Jean Diable – Tome II

III – Triomphe d’un gentleman.

Pendant que maître Ned Knob émerveillait parson habileté l’impresario Saunie et sa troupe, un nouveau chalandétait entré au Sharper’s, sans exciter, celui-là, en aucune manièrel’attention générale. C’était un pauvre petit vieillard quisemblait fort accablé par l’âge, chose rare en ces bouges deLondres, où le vice et la misère ne laissent presque jamais à lavieillesse le temps de venir. La caducité précoce qui suit lesexcès ne ressemble pas du tout à celle qu’apporte avec soi lefardeau des années ; l’une inspire le respect, et l’autre ledégoût. Aussi ce vieux petit homme, au pas tremblant, à la faceridée, aux yeux craintifs et faciles à blesser derrière leursépaisses armures de verre bleu, avait-il eu besoin d’expliquer lesmotifs de sa présence ; la première fois qu’il avait mis lepied au Sharper’s.

Il l’avait fait d’un seul mot, sansaffectation et sans intention peut-être, en demandant bien polimentà Jenny Paddock, étonnée de voir de si près un honnête visage, sielle n’avait point ouï parler depuis peu d’un jeune homme appeléOlivier Green, et connu sous le nom de Noll de Southwart le boxeur.Jenny Paddock, prudente par état, ne donnait pas ainsi desnouvelles de ses pratiques au premier venu, mais le vieillard,allant au-devant de ses questions, lui-avait fait entendre qu’ilétait le père de ce garnement, père courroucé mais toujours ami, etcherchant son fils pour mettre dans sa main quelques économiesgagnées à la sueur de son front.

Ceci avait eu lieu quelques jours avant lasoirée où nous sommes.

Depuis lors le vieillard venait chaque soirprendre son petit verre de wiskey, qu’il trempait d’eau. Ilarrivait tard, parce qu’il finissait tard sa journée à la fabriquede cuivres estampés de Surrey. Il avait annoncé tout d’abord qu’ilrenouvellerait ainsi sa visite chaque soir.

La présence de ce pauvre bonhomme avaitd’abord causé une certaine gêne parmi les habitués du Sharper’s, etinspiré même aux plus compromis, un mouvement d’inquiétude.D’ordinaire, quand les choses en sont là, l’homme qui cause cettegêne ou qui inspire cette inquiétude n’est pas précisément ensûreté parmi ces rudes compagnons, qui n’ont ni frein, ni foi niloi. Faire disparaître une créature humaine est là-bas la moindredes bagatelles, et l’on peut dire de quiconque franchit sans êtreaffilié les redoutables barrières de ces citadelles du crime, qu’iln’appartient plus déjà au monde des vivants.

En 1817, cette année-là même où se passe notrehistoire, deux sergents du bureau de Marylebone se déguisèrent etpénétrèrent dans le purgatoryde Saint-Gilles, pour gagnerla prime attachée à la capture d’Isaac Burton, le burkerou marchand de cadavres. Ils ne revinrent pas, voilà tout ce qu’onpeut dire, car on ne retrouva d’eux ni un lambeau de vêtement ni unos, ni un cheveu.

Mais notre petit vieillard était le père deNoll Green, et Noll Green, ainsi que son camarade Dick Lochaber,possédait une influence de premier ordre dans Low-Lane. C’étaitdéjà une protection. En outre, il prenait si peu de place dans sonpetit coin du parloir, il souriait si franchement aux coquineriesracontées, il faisait même à son jeune temps des allusions sihonnêtement significatives, qu’on devait lui supposer, sinon unecomplète communion d’idées avec les damnés de cet enfer, du moinsune indulgence assez profonde et assez large pour avoir sa sourcedans quelque bonne réserve d’anciennes peccadilles.

Selon les caractères, à cet âge, les banditsémérites se vantent de leurs méfaits avec une prolixité sénile oubien ils les cachent soigneusement. C’est ici le cas, sans doute,et, à tout prendre, le père de Noll, courant après son fils, nepouvait pas être un modèle de vertu bien austère.

On le tolérait ; quelques-uns mêmeallaient plus loin et s’habituaient à sa présence. Il avait fait àpropos deux ou trois libéralités de gin, qui lui avaient gagné unedemi-douzaine de cœurs. Il appelait tout le monde mauvaissujet et garnement, mais avec tant de douceur !On sait que le mot méchant est une caresse dans la bouched’une femme qui aime. Eh bien ! ce vieux Salomon Green, lepère de Noll, vous caressait avec ses souriantes injures. Il n’yavait pas besoin d’être sorcier pour deviner qu’il préférait debeaucoup ses mauvais sujets et ses garnements du Sharper’s auxvertueux sergents de Scotland-Yard, par exemple, dont il parlaitavec une amertume tout à fait convenable.

Il y a une chose certaine, c’est que, avec sonâge et sa tournure, s’il s’était posé en ogre invalide, faisantblanc de ses anciennes scélératesses et mettant sa parole au niveaudu cynisme qui était l’atmosphère même de cet antre, sa voixchevrotante aurait détonné, sa figure distinguée auraitprotesté ; sa toilette même qui certes ne brillait pourtant nipar la symétrie ni par l’élégance, aurait donné un démenti à cesvaines bravades. Tout au plus aurait-il pu jouer le rôle d’un deces malfaiteurs à côté, qui profitent du crime sans le commettre,ou qui exploitent le poison du vice sans y tremper leurslèvres.

