Jean Diable – Tome II

XIV – Le maître et l’élève

Ce n’était peut-être pas pour dormir que lecomte Henri de Belcamp avait fermé les yeux, mais il avait dans leventre, comme dirait un sportman, une traite de cinquante lieues àcheval, et deux nuits sans sommeil pesaient sur ses paupières. Ils’assoupit, volontairement ou non, bercé par le marteau descharpentiers mortuaires. Les gens qui ont beaucoup risqué en leurvie, les coureurs d’aventures du nouveau monde, les héros de cessolitaires épopées où le chercheur d’or et le sauvage prolongentleur bataille implacable dans l’arène sans borne des forêts viergesou des prairies, nos soldats d’Europe eux-mêmes quand ils ont faitlongtemps la guerre de partisans, tous ceux-là savent dormir d’unœil et reposer comme l’oiseau sur la branche. Le comte Henri étaitun soldat, un coureur d’aventures, un sauvage, un homme dontl’existence, remise incessamment sur le tapis comme un va-tout, sejouait d’heure en heure.

Celui-là pouvait fermer les yeux aux bords duprécipice, car il avait parfaite possession de lui-même.

Il y avait en lui un instinct qui restaitéveillé pour faire sentinelle.

Dormir, pour lui, ce n’était pas complètementperdre connaissance, c’était donner une courte trêve à l’effort etaux calculs.

Cette nuit, en dormant, il attendait.

Il était sur le grabat, le visage tourné versla muraille. La lumière, toujours posée au ras du carreau, dans sonbas chandelier de plomb, éclairait son dos enveloppé dans lahouppelande, et quelques boucles éparses de ses cheveux blonds. Ilne venait à son profil perdu que les lueurs tombant du plafond oureflétées par la muraille terne.

Au bout d’une demi-heure environ, un bruitindistinct se fit dans le corridor. Cela ressemblait à des pasqu’on eût maladroitement essayé d’étouffer. Henri ne bougeapas ; des voix chuchotèrent de l’autre côté de la porte.

– Je risque gros, murmurait Clarke, dontla langue épaissie articulait difficilement, vous devez savoir ça,vous qui avez été dans la chose… Et comment le pauvre jeune hommea-t-il pu vous faire dire ceci ou cela, puisqu’on n’a jamais laissépasser un mot de sa main au guichet ?…

– J’y suis bien passé, moi, au guichet,répliqua une autre voix.

– Et ça a dû vous coûter bon, j’enréponds !… Moi, je me suis mis un peu en train, parce que lecœur me manquait de voir le pauvre diable cette nuit… C’est douxcomme un agneau, n’est-ce pas ?… Et puis il a barbouillé unediable de chose sur sa muraille…

– Quelle chose ?

– Une femme qu’il a faite avec un bout decharbon… et un petit enfant…

Henri fit un mouvement sur le grabat. Sa têtese souleva à demi. Son regard interrogea la muraille. Il vitl’esquisse, sourit, consulta de nouveau sa montre, et remit sa têtesur l’oreiller.

– Ami Clarke, dit la voix de l’étranger,une voix de vieillard cassée et faible, tu sais que j’ai encore lebras long, malgré tout… Je ne serai pas plus d’une demi-heure avecle jeune homme, et tu gagneras du coup vingt guinées.

– Ma femme a grand besoin d’une manteneuve…, grommela Clarke.

– Vingt guinées sans rien risquer… Il estune heure ; on ne viendra pas avant trois heures du matin pourla toilette…

– Quatre heures, c’est annoncé… et lesconstables avec le shérif dix minutes auparavant.

– Nous avons donc quatre fois le tempsqu’il faut.

La clef heurta la serrure, comme si une mainmal assurée eu cherchait le trou.

– Eh bien ! dit Clarke, ce n’est paspour les vingt guinées, Dieu me punisse si je mens !… c’estparce que j’ai le cœur à l’envers cette nuit, et que je vois dansertout autour de moi la pauvre chose qui est sur la muraille… Si onme prenait comme cela ma femme et mon petit enfant !…

Le pêne glissa dans sa gâche ensifflant ; le verrou à roue ronfla ; un petit son d’orchanta.

– Pour sortir, dit encore Clarke, frappezsolidement en dedans et appelez-moi par mon nom. Diabled’enfer ! je crois que la tête me tourne !

La porte s’ouvrit, puis se referma sur GregoryTemple.

L’ancien intendant de police resta un instantprès au seuil. La lumière, qui le frappait d’en bas, creusaitprofondément les rides de son visage et mettait des ombres sur sesyeux, qui néanmoins avaient de vagues lueurs. Il portait le costumedes gardiens de Newgate, car il s’était évidemment introduit icipar quelque moyen de comédie rajeuni à force d’argent.

Les moyens de comédie traités ainsiréussissent toujours. On peut en inventer de nouveaux, mais lesvieux sont bons.

Le collet de la veste lui montait jusqu’àmi-joues, et les têtes d’un trousseau de clefs sortaient de sapoche. Il avait un bonnet écossais qui descendait jusqu’à sessourcils.

Son regard inquiet et d’une vivacité fiévreusefit le tour de la boîte de pierre. Il frissonna légèrement. Quandses yeux rencontrèrent le grossier croquis de la muraille, il lesdétourna.

– Richard ! murmura-t-il.

Une respiration calme et forte venait dulit.

– Est-ce du courage ? pensa touthaut le vieillard ; est-ce la brutalité de l’homme quis’abandonne ?… L’âme est-elle morte avant le corps chez ceuxqui n’espèrent plus ?…

– Moi, continua-t-il en frissonnant denouveau et plus fort, ces bruits de maillet m’empêcheraient dedormir.

Il appela pour la seconde fois :

– Richard !

Et, comme on ne répondait point encore, ils’approcha du grabat en répétant avec impatience :

– Richard !… RichardThompson !

– Je ne suis pas sourd, gronda ledormeur. Je vous entends bien !

M. Temple n’avait assurément aucunsoupçon de ce qui s’était passé. Si par impossible il avait eu unsoupçon, ces paroles l’auraient fait évanouir, car c’étaitidentiquement le ton, l’accent et la voix du pauvre Richard. Henriavait infuse la science d’imitation qui complète les grandscomédiens.

– Ne me reconnaissez-vous pas, Thompsondemanda Gregory dont l’accent trahissait une fiévreuseagitation.

– Si fait, répondit-on rudement, vousêtes la corde qui va me pendre.

– Je suis le père de votre femme,Richard ! J’ai été trompé ; je viens réparer mafaute.

– Si vous vous repentez, soyez pardonné,dit le prétendu Thompson. Je viens de parler au prêtre, et je veuxmourir en chrétien mais je veux mourir en homme aussi… Vousapportez des souvenirs qui me briseraient : sortez !

– Mais c’est la liberté que je vousapporte, mon fils, mon pauvre enfant ! s’écria le vieillardqui lui saisit le bras. Je sais que je vous ai fait bien dumal ; je ne vous demande ni tendresse ni reconnaissance… Maisécoutez-moi, au nom de votre femme et de votre fils !

La tête de Richard s’incrusta dans l’oreillerdur.

– Je vous écoute, dit-il d’un tonmorne.

– Ce n’était pas du courage !murmura M. Temple avec un amer sourire ; c’étaitl’affaissement de l’agonie !

Il se leva et fit quelques pas dans lachambre. Sa main pressa son front à plusieurs reprises.

– Richard, s’écria-t-il tout à coupviolemment, tu es mon fils, je veux que tu sois mon fils ! Jemourrai fou, entends-tu, et il faut que tu me venges !

Il s’arrêta devant le lit. Le prisonnierrestait immobile et silencieux.

