Jean Diable – Tome II

XV – L’aigle.

Le jour se leva, brumeux et triste, sur une deces scènes qu’il faut avoir vues pour s’en faire une idée, la fêted’Old-Bailey, dont la gloire toute jeune éclipsait déjà lessplendeurs de Tyburn. Rien ne peut dire la gourmandise des curieuxde Londres pour ces drames du gibet ; rien, si ce n’est,hélas ! la vogue hideuse qui affole une partie de lapopulation parisienne les nuits d’échafaud.

Qui donc est ce public ? Au fond de cemystère il y a un horrible mot. Ceux qui savent prétendent que cepublic est le même exactement que celui de nos théâtres. Ce quecertaines gens veulent bien appeler la basse classe n’estpas toujours en majorité. On voit là de bons bourgeois, emmitoufléschaudement contre l’angine, des cigares animés dont quelques-unssont bien de la Havane, des femmes, entendez-vous, je ne dis pasdes dames, des femmes qui ont un nom sous leur voile ; onprétend cela. J’ai ouï dire quelque chose de plus incroyable :aux fenêtres de ces taudis qu’on loue, pour mieux voir, logesobscènes de cet infâme spectacle, on aperçoit des visages de jeunesfilles.

Amour du monde, Paris, fleur et perle descités, j’ai ouï parler de beaux petits enfants, amenés là entre lepère et la mère ! Leur promet-on qu’ils reviendront s’ils sontbien sages ?

Paris ! cœur de la terre !…

La charpente sombre sortait des fenêtres etpendait sur la foule : une foule massée, pétrie, pressée commeles harengs dans la caque ; une de ces foules qui tuent etnoient. Cette cohue rendait un grand murmure essoufflé où l’on nedistinguait point le râle des femmes asphyxiées. Les fenêtres desmaisons voisines étaient bouchées par les têtes et présentaientd’étranges mosaïques, formées de visages juxtaposés, dont les yeuxavides flambaient. Une autre foule était sur les toits. Auxcorniches, des excentriques avaient accroché des cordes ets’étaient pendus par la ceinture ou par les aisselles, en face dela poutre où l’on allait pendre un homme par le cou.

À Londres, la gaieté est rare ; mais làil y avait de la gaieté. C’était vraiment un bon gros rire quicouvrait les cris d’angoisse ou d’agonie. Quand la maîtressefenêtre de la prison s’ouvrit enfin. Il y eut un long grognementqui valait bien les bravos que l’on accorde par anticipation àl’entrée d’un acteur favori.

Cependant celui qu’on devait pendre par le couavait accompli à la lettre les instructions de son sauveur :il s’était dépouillé de sa douillette en passant le pont deLondres, et, portant désormais le costume de tout le monde, ilavait tué de son mieux les heures de la nuit. Au moment où noscurieux l’attendaient, tuant le temps aussi à écraser des chiens etdes enfants, Richard Thompson, exact au rendez-vous, venaitd’entrer dans le cabaret de l’Épée-de-Nelson, sur le quai du dockSaint-Sauveur, en face de la grande grue. Il était là depuisquelques minutes à peine quand un jeune homme à la physionomiefranche et riante vint droit à lui en disant : Àl’avantage !

Richard ne se sentait pas le pied sûr tantqu’il touchait encore le sol de Londres. Maintenant qu’on lui avaitrendu l’espérance d’embrasser Suzanne et son enfant, la vie luiétait doublement chère. Il tendit sa main avec hésitation etrépondit :

– Que cherchez-vous, boncousin ?

– La Bible de mon maître, répliqual’inconnu.

– Et qui est votre maître ?

– Le révérend John Gravesend, adjoint auvicaire de Saint-James.

Richard entr’ouvrit sa redingote et montra laBible.

– Levez-vous donc, bon cousin, etsuivez-moi, dit l’inconnu. Je vais vous mener à la fontaine.

Au bout du quai, il y avait une petite barqueavec deux rameurs. Le jour était venu tout à fait, mais la brumeépaississait. L’inconnu et Richard descendirent dans la barque.

– Lieutenant, dit une voix qui fittressaillir Thompson, il vient de passer un canot plein d’hommes…mais je dis des hommes, là !… ça vous avait des figures devrais lapins… Je ne pouvais pas bien voir, rapport à la brume, maisil y en a un qui a crié : Bonjour, caporal !

Richard s’était élancé vers le rameur.

– Pierre Louchet, s’écria-t-il en luisaisissant les deux mains.

Il ne put dire que cela, et il resta touttremblant.

La figure du bûcheron exprima une joyeusesurprise.