Mais ceux-là sont tellement connus desmalfaiteurs militants, qui ont besoin d’eux sans cesse, comme lemanufacturier a besoin de l’escompteur ; ceux-là, usuriers surgages, banquiers du faux papier et de la fausse monnaie, courtiersjurés du pillage, racoleurs, fondeurs, receleurs sont en contact sijournalier avec leur clientelle, qu’un vieux praticien ayant,par-dessus le marché l’honneur d’être le père d’un bandit depremier degré comme notre ami Noll, n’aurait pu absolument être unefigure nouvelle pour les habitués du Sharper’s. Rien ne nous forcede penser que le bonhomme aux lunettes bleues jouât un rôle ;mais s’il eût été comédien ou diplomate, le premier comédien ou leplus rusé diplomate de l’univers, il n’aurait pu choisir avec untact plus précis ni plus exquis la coupe de son déguisement ou lanuance de son personnage.

Parmi ceux qui protégeaient le vieux SalomonGreen, il faut compter surtout les membres du tribunal bamboche, etSaunie, le vénérable président de cette cour. Le vieux Salomon, enfait de procès bamboches, avait une provision inépuisable desouvenirs. Il parlait du temps où l’irish court se tenaitaux Armes de Glencoe, chez l’Écossaise Mohna-Mahrée, où venaientboire les soldats de ce brave 47e de ligne, tout composéd’highlanders, lesquels étaient tous gentilshommes et partisans duroi de l’autre côté de l’eau : la garde noire, commeon l’appelait. Le sergent Farquhar Mat-Pherson était un jugebamboche comme on n’en vit jamais, et ce pipeur ou sonneur decornemuse, Alaster Mac-Pherson, son cousin, jouant le rôle de JackSimple, donnait des convulsions à l’auditoire quand il se levaitaprès la plaidoirie larmoyante de l’avocat pour dire que sa mèreétait Bridewell. Ah ! ah ! Il parlait de longtemps. Il yavait encore alors un bon tiers de jacobites dans l’armée. On enfusillait toutes les semaines devant le pont-levis de la Tour, etc’était un grand deuil de voir ces pauvres beaux jeunes gensmarcher au feu avec leur bière ouverte que les valets du régimentportaient devant eux.

Une fois, ce fut au tour du sergent Farquharet d’Alaster, le joueur de cornemuse. Farquhar commanda le feu, etAlaster voulut qu’on approchât de ces lèvres l’embouchure de sacornemuse. Comme il avait les mains liées derrière le dos, ce futson frère Colquhoun qui mit ses doigts sur les trous. Et le derniersoupir du pauvre Alaster fut ainsi pour chanter le pibroch, du clanMac-Pherson : « Le roi reprendra sa couronne… »

Mais le vieux Salomon retenait aussi de bonstours. Chez dame Mahrée, il y avait de joyeux vivants qui n’étaientni pour Stuart, ni pour Brunswick, quoiqu’ils missent volontiers lamain dans les poches des deux partis. Red John, par exemple, ouJean le Rouge, qui avait parlé un jour de voler toutes les montresdu tribunal bamboche pendant l’audience. Il vint comme témoin, enPaddy Irlandais, et prit les bourses avec les montres. C’était unjoli garçon : Quand on le pendit dans Tiburn, il y eut biendes ladies qui pleurèrent.

Enfin le vieux Salomon avait été jusqu’àpromettre de faire lui-même, quelque beau soir, la plaidoirie del’avocat bamboche dans toute la rigueur des traditions antiques,dès qu’une toux maligne qu’il avait lui laisserait un peu de répit.Saunie comptait moissonner une bonne recette ce soir-là.

C’était par Saunie principalement que SalomonGreen avait connu les dernières nouvelles de Noll. Le vieillardn’ignorait point que Noll s’était évadé, de l’île de Norfolk, enAustralie, avec le fameux Tom Brown et Dick de Lochaber. Il tiraitmême de cela une certaine vanité de fort bon goût, et témoignait ungrand désir de voir ce Tom Brown, qui, si jeune, avait acquis déjàtant de célébrité. Mais ses informations s’arrêtaient au retour deNoll en Angleterre. Noll n’était venu le voir qu’une seule fois, cegarnement ! et encore pour lui soutirer une banknote de cinqlivres ! Il lui avait dit en le quittant « Père, quandvous voudrez me voir, venez au Sharper’s, dans Low-Lane. Si l’onvous regarde de travers, dites que Noll Green, votre fils,nettoiera la bouche de ceux qui vous feront la grimace. »

Saunie et les habitants du Sharper’s ensavaient plus long que lui, mais pas beaucoup. Saunie put lui direque Noll et Dick passaient pour être les mates ou aideshabituels de Tom Brown et qu’ils avaient mené bonne vie, buvant dela première qualité dans le parloir, et battant chaque soir unenouvelle femme : ceci jusqu’à un certain jour, peu de tempsaprès la mort de la Bartolozzi, – et pour mieux préciser, le jourmême où Gregory Temple quitta comme un piteux son bureau deScotland-Yard. Ce soir-là, pendant qu’on était en train de lire àhaute voix le livre de Jean Diable le Quaker, le sifflet de TomBrown fut entendu au dehors. Noll et Dick sortirent en promettantde casser la tête à quiconque les suivrait. Personne ne les suivit,et depuis lors, âme qui vive n’avait entendu parler ni de l’un nide l’autre.

Salomon, en écoutant ce récit, avait secoué savieille tête embéguinée.