– Il faut que tu te vengestoi-même ! reprit le vieillard, les deux mains appuyées contrele maigre matelas. Il faut que tu venges les pleurs de ta femme…oh ! ma tête est lucide en ce moment… je vois clair comme àvingt ans… Je te dirai tout à l’heure comment tu t’échapperasd’ici… auparavant, il faut que je t’explique ton devoir… car, si jereste prisonnier à ta place, mon fils, tu agiras à lamienne !

Le prétendu Thompson respira bruyamment. C’estparfois l’essor de la poitrine oppressée qui veut se dégager, maiscela exprime aussi l’incrédulité dédaigneuse et découragée.

M. Temple se laissa tomber sur la chaise.Ses deux mains se crispèrent sur son front qui dégouttait desueur.

– Soyez certain, Thompson, reprit-il enchangeant de ton, que je vais vous dire des choses exactes,précises, authentiques. Ma fièvre peut me tuer pendant que je vousparle, mais j’ai toute ma raison…, je le jure !… Cet homme esten fuite, cet homme se croit sauvé… celui qui a fait de notre vie àtous un enfer… celui qui a changé ma Suzanne joyeuse en une pâlestatue… celui qui a brouillé ma cervelle et qui cloue en ce momentles ais de votre échafaud.

– James Davy… murmura le prisonnier.

– Ah ! s’écria Gregory Temple quijoignit ses mains frémissantes, vous m’écoutez enfin ! Dieusera plus fort que le démon !… Oui, James Davy ! etqu’importent ses autres noms, à l’heure qu’il est !… JamesDavy, le triple, le décuple assassin… James Davy est à Londres… Iltriomphe sans doute… mais il est perdu !… Sa fuite le tue, sivous êtes encore un homme et que vous puissiez accomplir mesinstructions… Richard, Richard, pour vous sauver je risquepeut-être plus que ma vie ! Sur Dieu ! dites-moi que vousm’obéirez, car il y a du feu sous mon crâne, et une voix me cried’aller à ma destinée !

– Vous ne m’avez encore rien commandé,prononça froidement Thompson, qui s’agita sur son lit avecnonchalance. Je n’ai en vous que la confiance résultant de ce faitqu’il n’est plus au pouvoir d’un homme de me nuire. Expliquez-voussi vous voulez que je vous comprenne.

La poitrine de l’ancien intendant de policerendit un gémissement.

– Cela devait être ainsi !murmura-t-il ; c’est un malheureux enfant !… Pourquoil’idée de ma fille grandit-elle en moi depuis que je songe àmourir !

Ses cheveux gris s’ébouriffaient sur son fronthâve et ses yeux avaient les sinistres lueurs de l’égarement.

– Je vais m’expliquer, Richard,poursuivit-il cependant d’un ton soumis. Je conçois vos défiances,mais songez que je pouvais vous laisser ici. Et à quoi me serviraitde vous tromper, pauvre enfant ? La corde est autour de votrecou. La perte de cet homme, songez-y bien, me vengera non-seulementde lui, mais de tous les misérables qui m’ont humilié. Je lesabhorre désormais plus que lui-même. Mac-Allan, mon successeur… lelord chef-justice… et le régent ! Le régent, qui m’avait ditune fois, comme un sultan des Mille et une nuits :« Demande-moi tout ce que tu voudras… » le régent,débiteur ingrat, obligé insolvable, qui s’est ri de moi devant tousses valets en habit de cour et qui a dit : « Je dois eneffet une chose à ce vieil homme… un logement à Bedlam !

Il grinçait des dents et ses cheveux remuaientsur son crâne.

– Oh ! oh ! s’écria-t-il d’unevoix qui était comme un rauquement sourd, je veux prendre la têtetranchée de cet homme par les cheveux et leur en fouetter à tous levisage. Les nobles brutes ! les souveraines caricatures !Il me faut sur leurs joues de pleines poignées de boue et desang !… Savez-vous ce que j’étais, jeune homme, avant que cedémon ne m’eût pris mon sang-froid, mon intelligence et mamémoire ?… J’étais Gregory Temple, et combien de princes dusang ont tremblé devant moi !… Je savais tout, je voyaistout !… Le roi, s’il y avait eu un roi, n’aurait pas osé meparler comme à ses ministres… Savoir tout ! comprenez-vous lechiffre prodigieux de cette force !… Savoir tout, dans unmonde où chacun, fût-ce le maître, a quelque chose à cacher !…J’avais cette puissance… et je suis tombé si bas que les voleurs deSaint-Gilles me regardent en riant, quand ils me rencontrent dansla rue !

– Et vous avez beaucoup de haine ?dit le prisonnier avec un calme qui fit bondir le vieillard sur sonsiège.

– Oui râla-t-il en un cri étranglé par sarage folle. Assez de haine pour le jeter en proie au bourreau,enfant triste et faible que la peur a déjà changé encadavre !…

– Mais, non, non ! interrompit-il enportant ses deux poings à sa bouche ; ne m’écoute pas… Tu asraison : je ne me suis pas encore expliqué…, ce que tu as àfaire est si facile ! N’aimes-tu donc pas un peu le père de tafemme, Richard ?

À cette question qui arrivait si étrangement,le prisonnier répondit par ce mot évasif.

– Autrefois…

– C’est juste ! c’est juste !murmura M. Temple avec une soudaine émotion ; tu asbeaucoup souffert… souffert longtemps… Si je pouvais te bienconvaincre qu’il est la cause, la seule cause de tout cela…

– Dites-moi ce qu’il faut que je fasse,interrompit Thompson d’un accent plus vivant.

– Bien, ami ! Tu as raison encore,c’est là le principal… qu’il soit condamné là-bas par contumace etcela me suffit… Que m’importe sa mort si je puis pendre son cadavreen effigie à la porte du palais du régent et crier dans les millevoix de la presse à tous mes insulteurs : Honte !honte ! honte… Eh bien ! j’ai à Paris des trésors depreuves… et la dernière, celle que je suis venu chercher, carj’avais deviné son existence à l’aide de calculs dont ils semoquent tous, la dernière est à Paris, enfouie à quelques piedssous terre, dans un lieu que je te désignerai.

– Désignez ! dit Thompson quisemblait pris d’intérêt et même d’impatience.

M. Temple le regarda, perdu qu’il étaitdans l’ombre du lit. Puis ses yeux se reportèrent vers le flambeau,comme s’il eût été tenté de le soulever pour mieux voir.

Mais sa pensée tournait au vent de sa passionet de sa folie.

– Vous savez ce que c’est qu’un alibi,Richard, reprit-il essayant d’établir une démonstration simple etconcise. Les juges de France se trouvent en face d’un alibi commeon n’en vit jamais. Supposez un triangle A, B, C. Deuxcrimes ont été commis contemporainement, l’un au point B, l’autreau point C. On accuse un homme des deux crimes, et cet homme prouveclair comme le jour qu’il n’a point quitté le point A… Vousn’ignorez pas non plus que tout mon système de détection reposaitsur une base géométrique, puisque j’arrivais à cette conclusion quetout malfaiteur essaye d’acculer son juge à l’absurde… Pour moi,qui suis l’inventeur même de l’instrument, tout ce travail neprésente pas l’ombre de mystère. La main d’un adepte est là :c’est signé en toutes lettres ! James Davy, en posant ceproblème, me crie : C’est moi qui suis l’assassin… mais lesmagistrats Français ne savent pas ; ils en sont toujours auxvieux axiômes et aux vieilles méthodes. La triple impossibilitédressée devant eux comme une palissade infranchissable les arrêteraéternellement, – à moins qu’on ne leur mette dans la main larecette de ce tour d’escamotage… James Davy est accusé à Paris sousle nom de comte Henri de Belcamp. Il y a là, à un moment donné,trois Henri de Belcamp : un au point A, qui était lui-même, unau point B, qui était Noll le boxeur, un au point C qui était Dickde Lochaber. C’est assez naïf, n’est-ce pas ? Eh bien !voici un papier qui vous donne la topographie exacte d’un champsitué à Paris, derrière Tivoli, où se trouve le cadavre de Noll,assassiné en revenant du point B, et le cadavre de Dick, assassinéen revenant du point C, la veille même du jour où James Davy futarrêté au point A… Vous remarquez que ce jour-là même, au théâtrede l’Opéra-Comique, dix témoins, mentionnés au même papier, ont vudu sang au poignet du comte Henri et au-devant de sa chemise…Prenez cette pièce et prenez aussi la clef de la chambre quej’occupais à Paris, rue Dauphine, numéro 19 ; je vous lesconfie.

La main du faux Richard Thompson dut ledémanger assurément ; mais il ne savait pas encore tout cequ’il lui fallait apprendre, et son bras resta immobile.

– M. Temple, dit-il, prononçantenfin le maître mot du rôle qu’il jouait, tout le long de monprocès, ici, les juges et les avocats ont parlé de vous comme d’unhomme ayant perdu la raison… Je ne puis affirmer que je l’aie cru,car je vous sais capable de prendre tous les déguisements, mais jene me défends pas d’avoir eu et de garder des doutes… J’ai unespoir de salut en dehors de vous… Quel moyen d’évasionm’offrez-vous ?

– Le plus simple et le plus dangereuxpour moi, répondit sans hésiter l’ancien détectif. Vous prenez meshabits, et je reste à votre place.

– La différence de nos âges…

– J’ai là tout ce qu’il faut pour voustransformer en vieillard.

– Et une fois transformé envieillard ?…

– Que Dieu ait pitié de nous, mongendre !… à votre âge et dans votre situation, je n’en auraispas demandé si long !

Une fois transformé en vieillard, vous sortezavec Clarke qui est ivre et qui vous conduit jusqu’au corridor del’Ouest, qui donne sur la cour de la Presse. Vous payez cinq livresà Clarke, et il vous remet entre les mains d’un de ses collèguesqui coûte plus cher : celui-là a déjà reçu quinze livres, vouslui en compterez quinze autres, et il vous mènera au guichet duNord, où vous êtes attendu pour payer trente livres et une poignéede main au vieux maître portier, qui est une ancienne connaissance.Une fois dans la rue, faut-il vous dire que vous poserez une jambedevant l’autre alternativement, afin de gagner au pied.

La main du prisonnier s’ouvrit pour prendre laclef et le papier.

Puis, tout en s’ébranlant pour se retourner,il dit :

C’est précisément tout cela, monsieur Temple,que j’avais besoin de savoir.

L’ancien détectif tressaillit à cette voix,qui lui parut toute changée.

Mais il n’eut pas le temps d’approfondir cedoute, ou plutôt la certitude lui vint comme un choc.

Le prisonnier, eu effet, se retourna toutsimplement, et mit en pleine lumière le visage serein, ferme,intrépide, du comte Henri de Belcamp.

Les traits du vieillard se décomposèrent, etil voulut parler ou crier, mais sa voix s’étrangla dans sa gorge.Henri le regardait, toujours étendu qu’il était, mais appuyémaintenant sur le coude et la tête penchée en dehors du lit.

Il fut évident durant une minute que la foliecherchait Gregory Temple. Ses yeux, qui tout à l’heure brûlaient,devinrent ternes et comme étonnés. Il recula comme de plusieurspas, et ne s’arrêta qu’à la muraille.

Puis un tremblement le prit par tout le corps,secouant ses jambes, ses bras et sa mâchoire, pendant que, du frontau menton, sa face se couvrait d’une livide pâleur.

Tout le temps que dura cette crise, le comteHenri le considéra en silence d’un air indifférent et froid.

Au bout d’une minute, un flux de sang revintaux joues du vieillard, dont l’œil, demi fermé, jeta une flammeaiguë. En même temps sa main droite, d’un geste convulsif, seplongea sous le revers de sa veste, et il fit un pas en avant.

Le jeune comte sourit et dit :

– Détail oublié : votre ancienneconnaissance le portier vous a pris vos pistolets de poche, et ilme faudra les redemander en passant, pour compléter monpersonnage.

– Misérable ! s’écria M. Templequi avait de l’écume aux lèvres. Pour sortir d’ici, tu passeras surmon cadavre !

– S’il le faut absolument, maître,repartit Henri dont le sourire disparut, je passerai sur votrecadavre.

– Et vous savez bien, ajouta-t-il avec unsérieux où il y avait à la fois une menace terrible et une étrangemansuétude, que, pour faire de vous un cadavre, moi je n’ai pasbesoin d’armes.

La paupière de Gregory Temple s’injecta desang. Il eut peur de mourir, écrasé par l’angoisse même de sonimpuissance. Et ce rêve lui vint, qui mit de la glace dans sesveines. Il se vit couché, faible, sur ce carreau. L’autre sepenchait au-dessus de lui, la main droite à son cou, la main gauchesous la nuque…

Et il eut cette sensation de l’étranglé quiappelle en vain le souffle…

Il fit un effort désespéré. Ses poumonsengloutirent l’air avidement, et il ouvrit la bouche pour pousserun de ces cris qui percent les murailles.

– Attendez que les charpentiers fassenttrêve, dit Henri, qui laissa retomber sa tête sur l’oreiller. On nevous entendrait pas.

Il se trouvait en effet que tous lestravailleurs de l’échafaud donnaient du maillet à la fois,produisant un assourdissant tapage.

Henri ajouta :

– J’ai sauvé Richard Tompson, le mari devotre fille, mais sa destinée est attachée à la mienne.

La prunelle du vieillard eut un éclair sauvagetandis qu’il râlait :

– Que ma fille soit veuve !

Il n’y eut point de surprise dans le regard dujeune comte ; ce fut plutôt une froide pitié.

– Qu’est-ce qu’un bandit ?pensa-t-il tout haut, voici un vétéran des armées de laloi !

Puis il ajouta lentement :

– Gregory Temple, j’ai compassion de ceuxà qui la folie a ôté le cœur. Ne vous indignez point de cemot ; il n’a pas ici la même signification que dans la bouchede vos insulteurs. Peut-être ai-je comme vous mon idée fixe, idoleà laquelle je sacrifierais tout ce que j’aime. Ce n’est pas moi quivous ai déclaré la guerre ; je vous ai prévenu que j’avais desarmes sûres et que la guerre vous serait mortelle. Je n’ai contrevous ni rancune ni haine ; j’aime ceux que vous devriez aimeret que vous êtes prêt sans cesse à engager sur le tapis vert commeun suprême enjeu, dans votre partie désespérée… Ne criez pas,Gregory Temple ; vous êtes faible, ici comme partout, contremoi… Il n’y a de l’autre côté de cette porte qu’un homme ivre quisans doute sommeille. Il faudra pour le réveiller, non pas votrevoix brisée, mais ma voix à moi, qui sonne comme l’appel d’un cor…Je vous l’ai dit : Je dois sortir d’ici, fût-ce en foulant auxpieds votre cadavre… Ne criez pas ; ma main est un redoutablebâillon, et, sur ma conscience ! si vous restez en paix, jen’ai ni le dessein ni le besoin de vous nuire.

Pendant qu’il parlait, Gregory Temple avaitbaissé les yeux. C’était, lui aussi, un homme indomptable. Il avaitconscience de sa faiblesse, mais il n’était pas vaincu, puisque sonennemi dédaignait l’emploi de la force. Qui à terme ne doit, dit laphilosophie des hommes d’argent, – et dans ces luttes prodigieusesqui agitent la poésie homérique, c’est souvent le terrassé quitue…

Gregory Temple employait à chercher une armele temps qu’on lui accordait. Il étudiait sournoisement l’étroitchamp de bataille ; il repliait son regard en lui-même, et lasueur qui coulait sur ses tempes plombées disait l’effort qu’ilfaisait pour comprimer les violences de sa fièvre.

C’était entre ces deux hommes un contrastevéritablement profond et complet, à part même la puissancevictorieuse de l’un et la faiblesse épuisée de l’autre. Dans cecombat sans armes, pareil à celui qui se livre entre le juge etl’accusé, l’ancien magistrat ressemblait au coupable, et l’autre,le proscrit, l’évadé de toutes les prisons, avait le calme etl’autorité de la loi sur son siége.

– M. Temple, reprit Henri après unecourte pause, il vous a été donné d’exercer sur ma vie uneinfluence considérable. Je n’irai pas jusqu’à dire que cetteinfluence a été bienfaisante, mais je me garderai d’affirmer dumoins qu’elle ait été malheureuse. Par vous, j’ai souffert beaucoupet longtemps, il est vrai ; mais la souffrance trempe l’âme,et il se peut qu’une part de ma force me vienne de vous…M. Temple, vous avez aimé d’amour madame la marquise deBelcamp, ma mère.

– Hélène Brown ! dit l’anciendétectif qui se redressa dans son dédain amer ; moi !

– Non pas Hélène Brown dans sa honte,monsieur, non pas cette fille belle comme une sainte que les hommeset les femmes de votre aristocratie ont souillée et perdue, non pascet ange déchu déjà et chancelant au bord de l’abîme qu’un soldatdes jours chevaleresques, le dernier gentilhomme, le marquis deBelcamp, mon père, couvrit du manteau sans tache de son honneur,non pas même cette femme entraînée par la passion victorieuse quirejeta loin d’elle la robe nuptiale et foula aux pieds son salut,dans un accès de ce vertige froid et terrible comme tout ce qui estde Londres, et qui se plongea volontairement, avec un cri d’exiléqui retrouve sa patrie, dans les ténèbres d’un gouffre sans fond,non pas l’Hélène Brown de la légende fangeuse… mais un modèle deséduction décente et de noble esprit, mais une femme qui parut etdisparut comme un charmant météore à votre horizon brumeux… unecréole, commencez-vous à deviner ?…, une enchanteresse…

– Vous mentez ! dit rudementl’intendant supérieur.

Un tic nerveux agitait son corps et seslèvres.

– Lady Caroline Dudley, continuapaisiblement Henri.

– Vous mentez ! répéta Gregory.

– La mère du bandit Tom Brown, acheva lejeune comte qui le couvrait de son regard impassible ; de TomBrown qui est mon frère et votre fils.

Une troisième fois M. Templerépéta : Vous mentez ! mais il s’affaissa sur sa chaiseet ses deux mains couvrirent son visage.

Pour la troisième fois aussi, depuis qu’ilétait dans la prison, le comte Henri consulta sa montre et semblacalculer les heures.

– J’ai le temps… dit-il en se parlant àlui-même.

Puis il reprit :

– M. Temple, le moment et le lieupeuvent sembler étrangement choisis pour l’explication longue etsolennelle qui va prendre place entre nous ; mais il se peutque nous soyons désormais des années avant de nous retrouver enface l’un de l’autre. Vous serez prisonnier, moi libre ; et,quand vous serez libre, la mission à laquelle j’ai dévoué monexistence aura mis entre nous l’Océan…

– Avant tout, s’écria l’ancien détectif,la preuve de ce que vous avancez !

– La preuve est dans votre conscience etdans votre haine, monsieur.

– Vous n’en avez pas d’autre ?

– Si fait… Vous avez porté, vous portezpeut-être encore pendu à votre cou, un médaillon contenant unegoutte de sang desséché, bizarre relique d’une nuit d’ivresse. Surl’or du médaillon, Caroline Dudley, avec l’aiguille qui avait piquésa veine, dessina un cœur et traça des lettres qui voulaientdire…

– Heart’s blood ! (sang demon cœur) prononça tout bas Gregory Temple ; – un H et unB.

– Un H et un B, répéta le comteHenri : Hélène Brown.

M. temple ouvrit sa chemise d’un gesteconvulsif. Il prit le médaillon, souvenir de tant d’années, et lebroya sous son talon en disant :

– Dans le doute on se lave !

Une étincelle alluma la prunelle d’Henri.

– Cela est d’un méchant cœur !murmura-t-il.

Ce fut tout. Il reprit avec son calmereconquis :

– Je vous préviens, monsieur, que je nefaisais fond ni sur votre cœur, ni sur votre mémoire. Je ne suispas ici en suppliant, mais en maître, et l’explication, dont jevous parlais tout à l’heure, n’est pas encore commencée.

– Êtes-vous eu mesure de me montrer ceTom Brown ? demanda Gregory dont le trouble semblait augmenterà mesure qu’il réfléchissait.

– À l’heure voulue, peut-être, répliquaHenri.

– Et cette Hélène Brown qu’on a ditemorte sortira-t-elle encore de terre ?

– Peut-être, s’il en est besoin.

Il y eut un silence que le comte Henri rompitle premier.

– Monsieur Temple, dit-il, vous étiezmourant au moment où Hélène Brown fut jugée, condamnée et envoyéeen Australie avec Tom votre fils. Elle avait toujours gardé sonsecret comme une ressource suprême. Elle comptait sur vous, mais, àl’instant fatal, votre maladie rendit son secret inutile. Vous êtesné pour frapper, non pour secourir : chacun son étoile !Je partis pour la Nouvelle-Galles-du-Sud libre, et libre jerevins : nous causerons tout à l’heure du double motif quim’entraînait si loin de l’Europe, où j’avais devant moi une viefacile et heureuse.

Quand je revins à Londres, j’avais accompli undevoir et mûri de grandes idées… Je ne vous défends pas de sourire,monsieur ; mais désormais je dois compter les instants, et jedésire n’être point interrompu. Je vous fus présenté par lordPayne, qui connaissait vos relations intimes avec le secrétaire del’amirauté. Je ne vous parlai que de l’amirauté.

Mais il est un fait remarquable. La police,entourée de tant de répugnances, inspire à ses adeptes undévouement extraordinaire. Je vous plus sous mon nom de James Davy,et je n’ai pas à vous rappeler toutes les petites ruses, toutes lesdélicates prévenances, toutes les habiles coquetteries dont vousm’entourâtes pour faire de moi un prosélyte. Je me laissai prierlongtemps après avoir été converti, car votre système séduisit lecôté romanesque de mon intelligence, et je ne tardai pas àcomprendre que je pouvais avancer ma tâche dans vos bureaux encoremieux qu’à l’amirauté. Vous m’avez pris pour un voleur et pour unassassin, monsieur Temple…

– Et vous étiez un conspirateur, n’est-cepas ? ricana le détectif… nous connaissons cette histoire-làsur le bout du doigt !

– Et, dans quelques mois, poursuivitHenri sans tenir compte de l’interruption, je serai le premierministre d’un empire puissant… et l’Europe bouleversée vous dira lamisère de votre entêtement avec le néant de votrescepticisme !

– Si cela était, s’écria Gregory enhaussant les épaules, viendriez-vous me raconter vossecrets !…

– Je ne vous ai pas encore dit un seul demes secrets, répliqua le jeune comte. Cela va venir. Il fut untemps où ma force était de savoir ce que vous ignoriez, parce quevous luttiez encore. Maintenant vous ne pouvez plus lutter ;vous êtes vaincu à un point que vous ne soupçonnez pas vous-même.Je vous éclaire d’un seul mot, tenez ! Votre impuissanced’aujourd’hui sera celle de demain. La chaine qui vous garrotteici, vous suivra au dehors. S’il ne tenait qu’à moi, vous seriezlibre, et je vous dirais : marchez, accusez, frappez ! Jevous ai cloué au sol, j’ai paralysé vos bras, j’ai condamné votrelangue au mutisme.

– Ouvrez donc cette porte, provoqua ledétectif, et nous verrons bien l’effet de vossorcelleries !

– Cette porte sera ouverte, monsieur,repartit sérieusement Henri, mais vous n’en savez pas encoreassez ; je veux l’épreuve plus large ; écoutez encore… Aubureau de Scotland-Yard, où j’étais attaché, je surpris une foisdeux lettres de la signora Bartolozzi, dont chacune était unetrahison. Je pense que vous êtes au fait, puisque vous avez vuFrédéric Boehm ?

Gregory Temple fit un signe de têteaffirmatif. Tout ce qui regardait cette affaire de la comédienneavait le don de captiver violemment son attention.

– Ce fut là votre grand malheur, repritHenri, et le véritable point de départ de votre ruine. Connaissanten effet comme je les connais tous les rouages de votre mécaniquedétective, je ne doutai pas un seul instant de ce fait que, tôt outard, vos soupçons arriveraient à moi qui étais chez vous sous unfaux nom et qui avais supprimé les lettres. Je pris les devants, jevous lançai dans une fausse voie, j’épaissis un voile autour de vosyeux… Je ne voulais alors que gagner du temps jusqu’au moment où lagrande affaire de ma vie, engrenée à Londres, me permettrait depasser en France… Tout devait être alors fini entre nous.

– M’est-il permis de vous demander quivous accusez du meurtre de Constance Bartolozzi ? interrompitM. Temple avec une sorte de calme.

– Tom Brown, votre fils, répondit Henrisans hésiter. – Et il continua :

– En France, la fatalité qui vouspoursuit dans toute cette affaire me mit par trois fois en face devous : je rencontrai votre fille, je reconnus Robert Surrisy,près de qui vous aviez exploité le meurtre du général O’Brien, sonpère, pour vous faire un agent de plus, et enfin la fille deConstance Bartolozzi, que j’aimai…

– Et ce n’était certes pas pour lesmillions que devait lui conquérir votre industrie ! raillaM. Temple.

– Sans ces millions, monsieur, répliquaHenri, vous étiez sauvé… Je vous prie de noter en passant que toutema conduite a été dirigée, non pas contre vous, Gregory Temple,mais contre votre système, qui devait nécessairement vous amener àmoi… parce que votre système, suivant les probabilités à l’aveugle,comme l’eau coule dans un tuyau, devait rencontrer mon amour pourl’héritière de Turner et de Robinson, alors même que RobertSurrisy, Suzanne, la vieille Madeleine et autres n’auraient pas étélà pour servir de fil conducteur…

– En passant, interrompit le détectif,est-ce Tom Brown qui a tué le général O’Brien ?

– Oui, l’assassin de Maurice O’Brien futvotre fils Tom Brown, comme votre fils Tom Brown, héritier naturelde Turner et de Robinson du chef de sa mère, fut l’assassin deRobinson et de Turner… Je franchis les détails, ma conduite enversThompson et votre fille : ils m’ont pardonné tous les deux etils m’aiment… je suis leur bienfaiteur. J’arrive à l’affaire deVersailles, où, pour votre malheur, je vous ai retrouvé en face demoi.

Il est impossible que vous n’ayez pas remarquéun fait assez curieux pour être noté. Quand vous avez soulevé cielet terre pour empêcher l’ordonnance de non-lieu d’être rendue, vousavez trouvé en moi un aide et non point un obstacle. J’ai refusé depropos délibéré certaines explications… J’ai ménagé deslacunes…

– Mais, dit le vieux Temple, commentcolorez-vous le fait des deux passe-ports au nom du comteHenri ? N’est-il pas clair et certain que vous vous serviez làde mon algèbre, et que vous ménagiez un argument parl’absurde ?

– J’aurais la prétention, mon maître,répliqua Henri du bout des lèvres, de tirer un tout autre suc devos savantes leçons, si jamais j’en arrivais à la pratique… Je vousréponds encore par un mot : Tom Brown, votre fils, héritiernaturel, était primé par moi, héritier légal, seul enfant d’Hélène,né dans le mariage. Je le gênais, à supposer même qu’il ne connûtni les testaments en faveur de Jeanne Herbet, ni mes projetsd’union avec cette jeune fille… Ici, et bien à votre insu, sansdoute, monsieur, votre fils Tom Brown a été votre complice :il a voulu faire d’une pierre trois coups…

– Incidemment, reprit-il avec gravité,j’ai l’honneur de vous faire part de mon mariage avec cette mêmeJeanne Herbet…

– Dans votre position ! s’écriaM. Temple : vous avez osé donner cette arme terrible auministère public !

– Non… j’avoue que j’ai reculé…L’innocence elle-même doit limiter sa confiance en la justice deshommes… Je me suis astreint à jouer une comédie… j’ai épousémademoiselle Herbet sous le nom que je portais naguère dansAuction-Mart : Percy-Balcomb. Ce nom m’appartient, je l’aigagné.

– Et c’est à moi que vous venez faire unepareille révélation !

– Encore une fois, monsieur Temple,prononça Henri en piquant chacune de ses paroles, je me confesseici à un mort.

L’ancien détectif tressaillit et lui jeta unregard de défiance.

– Moralement mort, reprit le jeune comteen souriant, voilà tout ce que j’ai voulu dire… mais, en revanche,si parfaitement mort en ce sens tout figuré, que je vais vousrévéler avant de quitter la place des choses beaucoup plusimportantes… En attendant, je résume brièvement le sujet qui nousoccupe. Je me suis défendu contre vous de mon mieux ; j’avaisle droit de donner coup pour coup, car je n’étais pasl’agresseur ; je me rends cette justice de dire que je n’aipas frappé à outrance. Maintenant, le résultat : Vouscomprendrez tout à l’heure qu’avec le haut caractère qui m’attenddans un avenir prochain, je ne pouvais pas accepter dedemi-mesures. Le ministre de César, pas plus que sa femme, ne doitêtre soupçonné. Je suis légiste : j’ai tranché dans le vif,toujours dans la prévision de vos attaques, car je ne me connaispas au monde d’autre ennemi que vous. Je ne laisse rien derrièremoi ; à Prague, j’ai la décision de la table royale pourl’affaire O’Brien ; à Londres où nous sommes, j’ai le verdictdu jury contre Thompson : Non bis in idem. En France,je vais avoir chose jugée… Quant à Tom Brown, votre fils, qui,continuant le cours de ses exploits, paraît décidé à déranger mavie avec une patience de Pénélope, j’ai contre lui la plaine deTivoli et les deux cadavres de Noll et de Dick, ses complicesassassinés. Ici finit le point de mon premier discours.

Y avait-il un atome de vérité dans cettehistoire de Tom Brown ?

Ce dédoublement aurait expliqué bien deschoses inexplicables ; pas toutes cependant.

Et certes le médaillon broyé restait sur lecarreau, miroitant aux lueurs de la chandelle, dont la mèche rasaitmaintenant le plomb du bougeoir. Qui avait pu révéler à Henri lemystère de cette goutte de sang et des deux initiales qui étaient àla fois un cri d’amour et une infâme signature ?

– Chantons, dit Virgile, des choses unpeu plus grandes, reprit le jeune comte, trop vite au gré de sonauditeur qui eût voulu réfléchir. Vous avez pu entendre dire auchâteau de Belcamp, mon maître, que j’étais cinq fois docteur,c’est la vérité. Je me souviens de vous avoir ouï professer àvous-même cette opinion qu’un homme dans cette posture avait, selonles plus simples données de la probabilité, mieux à faire qu’àchoisir le métier de malfaiteur. J’ajoute que, dans mon casparticulier, je suis fils unique de gentilhomme, héritier d’unefortune honnête, et adoré de mon père que j’aime toutes choses quime paraissent ajouter à l’effet moralisateur des études.

Vous avez vu ma vie de très-près pendant plusd’une année. Je suis un homme du grand monde, mais je n’ai nibesoins qui soient des gouffres, ni vices insatiables. Avec lemoindre effort j’étais riche ; en me croisant les deux bras,je pouvais me laisser vivre.

Voulez-vous me dire quelle raison humaineaurait pu précipiter le jeune comte de Belcamp, au sortir de sesétudes brillantes, au plus profond des ignominies deLondres ?

Car c’est de là, du fin fond de cette fange,entendez-vous, que le verdict de la cour des sessions arracha TomBrown pour l’envoyer en Australie.

Et si vous voulez bien admettre qu’à cetteépoque, étant donné mon séjour authentique dans les universitésallemandes, je n’avais même pas eu le temps d’être criminel àLondres, que par conséquent il y a vraisemblance que le Tom Browncondamné n’était pas votre serviteur, pouvez-vous me dire quelmotif explicable me poussait vers cette terre australienne, égoutterrible de notre civilisation ?

Ma mère ? Vous tomberiez juste, monsieur.Je n’ai jamais cessé d’aimer ma mère.

Mais cela suffisait-il ? Non. Mon idéeétait née…

Oh ! vous êtes habile, je ne suis pas deceux qui le nient, moi ! mais vous aviez un système et unsystème est un canon percé aux deux bouts.

Vous n’avez pas réfléchi à ceci : que leprobable est néant vis-à-vis de ceux qui justement marchentau-dessus du probable.

Dussiez-vous sourire encore et me rendre lesdédains dont vous abreuvent vos ennemis vulgaires, le conspirateurvous échappait, tandis que vous chassiez au malfaiteur.

Voilà que vos yeux brillent, maître, commeautrefois quand nous étions sur une piste. Ne vous réjouissez pas.La piste est bonne, mais elle conduit à une forteresseimprenable.

J’étais ambitieux, j’aimais la liberté,j’avais lu comme on dévore un poème l’histoire des guerres del’indépendance américaine. Mon père avait été l’un des héros decette lutte. Moi aussi je voulais porter un coup à l’Angleterre.J’allais en Australie pour prêcher ma croisade. Enfant !direz-vous. C’est juste ; j’étais enfant. L’Australie aussi.Un désert ne se révolte pas. Maisme voici homme, et l’Australieatteindra, elle aussi, la puberté. Patience !

Il y a un rocher entre l’Australie et Londresqui s’appelle Sainte-Hélène… Vous tressaillez, cette fois,M. Temple ! Nous détestons les mêmes hommes. Le régentd’Angleterre et ses suppôts vous ont cruellement insultéhier ; demain, ils vous flagelleront. Voulez-vous vousvenger ?

Le vieillard avait tressailli en effet. Maisil releva son œil calme et clair en disant :

– Monsieur, on ne se venge pas d’unenation. Que Dieu sauve le régent ! Je suis Anglais.

– Et gentleman aussi, GregoryTemple !… je suis fâché d’être votre ennemi, prononça le jeunehomme avec lenteur.

Il écouta. Tout bruit avait cessé. La dernièrecheville de l’échafaud était posée.

– Le temps presse désormais, dit-il,j’achèverai ce que j’ai commencé, monsieur Temple. Je vous forceraide me respecter si vous continuez de me haïr. Vous êtesAnglais : je n’insulterai pas l’Angleterre. C’est du reste ungrand peuple pour avoir répandu la haine et la terreur de son nomsur la surface de l’univers entier, malgré ce mot de liberté, chéride tous, qu’elle a inscrit la fois sur son écusson féodal et surson drapeau envahisseur.

Ce fut mon premier travail : parcourird’un regard la carte du monde et chercher ceux qui, comme moi,détestaient l’Angleterre. D’où j’étais, je voyais d’abord, versl’Occident, l’Afrique et l’Amérique, au travers de ces archipelsconfus de l’Océanie qui ne connaissent pas encore d’autreoppresseur que l’Anglais. Du côté de l’Afrique, j’entendais deuxvoix : le chœur rauque des négriers anglais et le chant de cecantique libérateur où se trouve cette strophe :« Détruisons l’esclavage impie, afin de ruiner du même couples colonies françaises et les plantations yankees !« Peu m’importe le mobile secret. Je dis : Fille qu’elleest de deux péchés capitaux, l’avarice et la haine, la suppressionde la traite des noirs sera un des grands faits de ce siècle et lemeilleur honneur de l’Angleterre !

Du côté de l’Amérique, j’écoutai l’hymnelointain de la délivrance qui se chantait depuis les confins duMexique jusqu’aux deux Canadas. C’était en anglais encore, cettepoésie :

« Nous sommes libres, mais nous voulonsperpétuer l’esclavage ! »

Au-devant de l’Afrique, je vis la France, nonpas la France d’Europe, mais cette patrie lointaine qui a pourprotection le drapeau ; la colonie qui appelle la patrie samère, et celle-ci avait nom l’île de France. Le drapeau françaisgisait à terre ; le drapeau anglais flottait au vent, portantses plis comme un doigt indicateur vers cette autre île,imperceptible point perdu dans l’espace, où l’Angleterre fortifiaitune prison et creusait un tombeau. C’était encore la Francepourtant.

Vers le nord, je vis ces pays féeriques qui, àvol d’oiseau, me séparaient de l’Europe : un patrimoinefrançais aussi, l’Inde, trésor du monde ! L’ombre de Dupleixme montra, parmi les immenses contrées que baignent l’Indus et leGange, un domaine dérisoire par son exiguïté.

Mon regard franchit ces contréeséblouissantes, passa par-dessus la Perse menacée, et s’arrêta surl’incommensurable étendue de cet autre empire : la Russie,ennemi géographique et naturel de l’Angleterre. J’étais en Europeet je cherchais l’Angleterre. Je voyais les États d’Allemagne où,malgré l’alliance temporairement nouée pour écraser la France, lenom anglais est abhorré. Je voyais l’Italie instruite parl’esclavage de l’Archipel, l’Espagne déshonorée par Gibraltar, lePortugal tributaire, la Hollande annihilée, la France raillée parces deux îlots qui sont faits de son sable, Jersey et Guernesey, etParis conquis, tout plein d’habits rouges, réduisant l’histoire deFrance à la journée de Crécy et à la trahison deWaterloo !…

Plus loin, et séparés du reste du monde, commedit le poëte latin, je vis enfin les Anglais chez eux : unepetite terre divisée en trois parties, dont l’une opprime les deuxautres. Des ennemis partout, même à la maison : ennemismeurtris, foulés aux pieds, mais implacables : les highlandersau nord, les irlandais à l’ouest.

Sur ce tableau, je restai toutes les heuresd’une longue nuit, et mes yeux fatigués ne virent plus rien qu’unaigle perché sur le roc de Sainte-Hélène, et qui regardait l’empiredes Indes par-dessus le continent africain…

Dans l’œil de l’aigle, je lisais cettepensée : Le cœur de l’Angleterre est dans l’Inde, et l’Inde,c’est quatre-vingt millions de vaincus sous le fouet de quelquesmilliers d’oppresseurs.

Et sur cette pointe de terre qui séparaitl’aire de l’aigle du paradis à conquérir, sur ce cap, extrémité dela terre africaine, il y avait ces mots : Bonne-Espérance.

– Il s’appelle aussi le cap des Tempêtes…murmura M. Temple, qui concentrait désormais en lui-même saprofonde émotion.

