Contes et Nouvelles – Tome I

FEU ALLUMÉ NE S’ÉTEINT PLUS

[Note – Récits populaires. 1885.]

 

Il y avait une fois à la campagne un paysannommé Ivan Chtierbakov. Il était encore dans la force de l’âge, etnul dans le village n’était meilleur travailleur que lui. Il vivaitheureux avec trois fils qui l’aidaient : le premier en ménage,le second fiancé, le troisième presque un enfant encore, qui déjàlabourait la terre.

La femme d’Ivan était une ménagère entendue etéconome, et le bonheur voulut que sa bru fût de même douce etlaborieuse. Une seule bouche inutile au logis d’Ivan : sonpère, un vieillard asthmatique et qui ne quittait guère lepoêle.

La famille vivait dans l’aisance. Ivan avaittrois chevaux, un poulain, une vache et son veau, quinze moutons.Les femmes passaient leur temps à travailler chez elles, tressantles chaussures et cousant les vêtements des paysans. Le painremplissait la huche : il y en avait toujours une provisionplus que suffisante pour attendre la nouvelle fournée. Et l’avoinerapportait de quoi payer les impôts et faire face à tous lesbesoins du ménage.

Ivan Chtierbakov n’avait donc qu’à vivreheureux avec les siens ; malheureusement, il avait pour voisinGavrilo le boiteux, fils de Gorei Ivanov, et une inimitié profondeles séparait.

Tant que le vieux Gorei avait vécu, tant quele père d’Ivan avait gouverné son ménage, les deux paysansn’avaient eu entre eux que des rapports de bon voisinage.

Si les femmes avaient besoin d’un baquet oud’un tamis, ou les hommes d’une roue de rechange, on se les prêtaitd’une maison à l’autre, on vivait comme de bons voisins, en serendant des services réciproques. Le veau de l’un vaquait-il dansl’aire de l’autre, celui-ci se contentait de dire en lechassant :

– Ne le laisse pas courir chez nous, carnotre blé n’est pas encore en meules.

Mais il était sans exemple qu’on l’eût jamaiscaché ou enfermé dans le hangar ou dans l’aire.

Ainsi en usaient les vieux. Mais quand legouvernement du ménage passa aux mains des jeunes, leurs relationsse modifièrent du tout au tout.

Une bagatelle amena toute la brouille.

La bru d’Ivan avait une poule qui pondit debonne heure, et elle mettait les œufs de côté pour la semainesainte. Tous les jours la poule lui pondait un œuf sous le hangar,dans le caisson de la charrette. Un jour, effrayée sans doute parles cris des enfants, elle vola par-dessus la clôture et s’en futpondre chez le voisin.

La jeune femme, ayant entendu caqueter sapoule, pensa :

« Je suis en train d’arranger la maisonpour la fête ; je n’ai pas le temps en ce moment d’allerchercher l’œuf. J’irai tantôt. »

Ce ne fut que le soir qu’elle alla sous lehangar. Elle plongea la main dans le caisson de la charrette ;pas d’œuf. Elle interrogea sa belle-mère et sonbeau-frère :

– Ne l’auriez-vous pas pris ?

– Non, répondirent-ils, nous ne l’avonspas pris.

Elle interrogea alors Taraska, le frère cadet,qui lui. dit :

– Ta poule est allée pondre chez levoisin : elle a caqueté dans sa cour, et c’est de sa courqu’elle est revenue.

La jeune femme jeta les yeux sur sa poule qui,tapie à côté de son coq, et les paupières demi-closes, semblait surle point de s’endormir. Elle aurait bien voulu lui demander où elleavait pondu ; mais la poule n’eût pas répondu.

Et la jeune femme s’en fut trouver savoisine.

– Que veux-tu ? lui demanda lavieille en venant au-devant d’elle.

– Voici, petite grand-mère. Ma poule avolé dans votre cour aujourd’hui. Est-ce qu’elle n’aurait pointpondu son œuf chez vous ?

– Nous n’en avons pas trouvé. Nous avonsnotre poule aussi, qui, Dieu merci, pond depuis assez longtemps. Cesont nos propres œufs que nous avons recueillis ; ceux desvoisins, nous n’en avons pas besoin. Nous ne sommes pas gens, mafille, à ramasser des œufs dans la cour des autres.

Ce discours froissa la jeune femme. Elleprononce un mot de trop, l’autre en prononce deux, et les voilà quise disputent. Le bruit attire la femme d’Ivan, sortie pour allertirer de l’eau, et la femme de Gavrilo. Toutes deux prennent part àla querelle et s’accablent de sottises, et se reprochent le vrai etle faux. La dispute ne fait que s’envenimer. Tout le monde crie àla fois, on veut dire deux mots d’un coup, et chaque mot est uneinjure.