– Ces mauvais sujets finiront mal, mespauvres bons amis, avait-il dit : Mais, après tout, legarnement est mon fils… mon fils unique encore – et s’il gagnaitbeaucoup d’argent avec ce Tom Brown, il s’établirait peut-être.Pour sûr, il n’est ni emprisonné ni pendu, nous le saurions. Ce TomBrown les aura embarqués peut-être dans quelque affaired’importance.

Si vous le rencontrez ici ou là, mes amis, enfaisant votre besogne, dites lui qu’on est en peine de lui à lamaison, et qu’il y a encore quelque schellings au fond du boursicotde son père.

Aujourd’hui, le vieux Salomon était venu plustard encore qu’à l’ordinaire.

– Rien de mon garnement ? dit-il ensaluant la veuve Paddock à son comptoir.

– Rien, monsieur Green… Jean Diable lesaura menés jusqu’en enfer !

– Toujours le mot pour rire, ma bonnedame ! Faites-moi donner, je vous prie, mon verre de gin, dusucre et de l’eau. J’ai le goût de cuivre dans la bouche !

– Mauvais état, dit-on, monsieur Green,répliqua la veuve, mais qui a mis du temps à vous empoisonner, poursûr… Baby ! fainéante ! le petit grog deM. Green !

Le vieillard se retourna pour aller prendre saplace ordinaire dans le parloir, mais précisément la jolie Mollyronflait, vautrée sur le sol humide, au pied de la table qued’habitude, il occupait. Au travers de ses lunettes bleues, lebonhomme fixa sur elle un regard rapide, mais attentif, il eut unpetit mouvement, mais le tranquille et débonnaire sourire qui étaitplaqué à demeure sur ses lèvres ne se démentit point. Il pénétradans le parloir, fit un circuit pour éviter les longues jambes del’ancienne porteuse de charbons, qui avait de bons souliers ferréssous sa robe de soie rouge, et alla s’asseoir à une table enclavéedans le coin le plus obscur. Si quelqu’un eût fait attention à luien ce moment, on aurait pu remarquer qu’il installait son escabellede façon à présenter aux personnes qui pourraient s’asseoir à latable de Molly, la ligne de son profil perdu, rompue par les mèchesen désordre d’une longue chevelure grise. Il s’assit et demeuracoi, selon sa coutume, écoutant les bruits confus et péchant çà etlà un mot distinct qui nageait parmi les murmures.

Au moment où Bab lui apportait son gin et soneau, la porte de la chambre à coucher de Jenny Paddock s’ouvritavec fracas, et le gentleman Ned, toujours bruyant, toujoursprenant quatre fois plus de place qu’il ne lui en fallait pourpasser, saisit la taille musculeuse de la veuve et lui ravittraîtreusement un baiser.

– Ma pauvre Molly ne nous voit pas,dit-il avec un rire scélérat. Je m’arrange pour qu’elle ne sachepas mes succès auprès des autres dames. On ne peut se tenir à uneseule beauté, à mon âge et dans ma position !

– Tous les hommes sont destrompeurs ! murmura la veuve, qui baissa ses paupièressanglantes avec modestie.

Derrière le gentleman Ned venait le troupeaudes poulets vierges, escorté par Saunie.

Le regard aigu du vieux Salomon passa pardessus la monture de ses lunettes, et fit en un clin d’œill’inventaire des nouveaux arrivants. À l’aspect du petit clerc, sonsourire, de bonhomme qu’il était, devint presque railleur.Évidemment Ned et la jolie Molly étaient pour lui de vieillesconnaissances.

Mais son envie, paraitrait-il, n’était pas deles saluer ce soir, car il mit son visage entier dans l’ombre et seprit à mélanger avec un soin minutieux son eau, son sucre et songin.

– Éveillez milady, Bab ! cria Ned, –avec respect, s’il vous plaît, ma fille ! – Mistress Paddock,envoyez un de vos garçons prévenir mon cocher, afin qu’il préparemes chevaux… Nous avons eu de la peine dans cette ruelle maudite,qui n’est pas faite pour les équipages… mais un homme tel que moine va pas à pied… Eh bien ! Molly, mon petit amour, avons-nousfait de jolis rêves ?

– Un coup à boire, si vous voulez, maîtreKnob, répondit l’énorme femme en se mettant sur ses piedslourdement.

Elle replaça d’un temps son chapeau à plumescomme si c’eût été une casquette. Sa robe de soie rouge souilléelui venait à mi-jambes. Elle se planta carrément sur ses largessouliers ferrés, et bourra sa pipe en promenant à la ronde son œilmorne.

– Ils la suivaient dans les rues àParis ! dit le gentleman Ned avec orgueil. Vous sentez bienque, là-bas, plus d’une comtesse et plus d’une duchesse aussi m’ontfait des agaceries. Elles courent toutes après les Anglais pourleur bonne mine et leurs guinées ! Mais quand on a un amour defemme comme Molly, ma mignonne, on ne regarde même pas les autresbeautés. Donnez-lui un coup à boire, mistress Paddock ! deuxcoups ! tout ce qu’elle voudra. La galanterie est le propredes gentilshommes. Si elle demandait un tonneau de gin, jedirais : servez le tonneau !

Molly alluma sa pipe à une chandelle.

– Trésor ! cria Ned, transportéd’amour, venez embrasser votre homme, et n’oubliez pas votreparapluie.

– Une autre tournée de punch,milord ? demandèrent quelques voix enrouées dans le nuage devapeur.

– Oui bien, pardieu ! mes enfants,répondit l’ancien clerc sans hésiter. La libéralité sied auxgrands. Servez un punch de la dernière qualité à ces pauvrescréatures, afin qu’elles bénissent le nom d’un jeune homme qui a sufaire son chemin. Au revoir, ma bonne mistress Paddock, je vouspromets ma pratique et ma protection !

Au milieu d’un tonnerre d’acclamations, legarçon revint dire que le cocher de milord attendait.

Ned fit un signe amical à sesmaiden-chickens et glissa dans l’oreille deSaunie :

– Demain, à l’adresse indiquée, pour larépétition générale… Soyez muets comme la tombe, et vous éprouverezles effets de ma générosité… En avant, ma jolie Molly !

La Jolie Molly avait entre les dents le goulotd’une nouvelle bouteille.

– Gardez-la, maître Knob, dit-elle enreprenant haleine. En route, on peut avoir besoin d’un coup àboire.

– C’est le moment, mes petits, cria JennyPaddock en se plaçant debout à côté de la porte. Il faut engagerLeurs Seigneuries à revenir nous voir ; faites commemoi : Molly et Ned Knob pour toujours !

– Molly et Ned Knob pour toujours !répondit un chœur formidable.

Le petit clerc avait les larmes aux yeux tantil était ému.

Molly tressaillit d’abord, mais elle se dressade son haut et ses yeux s’injectèrent de rouge. Elle raffermit d’uncoup de poing son chapeau sur sa tête hérissée, et ôta sa pipe desa bouche comme si elle eût voulu parler. Elle était belle à couperen deux une charge de cuirassiers.

– Eh bien ! mon amour, lui demandaNed attendri, êtes-vous contente ?

Elle ne répondit pas, mais saisit son hommepar la ceinture et le jeta sur son bras gauche comme une nourricetient son poupon ; puis, brandissant son parapluie de la maingauche, elle sortit au milieu d’une tempête d’applaudissements.

L’orage fut plus d’une minute à se calmer,d’autant plus qu’on servait la seconde tournée de punch.

L’orage calmé, Jenny Paddock dit :

– C’est grande pitié de voir de l’or dansla poche percée d’un singe !

– Et de la soie sur les épaules d’unvieux cheval de cab ! ajouta Baby, la servante, avec rancune.Elle a trois fois l’âge de maître Ned…

Mistress Paddock, qui était la contemporainede Molly, l’interrompit par un retentissant soufflet.

– Bénéfice clair de la jeunesse !murmura ce bon vieux petit M. Salomon, qui revenait prendre saplace de chaque soir sur l’escabelle occupée naguère par Molly.

Père Green, dit Saunie en s’approchant de luid’un air pensif, ces deux-là pourraient vous donner des nouvellesde votre Noll…

– Ah ! le garnement, mon braveami ! soupira le vieillard. Faut-il qu’on garde del’attachement pour de semblables mauvais sujets !

– Noll Green était un franc compagnon,prononça Saunie avec tristesse.

Salomon releva les yeux sur lui vivement. Unphysionomiste aurait eu de la peine à définir avec exactitudel’expression de son regard. Ce n’était, en ce premier moment, ni del’anxiété paternelle ni de la tristesse ; mais c’était sansnul doute de l’émotion, une grande émotion, et c’était plus encorepeut-être : c’était de la passion.

Il resta bouche béante devant Saunie ;puis sa paupière se baissa comme s’il eût craint d’étonner soninterlocuteur par la flamme étrange qu’il sentait brûler dans saprunelle.

Il dit tout bas :

Vous parlez de Noll comme s’il étaitmort !

Il y a de ces coquins qui ont bon cœur. Saunieavait bon cœur.

– Père, répliqua-t-il avec embarras, Nolln’est peut-être pas mort.

Salomon se prit à trembler et ses dentsclaquèrent dans sa bouche.

– Écoutez ! s’écria Saunie, j’aibien pensé à vous tantôt en causant avec ce chien habillé de Knob.Je veux qu’on me pende, et cela viendra peut-être, que je leveuille ou non, si je n’aimerais pas mieux perdre une guinée de mapoche que de vous voir tremblant comme cela, vieil homme !…Noll est allé là-bas avec Jean Diable…

– Où cela ? demanda le vieillardardemment, où cela ?

– À Paris, pardieu !… Et Ned Knobdit qu’il ne reviendra jamais.

– Ah !… fit Salomon en un long etprofond soupir.

Mais, je vous le dis, les yeux d’un père quiapprend la mort de son fils unique n’ont point ce rayonnementextraordinaire. Saunie ne la vit pas, cette flamme, parce que levieillard se couvrit le visage de ses mains.

– Où pourrais-je trouver Ned Knob, commevous l’appelez ? demanda-t-il au travers d’un sanglot.

– Il m’a bien défendu… commença Saunie.Mais attendez ! s’interrompit-il. Ce n’est pas lui qu’il fautinterroger, c’est Molly ; en la faisant boire… boire beaucoup,car elle ne dit rien tant qu’elle n’est ivre qu’à demi… Demain, àonze heures du matin, Ned Knob doit aller à un rendez-vous ;Molly sera seule… Allez-y : Rosemary-Lane, 7. Goodmans-Field…,et ne me vendez pas !

Salomon se leva tout chancelant, et lui serrales deux mains avec effusion.

– Merci, murmura-t-il d’une voixentrecoupée. Ô mon pauvre Noll ! mon cher enfant !…J’irai, mon brave ami, et ne craignez rien pour vous !

Il gagna la porte d’un pas pénible etsortit.

À peine fut-il dans la rue, que tout son êtreen quelque sorte grandit et s’élargit. Sa taille courbée seredressa, sa poitrine s’enfla, son pas devint rapide et ferme. Vouseussiez presque dit la course d’un jeune homme.

Et, tout en courant, il murmurait entre seslèvres frémissantes :

– Ah ! ah ! il est mort !…ah ! ah ! ils sont morts !… S’il n’a pas brûlé leurscadavres, je les trouverai, fussent-ils à cent pieds sousterre !

Ses mains se rapprochèrent et il les frottaconvulsivement l’une contre l’autre.

À cent pas du Sharper’s, en un lieu où laruelle élargie formait une sorte de place, un cab stationnait. Ils’y jeta en prononçant le nom d’un hôtel de Leicester square. Lecheval partit. La première lanterne glissant ses rayons par laportière éclaira une paire de mains maigres, entre lesquellesroulait une tabatière ronde à couvercle blanc, sur laquelle selisaient écrites en lettres noires, ces trois lignes :

« MÉMENTO.

« 3 février 1817.

« Constance Bartolozzi… »

À ce moment, l’équipage du gentleman Ned Knobarrivait devant le numéro 7 de Rosemary-Lane.

– Descendez, cocher, cria-t-il et frappezcomme pour un lord.

– Mon hôte ! ajouta-t-il en voyantle maître de l’hôtel qui entr’ouvrait la porte déjà fermée, venezoffrir votre bras à milady… Comme on dîne, bonhomme, chez lesambassadeurs ! Ils ont porté si souvent la santé de ma femme,ces aldermen, ces ducs et ces directeurs de la compagnie, que voilàce pauvre ange endormi au fond de ma voiture ! Faites-luichauffer un pot de rosée-de-cœur pour me la remettre, mon hôte, etn’épargnez pas le brandy… Quant à moi, il me reste à voir deuxsecrétaires d’État… Allez, cocher.

Molly monta le perron en femme comme il faut,le parapluie sous le bras, et relevant sa robe de façon à passerune rivière à gué.

– Allez, cocher, allez ! commanda legentleman Ned, vous savez de quel côté est la cour !

Il n’alla pourtant pas jusqu’à la cour. Versles onze heures du soir, il cria stop devant cette maisondu Strand où le tilbury du Quaker s’était arrêté, le soir oùcommence notre histoire, pour y déposer Richard Thompson.Office de M. Wood, disait toujours la plaque decuivre posée au-dessus du marteau. Ned descendit et rajusta satoilette, en homme qui veut se présenter à son avantage. Nous avonsfait remarquer déjà qu’à Londres tout visiteur indique sonimportance par la valeur de son coup de marteau. Le régentd’Angleterre aurait regardé à deux fois avant de cogner comme lefit notre ami Ned Knob. La porte sonore retentit, et un mouvementse fit aussitôt dans la maison.

Ned Knob pensait, en grimaçant son rire desinge :

– Le patron en a gros comme la boule dudôme de Saint-Paul sur la conscience ? Il va croire que le roil’envoie chercher enfin pour lui donner gratis une alcôve àNewgate !

– Bonsoir, Kate ! s’écria Ned Knob,dès que la porte s’ouvrit, montrant deux ou trois domestiqueseffarés qui arrivaient tous à la fois avec des flambeaux ;bonsoir, Daniel ; bonsoir, vieille Loo de malheur ! Lamaison n’a, donc pas encore brûlé par le feu de l’enfer !

Il se carrait, les mains dans ses poches, surla dernière marche du perron.

Le valet et les deux servantes, ébranlés parce foudroyant coup de marteau, s’attendaient à voir je ne saisquoi ; un géant pour le moins. L’idée du petit clerc renvoyépour vol était si loin de leur pensée qu’aucun d’eux ne le reconnutau premier aspect. Ils le voyaient énorme. Ce fut la voix grêle etcriarde du gentleman qui leur ouvrit les yeux.

– Dieu me pardonne, Dan ! dit Katela première, allez chercher le fouet de poste, je vous prie. Cen’est que ce petit rogue de Ned Knob qui est ivre et quivient nous chanter pouille !

– Ned Knob ! gronda Loo, la femme decharge, qui avait été longtemps la victime des espiègleries dusaute-ruisseau. J’ai mon balai.

Daniel saisit en même temps la gaule à battrele tapis.

Une sonnette impatiente retentit à l’étagesupérieur.

Loin de reculer, l’ancien clerc fit un pas enavant, ce qui le mit en pleine lumière. Kate, Dan et Loo virentqu’il avait des bottes bien cirées, un chapeau neuf et un habitcomplet de drap fin. Ils se regardèrent indécis ; tous lestrois avaient cette même pensée que Ned était peut-être un hommeriche maintenant. À Londres, insulter un homme riche est quelquechose comme un sacrilège. Ned avait bien compté là-dessus.

– Examinez-moi un peu, dame Kate,reprit-il. Savez-vous la différence qu’il y a entre unrogue et un jeune homme de famille ? Etn’entendîtes-vous jamais parler de fils de lords qui retrouvent àla fin leurs nobles parents ? Écoutez cette chanson, vénérableLoo, ajouta-t-il en frappant sur son gousset qui parla d’or. Mortet passion ! mes camarades, nous roulons carrosse maintenant,et nous allons prendre l’ami Wood pour notre homme d’affaires. Celane vous réjouit donc pas le cœur, vieilles gens, de voir un joligarçon qui a fait fortune ?

Loo déposa son balai et Daniel mit bas sagaule.

Un second coup de sonnette, plus colère etplus impérieux, se fit entendre à l’autre étage.

– Ne montez pas, commanda Ned. Je veuxménager au patron la joie de la surprise. Éclairez, Dan ! Àprésent, j’ai des domestiques qui ne mettraient pas pour balayermes appartements votre livrée du dimanche.

Dans l’escalier, une grosse voixdemanda :

– Qui donc s’est permis de frapper decette sorte ? et quel diable de conciliabule avons-nouslà ?

Le gentleman Ned mit un doigt sur sa bouche etmonta lestement les degrés.

Sur le carré du premier étage il y avait unemanière de bouledogue humain à tête rouge et chauve, où seplantaient ça et là quelques cheveux gris hérissés comme des crins.Il était enveloppé dans une robe de chambre à ramages, et seslunettes de presbyte se relevaient sur son front écaillé. C’était,dans toute sa brutale insolence, le type anglais pléthorique, avecle sang sur la peau et des veines violettes dans le bleu clair desyeux. Toute la sève de ses cheveux tombés était passée dans sessourcils : deux touffes de poils durs qui saillaient à unpouce en avant de ses paupières.

C’était M. Wood, l’ancien solicitor etl’ancien tuteur d’Hélène Brown. S’il en fallait croire son visage,il devait avoir derrière lui une longue et terrible histoire. Onlui aurait donné soixante et dix ans à peu près ; mais, malgréce grand âge, il portait haut le poids de son tempérament sanguinet semblait jouir encore d’une vigueur extraordinaire.

Avec l’index et le pouce, il eût aisémentbroyé le poignet du gentleman Ned.

Comme tous les presbytes, à dix pas il avaitune vue de jeune homme. Il était en outre de ceux qui pensent àtout et s’attendent à tout. Il reconnut son ancien clerc du premiercoup d’œil, et l’examina curieusement, pendant qu’il montaitl’escalier.

– C’est vous qui avez frappé comme cela,maître Ned ? demanda-t-il en baissant la voix.

– Oui, patron, répondit l’ancien clerc.Comment vous va depuis le temps ? Toujours vert comme unhoux ! Vous pouvez vous vanter d’avoir une jolie vieillesse,et je ne souhaite qu’une chose, moi, c’est d’avoir à votre âge unesanté comme la vôtre.

– À mon âge, Ned Knob, vous serez depuiscinquante ans au cimetière, si l’on y met les corps de pendus.

– C’est votre politesse qui ne diminuepas non plus, patron, repartit le petit homme en ricanant,Permettez-moi cependant d’espérer mieux que votre pronostic.Puisque vous n’avez pas été pendu, pourquoi le serais-je ?

Les gros sourcils du solicitor se froncèrent,faisant une ombre épaisse à ses yeux. Les veines de son front secordèrent. Ned Knob fit un pas vers lui et reprit aveccalme :

– Vous comprenez bien, patron, que jeconnais la force et le poids de votre poing. Je ne suis pas icipour jouter avec vous, qui d’une chiquenaude pourriez me lancer parla fenêtre. Entrons dans votre cabinet et parlons raison, je vousprie, car à l’heure qu’il est et sans vous offenser, mon temps estau moins aussi précieux que le vôtre.

M. Wood tourna le dos et repassa ensilence le seuil de son appartement, Ned Knob le suivit. Ce fut Nedqui ferma la porte.

M. Wood le regarda d’un air inquiet.

– Tu as été mon domestique, gronda-t-ild’une voix que la colère faisait déjà balbutier, tu as mangé monpain, je te donne un conseil : Ne me menace pas, ou jet’écrase la tête sous mon talon !

– Vous en seriez bien capable, patron,mais je n’ai aucune menace à vous faire. Je viens de Paris et jeviens de sa part.

– Toi ! fit l’ancien sollicitor avecdéfiance.

– Regardez-moi donc une bonne fois commevotre élève, patron, dit rondement le petit bonhomme, et vous nevous étonnerez plus du chemin que j’ai fait. Que diable !l’habileté est contagieuse ; à force de se frotter à un bongénéral, on devient un bon soldat.

Il plongea la main dans ses cheveux durs etcrépus, touffus comme une toison. Il en retira un pli roulé, largecomme la moitié d’une carte de visite, et ajouta :

– Voici la lettre de créance qui vousprouvera que je suis bien un ambassadeur.

M. Wood prit la lettre. Ned Knob seplongea dans un fauteuil et croisa ses jambes lune sur l’autre.

La lettre ne contenait que deux lignes.

Quand M. Wood l’eut achevée, il regardason ancien clerc très-attentivement.

– Il faut qu’il y ait quelque chose entoi, nabot ! grommela-t-il, car je n’ai jamais vu le filsd’Hélène se tromper ni sur un fait ni sur un homme. J’étais tropprès de toi pour te juger. Derrière ton burlesque comique, s’il y ade l’intelligence, tant mieux… Quand tu es entré, j’ai pensé que tuétais dans la police.

Ned haussa les épaules avec un méprissouverain.

– Un intendant supérieur ne gagne qu’unmillier de livres, répondit-il, et j’ai des passions àsatisfaire.

La face du bouledogue s’épanouit en un grosrire.

