Jean Diable – Tome II

XVII – Mémento.

Le comte Henri s’inclina sur le front deJeanne, oh il mit un baiser. Toute l’émotion de sa voix avaitdisparu quand il répondit :

– Que ne disiez-vous qu’il s’agissaitd’un danger nouveau, Jeanne ? Je vous ai avoué dès le premierjour que ma vie était le danger même, et qu’il n’y avait rien en mavie qui ne fût danger, danger de honte, de chute et de mort !Je vous ai avoué cela bien simplement et bien sincèrement, comme ondiscute dans le monde, entre époux sages, les fortunes et lespositions avant de passer le contrat. Je vous ai avoué cela pourque vous puissiez prendre une décision en pleine connaissance decause ; mais je ne m’abuse pas ; ces précautions loyalesn’étaient pas suffisantes. On n’inculque pas en une fois à unechère enfant comme vous cette terrible idée du danger permanent,habituel, sans cesse renaissant et toujours prêt à vous submergercomme une mer où l’on nage. La pensée d’exagération vientd’elle-même, et malgré soi l’on croit voguer en pleine fictionpoétique. Si j’avais su qu’un péril vous effrayait, j’aurais étémoins sévère, il faut de la douceur pour donner à l’élève docile sapremière leçon. Relevez-vous, Jeanne, ma bien-aimée, etsouvenez-vous que depuis l’heure où j’ai cessé d’être enfant j’airespiré le péril comme vous respirez l’air qui vous fait vivre.J’ignore la cause de votre effroi, mais je vous certifie d’avancequ’il ne tiendra pas contre ma confiance. Tout à l’heure, je vousdisais le mot : C’est la mer, et je nage. Qu’importe unetempête de plus quand le cœur et le bras sont forts, exercés,infatigables ! Asseyez-vous là, près de moi, et parlez ;que je sache tout, que je vous quitte heureuse et consolée ;que j’emporte avec moi, pour les heures de ma suprême épreuve, lachaleur vivifiante de votre baiser le plus doux et le baume devotre adoré sourire.

Il souriait lui-même, si calme, si vaillant,si fier que les larmes de Jeanne se séchaient à l’écouter. Elleobéit comme un enfant, elle aussi vaillante que lui sous sa frêleenveloppe, et aussi forte peut-être.

Elle s’assit, les mains dans ses mains, maisson pauvre cœur battait, et, quoi qu’elle fit, elle ne put luirendre sourire pour sourire.

– Henri, dit-elle après s’être recueillieen elle-même, il faut en effet que vous sachiez tout : depuisvotre départ, il s’est passé tant de choses ! Vous n’êtes plusaccusé de deux meurtres impossibles, accomplis à la même heure surdeux points différents : vous êtes accusé d’avoir tué deuxhommes au restaurant du Gourmand du jour, dans la nuit du15 au 16 mai, la veille de la fête de votre père.

Involontairement, Jeanne avait les yeux fixéssur ceux du jeune comte.

La lune, au plus haut de sa course, avaitmangé les nuages. La lumière était vive et nette. Les moindresdétails de la physionomie d’Henri apparaissaient aussidistinctement qu’en plein jour.

S’il fût resté impassible cette fois,peut-être que le soupçon se serait enraciné dans l’esprit deJeanne, car la surprise est une chose naturelle, et pour lasupprimer il faut un effort.

Mais Henri ne cacha point sa surprise.Seulement sa surprise fut exempte d’inquiétude.

– Ah ! murmura-t-il ; alors,c’est que j’ai un ennemi de plus.

– Gregory Temple ?…

– Non, Gregory Temple est à Londres etréduit au plus fâcheux état. Les médecins déclarent désormais safolie incurable.

– Gregory Temple, poursuivit Jeanne, alaissé à Paris un agent actif et implacable, Madeleine, la mère deRobert Surrizy.

– C’est juste, dit le jeune comte.

Et ce fut tout ; Jeanne reprit :

– Soit que Madeleine ait reçu desinstructions de M. Temple, soit qu’elle ait agi par elle-même,une fouille a été pratiquée dans les terrains de Tioli, et l’on adécouvert deux cadavres dans une fosse peu profonde qu’on avaitrecouverte à l’aide de mottes de gazon… Les fouilles ont été faitessans tâtonner… l’indication donnée parlait de chardons replantésau-dessus du trou et que la sécheresse avait sans doute empêché dereprendre… on a creusé du premier coup sous une touffe de chardonsdesséchés…

– Ces détails m’étaient connus,interrompit Henri froidement. Tom Brown a fait son métier ;passez !

– Tom Brown ! répéta Jeanne quitressaillit.

– Entendîtes-vous déjà prononcer cenom ? demanda le jeune comte.

– Oui, répondit Jeanne ; bien desfois, depuis trois jours… votre affaire est dans toutes les boucheset remplit tous les journaux…

– À quelle occasion parle-t-on de ce TomBrown ?

– Je vous le dirai tout à l’heure.Auparavant, je veux finir ce qui regarde les deux hommes tués àTivoli… Nous avons tous été interrogés comme témoins…

– Vous s’écria Henri, stupéfait cettefois.

– Tous ceux qui étaient dans la loge authéâtre Feydeau.

– C’est juste, fit encore le jeune comteavec un sourire amer : lady Frances, Germaine, M. Potelet Suzanne… et vous n’avez certes pu dire autre chose, sinon qu’ily avait sur moi deux taches de sang ?…

Jeanne courba la tête.

– Vous l’avez dit et vous avez bien fait,Jeanne, prononça le jeune comte gravement. C’est par le mensongeseul que je puis être perdu.

Un soupir souleva la poitrine de Jeanne.

– Sur mon salut, Henri, s’écria-t-elle,je ne vous crois pas coupable !

– Me faites-vous cette grâce, eneffet ?…

– Oh ! ne me raillez pas et nediscutez pas les paroles qui m’échappent… Je vous aime, ayez pitiéde moi !

Il l’attira contre son cœur etmurmura :

– Tout le bonheur que je vous donneraidans l’avenir, enfant mille fois chérie, ne payera pas ces larmes…J’aurais dû combattre seul !

– Je vous aurais aimé malgré vous !dit-elle en un baiser.

Puis, se dégageant :

– Notez bien que je ne suis pas la seuleà vous croire innocent, reprit-elle ; Germaine, la chèrecréature, lady Frances, Suzanne et ma tante vous défendent… etvotre père, votre admirable père, l’amour fait chair, la confiance,la bonté, la loyauté ! Je ne l’ai vu qu’une fois depuis votredépart, et certes il ne sait pas que je suis plus près de vousencore que lui-même. C’est de l’adoration qu’il a pour vous, Henri,et pour cela tout le restant de ma vie l’entourera d’un culte.

– Mon bien-aimé père ! murmura lejeune comte ; avec vous, Jeanne, c’est là le meilleur de moncœur… mais, continua-t-il, comment ne l’avez-vous vu qu’une seulefois depuis mon départ ?

– Je répondrai à cette question enterminant, et ma réponse sera triste, Henri… Laissez-moi suivre lefil de mes révélations… Vous m’interrogiez sur ce nom de Tom Brown,voici ce qui s’est passé le lendemain de votre départ à Paris, rueDauphine, n° 19, où M. Temple avait son domicile.

Le jeune comte fit un mouvement et ne pritpoint la peine de cacher un vif redoublement d’attention.

– Un garçon boiteux, continua Jeanne,fils du concierge de cette maison, n° 19, se rendit dans lamatinée chez le commissaire de police du quartier, et fitdéclaration qu’une odeur pestilentielle sortait par les fentesd’une porte dans la maison garnie tenue par son père. La porteétait celle d’une chambre habitée par un Anglais, qui avaitabandonné son domicile depuis plus d’une semaine, en emportant saclef. Le commissaire de police se transporta sur les lieux ;le concierge, sa femme et sa fille donnèrent de telles explicationssur les allures mystérieuses de cet Anglais, qui étaitM. Temple, que le magistrat dut croire à un crime, et n’hésitapas à faire forcer la serrure.

Chacun s’attendait à se trouver en face d’uncadavre, tant l’odeur qui sortait par les fentes et le trou de laserrure était fétide. Il n’y avait point de cadavre. L’odeur venaitd’un plat de viande abandonné sur une table, et dont ladécomposition avait rempli de miasmes cette chambre close.

Mais la justice se trouva là tout à coup enprésence de découvertes plus importantes que la preuve mêmematérielle et sanglante d’un crime, et c’est la mise au jour desdocuments rassemblés dans cette chambre, jointe à l’exhumation deTivoli, qui a donné à votre procès cette nouvelle et redoutableallure.

– Qu’y avait-il donc dans cettechambre ? demanda Henri sans fanfaronnade mais sans peur.

– Il y avait ce que vous avez dit latrace d’une étrange et implacable folie. Une sorte de légenderépétée partout, faite d’un mot, d’un nom et d’une date :MEMENTO, – Constance Bartolozzi, 3 février1817,couvrait les lambris de cette chambre, les tapisseries, le plafond,le parquet, les meubles, le rideau, tout… Henri, cet homme estnotre ennemi, mais il est le vengeur de ma mère !

Elle s’arrêta parce qu’un spasme comprimait sapoitrine.

Le comte Henri de Belcamp répondit :

– Jeanne, cet homme fut un grand esprit,un magistrat intègre, une âme courageuse et loyale. Je ne suis passon ennemi… Quand je ne serai plus là, dans deux jours, vous verrezune grande joie ; la fille de cet homme aura retrouvé son mariet pourra nommer son fils, l’enfant étranger qu’on l’accusaittoujours de porter dans ses bras. Demandez-leur alors ce que j’airisqué pour leur bonheur… Contre l’injustice des hommes je peuxbeaucoup, mais contre la main de Dieu nul ne peut rien… C’est Dieuqui donne la folie.

– Ce mot, ce nom, cette date, repritJeanne MEMENTO, – Constance Bartolozzi, 3 février 1817,écrits des milliers de fois en gros caractères ou en lettresmicroscopiques, se retrouvaient en tête d’une multitude de papierschargés de calculs, tracés en chiffres, en lettres connues ouinconnues. Tout cela se rapportait à vous, ou du moins à unpersonnage que la justice prend désormais pour vous : TomBrown.

– L’homme qui a tué votre mère, prononçalentement le comte Henri.

Jeanne frissonna de la tête aux pieds. Sonregard resta un instant fixé sur le jeune comte, dont le visageexprimait une douce et miséricordieuse tristesse.

– Oh ! c’est bien vrai !s’écria-t-elle. Ceux qui vous accusent sont fous. Est-ce qu’on peutadorer le meurtrier de sa mère ?

– Est-ce que l’assassin surtout, murmuraHenri, dont la sérénité était profonde et grande comme le calmemême de la nuit splendide, est-ce que l’assassin peut sourire à lafille de la victime ?

Leurs deux mains se joignirent. Jeannecontinua :

– Parmi toutes ces pièces et au milieud’une correspondance volumineuse, deux pièces ont principalementattiré l’attention de la justice. C’était d’abord un tableau noir,de grande dimension, dressé en face de la fenêtre et couvertd’écriture en majeure partie chiffrée. Ce tableau représentaitl’ensemble des calculs de probabilités au moyen desquelsM. Temple était parvenu à connaître l’assassin de ConstanceBartolozzi. La justice a reconnu que M. Temple avait unsystème qui lui est propre, à la fois très-savant ettrès-ingénieux, qu’il caractérise lui-même sous ce titre :l’impossible. Je ne saurais vous l’expliquer. Ce que jepuis vous dire, c’est qu’en un coin du tableau une accoladeréunissait ces divers noms :

 

Henri Brown (Londres),
James Davy (Londres-Paris),
Henri de Belcamp (Paris)
Richard Thompson (Londres-Paris),JEAN DIABLE LE QUAKER
Georges Palmer (Prague),
Tom Brown (Londres-Australie).

 

Le tableau a été conservé.

La seconde pièce est une biographie complètede ce Tom Brown ou Jean Diable depuis ses premières années, etporte pour suscription : Ceci est dédié à l’auteur duLivre des Aventures surprenantes de Jean Diable le quaker,publié à Londres en mars 1817.

C’est un terrible chapelet de crimes, dontchacun est appuyé sur notes justificatives, une histoire où sontmêlés les exploits de Tom Brown et d’Hélène sa mère. Ce poëmeeffrayant se termine par la plus odieuse de toutes les lâchetés onvoit Tom Brown abandonner sa mère mourante au milieu des désert del’Australie…

Les yeux de Jeanne étaient toujours sur Henri.En ce moment elle vit son visage changer.

Mais un nuage sombre couvrait la lune, et toutle paysage se voilait d’ombre comme les traits du comte Henri.

Le nuage passa, la lune brilla. La figured’Henri, noble et sereine, était de nouveau sous le regard deJeanne.