– La chance y est ! fit-il enclignant de l’œil à l’adresse du lieutenant. Depuis ce matin on nevoit que des gens de connaissance !… celui-là, c’est l’Anglaisqui embrassait et qui pleurait… le ton… son… vous savez ?… lesdeux écus… celui qui n’était pas le père du mioche… et qui avait lepetit portrait…

– Connaissez-vous donc ma femme et monenfant, monsieur ? balbutia Richard, en se tournant vers sonconducteur.

– Nage ! ordonna celui-ci qui pritla barre.

Puis il ajouta au moment où la barque entraitdans le courant du jusant :

– M. Thompson, je suis le frère deSarah, votre amie, et je suis l’ami de votre chère femme, quihabite la maison de ma sœur… Appuie à bâbord, Pierre, méchantmatelot !…

– On n’est pas du métier, lieutenant… Jen’ai appris que l’exercice.

Le petit Richard a bien dansé sur mes genoux,reprit le lieutenant. Je m’appelle Robert Surrizy.

– Ah !… fit Thompson. Et vous êtesle frère de Sarah !

– La folle vous avait parlé de l’histoiredu carnet ?… et du nom qui veut dire sourire ?… Le romana fini comme cela… et un autre roman a commencé pour elle dont ledénouement sera, s’il plaît à Dieu, le bonheur… Mais nousreparlerons de toutes ces choses à bord, monsieur Thompson, car,malgré la promesse de mon nom, je ne puis plus parler que dubonheur des autres.

Il donna un coup de barre pour éviter le câbled’une allège, et ajouta en étouffant un soupir :

– Appuie, les fils ! appuiepartout !

Quelques minutes après, entre Deptford etl’ile aux Chiens, la barque accosta le grand canot de laDélivrance, tout plein de ces figures de vraislapins dont avait parlé Pierre Louchet. LaDélivranceelle-même chauffait en avant du pont de la basseroute de Deptford.

Cette fois Pierre Louchet reconnut les visageset faillit devenir fou.

– Le capitaine Gauthier ! le majorLointier ! le lieutenant Renault !… et le colonel aussi,saperlotte !… Vive qui qu’on va crier ?…

Au milieu de son transport, son regardrencontra, sur le pont du bateau à vapeur, une figure hautaine etcalme. Il serra le bras de Robert.

– L’autre Anglais !…murmura-t-il ; celui qui écrivit le nom de la mère sur maporte, et que M. Temple dit que c’est un assassin !

– Silence ! répondit Surrizy ;c’est le général !

 

À ce moment une clameur immense, faite deplaintes, de grognements, d’imprécations et de blasphèmes, partaitd’Old-Bailey, le théâtre de l’échafaud, et montait dans lebrouillard, qui heureusement défendait le ciel. Le spectacle étaitdécommandé, on mettait une bande sur l’affiche ; ce n’étaitpas le condamné qui était sorti par la fenêtre ouverte, ce n’étaitpas même le bourreau et ses aides ; moins que cela ; cen’était pas non plus le shériff arrivant comme un régisseur dansl’embarras pour avouer l’indisposition ou l’absence d’un premiersujet. Les charpentiers arrivaient pour démolir l’échafaud.

Oui, le cockney de Londres est soumis auxlois ; oui, Londres en colère s’enfuit devant un commissairelisant le riot act sous la protection de quatreconstable armés de baguettes ; oui, Londres est doux, timideet pareil à ces enfants peureux dont la maussade humeur s’apaise àla seule vue d’une poignée de verges ; mais, de par tous lesdiables ! il ne faut pas lui voler ses pendus !

Un meeting rassemblé dans un but frivole, lapolitique, par exemple, ou la religion, peut bien être dissipé parla lecture de l’acte sur les attroupements ; mais un meetingréuni pour voir pendre !

Les gouvernements les plus forts doivents’arrêter devant certains excès. Promettre une pendaison et ne pasla fournir, c’est lâche ! Ces quinze mille citoyens qu’on adérangés en vain avaient leur vie à gagner. Et quand pendra-t-on,je vous prie ? Retrouve-t-on l’occasion perdue ? On peutavoir affaire une autre fois.

Il y eut des vitres cassées. L’émeute hurlasous les fenêtres de Mansion House. Les constables arrêtèrentcourageusement un Français égaré qui demandait son chemin, unevieille Irlandaise aveugle et le président d’un club de tempérancequi, pour un peu trop d’eau-de-vie qu’il avait bue, essayait desoutenir les murailles chancelantes de la tour.

Sans cette conduite ferme des constables, onne sait pas ce qui serait arrivé.

 

La Délivrance, déployant derrièreelle son long étendard de fumée, glissait déjà devant Gravesend etdépassait dans sa course légère tous ces fins voiliers de la marineanglaise qui étaient alors sans rivaux dans le monde entier. Sur lepont il n’y avait que l’officier de quart et les hommes nécessairesà la manœuvre. Au salon, tous ceux qui avaient droit de prendrepart au conseil étaient rassemblés.

À l’issue du conseil, le comte Henri prit lamain de Frédérick Boehm et la mit dans la main de RobertSurrizy.

– Voici l’homme que votre sœur Sarah aimedepuis son enfance, malgré les événements et malgré elle, dit-il àSurrizy. Il avait seize ans quand votre père est mort. Il seravotre frère. Sa volonté est de vous restituer les biens du général.Maintenant que les comtes Albert et Reynier ne sont plus, moi seulau monde puis vous expliquer certains mystères ; la lumièresera faite, si Dieu me laisse le temps, et vous porterez,M. Surrizy, le nom d’O’Brien, qui vous appartient comme àSarah. Ma vie a été laborieuse, vous le savez désormais, et c’estmon excuse. Depuis des années, je ne me souviens point d’avoirperdu une heure. Il se peut, Surrizy, car chacun de nous voit autravers de sa propre passion, il se peut que vous gardiez rancuneau comte Frédérick, innocent des malheurs de votre famille.Souvenez-vous qu’il est votre chef dans notre hiérarchie, et qu’àl’heure où bientôt nous dirons tous adieu à l’Europe pour livrernotre grande bataille, c’est lui qui nous fournira notre meilleurdrapeau : grâce à Frédérick Boehm, le roi de Rome etl’impératrice Marie-Louise seront à notre bord.

– Je n’ai pas de rancune, dit Robert, lesyeux fixés sur le noble visage de comte Boehm. S’il veut, je puisêtre son frère en effet, car vous avez dit vrai, Belcamp, et Sarahm’avait déjà parlé de lui.

Une nuance rosée vint aux pâles joues deFrédérick Boehm.

– Mourir aimé et mourir encombattant !… murmura-t-il avec un sourire qui chantait sonextase.

Mais il y avait un autre cœur qui cherchaitSurrizy. Quand les embarcations devinrent plus rares dans la Tamiseélargie, ils se rassemblèrent tous trois sur l’un des bancs quibordaient le grand panneau, Surrizy, Frédérick et Richard. Richardet Frédérick se disputaient la parole : l’un disait Sarah,l’autre Suzanne ; ils épanchaient leurs espérances et leurbonheur dans cette pauvre âme de soldat qui n’avait plus nibonheur, ni espérances, et qui pourtant, elle aussi, murmurait unnom auquel nulle voix ne faisait écho : Jeanne !Jeanne !

– Mourir aimé ! pensait-il enrépondant aux questions avidement égoïstes de ces deux amours,mourir en combattant !

Puis il ajoutait en lui-même, dans lavaillance de son cœur :

– Moi, je suis le fiancé de mon épée, etc’est en mourant que j’aurai mon vrai sourire !

Et il leur disait, à ces heureux :

– Sarah est belle comme la fleur sous larosée ; Sarah vous aimera ; Sarah vous aime… Suzanne abien pleuré ; dans sa prière de ce matin, Dieu a dû murmurer àson oreille : Ton bonheur est en route… Pour qui d’elle ou dupetit Richard sera votre premier baiser ?

Ils n’entendaient pas le soupir quis’étouffait tout au fond de sa poitrine.

On avait doublé Thanet. Ramsgate fuyait déjàsur la droite. Le brouillard restait à Londres, ici c’était legrand soleil.

À perte de vue, sur la Manche, on n’apercevaiten ce moment qu’un grand navire courant sous toutes voiles vers lesud.

Henri monta au banc de quart etcommanda :

– Tout le monde sur le pont !

Chacun vint et tous ces vieux soldats avaientleurs uniformes ; Henri portait le grand cordon de la Légiond’honneur par dessus ses habits.

On gagnait sur le navire, dont l’arrière avaitce nom nouvellement inscrit : l’Aigle.

En arrivant par son travers, Henri commanda dehisser le pavillon.

Le drapeau tricolore flotta à la corned’artimon de la Délivrance,et des couleurs pareillesmontèrent à l’arrière de l’Aigle.

Ce ne fut qu’un instant, mais sur tous cesvisages bronzés des larmes roulèrent.

On pouvait voir, entre le grand mât del’Aigle et son mât d’artimon, le pont défoncé sur unelongueur de plusieurs mètres. Par cette ouverture passait le dosbrillant de la machine Perkins, dont le cuivre et le ferruisselaient au soleil.

Autour de la machine cinquante officiersfrançais étaient rangés.

Henri se découvrit et mit la main sur sapoitrine. Un seul cri, un grand cri, passa de l’un à l’autrenavire : Vive l’empereur !

Pus les deux pavillons tricolores tombèrent.L’Aigle mit son cap au sud-ouest, et laDélivrance poursuivit sa route vers les côtes de laFrance.

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