– Toi, tu es ceci… Toi, tu es cela…Voleuse… Misérable… Tu refuses du pain à ton vieux beau-père, tu lelaisses aller nu…

– C’est toi qui es une voleuse… Tu m’apris mon tamis pour le vendre. Et tu as encore ma palanche cheztoi. Tu vas me la rendre.

La palanche est empoignée, l’eau se renverse,les bonnets volent en l’air, on se tire les cheveux.

Gavrilo arrive des champs, et prête main-forteà sa femme. À cette vue, Ivan s’élance avec son fils hors de samaison et se mêle à la rixe.

C’était un vigoureux paysan, Ivan. Il joua descoudes, cogna, bouscula et, saisissant Gavrilo par la barbe, enarracha une poignée. Les gens accoururent en foule, et séparèrentles combattants, mais non sans peine.

Ce fut là toute la cause de la brouille.

Gavrilo, ayant ramassé avec soin les poilsarrachés de sa barbe, les plia dans du papier et vint porterplainte devant le tribunal, disant :

– Croit-on que j’aie laissé pousser mabarbe pour que ce polisson d’Ivan m’en arrache unepoignée ?

Et sa femme allait partout répétant qu’Ivanserait bientôt jugé et déporté en Sibérie. La haine des deuxfamilles ne faisait que s’accroître.

Le vieux père d’Ivan n’avait pas attendujusque-là pour prêcher la conciliation. Dès la première heure ilavait essayé d’aplanir le différend ; mais les jeunes nel’entendaient pas de cette oreille.

– Vous allez faire une sottise, leuravait-il dit. Vous donnez à une taupinière les proportions d’unemontagne. Mais rappelez votre raison : tant de bruit pour unœuf ! Les enfants ont pris un œuf ? – Grand bien leurfasse ! Un œuf, ce n’est pas lourd. Il y en a pour chacun…Quoi encore ? la vieille voisine a dit un motmalsonnant ?… – Qu’on la corrige, qu’elle apprenne à mieuxparler… Et puis, vous avez échangé des coups ?… – Ce sont deschoses qui arrivent à tout le monde. Voyons, qu’on se réconcilie,et qu’on n’en parle plus. Si vous persistez à vouloir vous nuiremutuellement, vous vous en mordrez les doigts.

Ainsi parlait-il ; mais les jeunes gensne l’écoutaient guère. Ils voyaient dans ses paroles, non lelangage de la sagesse, mais le radotage d’un vieillard.

Ivan demeura intraitable.

– Moi faire la paix avec Gavrilo !disait-il. Ce n’est pas moi qui lui ai arraché la barbe ;c’est lui qui s’est tiré un poil après l’autre. Et moi, regardez machemise ; son fils me l’a mise en lambeaux.

Et il alla devant le tribunal.

Le procès suivait son cours, lorsque Gavriloperdit la cheville de sa charrette. Sa femme accusa le fils d’Ivande l’avoir fait disparaître, disant :

– Nous l’avons aperçu qui passait pendantla nuit sous notre fenêtre et qui rôdait autour de lacharrette ; et ma commère prétend qu’il est allé offrir lacheville au cabaretier du village.

Les uns et les autres s’en furent de nouveaudevant le tribunal ; les querelles et les rixes recommençaienttous les jours, entre les deux maisons. Les enfants se jetaient àla tête les injures de leurs aînés, et les femmes, quand elles setrouvaient ensemble au bord du ruisseau, jouaient bien plus de lalangue que du battoir, et c’était à qui se dirait les plus grosmots.

Les deux paysans, qui d’abord s’étaientcontentés de s’accuser mutuellement des plus noirs méfaits,finirent par s’approprier tout ce qui leur tombait sous la main, etpar engager leurs femmes et leurs enfants à en faire autant. Et leschoses allèrent toujours en s’envenimant.

À force de se plaindre à l’assemblée de lacommune, au tribunal du bailliage, au juge de paix, IvanChtierbakov et Gavrilo le boiteux eurent bientôt fatigué tous lesjuges. Ou c’était Gavrilo le boiteux qui requérait une amendecontre Ivan, ou c’était Ivan qui demandait la prison pour Gavrilo.Et leur haine croissait en proportion du mal qu’ils se faisaientl’un à l’autre. Les deux paysans étaient comme deux chiens qui sebattent : plus ils se mordent, plus ils sont furieux ; situ frappes l’un par-derrière, il croit que c’est l’autre qui luidonne un coup de dent, et il n’en est que plus enragé. Ivan etGavrilo, poursuivis l’un par l’autre en justice, et tour à tourcondamnés à l’amende ou à la prison, ne faisaient que se détesterde plus en plus.