Il voulait savoir maintenant ! Il étaitAnglais. À cette époque, le nom de Napoléon sonnait comme un tocsinà toute oreille anglaise.

Le comte Henri se leva.

– J’en accepte l’augure, dit-il, les yeuxbrillants et la tête haute. Tant mieux si la tempête vient. Je veuxpour alliés tous les tonnerres !

– Si vous n’avez pas d’autres soldats quela foudre !… dit l’ancien détectif d’un ton provoquant.

Henri dépouilla la houppelande de RichardThompson. Au lieu de répondre, il dit :

– Vous avez sur vous votreboîte ?

M. Temple l’avait annoncé lui-même. Ilavait prononcé naguères ces paroles qu’il croyait adressées àThompson : « J’ai là tout ce qu’il faut pour voustransformer en vieillard. »

La police de Londres était alors célèbre danstoute l’Europe pour l’incroyable perfection de sesdéguisements.

M. Temple hésita… mais il voulaitsavoir ; et qu’importait un déguisement tant que la porteclose restait entre le comte Henri et la liberté ?

– Je suis faible et vous êtes fort,murmura-t-il. À quoi me servirait de vous résister ?

Il lui tendait, en parlant ainsi, unexemplaire relié de son fameux livre intitulé : l’Art dedécouvrir les malfaiteurs. Le livre était creux, comme laBible du prétendu ministre anglican : il contenait couleurs,pinceaux, pommades et miroirs.

Dieu veuille pour vous, mon maître, dit Henri,que vous restiez sage ainsi jusqu’à la fin, car nous aurons àpasser un moment difficile, et votre tête est chaude…Pousserez-vous la soumission jusqu’à me tenir la glace ?

– Non, répondit M. Temple.

Henri prit le chandelier qu’il posa sur lelit, auprès de la boîte, et s’agenouilla devant.

– J’ai des soldats, reprit-il encommençant paisiblement sa toilette, et vous auriez pu vous montrerplus obligeant sans crainte de trahir la curiosité qui voustient : mon envie est de ne rien vous cacher… Plus voussaurez, moins vous serez à craindre… J’ai douze cents soldats enAfrique, armés comme il faut, croyez-moi… J’ai quatre cents soldatsdans un certain port des États-Unis… En France et en Angleterre,l’embarras sera pour le transport, car si j’avais une grandeflotte, j’aurais une grande armée… mais nous serons en tout plus dedeux mille hommes en quittant Sainte-Hélène. Dans l’Inde, trentemille Afghans nous attendent avec dix mille cipayes… Est-ce assez,le croyez-vous, pour avoir une armée de cent mille hommes un moisaprès notre arrivée ?

Le pinceau glissait sur ses joues et autour deses yeux.

Il n’est pas d’Anglais intelligent qui neregarde l’Inde comme une mine incessamment chargée, à laquelle lamoindre étincelle pourrait mettre le feu.

Tout cela était-il fantasmagorie ouréalité ?

En réalité, jamais expédition d’aventuriers,depuis les grandes guerres de la Tortue, n’avait pris desproportions aussi redoutables.

Le sang du vieillard bouillonnait dans sesveines. Il dit en contenant sa voix :

– Et l’aigle n’aura-t-il que ses ailespour passer par-dessus le continent africain ?

Henri recula pour voir l’effet de sapeinture.

– Aujourd’hui, dit-il, vous avez porté àtâtons un coup qui a failli nous tuer.

– Dans Auction-Mart ?

– Précisément… Le patriotisme anglais estun grand sentiment, et tout grand sentiment a des inspirations.Vous avez agi comme si vous aviez su que la machine Perkins étaitun pétard destiné à faire sauter l’Angleterre.

– Une machine infernale !…, s’écriaM. Temple.

– Étiez-vous déjà à Scotland-Yard quandon envoya de Londres celle qui devait éclater contre le premierconsul, demanda Henri !… J’ai mis votre front sur ma tête,monsieur Temple, tenez ?

Il se retourna brusquement et leva lechandelier. Les rides du vieux détectif jouèrent.

– Il me semble que je me vois dans unmiroir, monsieur le comte, balbutia-t-il.

– Celle-ci, continua Henritranquillement, cette machine infernale, ne ressemble pas àl’autre. Elle est faite pour le combat, non pour le meurtre. Lafrégate de guerre, percée de quarante-huit sabords, qui doit larecevoir dans ses flancs est construite et l’attend.

– Ah ! fit M. Temple,construite ?

– Et armée, ajouta le jeune comte.

– En France ?

– Plus près que cela de Sainte-Hélène… età portée des bricks de guerre, également à vapeur, qui se rangerontsous son pavillon.

– C’est donc la Providence qui m’apoussé ! murmura l’ancien intendant.

Il essuya la sueur de son front.

– Vous comprenez à demi-mot, vous,monsieur Temple, reprit Henri qui poursuivait sa toilette avec unsoin minutieux : ou la vapeur est une utopie, ou c’est lagrande invention des temps modernes ; dans le premier cas nouséchouons, et c’est à recommencer… dans le second, nous nous rionsde vos lourdes flottes.

– Ils me croiront cette fois !s’écria M. Temple qui joignit ses mains tremblantes ; ilsseront bien forcés de me croire, quand je leur apporterai cegigantesque témoignage !

Henri donnait le dernier coup à ses rides.

– Avec cette machine, continua-t-il,Napoléon pourra être, s’il consent à son enlèvement, à Pondichérytrois semaines avant la nouvelle de son évasion de Sainte-Hélène.L’empire français aux Indes, monsieur Temple ! ajouta-t-il,tandis que son œil brillant éblouissait tout à coup le regard deGregory. Êtes-vous de force à calculer l’infini…, et avais-jeraison de vous dire que j’allais changer la face dumonde ?

– Et c’est moi qui ai empêché cela !Que Dieu protége ma patrie ! s’écria M. Temple les larmesaux yeux.

– Je n’avais que deux millions, dit lejeune comte, et je savais que le comte Frédérick Boehm étaitderrière vous avec sa fortune immense. À quoi bon lutter ? Mesdeux millions ont servi à autre chose, et pendant que nous parlonscomme deux amis, monsieur Temple, la machine descend la Tamise surun fin voilier.

L’ancien intendant de police fit un mouvementrapide, comme s’il et voulu s’élancer vers la porte. Henri luibarra le chemin, et M. Temple s’écria :

– Fou que je suis ! n’ai-je pas lereçu de la maison Staunton, chez qui la machine estemmagasinée !

– Dans votre portefeuille, jepense ?

– Sans doute.

– Et votre portefeuille est sur latablette de votre secrétaire, dans la chambre que vous occupez àMivart-Hôtel, appartement du comte Frédérick Boehm… libres souscaution que vous êtes tous deux… Frédérick Boehm était votre alliéhier ; il vous a donné quatre-vingt cinq mille livressterling… Cette nuit, il vous les a reprises, parce que, au prixd’un sourire de Sarah O’Brien… au prix de l’espoir d’un sourire,devrais-je dire, j’ai racheté le corps et l’âme du comte FrédérickBoehm.

M. Temple resta foudroyé.

Henri de Belcamp referma la boîte. Latransformation était consommée. Sur son torse jeune et souple, ilportait, en vérité, la vieille tête du détectif coiffée de mèchesgrisâtres.

– Maintenant, mon maître, dit-il, lecalme de son accent prenant quelque nuance impérieuse, j’ai besoinde votre veste et de votre bonnet.

Le vieillard tressaillit de la tête aux pieds.Ses yeux éveillés et perçants s’arrêtèrent un instant sur le visagede son adversaire, puis ils devinrent mornes. La prunelle semblas’éteindre tout à coup derrière ses paupières demi-baissées. Puisencore il lança vers la porte un regard de bête emprisonnée.

