Jean Diable – Tome II

XI – Pierre Louchet.

Il fallut cependant des années encore pour quece savant et illustre corps, la marine de l’État, voulût bienprendre en considération cette force qui fait reculer le vent et serit de la violence même des courants. Il est vrai que l’Académieprofessait, vers le même temps, cette opinion : qu’une vitessede dix lieues à l’heure, sur un chemin de fer, supprimerait larespiration chez l’homme et tuerait tous les malheureux assez fouspour se livrer à ces folles expériences. Il serait puéril d’accusernotre marine ou nos académies. Le monde est ainsi fait. Toutprogrès gêne quelque intérêt ou froisse quelque orgueil.

Dans le doute, abstiens-toi, disait la sagesseantique ; la sagesse moderne répond : Si tu ne saispas, empêche ! Fera-t-on jamais le compte des hommes etdes idées mis à mort au nom de ce fantôme idiot que les sagesnomment l’INVRAISEMBLANCE ?

Il devait avoir un cœur trois fois doubléd’airain, s’écria Horace, celui qui, le premier, sur une planchefrêle, tenta la colère des flots. C’est admirablement vrai.Ajoutons que les sages de son temps durent le combler de cruellesinjures.

Mais, en tout siècle, les sages eurent beau secoucher en travers de la grande route où marche l’humanité,l’humanité passa. L’invraisemblance, grotesque épouvantail, reculeses brouillards devant la lumière. Des miracles, déclarésimpossibles, se promènent paisiblement dans nos rues. Et tout vavite : voyez ! il y a de cela quarante ans à peine ;en cherchant bien, vous trouveriez certes encore, vivant etgrignotant sa bribe du budget, quelqu’un de ces Spartiates dont lamain tremblotante essaya d’arrêter la vapeur !

Comprenez-vous : Ils ne sont pas tousmorts ! Ils vont en wagon comme les fils de Jouffroy, à quiils ont volé la gloire de Fulton ! Et qu’une autre merveillesurgisse, ils lui cracheront leur dernier rire au visage enblasphémant : Cela ne se peut pas !

Il n’y a que quarante ans de cela, et cela atransfiguré l’univers ! La paix et la guerre sontchangées ; les extrémités de la terre se touchent ; lescapitales se donnent la main ; la Fayette ne mettrait que dixjours pour aller embrasser Washington ! C’est pour prononcerle mot impossible qu’il faut maintenant avoir le cœur doublé, nonpas d’un triple airain, mais d’une décuple peau d’âne.

Il allait, ce léger navire, premier-né del’invention française, fils de ce magnifique génie auquel toutesles nations empruntent leur splendeur, fruit de cet arbre que laFrance elle-même, insouciante et ingrate, se garde toujoursd’arroser, mais dont les moindres boutures deviennent des géants àl’étranger ; il allait, donnant son avant à la lame etbondissant comme un liége qui se joue des tempêtes pour rire d’unbassin.

Par le travers de Folkestone ; et commeles derniers rayons du jour montraient les falaises de Boulognevers l’est, une corvette de l’État croisait. La corvette voulutvoir de plus près cette poupée à ressorts : bons marins, bonnavire et le vent, c’était chose bien facile ! Perkins se mitau timon, et la fumée sortit un peu plus épaisse du tuyau. Lapoupée à ressorts acceptait la partie de barres. Vous savez biend’avance que le corvette n’y vit que du feu.

Le bol de punch promis était servi sur lepont, tandis que, dans la cabine, l’état-major, présidé par lecomte Henri, tenait conseil. Le comte Henri était ici pour le mondele commodore Davy, – ou MILORD.

Robert, entouré de vieux camarades et d’amisnouveaux, presque tous membres de l’ancienne armée comme lui etayant servi l’empereur sur terre et sur mer, jeunes comme lui pourla plupart, et quelques-uns déjà connus par des actions d’éclat,subissait une sorte d’ivresse morale. L’atmosphère régnante étaitdu reste l’enthousiasme. On parlait de la révolution comme d’unechose faite, et du commodore Davy comme d’un demi-dieu possédant unpouvoir surnaturel ; l’heure du combat était ardemmentappelée.