– Ce Tom Brown est le diable !murmura-t-il. Moi, je me serais toujours arrêté à la couche destupidité grotesque qui enveloppe ce singe ! Allons, mon chermonsieur Knob, puisqu’il faut traiter avec vous de puissance àpuissance, la lettre est bien de Tom Brown. Elle me dit de vousparler comme si vous étiez le fils d’Hélène lui-même. Vous en savezpeut-être encore plus long que moi, après tout, et puisque Tom vousa choisi, je m’incline. Que voulez-vous de moi ?

– Je vais vous apprendre certainesnouvelles et en apprendre d’autres de vous, patron. D’abord, toutva bien à Paris ; l’affaire marche, et vous verrez sous peu lefils d’Hélène, comme vous appelez milord. Je suis dépêché, versvous pour ce qui regarde la jeune fille principalement…

– Quelle jeune fille ?

– L’héritière de Constance Bartolozzi…Avez-vous les papiers qui constatent que Constance Bartolozzis’appelait de son nom Constance Herbet ?

– J’ai tous les papiers, réponditl’ancien solicitor : j’ai l’acte de naissance de ConstanceHerbet, j’ai les engagements, où le nom Bartolozzi est toujourssuivi du nom Herbet entre parenthèses. J’ai sa déclaration aucommissaire de Waterloo place.

L’identité est claire comme le jour, et celane peut souffrir l’ombre d’une difficulté…

– À merveille, patron ! Moi je vousapporte l’acte de naissance de mademoiselle Jeanne Herbet, mineureémancipée, et sa procuration, avec certaines autres pièces, tellesque le pouvoir de la tutrice, etc.…, si besoin est… Il s’agit deretirer les testaments déposés chez le notaire Daws.

– Voilà ce que je ne comprends pas !s’écria M. Wood.

– Pourquoi ne comprenez-vous pas cela,patron ?

– Parce que Tom Brown est l’héritierunique de Franck Turner à Lyon et, de William Robinson à Bruxelles,du chef d’Hélène Brown, leur cousine germaine, sa mère ; parceque cette jeune fille, Jeanne Herbet, est le seul obstacle entreTom et la succession ; parce que la Bartolozzi morte emportaitle secret de ses affaires, et que le notaire Daws lui-même ignorel’existence de cette Jeanne Herbet… En présence de ces faits,pourquoi mettre en lumière ce qu’il était si facile de laisser sousle boisseau ?

– Nous avons nos raisons, patron… D’abordnotre qualité de convict évadé, et la gloire dont rayonne notresurnom de Jean Diable, ne nous placent peut-être pas dans lameilleure position du monde pour réclamer en justice l’héritage dedeux hommes assassinés…

– On pourrait tourner l’obstacle,répliqua M. Wood. L’affaire ne doit pas être plaidée àLondres. Ce nom de Brown, aussi commun ici que le sont en Franceles noms de Durand, de Lebrun ou de Martin, aurait-il excité lamoindre attention devant les tribunaux de Lyon et deBruxelles ?

– Peut-être. N’oubliez pas que GregoryTemple est là-bas.

– Tom veut épouser la jeune fille ?demanda brusquement l’ancien solicitor.

– Selon toute probabilité, patron.

– C’est un coude !… Je n’aime pasqu’une histoire de femme vienne se jeter à la traverse decombinaisons aussi sérieuses ?

– Eh ! eh ! fit le gentlemanNed d’un air capable, l’amour perdit Troie !…

– Et la difficulté ici est bien plusgrande ! poursuivit M. Wood en s’animant. M. lecomte de Belcamp joue contre la loi française une partieaudacieuse, et qui me semblerait folle si les cartes étaient tenuespar tout autre que lui. La vérité est qu’il possède des ressourcesqui ne sont à personne… J’ignore les mesures qu’il a prises ouqu’il prendra en dehors de sa comédie de l’alibi double, qui est unenfantillage ou un chef-d’œuvre, selon la manière dont onl’exploitera : j’ignore ses combinaisons nouvelles, et je n’aipas besoin de les connaître : je sais qu’il gagnera comme il agagné toujours ; cela me suffit… Mais il y a des noms jetésdans le public français.

L’assassin de Turner s’appelle Belcamp,Belcamp aussi l’assassin de Robinson. Quand on verra Belcampépouser l’héritière de Robinson et de Turner…

– Est-ce Belcamp qui épousera ?interrompit Ned Knob.

L’œil de l’ancien solicitor s’éclaira.

– Il nage là-dedans !murmura-t-il ; il jongle avec les dangers mortels comme leChinois d’Astley-Circus avec ses boules et ses poignards ;donnez-lui l’océan à sauter, il va, prendre son élan !…l’impossible est à lui… rien ne pourra l’arrêter, sinon quelquepetit caillou de la route de tout le monde qu’un enfant auraitévité… Ami Ned Knob, vous voilà, enflé comme la grenouille de lafable qui voulait ressembler à un bœuf. Ce rôle ne vous messiedpoint, et puisqu’il se sert de vous, ne fût-ce qu’un peu, je resteprofondément convaincu de votre mérite. Seulement, pénétrez-vousbien de cette vérité : Vous ne savez rien de lui, nous nesavons rien de lui, personne ne sait rien de lui !…

Le petit homme eut un sourire plein desuffisance, et le bouledogue détourna de lui son regard avecdédain.

C’était un vieux damné. Il avait au moins laconscience de ne point voir clair ; ce qui est énorme.

– Maître Knob, reprit-il en changeant deton, nous nous rendrons ensemble demain chez le notaire Daws, à lapremière heure. Les papiers que vous apportez sont en règle ;ceux qui sont en ma possession de même. Après-demain, dans lasoirée, les testaments peuvent être à Paris.

– Et d’un ! s’écria le gentleman Nedcomme s’il eût remporté une difficile victoire. Passons maintenantà un autre sujet ! La maison Balcomb…

– Encore une chose que je ne comprendspas ! l’interrompit froidement M. Wood.

– Patron, dit Ned, il est convenu quevous n’avez pas besoin de comprendre.

– Voudrais-tu me faire croire que tucomprends mieux que moi, petit, murmura l’ancien solicitor, quil’enveloppa d’un regard dédaigneux. Il y a là déjà une somme énormeenfouie, Dieu sait dans quel but !… Dieu ou le diable !…Qu’y a-t-il de commun entre Tom Brown et cet attrape-nigaud qu’onnomme la vapeur ? La vapeur est bonne pour émerveiller deuxcent mille badauds, rangés sur les bords de la Tamise et regardantpasser un bateau qui va tout seul, sans avirons ni voiles, enjetant derrière lui une crinière de fumée. Je ne comprends pas,mais c’est tout, entends-le bien, je ne nie pas non plus. Derrièrele charlatanisme de la vapeur, le fils d’Hélène Brown a dû voir unevérité, puisqu’il a fait un pas dans cette voie. S’il l’a vue, elley est. C’est l’œil sûr et infaillible par excellence…

– Milord est inquiet au sujet de lamaison Balcomb, interrompit le petit clerc.

– S’il tient à la maison Balcomb, il y ade quoi être inquiet, répondit M. Wood.

– Que se passe-t-il ?

– Les paiements sont suspendus depuistrois jours, et la machine de huit cents chevaux est saisie.

– Et vous ne l’avez pasprévenu ?…

– Il sait pourquoi j’ai gardé le silence.J’attendais de l’argent de Prague aujourd’hui même.

– Milord m’a chargé de vous dire,prononça Ned simplement et nettement, qu’il tient à la MaisonBalcomb et à ce qui s’y fait comme à sa propre vie !

– Tant pis, garçon !

Ce fut la seule réponse de M. Wood.

– La regardez-vous donc commeperdue ? s’écria Ned.

– Il y a neuf cent mille francséchus.

– Mais l’argent de Prague ?

– Prague n’enverra plus d’argent.

– Les comtes Boehm ?…

– Ah ! ah ! tu en sais long,mon fils ! l’interrompit l’ancien solicitor étonné. Il n’y aplus qu’un comte Boehm, qui sera à Londres demain.

– Et les deux autres ?

M. Wood réfléchit un instant, puis ilplongea la main sous le vaste revers de sa robe de chambre et enretira une lettre.

– J’aurais voulu ne confier celle-ciqu’au fils d’Hélène en personne, dit-il, mais puisque vous avezplein pouvoir, lisez, maître Knob.

Celui-ci déplia la lettre qui était ainsiconçue :

« M. Wood, à Londres.

» Monsieur,

» Je suis le cadet et le dernier vivantdes trois fils du major-général comte Boehm. Mon frère aîné, lecomte Albert, est mort à vingt-cinq ans ; mon second frère, lecomte Reynier, est mort à Vingt-quatre ans. Je n’ai pas encorevingt et un ans.

» Le comte Albert fut tué en duel àPrague ; le comte Reynier mourut à Pesth d’un coup depoignard, par suite d’une terrible méprise.

» À sa dernière heure, le comte Reynierme dit : Albert et moi nous sommes justement châtiés.

» Il me dit encore :

» Pour l’honneur de notre nom, fais droità toutes les demandes d’argent qui te seront adressées par lamaison Balcomb et Cie, de Londres.

» Au mois de février de la présenteannée, j’ai fourni au compte de cette maison, et sur votre lettre,adressée à mes frères, dont sans doute vous ignoriez la finprématurée : florins, 150,000.

» Au mois de mars, sur une réquisitionsemblable : florins, 275,000.

» Au mois d’avril : fl. 70,000.

» Au mois de mai : fl. 380,000.

» Sur une nouvelle réquisition de votrepart, plus considérable encore, j’ai dû prendre enfin l’avis deceux qui dirigent ma conscience et mes intérêts. Il m’a été dit,chose que j’ignorais et qui m’a navré le cœur, qu’en l’année 1813un soupçon avait pesé sur mes nobles frères, à l’occasion dumeurtre du général O’Brien. J’étais bien jeune à cetteépoque ; j’arrivais à l’université, et je ne suivais pas lesmêmes cours que mes frères ; mais, sinon par certitude appuyéesur le témoignage de mes yeux ou des hommes, du moins par la voixde mon sang et de ma conscience, je proteste disant qu’un comteBoehm ne peut être un assassin.

» Ma détermination, approuvée par mesconseils spirituels et temporels, est d’aller autant qu’il sera enmoi au fond de ce mystère. Je sais qu’il existe à Londres un hommequi a eu entre les mains les pièces de cette ténébreuse affaire,après l’arrêt d’acquit rendu par la cour de Prague ; il senomme Gregory Temple et a occupé le poste d’intendant supérieur dela police. J’ai pris mes mesures pour me rencontrer avec lui lesamedi de cette semaine. S’il s’agit d’une restitution, monsieur,je vous la ferai d’un seul coup. S’il s’agit d’autre chose, et quela restitution doive être opérée au profit d’un tiers,j’accomplirai mon devoir.

» À Londres, ma résidence seraMivart-Hotel.

» J’ai l’honneur d’être, etc.

» Comte FRÉDÉRIC BOEHM.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer