Jean Diable – Tome II

XXII – Le testament de Jean Diable.

Vers le milieu du mois d’octobre, cette mêmeannée, quatre jeunes gens habillés de noir et quatre belles jeunesfemmes en deuil, dont l’une portait un enfant dans ses bras étaientréunis sur le quai, dans le petit port de Saint-Valéry-sur-Somme. Àmarée haute, ils montèrent à bord d’un lougre caboteur qui sortitdu port avec le commencement du jusant, et mit le cap au large.

La mer était belle et la brise soufflaitd’amont.

À trois ou quatre lieues en mer, une goëletteà vapeur, sous pavillon américain, courait des bordées en sejouant. Quand le lougre eut franchi les passes et doublé leHourdel, la goëlette, virant de bord, se dirigea vers lui. Les deuxnavires accostèrent par le travers de Bayeux, et les passagers dulougre montèrent bord de la goëlette.

Ce dernier bâtiment n’avait plus à son arrièrele nom de Délivrance.Il portait seulement deux initialesblanches sur un fond noir, J. D.

Le caboteur louvoya vers la terre ; lagoëlette força de vapeur, et, comme un cheval de race à qui l’onrend la main, elle bondit vers l’ouest en coupant le courant de laManche.

Sur le pont il y avait un équipage nombreux etgrave. La goëlette aussi semblait en deuil.

Les passagers formaient quatre couples, donttrois étaient unis par les liens du mariage : c’étaientSuzanne Temple et Thompson, Germaine et Laurent, Sarah O’Brien etFrédéric Boehm. La jeune femme et le jeune homme, qui n’étaientpoint mariés, avaient nom Jeanne Balcomb et Robert Surrizy.

Le matin du jour suivant vit la goëlette horsde la Manche, inclinant sa route au sud-sud-ouest pour ranger lacôte d’Espagne et prendre le grand chemin des Indes.

Là-bas, de l’autre côté de l’équateur et dansl’immensité solitaire de l’océan Atlantique, un rocher sortit del’ombre, aux premiers rayons du soleil matinier, soleil triste àforce de splendeur, et dont l’éclat brûle la terre comme le baiserde Jupiter incendiait ses amours. C’était au mois de novembre. Il yavait plus de trois semaines que nos passagers avaient quitté lerivage de France.

Le long de ce rocher, quelques maisonsalignaient leurs toits carrés et bas, surmontés du pavillonbritannique. En rade, il y avait des vaisseaux de guerre quiportaient aussi le yacht anglais à leur poupe. Çà et là, dans lespierres grises, au-dessus des parapets à fleur de sol, vous eussiezpu voir un mousquet briller au bras d’une sentinelle en habitrouge.

Mais, du plus haut sommet du grand mât d’unvaisseau à trois ponts, vous ne l’auriez pas même aperçue, cettecage de Longwood, où languissait le lion prisonnier.

Un homme sortit de la maison mélancolique parla petite porte qui donnait sur le pleasure ground. Cethomme avait l’air d’un jardinier. Le factionnaire présenta lesarmes : c’était l’empereur.

Il avait obtenu qu’il n’y eût point desentinelle dans son enclos ; mais en dehors, à toutes lesissues, l’hospitalité anglaise veillait.

L’empereur avait un livre à la main et salongue-vue sous le bras. Il s’assit à l’ombre maigre d’un bouquetde fougères arborescentes, et de façon à ne point voir l’uniformeanglais. Il ouvrit son livre et tâcha de lire. Mais il rêva.

Au bout d’une heure, des cris joyeux letirèrent de sa méditation. C’était tout le peuple enfantin de lapetite colonie française qui allait, riant et jouant, le long del’enclos.

Une fillette aux belles boucles d’or aperçutl’empereur, et, quittant ses camarades, elle vint mettre sa têteblonde sur ses genoux.

C’était la fille du fidèle B…, la favorite del’empereur.

Ils causèrent. L’enfant demanda :

– Pourquoi es-tu plus triste aujourd’huique de coutume sire ?

L’empereur sourit et répondit :

– Le vent souffle de France.

Puis, baignant ses mains délicates et toujoursfines, malgré l’embonpoint qui le prenait, dans les cheveux bouclésde l’enfant, interrogeant à son tour :

– Sais-tu tes prières,fillette ?…

Le brave général B… n’était pas un chrétientrès-fervent. La petite répartit en riant :

– À quoi cela sert-il ?