C’était ici l’avant-garde du mouvement, lebataillon sacré, dont chaque soldat avait mérité de marcher aupremier rang ; mais l’armée existait, toute prête, quoiquedisséminée. En quelques jours, les cadres vides pouvaient êtreremplis.

La Délivrance avait fait déjàplusieurs fois le voyage de France, et sa machine, toute neuve,n’avait point chômé depuis qu’elle était sortie la première, paréede feuillages et de fleurs, des ateliers de Balcomb etCie. Perkins en avait construit cinq autres, y comprisla grande machine de huit cents chevaux, encore une choseimpossible, qui, à Londres même, la ville où l’on permet le mieuxau génie de chercher, avait excité une défiance universelle.

Le capitaine Abercrombie avait ses papiers enrègle, et le navire était sa propriété ; aussi avait-il pucontinuer librement ses voyages depuis que la maison Balcomb avaitsuspendu ses payements. La Délivrance était bien connue àRoyal-Exchange et à la Bourse, où les capitalistes songeaient déjàà utiliser sa vélocité pour les opérations entre Paris et Londres.C’était purement un navire de commerce, et ses services devaientappartenir au plus offrant.

En attendant qu’il fît faire la navette auxcours du jour, ce navire de commerce avait déjà mis sousle pont de Londres quelques douzaines de jeunes et vieillesmoustaches à qui l’air de la France ne valait rien.

La nuit était tout à fait tombée, et lacorvette hors de vue, quand l’état-major sortit de la chambre duconseil. Tous les visages étaient radieux. Le vieux colonel ordonnaque l’on emplît les verres, et porta la santé de l’empereur, àlaquelle tous firent raison debout et découverts.

– Nous reverrons le drapeau, dit lecolonel, et c’est au commodore Davy après Dieu que nous devrons lavictoire ?

Tous les verres tendus se touchèrent denouveau, et le nom du commodore retentit au milieu desacclamations.

Perkins avait quitté la barre. Il descendit àla chambre du conseil, où il s’enferma avec Henri.

– Eh bien ! lui dit le jeunecomte.

– Eh bien, milord, si vous avez lespoches pleines, peut-être arriverons-nous à temps.

– Peut-être ! répéta Henri, quifronça le sourcil. La lettre de M. Wood m’annonce, la ventepour demain.

– Oui oui, je crois que c’est demain…mais il ne s’agissait que de quelques centaines de mille francspour payer nos créances, et c’est par millions qu’il faudra compteren vente publique. Combien apportez-vous ?

– Deux millions sur Rothschild.

– Ce sera peut-être assez.

– Petit-être !… dit encore une foisHenri.

– Il y a pour dix mille livres sterlingde fer, de cuivre, etc., milord, et moitié autant de main-d’œuvre.Ce n’est rien… Mais c’est une machine Perkins… du même Perkins, quia fait marcher la Délivrance devant quatre cent millecockneys, échelonnés sur les rives, sur les navires et sur lesponts, depuis Rotherhitbe jusqu’à Waux-Hall-Bridge… de Perkins,dont tous les constructeurs de Londres sont jaloux… Milk et Blunten donneront 30,000 livres… Powels poussera à quarante… SamuelBrand ira à cinquante…

– Et qu’en fera-t-il ?

– Il la détruira.

Le jeune comte resta pensif. Perkinsreprit :

– Soyez tranquille, je vous en ferai uneautre plus forte, plus belle, plus légère… Je grandis : ils nepourront jamais lutter contre moi.

– Il nous faut celle-là, dit Henri, nousn’aurions plus le temps.

Perkins haussa les épaules.

– Que gagnerez-vous à retirer cet hommede son rocher ? murmura-t-il. Avec mes machines je vousemplirai d’or la maison Balcomb des caves à la toiture… Dans dixans toutes les mers fumeront… il n’y a plus que du vieux bois dansle chantier de Milk et Blunt… Powels fera faillite et Samuel Brandse pendra de rage, le vieux coquin !

Henri n’écoutait pas cette bienheureuseprophétie.

– Alors vous n’avez rien reçu de Pragueni de Vienne ? demanda-t-il brusquement.