– Qu’ils vous voient seulement,murmura-t-elle ; ils sauront bien que vous n’êtes pas capabled’une lâcheté ! Tout ce que je viens de vous dire, Henri, jele sais par votre cousin, M. le conseiller de Boisruel, quiest venu hier au château, et que votre père a refusé derecevoir.

– Et que pense notre cousin ?demanda Henri sans empressement comme sans affectationd’indifférence.

– Il ne sait… il a peur pour vous… il esttriste.

– Je lui suis reconnaissant de l’intérêtqu’il veut bien prendre à moi… Et pourquoi mon père a-t-il refuséde le recevoir ?

– En répondant à cette question, ditJeanne, dont la voix baissa malgré elle, j’arrive à vous expliquerpourquoi, depuis la signature du contrat de mariage, je n’ai vuM. le marquis de Belcamp qu’une seule fois… Henri, votre pèreest bien malade…

– Mon père ! s’écria le jeune comte,dont toute la froideur disparut comme par enchantement, bienmalade !… en danger, peut-être !

– Peut-être… murmura Jeanne tristement.Le médecin ne s’explique pas.

Henri s’était levé d’un mouvement involontaireet comme si sa première impulsion eût été de s’élancer vers lechâteau.

Mais il se rassit et croisa ses mains sur sesgenoux en pensant tout haut :

– Cela ne se peut pas… Vous seuleconnaissez mon secret, Jeanne… vous seule et ceux qui ont juré lepacte de la DÉLIVRANCE… Je ne m’appartiens plus… Au nom de Dieu,parlez vite ! Tout le reste n’est rien : mais ce quiregarde mon père touche le fond même de mon cœur comme s’ils’agissait de vous ?

– Vous avez raison de l’aimer, Henri,répliqua la jeune fille pensive, car jamais je ne vis amoursemblable à celui qu’il a pour vous. Je n’ai pas connu mamère ; il me semble que les mères doivent seules aimer decette tendresse sans bornes. Votre nom était sans cesse dans sabouche, et il trouvait mille ingénieux détours pour revenir à vous,toujours à vous. Douter de vous lui semblait un blasphème. Il nouscherchait, Germaine et moi, parce que nous voulions bien toujoursparler de vous. L’idée que vous êtes coupable, non pas de meurtre,mais de quoi que ce soit, ne pouvait pas entrer en lui. Au fond devotre prison, vous étiez sa meilleure espérance et son plus cherorgueil. Il avait honte de lui-même d’être si peu quand il songeaità vous. Vous étiez au-dessus de tout, et le noble passé de votrerace lui paraissait comme une ombre auprès de votre lumière…

Elle s’arrêta.

– Vous parlez au passé, murmura Henritrès-ému. Se pourrait-il que l’exhumation de Tivoli et l’affaire dela rue Dauphine eussent fait impression sur cet esprit sidroit ?…

– J’ignore s’il connaît l’un ou l’autrede ces faits, répondit la jeune fille.

– Eh bien, alors ?

– Il y a autre chose, Henri…

– Mais ici, reprit-elle après un silence,je n’ai rien vu moi-même et je ne puis vous parler que parouï-dire… La nuit même de votre départ, ou plutôt le matin, verstrois heures, on frappa à la porte de l’hôtel de France, àVersailles, où logeait votre père. Une voiture était là, contenantune femme dont on ne pouvait voir le visage.

Un voile épais et noir le couvrait. Elledemanda, d’une voix si faible, qu’on eut peine à l’entendre,M. le marquis de Belcamp. Le marquis, réveillé, descenditlui-même. La femme voilée découvrit son visage pour lui seul. Ellene parla point. Le marquis tomba sur le pavé, où il restaévanoui.

Quand il reprit ses sens, au lieu de rentrer àl’hôtel, il monta dans la voiture, qui était un fiacre de Paris,et, sur son ordre, le cocher prit la route du château deBelcamp.

Ce fut ce jour-là même que je le vis. Ilrevenait à Versailles à cheval, vers l’heure où d’ordinaire nousétions admis à la prison. Il était si changé que j’eus peine à lereconnaître. Ses joues étaient couleur de terre ; ses yeuxbrillaient au fond de leurs orbites creusées, comme s’il fût sortide son lit après une longue fièvre. Il avait la voix faible etcomprenait mal ce qu’on lui disait.

On eut de la peine surtout à lui faireentendre qu’un ordre venu des ministères vous consignait au secret,et que les portes de la maison d’arrêt lui étaient désormaisfermées. Quand il comprit enfin, il eut un second évanouissementplus long que le premier.

Il me dit en s’éveillant :

– Je ne reviendrai plus à Versailles.

Puis il voulut remonter à cheval, mais nous lemîmes dans sa berline et je l’accompagnai. Pendant toute la route,il garda le silence. J’essayai de lui parler de vous ; sa mainme faisait signe de me taire.

Il refusa de me laisser entrer au château.

Depuis lors sa porte m’est fermée.

– Et cette femme ?… demanda Henridont la voix était très-altérée.

– Je vous ai dit sur cette femme tout ceque je savais.

– Comment !… les domestiques…

– Les domestiques ne l’ont pas revuedepuis son arrivée au château de Belcamp.

– Le médecin…

– Le médecin a couché, ces quatre nuitsdernières, à Belcamp… Pas une seule fois il n’a aperçu cettefemme.

– S’est-elle retirée ?…

– On ne sait pas.

– Serait-elle morte ?

– On n’a point vu de cercueil…

– Mais, reprit Jeanne après un longsilence, pendant lequel le comte Henri était resté plongé dans uneprofonde et laborieuse méditation, il est une personne qui necouche pas au château et qui cependant approche votre père de plusprès encore que le médecin.

– Quelle est cette personne ?

– Madeleine Surrisy.

– Madeleine ! répéta le jeune comteavec une plainte morne ; ils me tueront dans le cœur de monpère !

– Que lui avez-vous donc fait, Henri, àcette Madeleine ?… murmura Jeanne.

– J’ai aimé son mari… Grâce à moi, elleverra son fils riche avant de mourir… et peut-êtrel’entendra-t-elle appeler du nom de son père.

Trois heures de nuit sonnèrent à la petiteéglise de Miremont. Henri baisa plus tendrement les mains deJeanne : elle vit bien qu’il allait partir.

– Ce que je vous dis ne fait donc riensur vous ?… soupira-t-elle.

– Je savais d’avance ce que pouvaient nosennemis, Jeanne, répondit le jeune comte avec un mélancoliquesourire.

– Et vous allez vous mettre entre leursmains !

Ceci fut dit d’une voix tremblante et toutepleine de prière. Henri appuya les deux mains de Jeanne contre soncœur.

– Il n’y a pour fuir que les coupables,prononça-t-il sans cacher les lassitudes mélancoliques qui étaientau fond de sa fermeté. Je suis le fils du marquis de Belcamp, jesuis votre mari, Jeanne, et je suis le chef d’une noble armée. Ilfaut que mon père, ma femme et mes soldats assistent au triomphed’un innocent ou à la mort d’un martyr.

– Henri ! Henri ! suppliaJeanne qui mit ses beaux cheveux dans son sein ; que ce nesoit pas pour moi ! fuyez, oh ! fuyez, je vous le demandeà genoux !

Il se redressa et laissa tomber ces mots quieurent un accent étrange.

– Jeanne, m’aimez-vous donc mieux quenotre honneur ?

La jeune fille ne répondit pas tout desuite ; Henri sentit ses mains froidir et frémir dans lessiennes ; puis, lentement et avec une sorte de solennité, elleles dégagea pour nouer ses deux bras à son cou. Ses yeux, ses beauxyeux, limpides comme la virginité, rayonnaient la passiondouloureuse et profonde. Ce fut elle qui tendit ses lèvres pâles,appelant le premier baiser d’époux. Et parmi le silence de cesprémices chastes, elle dit :

– Je ne sais pas comme je vous aime… jesais que je vous aime au point de vous donner plus que ma vie…Henri, mon Henri adoré, faites suivant votre conscience et selonvotre génie. Que jamais je ne sois un obstacle sur votre chemin.Vous m’avez choisie pour confidente ; vous m’avez ouvert, avecvotre cœur, les vastes horizons de votre pensée. J’ai compris, j’aiadmiré, je me suis agenouillée… Si vous voulez prouver à quelqu’unvotre innocence, je dis à ceux qui ont besoin de preuves, à votrepère, à vos amis, au monde, allez et suivez votre route. Mais, jele répète, que ce ne soit pas pour moi, moi je n’ai pas besoin depreuves. Quoi que vous fassiez, quoi que l’on vous fasse,vainqueur, vaincu, vous êtes mon amour et mon honneur ;l’univers entier vous donnerait le nom de criminel que je vousgarderais dans mon cœur comme on y garde une foi persécutée. Jesuis à vous comme le prêtre est à Dieu, et mon âme vous suivraitmême au-delà de l’échafaud !