Puis elle ajouta, hardie commel’enfance :

– Et toi, sais-tu les tiennes ?

Le général Montholon approchait, avec unpermis de promenade sur les hauteurs. – Car il fallait une licencesignée Hudson-Lowe pour franchir les bornes de la petite propriétéde Longwood.

L’empereur monta seul et lentement le sentierqui conduisait aux sommets de la chaîne des collines, d’où sonregard aimait à contempler la mer.

La brume mélancolique dont parle si souvent leMémorial se dissipait sous les rayons du soleil ; auloin l’Océan étincelait. Il n’y avait pas un seul navire en vue surtoute l’étendue de la mer, sauf les embarcations anglaises, àl’ancre dans la rade.

L’empereur s’assit, ombrageant son visagetriste sous les vastes bords de son chapeau de paille.

Et il laissa ses regards errer àl’horizon.

Derrière cette terrible muraille du lointain,il y avait non-seulement le spectre de la gloire et de lapuissance, non-seulement l’appel de la liberté, non-seulement lesourire de la patrie, mais encore les deux plus grands amours quepuisse contenir le cœur d’un homme : une jeune femme, un cherenfant…

Il n’eût pas été au pouvoir de Napoléonlui-même, libre et assis de nouveau sur un trône, d’augmenter sagloire militaire ; son testament affirme qu’il avait renoncé àtoute espérance politique, – mais sa femme, mais son fils, mais laFrance !…

Était-ce un nuage, cependant, qui se détachaitlà-bas entre le double azur du ciel et de la mer ?

Ou n’était-ce pas plutôt ce miracle du géniehumain, cette œuvre prodigieuse du siècle inventeur, le premiersteamer, la Délivrance, précédant sans doute la flottilleplus lourde et venant dire au captif : Soyez prêt ?

Oh ! c’était bien un navire, car lalongue-vue distinguait un point opaque et noir au milieu dunuage.

Le cœur du géant vaincu dut bondir étrangementdans sa poitrine. Et quel songe eut à ce moment songénie ?

Et malgré les promesses des heures résignées,quels plans de bataille jaillirent tout à coup au choc de cetespoir ? quels vastes mouvements d’armées ? quelsbouleversements de la carte du monde ?

Le navire approchait, on distinguait ses deuxmâts sans voiles, séparés par cette cheminée sombre d’où sortait lachevelure de fumée.

Il approchait, rapide comme un souhait ;il grandissait ; on voyait déjà l’écume blanchir à sesflancs !

Il approchait trop ; pourquoi cettebravade inutile les navires de la rade l’avaient signalé. Un coupde canon parti du fort grondait d’échos en échos, et il approchaittoujours.

Deux frégates anglaises se couvraient detoile, deux bricks appareillaient, couronnés de blancsflocons ; et l’artillerie de la rade rendait le signal auxbatteries du fort.

Le navire ne changeait point sa route ;il approchait. Était-ce une illusion de ce ciel vertigineux ?Les trois couleurs montaient à sa corne le drapeau éblouissant detant de victoires !

Et le canon aussi, le canon français celui-là,affirmait par une salve le pavillon impérial.

Était-ce donc une estafette officiellearrivant, le visage découvert, pour annoncer une seconde révolutionfrançaise, une première révolution européenne peut-être ?

L’escadre anglaise manœuvrait déjà pour mettrela goëlette entre deux feux.

La goëlette s’arrêta enfin. Elle était si prèsque l’empereur put voir sur le pont des uniformes de sa garde.

À un moment, toutes les têtes sedécouvrirent ; l’équipage, la main sur le cœur, dut pousser uncri dont l’écho ne vint pas jusqu’à l’île.

Le drapeau tricolore s’abaissa lentement. Unpavillon noir flotta.

Puis la goëlette tourna sur elle-même et pritchasse, élargissant en quelques minutes la distance qui la séparaitdes Anglais.

La dernière volonté du comte Henri de Belcampétait accomplie à la lettre.

Quand le nuage disparut à l’horizon,l’empereur regarda plus haut et pensa au ciel.

Il redescendit à Longvood. La fillette blondevint lui tendre ses joues ; il lui dit :

– Enfant, tu demandais à quoi cela sert,la prière. Pour une chérie comme toi, cela sert à vivre… pour uncondamné comme moi, cela sert à mourir.

FIN

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