– Patience ! tu me paierascela !

Cette situation se prolongea pendant sixannées.

Seul le vieillard d’Ivan, au coin de sonpoêle, ne se lassait pas de parler le langage du bon sens.

– Que faites-vous, mes enfants ?Cessez donc de vous houspiller ainsi. Vous allez contre tous vosintérêts. Ne vous enragez pas les uns contre les autres, vous vousen trouverez bien mieux. Si vous continuez à vous persécuter de lasorte, vous vous en repentirez cruellement.

Mais nul n’écoutait le vieillard.

Une nouvelle querelle surgit entre eux lasixième année. Un jour, à une noce, la bru d’Ivan, devant tous lesinvités, interpella Gavrilo, et lui fit honte, criant qu’on l’avaitvu avec des chevaux qui ne lui appartenaient pas.

Gavrilo avait bu ; il s’emporta jusqu’àfrapper la bru d’Ivan. Il l’abîma au point qu’elle dut restercouchée pendant huit jours. Elle allait être mère.

Ivan se frotta les mains. Il courut porterplainte devant le juge d’instruction.

« On va enfin me délivrer de mon voisin,pensait-il. Cette fois, il ne peut manquer d’aller enSibérie. »

Mais ce fut une nouvelle déception. Le juged’instruction refusa d’accueillir la plainte d’Ivan. Quand on étaitvenu pour examiner sa bru, la jeune femme était déjà levée ;et toute trace des coups avait disparu.

Alors Ivan s’en fut chez le juge depaix ; celui-ci le renvoya par-devant le tribunal du village.Là, grâce à ses intrigues, grâce au demi-seau d’eau-de-vie doucequ’il donna au bailli et au greffier, il réussit à faire condamnerGavrilo à recevoir les verges.

Le greffier lut la sentence àGavrilo :

– Le tribunal condamne le paysan Gavriloà recevoir vingt coups de verge dans le dos.

Ivan était là. Il jeta les yeux sur Gavrilo,attendant ce qu’il allait faire.

Après avoir entendu le prononcé de lasentence, Gavrilo devint pâle comme un linge et gagna la porte.Ivan le suivit, le vit se diriger vers ses chevaux, et l’entenditqui grommelait ces paroles :

– Bon ! bon ! tu me chaufferasle dos avec tes verges ; mais garde qu’on ne te chauffequelque chose de pire !

Ivan, ayant ouï ces mots, courut les rapporterau juge.

– Juge équitable, lui dit-il, il m’amenacé de l’incendie ; voici les paroles qu’il a prononcéesdevant témoins.

On rappela Gavrilo.

– Est-il vrai, lui demanda le juge,est-il vrai que tu aies dit cela ?

– Je n’ai rien dit. Qu’on me fouette,puisque vous l’avez ordonné, et puisque je dois être seul àsouffrir pour la vérité, alors que tout lui est permis, à lui.

Gavrilo voulut poursuivre ; mais untremblement agita ses lèvres et ses joues, et il détourna la têtevers le mur.

L’expression de ses traits effraya le jugelui-même. « Pourvu, pensait-il, qu’il n’aille pas se porter àquelque extrémité contre son voisin ou contrelui-même ! »

Et il dit aux deux adversaires :

– Allons, mes frères. Faites votre paix.C’est ce que vous avez de mieux à faire… Toi, Gavrilo, n’as-tu pasde honte d’avoir battu une femme malade ?… Heureusementqu’elle a guéri, mais sans cela, quel remords pour ta conscienceEst-ce bien ? Voyons, est-ce bien ? Avoue ta faute devantlui, salue-la ; lui te pardonnera, et nous, nous reviendronssur notre jugement.

En entendant ces paroles, le greffierintervint :

– Ce n’est pas possible, dit-il, laconciliation préalable, prévue par l’article 117 du code, nes’étant pas produite. Il y a maintenant chose jugée, et la sentencedoit suivre son cours.

Mais le juge refusa de l’écouter.

– Assez bavardé, dit-il au greffier. Lepremier article, frère, le voici : il faut avant tout suivrela volonté de Dieu, et Dieu veut qu’on se réconcilie.

Et, se tournant de nouveau vers les paysans,il voulut leur faire entendre raison ; mais ses efforts furentinutiles : Gavrilo demeura inflexible, disant :

– J’ai déjà près d’un demi-siècle d’âge,avec un fils marié, je n’ai jamais frappé qui que ce soit ;aujourd’hui, ce scélérat d’Ivan me fait condamner à recevoir vingtcoups de verge, et moi je lui demanderais pardon ! Il suffit.Ivan aura de mes nouvelles.

De nouveau il dut s’arrêter, tant la colèrefaisait trembler sa voix. Il détourna la tête et quitta letribunal.

Ivan avait dix verstes à faire pour revenir aulogis ; il ne fut de retour qu’assez tard. Les femmes étaientdéjà parties pour le bétail.

Il dételle son cheval et entre dans lamaison : elle est vide. Les fils sont encore aux champs, lesfemmes au bétail. Ivan s’assied sur le banc et réfléchit. Il serappelle comme Gavrilo est devenu blanc à la lecture de lasentence, et comme il a tourné la tête du côté du mur. Et il sesent le cœur serré. « Si c’était lui, Ivan, qu’on eût condamnéaux verges ! » pense-t-il en faisant un retour surlui-même. Et une pitié lui vient pour Gavrilo.

Il songeait ainsi, lorsqu’il entendit tousseret remuer. C’était le vieillard qui, laissant pendre ses pieds,descendait du poêle. Une fois à terre, il se traîna le long du muret vint, fatigué par cet effort, s’affaisser sur le banc.

Après une nouvelle quinte de toux, il appuyales coudes sur la table et dit :

– Eh bien ! la sentence est-elleprononcée ?

– Il été condamné à recevoir vingt coupsde verge dans le dos, répondit Ivan.

Le vieillard secoua la tête.

– Tu as mal agi, dit-il à son fils.Oh ! que tu as mal agi ! Et c’est à toi, plus qu’à lui,que tu fais du mal. Son dos sera donc battu de verges ! Ygagneras-tu quelque chose, toi ?

– Il ne le fera plus, répondit Ivan.

– Qu’est-ce donc, qu’il ne feraplus ? En quoi son péché est-il plus grand que le tien ?Qu’a-t-il fait de pire que toi ?

Ivan se mit en colère.

– Comment ! qu’a-t-il fait ?…dit-il. Encore un peu, il tuait ma bru, et voici qu’il me menace del’incendie. Ce n’est donc rien, cela ! Et dois-je lui diremerci ?

Le vieillard poussa un soupir :

– Tu crois, dit-il à son fils, parce quetu marches où tu veux, et que je ne bouge pas, moi, de dessus lepoêle depuis des années, tu crois que tu vois tout et que je nevois rien ?… Non, mon fils, tu ne vois rien. La colère tebouche les yeux. Devant toi sont les péchés d’autrui ; maistes propres péchés sont derrière toi. Il a fait le mal, as-tudit ?… Mais s’il était tout seul à le faire, il n’y aurait pasde mal : le mal vient-il jamais d’un seul ? Non, il fautêtre deux pour le faire. Tu vois ses péchés et pas les tiens. Silui seul était méchant, et toi bon, le mal n’existerait pas. Quiest-ce qui lui a arraché les poils de la barbe ? Qui est-cequi lui a pris sa meule ? Qui est-ce qui l’a traîné devanttous les juges ? C’est lui que tu accuses de tout, et ta viene vaut pas mieux que la sienne : telle est l’unique source detout le mal. Moi, je n’ai pas vécu ainsi, mon fils, et je ne vousai pas donné de pareils exemples. Dis, vivions-nous de la sorte, lepère de Gavrilo et moi ? Quelles étaient nos relations ?Des relations de bon voisinage… Avait-il besoin de farine ? saménagère arrivait : « Oncle Froll, je voudrais un peu defarine », disait-elle. – « Ma fille, va-t’en sous lehangar, et prends ce qu’il te faut. » Il ne savait à quilaisser ses chevaux ? – « Ivan, me disait-il, je te lesconfie… » Avais-je de mon côté, besoin de n’importequoi ? – « Oncle Gorei, allais-je lui dire, je voudraistelle ou telle chose. » – « Prends ce dont tu asbesoin », me répondait-il… Voilà comme nous vivions entrenous, nous autres, et tout allait bien… Mais voyez ce qui se passeà présent. Un soldat nous racontait naguère la bataille dePlevna ; est-ce que votre bataille n’est pas pire encore quecelle de Plevna ? Voyons, est-ce vivre ? Et quelpéché ! Toi, paysan, toi qui es le chef de la famille et quiréponds de tout, qu’apprends-tu aux femmes, qu’apprends-tu auxenfants ? – À vivre comme des chiens. Hier, j’ai entendu cevaurien de Taraska injurier sa tante Arma et se moquer de sa mère.Trouves-tu que cela soit bien ? Tu en pâtiras tout le premier.Songe à ton âme… Doit-on en agir ainsi ? Tu me dis une injure,je riposte par deux injures ; tu me donnes un soufflet, jeriposte par deux soufflets… Non, mon ami, ce n’est pas cela quenous ordonne la charité. Quelqu’un te dit une sottise ? Neréponds pas, et il rougira. Tels sont les commandements deDieu : à qui te donne un soufflet, offre l’autre joue, endisant : « Frappe-moi si je l’ai mérité », et ilrougira, regrettera son acte et se ralliera à ton avis. C’est celaqui nous est ordonné, et non point l’orgueil… Pourquoi doncrestes-tu muet ? Ce que je dis n’est-il point vrai ?

Ivan écoutait son père sans mot dire.

Le vieillard eut un nouvel accès de toux quifaillit le suffoquer. Quand il fut revenu à lui, ilcontinua :

– Vois quelle est ta vie. Es-tu plusheureux ou plus malheureux depuis cette misérable histoire ?Évalue donc un peu à combien se montent tes dépenses en frais deprocédure, de voyage, de nourriture ! Tes fils sont de vraisaiglons, tu n’aurais qu’à te laisser vivre, qu’à accroître tonbien ; au lieu qu’il va déjà s’amoindrissant, etpourquoi ? Toujours par la faute de ton orgueil. Au lieu delabourer tes champs avec tes garçons, et de semer le blé, tu esobligé de courir les juges et les hommes d’affaires. Tu ne labourespas, tu ne sèmes pas quand il le faut ; et la terrenourricière ne nous donne rien pour rien. Si ton avoine est malvenue, c’est que tu l’as semée trop tard, en revenant de la ville.Et qu’y gagnes-tu ? Des soucis de plus. Ah ! mon ami, nesonge qu’à tes vrais intérêts. Reste chez toi, et cultive le solavec tes enfants. Si l’on te fait du mal, pardonne. Tu auras ainsitout loisir de t’occuper de tes affaires, et tu te sentiras soulagéd’un poids.

Ivan se taisait toujours.

– Voilà ce que j’avais à te dire, Ivan.Crois-en ton père, crois-en un vieillard. Va mettre le cheval à lavoiture, retourne de ce pas au tribunal, désiste-toi, retire tesplaintes. Demain, tu te rendras chez Gavrilo, tu te réconcilierasavec lui et l’inviteras chez toi. Demain est précisément un jour defête. Tiens ton samovar prêt, achète de l’eau-de-vie. Finis-en avectous ces péchés, et qu’on n’en parle plus jamais. Donne des ordresdans ce sens aux femmes et aux enfants.

Ivan soupira. « Il ne dit pourtant que lavérité », pensait-il.

Les paroles de son père l’avaientébranlé ; mais il ne savait comment faire la paix. Comme s’ilavait lu dans l’âme de son fils, le vieillard reprit la parole etdit :

– Va, Ivan, ne remets pas à plus tard,éteins le feu à son début ; n’attends pas qu’il flambe, caralors tu ne pourrais plus le maîtriser.

Le vieillard allait continuer quand les femmesentrèrent dans la maison et se mirent à jacasser comme des pies.Elles avaient déjà appris que Gavrilo avait été condamné et qu’ilavait menacé Ivan de l’incendie, et s’étaient même, à ce sujet,prises de bec, dans les champs, avec leurs voisines.

Celles-ci, disaient-elles, les avaientmenacées d’un juge qui, à ce qu’elles prétendaient, protégeaitGavrilo, et qui se faisait fort de changer l’issue du procès. Déjàle maître d’école avait, de sa plus belle écriture, rédigé unerequête adressée au tsar lui-même, et relatant les moindresdétails, la cheville, et un certain carré de légumes, et tout.Gavrilo allait sûrement recevoir la moitié au moins des biensd’Ivan.

Ivan prêtait l’oreille à tout ce caquetage, etil sentit que son cœur se glaçait de nouveau. Il n’était plusdisposé à faire la paix.

Un paysan aisé a toujours à s’occuper.Laissant les femmes continuer leur bavardage, Ivan se leva, quittala maison, et s’en fut travailler dans l’aire et sous le hangar. Ilresta là, tout à sa besogne, jusqu’au coucher du soleil. En cemoment les enfants, qui avaient passé la journée à préparer le solpour les semailles, revenaient des champs.

Ivan, étant allé au-devant d’eux, lesinterrogea sur leur travail, et les aida à remettre tout en place.Il posa dans un coin, pour le raccommoder, un harnais déchiré, etil allait même rentrer les perches, quand il s’aperçut que la nuitétait venue. Ayant donc laissé les perches dehors, il donna lapâture aux bêtes, et comme Taraska devait tantôt partir pour lanuit avec les chevaux, il ouvrit la porte cochère.

« Je n’ai plus qu’à souper et à mecoucher », se dit Ivan.

Il mit sur son épaule le harnais déchiré etprit le chemin de sa maison, sans plus songer à Gavrilo ni auxparoles de son père. Comme il tournait déjà l’anneau de la porte ets’engageait dans le vestibule, il entendit, derrière la haie, lavoix enrouée de son voisin en train d’injurier quelqu’un.

– Par le diable ! criait Gavrilo, ilmériterait qu’on le tue !

Ivan s’arrêta un moment, prêtant l’oreille etsecouant la tête. Puis il pénétra dans la maison.

Dans la maison, le feu brillait, la bru d’Ivantournait son rouet dans un coin, sa femme cuisait le souper, sonfils aîné tressait des chaussons, le cadet lisait un livre, etTaraska se disposait à partir pour la nuit.

« Comme tout irait bien ici, songea Ivan,sans ce maudit voisin ! »

Il se sentait d’une humeur massacrante. Ilchassa d’un coup de pied le chat assoupi sur le banc, et s’emportacontre les femmes parce que le chaudron n’était pas à sa placehabituelle. L’air ennuyé, le visage renfrogné, il s’assit etcommença à réparer le harnais. Malgré lui, il avait l’esprit hantépar les menaces de Gavrilo, au tribunal, et par les paroles qu’ilavait entendues tantôt… « Il mériterait qu’on letue ! »

Cependant la ménagère avait servi le souper deTaraska. L’enfant mangea, mit son caftan, sa pelisse et sonceinturon, se munit d’un croûton de pain et sortit pour retrouverses chevaux. Comme son frère aîné allait l’accompagner, Ivan quittalui-même son siège et s’en fut sur le perron.

Il faisait maintenant nuit noire. Le cielétait couvert de nuages, le vent soufflait. Parvenu au bas duperron, Ivan aida son fils à monter sur l’un des chevaux, excitales poulains, et demeura là, l’œil aux aguets, l’oreille tendue,tandis que Taraska partait vivement et rejoignait d’autres garçonsde son âge ; et tous ensemble quittèrent le village augalop.

Immobile auprès de la porte cochère, Ivan sesentait toujours obsédé par les paroles de Gavrilo :« Prends garde qu’on ne te chauffe quelque chose depire ! »

« Il est capable de le faire comme il ledit, pensait-il. Il fait sec, et le vent souffle. Il n’aurait qu’àse glisser quelque part, mettre le feu en cachette, par-derrière,et puis, va le chercher… Il mettra le feu, ce maudit, et je nepourrai pas l’attraper. Ah ! si je le surprenais en flagrantdélit, comme je l’arrangerais ! »

Ses craintes devinrent telles, qu’au lieu deretourner à la maison, il franchit la porte cochère, et sortit dansla rue pour tourner l’angle de son enclos.

« J’irai par là jusqu’à ma cour. On nesaurait prendre trop de précautions. »

Et il se mit à longer le mur d’un pasrégulier, tourna l’angle, et porta ses regards sur la haie. Ilregarde, il regarde, et croit voir, à l’autre angle, quelque chosesurgir brusquement de derrière le mur et remuer.

Ivan demeure immobile, suspend son souffle,écoute, regarde avec plus d’attention : rien d’inquiétant,rien que le vent qui agite le feuillage des saules et siffle dansle chaume. La nuit est noire à n’y voir goutte ; mais ses yeuxfinissent par se faire à l’obscurité, et par distinguer tout lecoin, et la charrue qu’on a laissée là, et l’avant-toit de lamaison. Mais Ivan a beau regarder : personne.

« Je me serai trompé, se dit-il, mais ilfaut néanmoins que j’achève ma tournée. »

Et il longe, en tâtonnant, le mur extérieur duhangar. Il s’avance doucement, en faisant si peu de bruit avec seschaussures de tille, qu’à peine il s’entend marcher. Il va, ilva ; et voici que soudain il voit, à l’autre coin, près de lacharrue, quelque chose qui brille, puis disparaît.

Cela lui donna comme un coup au cœur.L’épouvante le cloua sur place ; là-bas, au même endroit,quelque chose étincelait, mais plus vivement que tantôt ; etil distinguait parfaitement un homme en bonnet, qui, accroupi surle sol, allumait une botte de paille.

Il sentit son cœur sauter dans sa poitrinecomme un oiseau. Rassemblant toutes ses forces, il s’élança augalop dans la direction de l’homme. Ses pieds touchaient à peine laterre. « Ah ! ah ! pensait-il, je t’yprends ! »

Il n’avait pas fait dix enjambées, qu’unegrande lueur apparaissait, mais non plus à l’endroit où il venaitde voir les étincelles. C’était la paille de l’avant-toit quiprenait feu, et la flamme léchait le toit.

Ivan reconnut l’homme. On le voyait toutentier. C’était Gavrilo. Comme un milan sur une alouette, Ivanfondit sur le boiteux. « Je l’attacherai, se disait-il, depeur qu’il ne m’échappe. »

Le boiteux l’avait-il entendu venir ? Ilse retourna et, avec une inconcevable légèreté, il détala comme unlièvre le long du hangar.

– Tu ne m’échapperas pas, lui cria Ivanen se jetant à ses trousses.

Il l’empoignait déjà par le collet, quandGavrilo lui coula entre les mains et lui saisit le pan del’habit ; le pan craqua, et Ivan fut précipité à terre.

Mais il se remit aussitôt sur ses jambes.

– À l’aide ! à l’aide ! qu’onl’arrête ! s’écria-t-il en continuant sa poursuite.

Tandis qu’il se relevait, Gavrilo avaitprofité de ce répit pour distancer son adversaire. Il était déjàprès de sa cour, quand Ivan parvint à le joindre. Comme il allaitsaisir le boiteux, il se sentit tout étourdi, comme s’il eût reçuune pierre sur la tête. C’était Gavrilo qui, au moment d’atteindresa maison, avait pris à deux mains une poutre en chêne, et, faisantface à son ennemi, lui en avait déchargé un coup terrible sur latête.

Ivan en fut assommé, il en vit millechandelles ; puis ses regards se brouillèrent, touts’obscurcit ; il chancela et tomba à la renverse.

Quand il recouvra l’usage de ses sens, Gavriloavait disparu. On y voyait comme en plein jour ; et, vers lacour d’Ivan, on entendait crépiter et fuser comme un bruit demachine. Le paysan tourna la tête : c’était son hangar dederrière qui flambait. La flamme gagnait le hangar de côté, et,dans la fumée, des flammèches avec des pailles allumées retombaientsur la maison.

– Mais que faites-vous donc, mesfrères ? s’écria Ivan.

Il levait et abaissait les bras avec angoisse,en se disant : « Je n’aurais eu qu’à arracher del’avant-toit la botte de paille allumée et à l’éteindre sous mespieds. »

Il veut crier, mais le souffle luimanque : impossible d’articuler un son. Il veut courir, maisses jambes s’accrochent l’une à l’autre et refusent de le porter.Il se traîne péniblement, fait deux pas, vacille sur ses jambes, etde nouveau perd la respiration. Il s’arrête, reprend haleine etcontinue à se traîner. Tandis qu’il contournait le hangar dederrière pour se rapprocher du foyer de l’incendie, le hangar decôté s’embrasait à son tour. Le feu s’était propagé à la portecochère et à un angle de la maison, d’où jaillissaient de hautesflammes. Impossible de pénétrer dans la cour.

La foule se pressait aux abords des bâtimentsincendiés ; mais le feu ne pouvait plus être maîtrisé. Lesvoisins déménageaient leurs meubles et emmenaient leurs bêtes.

De la cour d’Ivan, l’incendie se communiqua àcelle de Gavrilo, franchit la rue sous l’action du vent quiredoublait, et enleva la moitié du village comme avec un balai.

Le vieillard put à grand-peine être retiré dela maison d’Ivan, d’où les siens s’étaient sauvés comme ilsétaient. Mais, hormis les chevaux, qu’on avait sortis pour la nuit,on ne put rien arracher aux flammes : le bétail, les poulesdans leurs poulaillers, les charrues, la herse, les coffres deshabits, les blés sous les hangars, tout brûla, tout se consuma.Chez Gavrilo, le bétail put être sauvé, avec une partie del’avoir.

Toute la nuit, l’incendie rougit le ciel deses lueurs.

– Eh quoi ! mes frères, répétaitIvan ; je n’avais qu’à retirer la botte de paille et àl’éteindre sous mes pieds.

Mais en voyant crouler le plancher de samaison, il se jeta au milieu des flammes, prit une solive et laretira. Puis, malgré les cris et les supplications des siens, ilretourna au plus fort du feu pour retirer une autre poutre.

Cette fois, il trébucha et tomba dans lebrasier. Son fils courut à lui et l’arracha aux flammes : etquoique Ivan eût la barbe, les cheveux, les mains et les habitsbrûlés, il ne semblait pas s’en apercevoir.

– Pauvre homme, disait la foule, lechagrin le rend fou !

Déjà l’incendie diminuait d’intensité,qu’Ivan, comme cloué au même endroit, répétait toujours :

– Mais quoi ! mes frères, je n’avaisqu’à retirer la botte de paille.

Au point du jour, le maire envoya son filschercher Ivan.

– Oncle Ivan, ton père est mourant et ilvoudrait te voir.

Tout d’abord, Ivan ne comprit rien à ce qu’onlui disait ; il avait tout à fait oublié son père.

– Quel père ? Qui veut-onvoir ? répondit-il.

– C’est ton père qui veut te voir ;il se meurt chez nous ; arrive vite, oncle Ivan.

Ivan comprit enfin et suivit le fils du maire.Tandis qu’on opérait le sauvetage du vieillard, des débrisenflammés, en tombant sur lui, l’avaient grièvement brûlé. Il avaitété transporté dans la maison du maire, à l’autre bout du village,dans un faubourg que l’incendie avait épargné.

Lorsque Ivan se présenta, il ne trouva dans lamaison que la vieille femme et les enfants du maire, tous lesautres étaient partis pour l’incendie. Étendu sur un banc, uncierge dans la main, les yeux attachés sur la porte, le vieillardattendait son fils.

Lorsque Ivan entra, le vieillard fit unmouvement.

– Ton fils est là, lui dit la vieille ens’approchant.

– Prie-le de s’avancer plus près de moi,répondit le vieillard.

Et quand Ivan fut tout près de lui, il luidit :

– Mon fils, avais-je raison ? Quidonc a mis le feu au village ?

– C’est lui, c’est lui, mon petit père,répondit vivement Ivan. Je l’ai surpris sur le fait, je l’ai vumettre le feu au toit. Et dire que je n’avais qu’à arracher labotte de paille enflammée et à l’éteindre sous mes pieds ; lemalheur eût été évité.

– Ivan, reprit le vieillard, je meurs, ettu mourras aussi. Qui a fait le mal ?

Ivan demeurait immobile, les yeux sur sonpère, et hors d’état d’articuler un son.

– Parle devant Dieu : qui a fait lemal ? Que te disais-je ?

Alors seulement Ivan, recouvrant sa raison,comprit. Haletant, sanglotant, les yeux pleins de larmes, il sejeta aux genoux de son père, et lui dit :

– C’est moi qui ai fait le mal, mon petitpère. Pardon ! J’ai péché envers toi et envers Dieu. C’est moile coupable !

Le vieillard remua les mains ; de lagauche il saisit le cierge, et de la droite, soulevée à la hauteurdu front d’Ivan, voulut lui faire le signe de la croix ; maisil ne le put.

– Dieu soit loué ! Dieu soitloué ! dit-il à son fils en le regardant… Ivan… Hé !Ivan !

– Quoi donc ? mon petitpère !

– Que faire, à présent ?

– Je ne sais pas, mon petit père,répondit Ivan à travers ses larmes, je ne sais pas comment nousallons vivre à présent.

Les paupières du vieillard s’abaissèrent, seslèvres s’agitèrent. Puis il rassembla ce qui lui restait de forces,rouvrit les yeux et murmura :

– Soyez justes, et vous vivrez.

Il s’interrompit, eut un sourire, etcontinua :

– Écoute, Ivan, ne dénonce pas celui quia mis le feu. Cache la faute d’autrui, il t’en sera remis deux.

Et le vieillard saisit le cierge dans ses deuxmains, qu’il joignit sur son cœur, poussa un soupir, et se roidit.Il était mort.

Ivan ne dénonça point Gavrilo, et nul ne sutqui avait mis le feu.

Il n’avait plus au cœur la moindre hainecontre Gavrilo ; et celui-ci, étonné d’abord qu’Ivan ne l’eûtpoint encore dénoncé, et plus inquiet encore qu’étonné, finitcependant par se rassurer. Plus de querelles entre les deuxpaysans, ni entre les deux familles, qui passèrent côte à côte dansla même cour, tout le temps que prit la reconstruction des maisons.Et redevenus voisins, Ivan et Gavrilo vécurent en bon accord, commeavaient vécu leurs anciens.

Et Ivan Chtierbakov n’oublia jamais lesdernières paroles du vieillard, et ce précepte de Dieu, qu’il fautéteindre le feu à son début. Et si l’on veut te nuire, ne te vengepoint, mais cherche à arranger les choses ; et si l’on te ditune injure, garde-toi d’en répondre une pire ; évite lesmauvaises paroles, et apprends aux tiens à les éviter.

Et Ivan Chtierbakov vécut désormais fidèle àces préceptes, et il s’en trouva bien.

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