Ils se levèrent tous deux et marchèrent versla prairie, où le cheval, immobile, attendait.

– Dieu me doit le bonheur à cause devous, murmura Henri. Ceux qui m’attaquent sont forts, mais ilsm’ont laissé grandir et je vaincrai. Il s’arrêta au moment de poserle pied dans l’étrier.

– Je vaincrai, Jeanne, répéta-t-il, et savoix avait des accents tels que le cœur de la jeune filletressaillit d’allégresse.

Un instant il la regarda avec ravissement,puis ses yeux attristés se baissèrent.

– Mais, reprit-il en un murmure, si Dieune voulait pas, si ce baiser que me donnent vos lèvres était undernier adieu !

L’angoisse étouffa la réponse de Jeanne.

Henri poursuivit d’un ton sérieux etferme.

– Jeanne, il est un homme qui vous aimed’un amour chevaleresque. Si je meurs, soyez sa sœur ou safemme.

Il fut obligé de soutenir la jeune fille quichancelait dans ses bras.

– Je vous ai prise à lui, poursuivit lecomte de Belcamp, je vous lègue à lui… Pourquoi pleurer ? Etde qui donc le soin de faire son testament, a-t-il avancé ladernière heure ?… Je suis plein de vie, ma Jeanne bien-aimée,et parmi ceux qui me défendront à l’heure du péril, placez aupremier rang, ce bon, ce loyal, ce vaillant jeune homme, RobertSurrisy… En cas de malheur, ce serait lui que je chargerais avecvous d’exécuter ma volonté dernière… m’écoutez-vous ?

– Je vous écoute, Henri, murmura la jeunefille.

Le comte sembla se recueillir et sa mainglissa sur son front.

– J’ai de l’orgueil, dit-il ; jepense que mon entreprise c’était moi-même. Moi mort, la vasteassociation dont je suis le chef reste un corps sans âme. Undrapeau sera mon linceul, et il faudra les longues préparations del’avenir pour exhumer ses plis qui flotteront sur le monde. Si jemeurs comme Moïse, en vue de ma terre sainte, il restera un suprêmedevoir à accomplir, un seul ! l’accomplirez-vous ?

– Quel qu’il soit, je l’accomplirai.

– Un homme attend bien loin de nous à quij’ai dit : « Avant que cette année 1817 ait achevé soncours, la destinée aura parlé. Interrogez la mer, sire, du haut devotre île : la mer vous répondra. Vous verrez un jour un petitnavire, sans voiles ni rames, et qui sera poussé par un nuage. S’ilpasse sous pavillon anglais, c’est la liberté : préparez-vous…S’il passe sous pavillon tricolore, c’est que Dieu n’aura pasvoulu, et si un voile noir flotte à sa corne, adieu, sire, je seraicouché sous le marbre d’une tombe…

Si je meurs, Robert et vous, Jeanne, vousmonterez ma goëlette, qui s’appelait, hélas ! laDélivrance ; vous irez dans les eaux de Sainte-Hélèneet vous arborerez en vue de l’ile, deux heures après le soleillevé, un pavillon aux trois couleurs d’abord, puis le drapeau noir…Le ferez-vous ?

– Je jure que je le ferai.

– Merci donc et au revoir, ma Jeannechérie. Maintenant je vous dis, comme tout à l’heure : Il estune voix au dedans de moi qui me crie : nousvaincrons !

Il l’enleva dans ses bras, baignée de larmes.Leurs lèvres s’unirent encore une fois. Puis le comte Henri sautaen selle et s’éloigna au galop. Jeanne avait ses deux bras tendusvers lui. Comme il traversait le pont, elle le vit qui envoyait unbaiser. L’instant d’après, il disparaissait dans l’ombre dumoulin.

Jeanne reprit lentement le chemin du Prieuré.Elle passa le restant de cette nuit agenouillée, mais les parolesde la prière ne montaient point jusqu’à ses lèvres.

Henri brûlait le pavé sur la route deVersailles.

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