– Si fait, répliqua Perkins ; j’aireçu une lettre adressée à ce vieux coquin de Wood et qui arrêtaitles frais… Le jeune homme disait dans cette lettre qu’il en avaitassez, et qu’il voulait faire des restitutions si, par cas, sesfrères avaient causé du dommage à quelqu’un… Je n’ai jamais misl’œil au fin fond de cette affaire-là ; vous savez… je ne suisque pour les machines, Dieu-merci !… Nous avons manqué lepayement du 30, après avoir demandé terme pour celui du 15… Milk etBlunt, Powels et Samuel Brand nous guettaient… Ils ont acheté lescréances et remboursé les effets ; puis ils sont tombés surnous comme trois plombs… et la chaudière a crevé :voilà !

– Je croyais que Frederick Boehm avait dûvenir à Londres ? dit Henri.

– J’oubliais ! s’écria Perkins enriant. Il est venu pour consulter le vieux Temple, qui sait tout…excepté ce qu’il ignore… L’ami Wood a eu peur et s’est déjà vu lacorde au cou. Il a imaginé une diable de mécanique avec ce chatécorché de Ned Knob… Le jeune comte Boehm et l’ancien intendantsupérieur ont été arrêtés au moment où ils se mettaient en routepour Paris.

– Sous quel prétexte ?

– Comme complices dans l’assassinat de laBartolozzi… À propos, Thompson a été pendu, vous savez, le pauvregarçon ?

Le comte Henri devint si pâle que Perkins luiprit les deux mains pour le soutenir.

– Vous avez bon cœur tout de même !murmura-t-il ; quand je dis qu’il a été pendu, cela signifieseulement que c’était pour aujourd’hui, car, bien entendu, jen’assistais pas à la cérémonie… C’était un jeune homme bien doux etqui inspirait de l’intérêt à tout le monde, quoiqu’il fût le gendredu vieux Temple ; comme on l’a appris dans l’instruction… celalui a fait du tort… et il est sorti de terre une demi-douzaine detémoins à charge qui l’ont jeté à l’eau avec une pierre au cou.

Henri versa de l’eau dans-un verre et le portaà sa bouche.

– Êtes-vous bien sûr de ce que vous venezde dire ? demanda-t-il d’une voix altérée.

– Pour les témoins ?

– Non, pour la date de l’exécution.

Perkins compta sur ses doigts.

– Ma foi ! milord, s’écria-t-ilaprès avoir réfléchi, depuis que nous vivons sur l’eau, je ne saisplus bien les quantièmes… C’était peut-être pour aujourd’hui, c’estpeut-être pour demain. La chose sûre, c’est qu’on disait que lecomte Boehm et Gregory Temple étaient renvoyés à l’autre sessioncomme complices du meurtre, ainsi que Fanny Thompson, qui n’a pascomparu… et pour ce qui regarde le vieux Temple, cela a fait rirebien du monde.

Quatre heures du matin sonnaient à l’horlogede Greenwich quand la Délivrance passa à toute vapeurdevant l’hôpital magnifique où l’Angleterre abrite la vieillesse deses marins. Vers cinq heures, le canot débarqua le comte Henri etRobert Surrisy devant la douane de Londres.

Londres a un genre d’hospitalité qui lui estpropre. Au moment où votre pied touche le sol de la grandeBabylone, personne ne prend la peine de s’enquérir si vous êtes unmalfaiteur ou un honnête homme. On laisse de côté votre moralité,mais on s’occupe terriblement de vos bagages : la douane deLondres est célèbre dans l’univers entier.

Henri et, Robert furent conduits auCustom-House, où deux gentlemen voulurent bien les interroger, lesflairer, les peser et les tâter après quoi on les mit dehors.

Henri tendit la main à Robert.

– Nous nous séparons ici, Surrisy,dit-il. Vous avez vu ce que vous vouliez voir. La maison de réunionest à Spencer hôtel, Oxford street. Je ne serai pas plus de trenteheures à Londres, et peut-être y resterai-je moins longtemps. Àl’hôtel, on vous tiendra au courant, et vous pourrez m’yrencontrer… Au revoir !

Il sauta dans une voiture devant le monumentdu grand incendie de Londres, et ordonna au cocher de le conduiredans Old-Bailey.

Le long de la route, il tremblait la fièvre.Certes, son cocher pouvait l’instruire de ce qu’il voulait savoir,car à Londres rien n’est populaire comme les choses de la justicecriminelle. Ce Londres, affairé, triste, est aussi avide demélodrames judiciaires que notre gai Paris. Le caractère, à cequ’il paraît, n’y fait rien ; la corde vaut le couperet ;ce sont toujours des représentations très-suivies.

Mais le comte Henri n’osa pas interroger soncocher. Je vous dis qu’il tremblait la fièvre.

Il fit arrêter précisément à l’endroit oùM. Temple s’était affaissé contre la muraille, en sortant deSession-house. Il paya, et la voiture redescendit le pavé.

Le comte Henri était seul au milieu de la ruedéserte, aux deux bouts de laquelle le brouillard griss’épaississait. Un rayon de soleil rougissait le sommet desmaisons, dont la base semblait noire.

Henri avait les yeux fixés sur la place mêmeoù l’ancien intendant de police avait subi la curiosité insultantedes cockneys. Lui aussi défaillait, et les cockneys auraient pu leprendre aussi pour un homme ivre. Il fut une grande minute avant delever les yeux vers cet étage sinistre d’où l’échafaud s’élancecomme un pont suspendu entre la captivité et la mort. Au moment oùil interrogeait enfin du regard la noire façade, qui certes nepouvait pas répondre, car là, nulle trace ne reste de la piècereprésentée et le drame fini emporte le deuil de son décor, un sonde cloche accompagné par des bruits de roues se fit entendre dansle brouillard, au bas d’Old-Bailey. Le comte Henri seretourna ; un tombereau haut et formé de planches légèressortait du brouillard. Les planches étaient tapissées de papierjaune, amolli par la double humidité de la presse et du brouillard.Sur le papier jaune, il y avait des lettres gigantesques quitremblaient aux mouvements du tombereau.

« Just issuing !Dispatch ! »

Voilà ce qui vient de paraître !

C’était, s’il est permis de toucher légèrementà de pareils sujets, l’affiche du spectacle prochain, et le livretde la funèbre pantomime promise aux amateurs. Tout cela justissuing, tout frais, sortant des presses d’Ave-Maria-Lane.

Un long soupir dilata la poitrine du comteHenri. Il connaissait son Londres sur le bout du doigt. Pourdeviner de quoi il s’agissait un regard lui avait suffi. On ne vendplus le programme après le baisser du rideau. Il arrivait àtemps !

– Holà ! gentleman, lui cria leconducteur du chariot avec un gros rire, retenez-vous déjà votreplace pour demain matin ?… Si vous voulez m’étrenner, vousaurez, au prix d’un penny, seize pages d’impression en caractèresneufs et sur panier de qualité supérieure, sortant de la maisonMartins, la première dans Pater-Noster street et en Europe !…La vie et la mort de Richard Thompson, surnommé Jean Diable, gendrede Gregory Temple et assassin de la Bartolozzi, ses aventures, sestransformations ; sa célèbre évasion de Sidney, ses amours etautres en grand nombre… encore tout mouillé !

– L’ami, lui dit Henri, qui mit unecouronne dans sa main, vous m’avez rendu un grand service sans lesavoir. Buvez à ma santé !

– Et vous ne voulez pas du livre,milord ? s’écria le courtier de la maison Martins ; vousavez tort. Il y a de quoi amuser les hommes, les dames et lesenfants… Je remercie Votre Seigneurie… Je vais faire ce matinPentonville, Islington, Kingsland, Hackney et Hoxton… Je reviendraipar Bethnal Green, n’est-ce pas ? et j’aurai vendu mon mille,s’il plaît à Dieu… cela ne fait aucun tort au Pauvre diable quisera pendu…

Henri descendait déjà Old-Bailey. Le nuagesombre qui couvrait naguère ses traits avait disparu. C’était denouveau ce fier et calme visage qui a traversé tout notre récit. Ilprit Holborn, puis Chancery-Lane, et s’engagea dans ce dédaleinextricable de petites allées qui séparait Lincoln-Inn-Fields desderrières de Covent-Garden. Le plus long, le moins large, le pluscélèbre de tous ces coupe-gorge était Low-Lane, où florissait leSharper’s.

 

Il était environ dix heures du matin. RobertSurrizy avait pris le prétexte du déjeuner pour faire un tour àl’hôtel Spencer, dans Oxford street, et voir un peu ses amis lesconspirateurs. Il avait trouvé du rosbif froid sous des cloches demétal dit anglais, du jambon en quantité, du thé, du café clair, etdes gentlemen rouges qui mouillaient leur porter épais avec del’ale aqueuse, mais de conjurés, point. Il n’y avait pas là un seulhomme de l’équipage de la Délivrance.

Robert n’avait personne à voir dans toutLondres. Il s’en alla de guerre lasse, après avoir pris son repas,et gagna les parcs en se promenant. Il songeait, et n’accordaitqu’un regard distrait aux moutons du roi tondant le velours desgazons, aux canards du roi barbotant au bord de la Serpentine, etaux dindons du roi gloussant dans les cabanes de Kensington.Malheureusement la statue d’Achille, comme on appelle à Londres,sans rire, le bronze du duc de Wellington, n’était pas encoreérigée ; sans cela il aurait pu tuer cinq minutes à mesurerjusqu’où peut aller l’infatuation d’un peuple et le mauvais goûtd’une époque.

Il songeait. Le problème que les événementsavaient posé sur sa route était en partie résolu. Il avait vouluvoir, il avait vu. Cette traversée devait rester dans sessouvenirs. Quel que fût désormais le mystère enveloppant la vie ducomte Henri de Belcamp, il y avait une explication vaste etmultiple comme le mystère lui-même. Ce que Robert avait vu donnaitau comte Henri le droit de prendre tous les masques et de revêtirtous les déguisements.

Il eût voulu peut-être que cette démonstrationfût moins éclatante, car son amour pour Jeanne vivait au fond deson cœur, et cet homme qui venait de forcer son admiration étaitson rival, son rival heureux.

Mais c’était une âme de soldat. L’enthousiasmedu dévouement pouvait faire taire en lui la voix de la passion. Ille croyait, au moins, et cette parole était venue bien des foisdéjà sur ses lèvres :

– Qu’elle soit heureuse ! je feraicomme elle a dit : je resterai son frère.

Il sentait de loin l’odeur de la poudre, etcela l’aidait.

– Vous êtes Français, monsieur, ditderrière lui une voix connue qui le fit tressaillir. Je suis unpaysan de France, un ancien soldat de l’empereur, et je n’ai pas depain.

– Pierre Louchet ! s’écria Robertavant même de se retourner.

Le bûcheron fit un bond de joie et remit, mafoi ! sur sa tête son chapeau, qu’il tenait humblement à lamain.

– Le lieutenant ! dit-il les larmesaux yeux en se précipitant sur les mains de Robert ; nom d’unpetit bonhomme ! il y a un bon Dieu !

– Es-tu donc encore ici, mon pauvrePierre ! répliqua Surrizy étonné ; et comment a-t-on put’abandonner porteur d’un message comme celui dont tu étaischargé ?

– Êtes-vous là-dedans, lieutenant ?s’écria vivement le bûcheron. C’est une forêt de Bondy, croyez-moi.Le diable ne s’y reconnaît pas… Vous parlez de mon message ?…Je gênais l’Anglais là-bas… ou le Français… Est-ce qu’on sait lepays de ces gens-là ?… J’ai perdu la lettre en chemin, c’estvrai, la lettre qu’il m’avait donnée, mais je me souviens del’adresse et du nom, qui n’était pas difficile… J’ai été chez ceM. Wood, dans le Strand… Je lui ai dit : Àl’avantage ! Il m’a répondu : Au plaisir ! etje cours encore… Lieutenant, connaissez-vous un vieux qui a nomM. Temple ?

– Certainement, répondit Robert.

– Celui-là est en train de devenir foucomme un lièvre en mars, mais ça m’a l’air d’un brave et honnêtehomme au fond, quoique… écoutez ! ils ont tous des manigancesà n’en plus finir, et je perds la tête moi-même quand je regarde aufond de ce trou… Je m’étais donc fait commissionnaire dansLeicester square, qui est le quartier des Français… et, quand j’envoyais un qui avait un air comme ça, vous savez, je lui disais endouceur : À l’avantage !… Mais je t’en souhaite ?Des sauvages de banqueroutiers ou des commis voyageurs… passeulement la queue d’un bon cousin ?

– Entrons ici, vieux Pierre, dit Surrizyen l’arrêtant à la porte d’une belle taverne, à la grille du parcdans Picadilly, tu vas me conter ton histoire en déjeunant.

– Ce n’est pas de refus, lieutenant.

Surrizy l’installa dans une confortable cage,et l’éternel rosbif arriva sous sa cloche de faux argent. Robertleva la cloche, et Louchet regarda d’un air attendri la superbepièce de bœuf rôti qu’on livrait à sa discrétion.

– Pour avoir de belles viandes,murmura-t-il, ça y est ; mais on meurt de faim dans leurs ruescomme des mouches… Excusez si je tape là-dedans, c’est pressé.

Il mit sur son assiette une bonne tranche,dont il commença l’attaque avec volupté.

– Mange, mange, mon ami Pierre, ditSurrizy, nous avons le temps.

Le bûcheron laissa tomber sa fourchette.

– Me laisserez-vous à Londres ?demanda-t-il.

– Je te promets de te renvoyer àParis.

– Alors, soyez récompensé, mon manger neme fera pas de mal… Où en étais-je ? au père du petit enfantqui va être pendu, pas vrai ?

– Tu ne m’as rien dit de cela.

– Bien, bien… nous en étions àM. Temple, qui m’envoya porter deux bouteilles de gin à unegrande diablesse, là-bas, de l’autre côté de la Tour. Voilà que çase trouve qu’il connaît mon Anglais et mon Anglaise. L’Anglaisn’est pas le père, l’Anglaise n’est pas la mère, et je m’en doutaisassez, parce qu’elle ne l’avait embrassé qu’une seule fois :j’entends le petiot… un amour d’enfant !… C’est un autreAnglais qui est le père… et lui, le vieux Temple, se trouve être legrand-père… Allez !

Il donna un vigoureux coup de fourchette etbut une lampée d’ale.

– Pour être de bonne consommation,reprit-il, il n’y a pas à dire !… M. Temple devait doncm’emmener à Paris pour déterrer les deux corps morts dans la plaineà côté de Tivoli…

– Les deux corps morts !…interrompit Robert.

– Et ça aurait été facile de trouverl’endroit, poursuivit Pierre Louchet, à cause des chardonsdesséchés, et, un des morts ne devait avoir que quatre doigts à lamain droite.

– De quoi me parles-tu là, vieux, ditSurrizy qui lui secoua le bras ; rêves-tu ?

– Vous ne savez donc pas que l’Anglaisest en prison à Paris ? demanda le bûcheron étonné ; enprison pour avoir tué le même soir un homme à Lyon et un homme àBruxelles ?

La bouche de Surrizy resta béante.

– Oui, oui, continua Pierre, ça paraîtcocasse à première vue ; il n’y a pas mal loin de Bruxellesjusqu’à Lyon, et à moins de voyager sur un manche à balai comme lessorcières du temps jadis…, mais voilà : Les deux corps mortsde Tivoli avaient fait le coup en leur vivant, et l’Anglais lesavait par après couchés-là, sous l’herbe, à cette fin de les rendremuets… pas bête, hein, lieutenant !

Surrizy était pâle. Il avait les sourcilsfroncés convulsivement.

– Ah ! ah ! reprit Pierre, il yen a bien d’autres !… C’est Jean Diable, celui-là,entendez-vous, et, sous ce nom, ils vont étrangler demain uninnocent, comme des brutes d’Angliches qu’ils sont dans ce pays-ci,depuis le premier jusqu’au dernier ! Écoutez voir !…Voilà que nous partons le soir, dans une chaise de poste un peubien, moi sur le siége, avec un baragouin de cocher qui savaitgrogner : right ! left ! et puis voilàtout… c’est pourtant bien facile de dire hue ! et dia ! àde pauvres bêtes !… Dans l’intérieur, ils étaient cinq :le poitrinaire, les trois Allemands avec leurs pipes, etM. Temple…

– Tu ne m’as encore parlé ni dupoitrinaire ni des trois Allemands, interrompit Robert.

– Sans doute, lieutenant, répliquaPierre, puisque c’est la première fois que je les voyais… Lepoitrinaire était tout de même un bel homme plus grand que vous etl’air doux comme une pensionnaire… Les trois Allemandss’entr’appelaient docteur… Je n’ai guère vu que leurs pipes, debelles pipes !… Voilà que nous arrivons au premier relai, àcinq lieues de Londres ; sur la route de Douvres… C’était unepetite auberge, sur la gauche du chemin… il y avait de la lumière,et je m’amusai à regarder. Je vis ce M. Wood qui m’avait mis àla porte ; il était avec une manière de singe habillé engentleman. Le singe alla réveiller des gens de piètre mine quidormaient sur la table ; ils vinrent autour de la voiturependant qu’on changeait les chevaux, et l’un d’eux dit en levantune sale baguette ces mots qui me sont restés dans l’oreille :« Baï zy kigne ! » (by the king) au nom duroi, quoi ! et quelque chose après qui signifiait : Jevous empoigne ! Je criai par la portière :« Donnez-moi n’importe quoi pour taper, et je vas vous lesarranger, moi tout seul, à la croque-au-sel ! » Le vieuxTemple était de cet avis-là, le poitrinaire aussi, mais les troisdocteurs se mirent avec les gendarmes… Vous savez, ça ne se nommepas des gendarmes par ici, mais c’est toujours des argousins… Alorson appela le poitrinaire « mon prince » avec un nomrusse : Alexis of… of… Le M. Wood et son singe n’étaientplus là… M. Temple me dit : « Retourne à Londres etattends-moi : ça ne peut pas durer… » Je t’ensouhaite ! Voilà déjà du temps que ça dure, et voyez pourcombien de jours j’ai mangé !

Il montrait du doigt le rosbif diminué demoitié.

– Et qu’est-il résulté de toutcela ? demanda Surrizy.

– Je ne sais pas lire en français,répondit Pierre Louchet, et il n’y a que des journaux anglais.C’est dommage, car on dit qu’ils mettent tout là-dedans… J’ai été àla cour de Sessions, parce que j’avais ouï conter dans Leicestersquare que M. Temple et M. Orloff… le prince AlexisOrloff, c’est ça !… doivent être interrogés. J’ai boxé pourentrer, et je n’ai rien vu ni entendu… Ils sont en liberté souscaution, mais je ne sais pas ce que c’est, et M. Temple n’atoujours pas reparu à son hôtel.

– Devant toi, interrogea encore Surrizy,n’a-t-on jamais donné à celui que tu appelles l’Anglais le nom decomte Henri de Belcamp ?

– Belcamp ! répéta le bûcheronstupéfait à son tour, – c’est le fils de M. le marquis quis’appelle le comte de Belcamp !

– C’est le fils de M. le marquis,dit l’ancien sous-lieutenant, qui est en prison à Versailles,accusé d’avoir commis, dans la même soirée, un meurtre à Lyon, unmeurtre à Bruxelles…

Pierre Louchet repoussa son assiette.

– Le fils de M. le marquis ne peutpourtant pas être Jean Diable ! balbutia-t-il abasourdi.

Robert lui mit la main sur l’épaule etprononça lentement :

– Marche droit, camarade. Souviens-toique la police des rois ne recule devant aucun moyen pour nousécraser. Je crois que M. Temple est un honnête homme, mais ilcombat contre nous ; et qui sait si sa retraite, sonarrestation et le reste ne sont pas les scènes d’une mêmecomédie ? J’ai sacrifié plus que toi à la cause que nousservons tous deux, quoique je n’aie pas manqué de pain. Fais commemoi ; attends et sois prêt : l’homme qu’on désignait àtes coups est ton chef, le mien, et celui de tous ceux qui vonttirer l’épée pour la cause de l’empereur.

– Alors, dit Pierre Louchet, il fautprendre M. Temple, lui lier les mains, les jambes, et luicouper la langue ; car je ne sais pas tout moi, lieutenant,mais j’en sais assez pour affirmer que M. Temple letuera !

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