thé et du koumiss. On tua un mouton et on lui donna àmanger.

Pakhom prit les cadeaux dans son tarantass[27], et les distribua aux Baschkirs.Il leur donna les cadeaux et leur partagea le thé. Les Baschkirss’en réjouirent. Ils baragouinaient, baragouinaient entreeux ; puis ils ordonnèrent à l’interprète de traduire.

– On m’ordonne de dire, fit l’interprète,qu’ils t’ont pris en affection, et que nous avons coutume detraiter un hôte de notre mieux, et de rendre cadeaux pour cadeaux,Tu nous as fait des présents, dis-nous maintenant ce qui teplaît ; nous te le donnerons en échange.

– C’est votre terre, répondit Pakhom, quime plait par-dessus tout. Chez nous, nous sommes àl’étroit pour la terre, et la terre est épuisée, tandis qu’il y achez vous beaucoup de terre, et de la bonne terre. Jamais je n’enai encore vu de pareille.

L’interprète traduit. Les Baschkirs parlent,parlent. Pakhom ne comprend pas ce qu’ils disent : il voitqu’ils sont gais, qu’ils crient quelque chose et rient. Puis ils setaisent, ils regardent Pakhom, et l’interprète dit :

– On m’ordonne de te dire que, pour tagénérosité, on est content de te donner des terres autant que tu enveux. Montre seulement du doigt laquelle ; elle sera àtoi.

Ils recommencèrent à parler, à discuter entreeux. Et Pakhom demanda : « De quoiparlent-ils ? » Et l’interprète répondit :

– Les uns disent qu’il faut en référer austarschina, car sans lui la chose n’est pas possible, et les autresdisent qu’on peut se passer de lui.

 

VI

 

Comme les Baschkirs discutaient, tout à coupparut un homme en bonnet de peau de renard. Tous se turent et selevèrent.

– C’est le starschina, ditl’interprète.

Pakhom prit aussitôt sa plus belle robe et laprésenta au starschina, ainsi que cinq livres de thé. Le starschinaaccepta, et se mit à la première place. Aussitôt les Baschkirs luisoumirent l’affaire. Le starschina écoutait, écoutait. Il sourit etse mit à parler russe.

– Eh bien ! dit-il, soit ! Il ya beaucoup de terre : choisis où tu voudras.

– Comment donc prendre autant que jeveux ? pensait Pakhom. Il faut que ce soit régulier, carautrement on dirait : « C’est à toi ! » et puison le reprendra.

Et il dit au starschina :

– Je vous remercie de vos bonnes paroles.Vous avez beaucoup de terres, et moi, il ne m’en faut pas beaucoup.Il s’agit seulement de savoir quelle terre sera à moi. Il faut,d’une façon ou d’une autre, la délimiter, et régulariser lacession. Car nous sommes tous mortels. Vous, bonnes gens, vous ladonnez, mais il peut arriver que vos enfants la reprennent. Lestarschina se mit à rire.

– Soit, dit-il. Nous ferons de manièreque rien ne soit plus régulier.

Et Pakhom dit :

– Moi, j’ai ouï dire qu’il est venu chezvous un marchand. Vous lui avez donné aussi de la terre, vous luiavez passé un acte, eh bien ! vous m’en passerez un aussi.

Le starschina comprit.

– Soit ! dit-il ; nous avons unpissar [28]. Nous irons à la ville dresserl’acte et y apposer tous les sceaux nécessaires.

– Et quel sera le prix ? ditPakhom.

– Notre prix est unique : milleroubles pour une journée.

Pakhom ne comprenait pas cette façon decompter par journées.

– Mais combien, dit-il, cela fera-t-il dedéciatines ?

– Nous ne pouvons préciser. Mais nousvendons une journée de terre. Tout ce dont tu feras le tour enmarchant pendant une journée, tout cela sera à toi. Et le prix dela journée est de mille roubles.

Pakhom s’étonna.

– Mais, dit-il, on peut dans une journéefaire le tour de beaucoup de terre !

Le starschina se mit à rire.

– Tout sera à toi, mais à une condition.Si tu ne reviens pas en une journée à ton point de départ, tonargent est perdu.

– Et comment, dit Pakhom, jalonnerpartout où je passerai ?

– Nous nous mettrons à la place qui teplaira, tu choisiras. Nous y resterons ; et toi, va, fais letour. Nos garçons te suivront à cheval et, là où tu l’ordonneras,planteront des jalons. Puis, d’un jalon à l’autre, nous traceronsun sillon avec la charrue. Tu peux faire un tour aussi grand que tuvoudras. Seulement, avant le coucher du soleil, sois revenu à tonpoint de départ. Tout ce que tu engloberas sera à toi.

Pakhom consentit. On décida de partir lelendemain, dès l’aube. On causa encore un peu, on but du koumiss,on mangea du mouton, on reprit du thé. On fit coucher Pakhom sur unmatelas de plume, puis les Baschkirs se retirèrent après avoirpromis de se réunir le lendemain, au point du jour, et de se rendreà l’endroit avant le lever du soleil.

 

VII

 

Pakhom se met sur le matelas de plumes, maisil ne peut dormir. Il a toujours la terre en tête.

– Que de choses j’ai faites ici,pensait-il ! Je vais me tailler une grande Palestine. Dans unejournée, je ferai bien une cinquantaine de verstes : lajournée, en cette saison, est longue comme une année. Cinquanteverstes, cela fera une dizaine de mille de déciatines. Je n’auraiplus à m’incliner devant personne. Je me procurerai des bœufs pourdeux charrues. Je veux louer des domestiques. Je cultiverai lapartie qu’il me plaira, et sur le reste je laisserai paître lebétail.

Pakhom ne put s’endormir de la nuit. Avantl’aube seulement il s’assoupit un peu. À peine assoupi, il fait unrêve.

Il se voit couché dans la même kibitka, ilentend quelqu’un rire au dehors et s’esclaffer. Voulant savoir quirit ainsi, il se lève et sort de la kibitka ; et il voit lemême starschina des Baschkirs assis devant la kibitka, se tenant leventre des deux mains et riant à gorge déployée. Il s’approche etdemande : « Pourquoi ris-tu ? » Et il voit quece n’est plus le starschina baschkir, mais le marchand qui vintchez lui l’autre fois lui parler de la terre. Il demande aussitôtau marchand s’il est ici depuis longtemps : et ce n’était déjàplus le marchand, mais ce même moujik qui était venu le voir. EtPakhom s’aperçoit que ce n’est déjà plus le moujik, mais le diablelui-même avec des cornes et des pieds fourchus, s’esclaffant etregardant quelque chose. Et Pakhom pense : « Qu’est-cequ’il regarde ? pourquoi rit-il? »

Il va de ce côté pour voir, et il voit qu’unhomme est couché pieds nus, en chemise et en caleçon, le nez enl’air, et blanc comme un linge. Et il regarde, Pakhom, plusfixement quel est cet homme, et il voit que c’est lui-même.

Pakhom fait : Ah ! et seréveille.

Il se réveille et pense : « Il y atant de rêves ! » Il se retourne et voit qu’il fait déjàclair.

– Il faut réveiller les autres etpartir ! pensa-t-il.

Et Pakhom se leva, réveilla son domestiquedans le tarantass, lui donna l’ordre d’atteler, et allaréveiller les Baschkirs.

Les Baschkirs se levèrent, s’assemblèrent, etle starschina vint aussi. Ils se mirent à boire du koumiss.

Ils offrirent du thé à Pakhom, mais lui nevoulait pas attendre.

– Puisqu’il faut partir, partons,disait-il ; il est temps.

Les Baschkirs se réunirent, montèrent qui àcheval, qui en tarantass, et partirent. Pakhom s’installa avec sondomestique dans son tarantass. On arriva dans la steppe. L’aurorese levait, on monta sur une petite colline – en baschkirschikhan. – Les Baschkirs sortirent de leurs tarantass etse réunirent en un seul groupe. Le starschina s’approcha de Pakhom,et, lui montrant le pays de la main :

– Voilà, disait-il, tout est à nous, toutce que ton œil aperçoit. Choisis la part qui te plaît le mieux.

Les yeux de Pakhom étincelèrent. Toute laterre était couverte de stipes plumeuses, unie comme la paume de lamain, noire comme les graines de pavot, et, aux ravins, il y avaitde l’herbe de différentes sortes, de l’herbe jusqu’à lapoitrine.

Le starschina ôta son bonnet en peau derenard, et le mit sur le sommet de la colline.

– Voilà, dit-il, le repère. Tondomestique va rester ici. Dépose ton argent. Pars d’ici et reviensici. Ce dont tu feras le tour t’appartiendra.

Pakhom sortit l’argent, le mit dans le bonnet,ôta son caftan et ne garda que sa poddiovka [29]. Il serra plus fortement saceinture, prit un petit sac avec du pain, attacha à sa ceinture unepetite bouteille d’eau, redressa la tige de ses bottes, et se tintprêt à partir. Il réfléchissait, incertain de la direction àprendre ; mais partout c’était bien. Et il pensa :

– C’est bon partout : j’irai du côtéoù le soleil se lève.

Il se mit du côté du soleil, et attendit qu’ilse levât. Et il pensait :

– Il ne faut pas perdre de temps ;avec la fraîcheur, la marche est plus facile.

Les Baschkirs à cheval se tenaient prêts, euxaussi, à quitter le schikhan à la suite de Pakhom. Dès que le borddu soleil émergea, Pakhom partit et s’en alla dans la steppe. Lescavaliers le suivirent.

Pakhom marchait d’un pas égal, ni lent, nirapide. Il fit une verste, et ordonna de poser un jalon. Ilcontinua sa route. Quand il fut bien en train, il accéléra samarche. Après avoir fait un bout de chemin, il ordonna de poser unautre jalon. Pakhom se retourna : on voyait bien le schikhanéclairé par le soleil et le monde qui s’y trouvait.

Pakhom estima qu’il avait fait déjà cinqverstes. Comme il s’était échauffé, il ôta sa poddiovka, puisrenoua sa ceinture, et continua son chemin. Il fit encore cinqverstes. Il faisait chaud ; il regarda le soleil : ilétait temps de déjeuner.

– Voilà déjà un quartier de la journée,pensa-t-il, et il y en a quatre dans la journée ; Il n’est pasencore temps de tourner. Je vais seulement ôter mes bottes.

Il s’assit, se déchaussa, et poursuivit sonchemin. Il se sentait dispos, et il pensait :

– Je vais faire encore cinq verstes etalors je tournerai à gauche. L’endroit est trop bon. Plus je vais,meilleur cela est.

Il continua à marcher tout droit. Il seretourna et vit à peine la colline. Et les gens paraissaient noirscomme de petits insectes.

– Eh bien ! pensa Pakhom, il fauttourner maintenant de ce côté. J’en ai déjà pris assez.

Et il se sentait déjà tout en sueur, et ilavait soif. Pakhom leva sa bouteille et but en marchant. Il ordonnade mettre encore un jalon et tourna à gauche il marcha,marcha ; l’herbe était haute et il faisait chaud. Pakhomcommençait à se fatiguer. Il regarde le soleil, et il voit qu’ilest juste le temps de dîner.

– Eh ! bien ! pense-t-il, ilfaut se reposer.

Pakhom s’arrête : il mange un peu depain, mais ne s’assied pas.

– Quand on s’assied, pense-t-il, on secouche, puis on s’endort.

Il reste un moment sur place, respire etpoursuit sa route.

Il marchait tout d’abord d’un pas leste, ledîner lui ayant rendu ses forces. Mais il faisait très chaud, et lesommeil le gagnait. Pakhom se sentait harassé.

– Mais, pensait-il, une heure à souffrir,un siècle à bien vivre.

Pakhom marcha encore de ce côté pendant unedizaine de verstes ; il allait tourner à gauche, lorsqu’ilaperçut une fraîche ravine.

– C’est dommage, pensa-t-il, de lalaisser en dehors ; il poussera ici du bon lin.

Et il continua à aller tout droit. Il englobaaussi la ravine, y planta un jalon et fit un second crochet. Il seretourna vers le schikhan. Les gens s’y distinguaient àpeine ; il devait en être éloigné d’une quinzaine deverstes.

– Mais, pensa-t-il, j’ai trop allongé lesdeux premiers côtés ; il faut que celui-ci soit pluscourt.

Il longea le troisième côté en hâtant le pas.Il regarda le soleil : il était déjà proche de son déclin.Pakhom n’avait fait que deux verstes sur le troisième côté, et lebut se trouvait encore à une quinzaine de verstes.

– Mon domaine ne sera pas régulier,pensa-t-il, mais il faut aller droit au but. Il y a déjà assez deterre comme cela.

Et Pakhom alla droit vers le schikhan.

 

VIII

 

Pakhom marche droit vers le schikhan et sesent bien las. Il marche, ses pieds lui font mal.

Il les a tout meurtris, et il se sent fléchir.Il voudrait se reposer, mais il ne le doit pas. Il ne pourrait pasatteindre le but avant le coucher. Le soleil ne l’attend pas. Ilsemble tomber comme si quelqu’un le poussait.

– Hélas ! pensa Pakhom, je me suispeut-être trompé : j’en ai trop englobé : que vais-jedevenir si je n’atteins pas le but à temps ? Qu’il est encoreloin et que je suis fatigué ! Pourvu que je n’aie pas perdupour rien mon argent et ma peine ! Il faut fairel’impossible.

Pakhom se met à trotter. Il s’est écorché lespieds jusqu’au sang, mais il court toujours ; il court, ilcourt, mais il est encore loin. Il jette sa poddiovka, ses bottes,sa bouteille son bonnet.

– Ah ! pensait-il, j’ai été tropgourmand. J’ai perdu mon affaire. Je ne pourrai jamais arriveravant le coucher du soleil.

Et, de peur, la respiration lui manque. Ilcourt, Pakhom ; la sueur colle sur sa peau chemise etcaleçon ; sa bouche est sèche. Sa poitrine se soulève comme unsoufflet de forge ; son cœur bat comme un marteau, et il nesent plus ses pieds. Il fléchit. Pakhom ne pense plus maintenant àla terre, il ne songe qu’à ne pas mourir d’épuisement. Il a peur demourir, mais il ne peut s’arrêter.

– J’ai déjà tant couru, pensait-il ;si je m’arrête à présent, on me traitera de sot.

Il entend les Baschkirs siffler, crier :à ces cris, son cœur s’enflamme encore davantage.

Pakhom use à courir ses dernières forces, etle soleil semble se précipiter exprès. Et le but n’est plus bienloin. Pakhom voit déjà le monde sur la colline ! on lui faitde la main signe de se presser. Il voit aussi le bonnet par terre,avec l’argent, il voit le starschina assis par terre, et se tenantle ventre à deux mains ; et Pakhom se rappelle son rêve.

– Il y a beaucoup de terre,pense-t-il ; Dieu me permettra-t-il d’y vivre ? Oh !je me suis perdu moi-même.

Et il continue à courir. Il regarde lesoleil ; le soleil est rouge, agrandi, il s’approche de laterre ; déjà son bord est caché. Comme Pakhom arrivait toutcourant jusqu’à la colline, le soleil s’était couché.

Pakhom fait : Ah ! Il pense que toutest perdu, mais il se rappelle que si lui, d’en bas, ne voit plusle soleil, l’astre n’est pas encore couché pour ceux qui sont ausommet de la colline. Il monte rapidement, il voit le bonnet. Levoilà ! Il fait un faux pas, Pakhom, il tombe, et de sa mainil atteint le bonnet.

– Ah ! bravo ! mon gaillard,s’écrie le starschina, tu as gagné beaucoup de terre.

Le domestique de Pakhom accourt et veut lesoulever ; mais il voit que le sang coule de sa bouche :il est mort. Et le starschina, s accroupissant, s’esclaffe et setient le ventre à deux mains.

… Il se redressa, le starschina, leva de terreune pioche et la jeta au domestique.

– Voilà, enterre-le.

Tous les Baschkirs se levèrent et seretirèrent.

Le domestique resta seul, il creusa à Pakhomune fosse juste de la longueur des pieds à la tête : troisarchines ; – et il l’enterra.

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