Le comte Henri frappa du pied.

M. Temple fixa sur lui son œilterne ; ses sourcils eurent un froncement, tandis que toutesles rides de son visage se creusaient.

Il éclata de rire d’une façon si soudaine etsi inattendue qu’Henri resta stupéfait.

– Votre veste et votre toque,monsieur ! ordonna-t-il pour la troisième fois.

Aussitôt Gregory Temple se dépouilla.

– Vous m’auriez tué si tout cela étaitvrai ! prononça-t-il d’une voix stridente.

Et il rit encore.

Henri avait déjà la toque sur la tête ;il gardait la veste à la main.

Il était si fort et si grand, l’autre était sichétif et si faible, que l’idée du meurtre ne pouvait naître sansun sentiment de dégoût.

– Si vous me faisiez obstacle en cemoment, monsieur Temple, répondit cependant Henri, et si je n’avaisaucun moyen humain de vous réduire au silence, cela est bien vrai,je vous tuerais, car il faudrait la main de Dieu lui-même pourm’arrêter dans la route où je marche… Mais, loin de me barrer laroute, vous me servez, comme vous m’avez servi toute votre vievotre haine infatigable a sans cesse été mon salut… Sans vous,pourrais-je sortir d’ici, en laissant cette cellule vide ?Vous allez y tenir ma place, comme j’y ai tenu celle de Thompson…Vous m’avez donnez un plan du champ où sont enterrés Noll et Dick…Vous m’avez donné la clef de votre arsenal de preuves… et, demain,si quelque soupçon naissait derrière moi, je vous laisse encore iciavec mission de l’étouffer.

– Aussi haut que portera ma voix, grinçal’ancien intendant de police, qui avait résisté trop longtemps àl’accès pour que sa fureur condensée n’éclatât pas enfin, terrible,je crierai tout ce que vous m’avez dit, assassin ouconspirateur ! Je vous dévoilerai, je vous démasquerai, ici,en France, partout !… Misérable insensé, si vous avez rêvé demettre le feu au monde, il fallait garder votre secret ! Vousne me tuerez pas sans résistance, et pendant la lutte ma voixpercera cette porte. On vous trouvera près d’un corps mort… Si vousm’épargnez, je parlerai ! vous êtes à moi, quoi que vousfassiez ! vous vous êtes livré dans votre orgueilaveugle ! Je suis comme un ver de terre auprès de vous, maisje suis votre vainqueur.

Henri avait aux lèvres un sourireimplacable.

– Vous voilà enfin comme je voussouhaitais, mon maître, dit-il en se préparant à passer la veste degardien. Nous ne luttons pas comme les autres, nous deux, et, si jevous mets à mort à la fin, ce sera d’un coup inouï, avec une armeinconnue… Parlez ! de par Dieu ! enflez votre voix,criez… Quand on va vous trouver ici à la place de Thompson évadé,affirmez que vous avez été joué par Jean Diable entre ces quatremurs… Dites que Jean Diable est le comte Henri de Belcamp, et quele comte Henri de Belcamp, enfermé dans la prison de Versailles,vous a raconté sa vie cette nuit, à Newgate !… Écrivez à Parisque Percy-Balcomb et le comte Henri sont le même homme, bien que lepère d’Henri et la femme de Percy disent le contraire… Envoyez desgens à Tivoli fouiller un terrain qui sera vide… Faites ouvrir parla police votre chambre de la rue Dauphine d’où vos papiers seseront envolés… Ajoutez à cela l’histoire d’une flotte à vapeur etde soixante mille soldat armés pour conquérir l’Inde… Vous ai-jeparlé de mes cent dix canons ? J’ai cent dix canons,entendez-vous, avec leurs munitions… Vous ai-je parlé de mes dixmille fusils ?… J’ai dix mille fusils avec leurs baïonnetteset leurs cartouches… Ma flotte est prête. N’oubliez rien, vous, monmaître, vive Dieu ! n’oubliez rien ! j’ai besoin que vousdisiez cela, que vous amalgamiez toutes ces fables, que vousentassiez toutes ces impossibilités… Vous reconnaissez-vous,répondez ! Reconnaissez-vous votre système ?… Je traitele gouvernement de l’Angleterre comme vos bandits traitent undétectif je lui jette aux yeux, par vous, à pleines mains, cettepoudre d’absurdité que vous avez inventée ; j’épaissis entrelui et moi, grâce à vous, le brouillard d’invraisemblance… et, dansce brouillard, ma machine glisse, mon artillerie roule, mes hommesmarchent… Le géant de fer et de cuivre qui défiera vos vaisseaux àtrois ponts doit approcher de Gravesend à l’heure où nous sommes…la marée est pour lui et le vent souffle du nord… La machine vadoubler Ramsgate, entrer dans la Manche, gagner l’Océan… Mort de mavie ! votre système est grand, souverain, merveilleux c’estl’instrument d’Archimède avec un levier facile… car, pour le fairemarcher, il suffit de confier son secret à un honnête hommepréalablement accusé de folie !

La gorge du détectif rendit un râleprofond.

– Folie, si vous dites qu’un autre queThompson était enfermé dans ce cachot ! poursuivit Henri quine modérait plus le sauvage éclat de son triomphe ; folie, sivous parlez de Jean Diable, à moins de donner ce nom à Thompsonlui-même ! folie, si vous faites voyager le prisonnier deVersailles sur un rayon de lune comme un sorcier ! folieencore si vous mêlez Balcomb et Belcamp devant les gens quiconnaissent Belcamp et Balcomb !… Les cadavres de Tivoli,rêves !… Les papiers de la rue Dauphine, illusions !… etla flotte ! oh ! la flotte ! et les canons !…folie ! folie !… Les trois royaumes vont rire… foliefurieuse, comme il n’y en a pas à Bedlam !

Il y avait une écume sanglante à la bouche deGregory Temple. Car tout cela était vrai.

Il l’entendait d’avance, ce cri de laprévention incurable, en face de l’invraisemblance de sesdénonciations Folie ! folie ! Folie !

L’impuissance de sa rage arrivait à être uneagonie.

Il voulut parler, il ne put ; sa voixétranglée resta dans son gosier. Ses yeux tournèrent blancs, lescoins de ses lèvres s’abattirent.

Il ferma ses deux poings, il fit un pas versla porte, il se dressa tout droit en un suprême effort, ets’affaissa pesamment sur le carreau.

Henri lui tâta le cœur et attendit une minuteen silence. Sa physionomie avait changé ; elle exprimait unegrave commisération.

Au bout d’une minute, il soulevaM. Temple et le porta sur son lit avec précaution. Il jeta surlui la houppelande de Thompson, après avoir tourné sa tête vers lamuraille.

– Holà ! Clarke ! JosephClarke ! cria-t-il en battant la porte à coups redoublés.

Son regard guettait cependant M. Temple,que ce cri ne fit point tressaillir.

La clef bruit dans la serrure.

– Je m’étais endormi, dit le gardien.Savez-vous qu’il n’est que temps !

– En route, Clarke, ordonna le comteHenri qui le repoussa dehors. Nous sommes en retard… Tu reviendrasvoir le prisonnier qui a pris mal… Tiens, voilà cinq guinées.

– Merci, monsieur Temple… c’est pour lafemme et le petit.

En arrivant au haut du corridor, le prétenduM. Temple lui dit rapidement :

– Clarke, s’il vous arrive malheur, allezchez M. Wood, dans le Strand… il y a pour vous un contrat derentes de soixante guinées… Voyez au prisonnier !

Clarke resta ébahi. Par la fenêtre ducorridor, il entendit le guichet de la porte extérieure s’ouvrir,puis se refermer, et le pas rapide d’un homme dans la rue.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer