Jean Diable – Tome II

XX – La bénédiction.

Les délibérations du jury sont secrètes, maisvous trouverez toujours à la séance, dans la salle des pas-perdusou même en plein air devant le palais, des gens complaisants etbien informés qui vous raconteront exactement ce qui se passe dansle sanctuaire où le jury est assemblé. Ces gens ne peuvent passavoir, mais ils savent.

Un jury, comme personne ne l’ignore, estcomposé de trente-six citoyens remplissant certaines conditions depoids social et d’honorabilité ; le sort, les récusationsmutuelles de l’attaque et de la défense épurent ce nombre jusqu’àdouze noms qui forment l’aréopage définitif. Les débats oraux ontprincipalement pour but d’établir la conviction du Jury, qui n’arien à faire avec le droit et ne tranche que les questions defait.

Les ennemis les plus irréconciliables de cetteinstitution ne peuvent nier ni sa grandeur ni ses bienfaits ;ses plus enthousiastes amis avancent qu’elle n’est pas sans lacuneet qu’elle a des inconvénients très-graves.

Le principal inconvénient gît dans ladélibération même.

Quand le jury, rentrant à son banc, vientprononcer devant Dieu et devant les hommes son ouiterrible ou le non de sa clémence, ce n’est pas l’opinionde douze citoyens qui fait ce verdict. C’est l’opinion – du moinspeut-on dire très-souvent – d’un esprit dominant, agité, passionné,énergique, d’une parole entraînante et facile, d’une supériorité enun mot et d’une volonté qui s’est rencontrée par hasard parmi cettedouzaine de consciences paisibles, timides et profondémentindifférentes, arrachées contre leur gré au courant aimé de leursgains ou de leurs devoirs.

L’avenir peut-être inventera le jurycellulaire.

Nos douze jurés de Versailles étaient tous lesplus honnêtes gens du monde : commerçants pour la plupart.Dans le nombre se trouvaient un avocat, un médecin et unprofesseur. L’opinion de la majorité était qu’elle ne savait pas.La défense, présentée en majeure partie par l’accusé lui-même, etcomplétée par un membre du barreau de Versailles choisi d’office,avait été nette, courte et frappante l’échafaudage très-habilementélevé par le ministère public menaçait ruine. Le conseiller deBoisruel a résumé pour nous dans le précédent chapitre, l’opinionque pouvaient avoir les hommes spéciaux. Mais le jury avait la têteun peu perdue : il ne savait pas. L’avocat, le médecin, leprofesseur, avaient seuls des convictions formées.

Le médecin disait oui, le professeur disaitnon ; l’avocat, se chargeant avec plaisir de les concilier,plaida oui très-chaleureusement et conclut non. Aux trois quarts deson discours, les jurés avaient complétement perdu plante. Onessaya de compter les voix, il y en avait, ma foi ! dix pourl’affirmative et deux contre. Il ne faut point defaiblesse !

Le professeur parla et ramena six voix ducoup, ni plus ni moins. Le comte Henri était acquitté d’emblée.Mais le médecin parla aussi, refaisant le réquisitoire avec lestyle heureux d’un homme habitué à porter des toasts dans lesbanquets scientifiques.

Six voix de conquises et l’échafauddressé !

C’était le cas pour l’avocat de résumer ladiscussion. Il plaida non, mais avec soin cette fois, et conclutoui comme un tonnerre.

Il y eut six voix contre six.

Le sang montait à la tête du jury. Ladiscussion durait depuis près d’une heure. Miremont avait eu letemps de dîner chez Escalot, avenue de Sceaux : détestable etpas cher.

C’est encore là un danger de l’institution, lesang qui monte à la tête. Le médecin et le professeur avaientéchangé déjà des paroles pénibles. L’avocat se tuait à crier :C’est pourtant bien clair ! mon Dieu ! c’est clair commebonjour. Les neuf jurés qui ne parlaient pas et qui avaient lamigraine se révoltèrent tous à la fois et voulurent plaider à leurtour.

On put voir qu’il n’y avait pas un seul avispareil. Ce qui avait convaincu l’un donnait des doutes à l’autre.Tel fait disait crime à quelques-uns ; aux autres, il criaitinnocence ! Six contre six ! six noirs ! sixblancs ! La lutte fut ardente, à ce point que les noirsdevinrent tous blancs, mais les blancs devinrent noirs.

Six contre six, toujours !

– Messieurs, dit le professeur, il s’agitde la vie d’un homme !

Ils le savaient bien, les malheureux, puisqueleurs tempes avaient la sueur froide. Il n’y avait là ni lousticstupide ni méchant cœur capable de tourner ces choses lugubres enplaisanteries.

– Acquittons à tout hasard !…,risqua une voix.

– Messieurs, s’écria le médecin, ils’agit de la société menacée !

– Alors, condamnons ! glissa uneautre voix.

L’avocat reprit aussitôt ces deux formulespour en composer une tirade à compartiments sur ce thèmeobligé : acquittons si notre conscience le permet, condamnonssi notre conscience le commande.

Communément, cette tirade dure vingt minutes,montre en main, et finit ainsi :

– Interrogeons-nous dans le calme et dansla force de notre fonction. Si, d’un côté, nous croyons quel’interprète des droits de la société s’est trompé, si les chargesaccumulées contre l’accusé nous paraissent plus spécieuses quesérieuses, si l’œil perçant que Dieu a mis au-dedans de nousentrevoit l’innocence au travers de ces brumes savamment épaissies,n’hésitons pas, soyons sans crainte, acquittons !… Si, aucontraire, les efforts de la défense ont été impuissants à nousconvaincre, si, malgré tout le talent, etc., etc., etc. ;n’hésitons pas davantage, gardons-nous de céder aux conseils de lafaiblesse, condamnons !

Il y a des pères de famille qui oublient leurcaractère et qui boxent les gens bien intentionnés capables depareilles harangues.

Mais parmi les martyrs il se trouve toujoursquelqu’un pour lancer ce gémissement suprême :

– Si pourtant nous ne savonspas !…

– Alors, éclairez-vous…Discutons !

Et l’avocat rouvre impitoyablement sa boîte àéloquence plus terrible qu’une machine de torture. Il place le pouren face du contre, il mêle, il embrouille ; le dernier rayondisparaît sous la poussière qu’il soulève. Acquittons oucondamnons ! ce n’est pourtant pas difficile.

La chose redoutable, c’est qu’il est de bonnefoi.

Il tient à la main un flambeau qu’on aseulement négligé d’allumer.

Six contre six. Il y avait deux heures qu’onétait là. Le médecin redemanda le vote : neuf contretrois ; condamné.

Le professeur alla droit à son adversaire etlui tendit la main. Le médecin tressaillit. Quelques paroles furentéchangées, et comme l’avocat parlait encore, parlait toujours,parlait de plus en plus, nul n’entendit ces mots qui tombèrent dansl’oreille du docteur :

– À l’avantage !

Quelques minutes après, le jury rentrait dansla salle d’audience, pleine comme un œuf et frémissanted’impatience. La figure fière et douce de l’avocat semblaitdire : Je suis parvenu à leur faire entendre la raison. Aumilieu d’un silence profond, le médecin, chef du jury, prononça leverdict :

– À l’unanimité, non, l’accusé n’est pascoupable !

Il y eut un grand applaudissement sous lequelcoururent quelques protestations et quelques paroles de surprise.Jeanne tomba dans les bras de Germaine qui riait et quipleurait.

– Atout ! cria Chaumeron du fond dela salle. J’ai toujours dit qu’il n’y avait pas de quoi fouetter unchat ! ah mais !

Quand le comte Henri de Belcamp rentra calmeet digne, pour entendre son arrêt, chacun trouva qu’il avait bienla figure d’un innocent. L’auditoire d’une cour d’assises nedéteste pas les condamnations, mais rendons-lui cette justice qu’iladore les acquittements. Les dames agitaient leurs mouchoirs àl’adresse de ce beau et noble jeune homme qui avait dû tantsouffrir, malgré l’héroïque attitude qu’il avait toujoursgardée ; les hommes avaient envie de lui serrer la main. Toutle monde était joyeux, et ce furent des cris d’enthousiasme quiaccueillirent les paroles du président, déclarant que l’accuséétait libre.

Les amis d’Henri l’entourèrent et lui firentun triomphe muet, pendant qu’il sortait du palais de justice.Miremont vint en corps le féliciter.

– Bien des pardons, dit l’adjointe,M. le comte sait mon dévouement à la famille de M. lemaire. Voilà une journée qui nous a donné bien desémotions !

– Ces deux messieurs n’avaient pas un filde sec sur le corps, ajouta madame Célestin.

– Ah ! soupira Mademoiselle, quandon s’intéresse comme ça à des personnes de sa connaissance…

– Tapé ! cria Chaumeron, qui tenditsa patte large et velue. Ah ! ah ! le procureur du roi aeu son compte ! Tant mieux c’est bien fait !Attrape ! adjugé ! vlan !

– Allons, saperlotte ! murmuraRoblot à l’autre oreille d’Henri, je suis venu pour vous voiracquitter, moi ! J’avais mon devoir à faire, pas vrai ?Mais ça n’empêche pas les sentiments… Sans que ça paraisse,quoi ! vous avez l’amitié de l’ancien militaire !…, et ilne vous dit que ça : Franc comme l’or ! Il est des bonsau fond !

– Victoire ! victoire !vociférait cependant madame Etienne, qui traversait l’avenue deParis de toute la vitesse de ses grosses jambes en se dirigeantvers le banc où Junot, Anille, Pierre et le jardinier-cocherentouraient déjà M. le marquis de Belcamp. Ils sont arrivésles premiers, rapport à ce qu’ils sont jeunes, mais c’est moi laplus contente, là ! Je les aurais embrassés, tous les jurys etprésidents, excepté le parquet… Ah ! mon bon maître !victoire ! victoire !

Ils étaient tous venus du château comme ilsavaient pu, et l’intérêt de ceux-là était sincère.

La nuit tombait. On allumait les réverbères lelong de l’avenue de Paris. Le vieillard n’avait point changé deposition et croisait toujours ses mains sur la pomme de sa canne.Il écoutait d’un air morne ce qui se disait autour de lui etsemblait ne point comprendre.

Madeleine Sarrizy parut tout à coup au milieudes serviteurs.

– M. le comte de Belcamp estacquitté, dit-elle.

– Ah ! fit le marquis dont leslèvres tremblèrent ! – acquitté… et libre ?

– Et libre, répondit Madeleine.

Le vieux marquis fit effort pour se lever.Elle le soutint. Ce fut elle qui ordonna d’amener la berline.

– N’attendez-vous pas monsieur le comte,demanda madame Etienne.

À cette question il ne fut point répondu.

Le cocher revint avec la voiture.M. de Belcamp monta le premier avec beaucoup depeine ; la paysanne le suivit.

– Libre… répéta-t-elle quand la portièrefut fermée ; mais pas pour longtemps… Ils sonttrahis !

Puis le silence régna dans la berline, quiprit la route du château.

En ce moment Chaumeron entraînait la sociétémiremontaise par ces paroles à effet :

– Qui m’aime me suive ! J’ai lepressentiment que la cuisine va chauffer cette nuit chez M. lemaire, et que nous aurons un crâne réveillon. Nous l’avons biengagné. Allume !

D’autres brûlaient déjà le pavé sur le cheminde l’Isle-Adam ; Henri et ses compagnons à cheval, Jeanne dansla calèche de lady Elphinstone.

Vers onze heures de nuit, le salon duChâteau-Neuf était plein. Jeanne, Germaine, lady Frances et SuzanneTemple se réunissaient autour de la table à thé, tandis que desgroupes se formaient çà et là, causant avec animation.

Le comte Henri, debout, écrivait sur latablette de la cheminée.

– Je vous ai tendu la main loyalement etde bon cœur, disait Robert Surrizy à Frédéric Boehm. J’ignore sivous me devez une fortune, je n’en ai pas besoin et je vous entiens quitte. Soyons frères, puisque ma sœur vous aime ; vousm’aurez trop payé si vous la faites heureuse.

Frédéric avait à la main un portefeuille qu’ilremit à Frances.

– Sarah ! murmura-t-il, timide plusqu’un enfant, je ne veux plus attendre mon testament, car lebonheur m’a déjà rendu la vie. Ceci est la fortune de Robert, votrefrère. Il la recevra de vous.

Jeanne unissait les mains de Laurent et deGermaine, et murmurait, la bouche sur la joue brûlante de sonamie :

– Au moins, en partant, je vous laisseraiheureux.

Billy, le petit groom taillé en athlète, entraet dit :

– J’ai repoussé jusqu’à mi-chemin deVersailles, milord. On a trompé Votre Seigneurie ; il n’y a nisoldats ni gendarmes sur la route.

Henri remercia d’un signe de tête, sans cesserd’écrire.

– Richard ! appela-t-il au moment oùson paraphe hardi rayait le bas du papier.

Thompson approcha.

– Vous avez souffert pour moi, lui ditHenri, et sans le vouloir j’ai fait bien du mal au père de votrefemme. Prenez ceci : vous êtes pauvre et loin de votrepays ; moi, je n’ai plus besoin de ce que je possède enFrance.

Suzanne entendit, et vint à lui les larmes auxyeux.

– Aux affaires, messieurs ! ordonnaHenri au moment où elle ouvrait la bouche pour rendre grâces.

Tout le monde se rangea aussitôt à sescôtés.

– Ne prenez pas trop au sérieux ce mot detrahison, messieurs, reprit le jeune comte presque gaiement. Iln’est point d’association secrète qui n’ait eu ses traîtres. QuandJudas a fait son office, il ne s’agit que d’aller un peu plus viteet de frapper un peu plus fort. Jusqu’à présent, tout nous souritet la Providence elle-même semble se déclarer notre complice. Leplus difficile est fait, croyez-moi, et ceux qui maintenantfermeraient sur votre chef les portes d’une prison compteraientsans leur hôte. Pour que je m’arrête désormais sur ma route, ilfaut qu’on me prenne mon dernier souffle avec ma dernière goutte desang… Or, nous avons des amis puissants, et nos vrais ennemis nesont pas en France… Je vois ici autour de moi la joie du cœur surtous les visages ; vous êtes tous heureux, et j’ai conscienced’avoir contribué à ce bonheur… Il n’y a que vous, Robert Surrizy,mon plus cher ami et mon frère, à qui je ne puisse payer ma dette.Vous me l’avez dit ce soir avec votre noble sourire qui couvreencore une tristesse ; vous m’avez dit : Moi je suis lefiancé de mon épée ! Qu’elle soit au moins glorieuse cetteépée qui remplace pour vous le trésor perdu. Vous êtes le premieraprès moi, Surrizy : je vous nomme mon lieutenant.

Il lui tendit la main et l’attira contre sapoitrine pour l’embrasser par deux fois.

– Frédérick Boehm reprit-il, il seraitau-dessus de mon pouvoir de vous trouver une autre récompense. Jevous ai donné ma douce et chère sœur, Sarah O’Brien, la compagne dema jeunesse, l’auxiliaire de mes premières luttes ténébreuses etmortelles. Je vous connais à présent et je vous sais digne deposséder ce diamant héroïque… Vous m’avez pardonné mes soupçonsd’autrefois et la surveillance dont je vous entourais :Spiegel, Arnheim et Weber sont désormais vos amis. Partez avec euxpour Vienne, sur l’heure. D’aujourd’hui en dix jours, quel’impératrice et le roi de Rome soient à Gênes, où j’irai moi-mêmeles chercher.

Le comte Boehm porta la main de Frances à seslèvres et serra celle d’Henri en disant :

– Que Dieu soit avec nous !J’accomplirai votre ordre ou je mourrai !

– Laurent, poursuivit Henri, mon frèreaussi par l’alliance qui va combler le rêve de ma vie, vous n’aviezpas besoin de moi pour gagner le cœur de cette chère enfant qui avoué à mes épreuves une si généreuse affection… Au choix de notreGermaine, je vous laisse en France ou je vous fais mon aide decamp.

– Qu’il soit avec vous ! s’écriaGermaine ; je l’attendrai ou j’irai le rejoindre… Puisque jesuis la sœur de Jeanne, je veux comme elle être la femme d’unsoldat.

– Y a-t-il besoin d’un peintred’histoire ? demanda Férandeau entre haut et bas.

– Plus tard, répondit Henri, souriant. Ànotre première bataille, vous choisirez entre le fer et le pinceau…Messieurs, dans une heure, nous serons sur la route deDieppe ; je veux, avant de partir, donner l’adieu à mon père…Cela fait, je suis tout à vous.

– Votre père !… dit Jeanne. Henri…Madeleine est auprès de lui. Prenez garde !

– Il m’aime, et c’est un chevalier,répliqua Henri, dont le beau visage rayonnait la confiance. S’il ya un nuage, je le dissiperai d’une parole et d’un baiser…

La nuit était sombre et sans lune. Henrisortit seul du Château-Neuf et se dirigea d’un pas rapide vers levieux manoir, en suivant la route qui borde l’Oise. Comme iltraversait le pont du moulin, minuit sonnait à la petite horloge duvillage. Il s’engageait dans le sentier tournant qui montait àl’esplanade quand il crut entendre au loin le galop d’un cheval. Lebruit venait dans la direction de la Croix-Moraine. Il s’arrêta.Depuis qu’il n’était plus au milieu de tous ces cœurs dévoués, jene sais quel pressentiment triste s’était glissé dans son âme.

Le cavalier, cependant, descendait la rampeopposée ; il déboucha devant le moulin, mit pied à terre etprit un gros caillou pour frapper à la porte à coups redoublés.

– Holà ! cria-t-ilÉveillez-vous ! Je suis un gentilhomme et je vousrécompenserai ! Enseignez-moi la route du château deBelcamp ?

Henri avait reconnu tout d’abord la voix etl’accent de Ned Knob. Il mit dans sa bouche ses doigts arrondis etsiffla. Le gentleman Ned jeta son caillou, prit son cheval par labride et traversa le pont.

– Dites-moi seulement où vous êtes,l’ami, grommela-t-il, car j’ai déjà manqué vingt fois de me casserle cou.

Henri sortit de l’ombre d’un chêne.

– Milord ! s’écria le gentleman Ned.On vous croit en prison là-bas !… Je venais prendre languedans le pays pour trouver un moyen de vous faire parvenir desnouvelles.

– Dis tes nouvelles, ordonna le jeunecomte.

Il y en a une triste d’abord, répliqua lepetit clerc en composant son maintien, du moins, je pense qu’il esttriste pour un gentleman de perdre sa compagne légitime… Ma jolieMolly était devenue veuve depuis le temps, milord. Je n’aime pasles choses à demi faites, vous savez. Nous nous mariâmes auSaint-Antoine, par devant Gillie le Borgne, qui était révérendavant d’aller à Sydney… et je donnai à boire à tout le monde pourprouver mon caractère généreux… Molly, ma femme, s’allumaelle-même, le pauvre bon cœur, en voulant allumer sa pipe. Je nesais comment cela se fit, mais nous la vîmes tout entourée deflammes bleues comme si le sang de ses veines eût été du rhum… Elledemandait encore un coup à boire…, je la fis plonger dans le puits,votre seigneurie, car l’intelligence ne me manque pas ; maison la tint trop longtemps sous l’eau et il faudrait être sorcierpour dire au juste si elle fut brûlée ou noyée… Quel soir denoces !… Elle m’avait choisi quand j’étais dans la misère,milord, et j’aurai de la peine à retrouver une femme de sataille.

Il essuya une larme sincère.

– Je remercie votre seigneurie de m’avoirlaissé lui dire cela tout au long, reprit-il. Maintenant, voici lesnouvelles. À Londres le ministère est tombé, le lord chef-justice aété remplacé, et l’on a mis sir Paulus Mac-Allan à la porte… Lenouvel intendant de police a déjà été voir deux fois Gregory Templeà sa maison de fous, et M. Wood m’a dépêché à Paris pour vousdire que le gouvernement anglais pourrait bien demander votreextradition ; je pense que c’est le mot. Tout le monde neressemblait pas à ma jolie Molly, qui était une pierre quand ellevoulait ; les ouvriers de Perkins ont parlé depuis que laforge est éteinte… L’air de la mer vous serait bon, à ce qu’ilparaît.

– Est-ce tout ? demanda le jeunecomte.

– Non, répliqua Ned ; M. Woodm’a chargé de vous dire ceci en propres termes : Hélène Brownest arrivée à Londres.

Le comte Henri tressaillit si violemment queNed s’arrêta.

Il reprit sur un ordre muet maispéremptoire :

– Elle était très-malade, très-pauvre, etM. Wood lui a donné de l’argent pour se retirer à lacampagne.

– Est-ce tout ? demanda pour laseconde fois Henri ; mais sa voix était altérée.

– C’est tout pour Londres, milord, car jepense que vous avez reçu votre correspondance… Il y avait unelettre d’Afrique… Bien entendu, personne n’en connaît le contenu…quant à ce qui est de Paris, j’ai rencontré sur la route, versSaint-Denis, toute une escouade de corbeaux… un peu plus loin,c’étaient des gendarmes… ils m’ont interrogé et j’ai répondu quej’étais un jeune lord, secrétaire intime de l’ambassadeurd’Angleterre… il fait bon d’être un garçon comme il faut,voyez-vous !… Corbeaux et gendarmes allaient du même côté quemoi ; j’ai supposé que vous ne seriez pas fâché de lesavoir.

Le jeune comte réfléchit un instant, puis sondoigt étendu désigna les fenêtres du Château-Neuf qui brillaient del’autre côté de la rivière.

– Que tous ceux qui sont là montent àcheval à l’instant même ! dit-il. Chacun d’eux sait la routequ’il doit suivre. Robert Surrizy seul doit m’attendre en forêt, aucarrefour du Bueil. Retenez bien cela et allez porter mesordres.

Il tourna le dos et continua de monter lesentier de l’esplanade.

Tout au bout du chemin une ombre noire lecroisa. Il reconnut la haute taille et le sombre costume deMadeleine.

Il avait un grand poids sur le cœur.

La grille du manoir était tout ouverte, malgrél’heure avancée. Pierre se tenait dans la cour d’honneur, où lechien rôdait d’un pas inquiet, flairant au vent et poussant detemps à autre un hurlement sourd.

Pierre lui dit :

– M. le marquis attend M. lecomte.

Dans tout le château, il n’y avait d’éclairéque les croisées de la chambre à coucher du maître. Henri, nous lesavons bien, était l’homme du danger ; sa vie entière avaitété l’éternelle gageure de l’intrépidité contre le péril. Nousajouterons que son courage n’était pas de cette banale espèce quis’escrime avec les poings fermés, avec l’épée ou avec le mousquet.C’était la vaillance sans armes, le sang-froid calme et presquesurhumain, passant au travers des risques mortels sans la sueur ducombat, sans l’ivresse brutale de la lutte la vaillance des tempsmodernes, il faut le dire, qui fera désormais les grands hommes etles grands rois, car l’univers ne tressaillira plus longtemps àl’odeur de la poudre, et le dernier bouquet des fleurs de la guerreva se fanant au cabaret. Cette vaillance-là contient l’autre,soyez-en sûrs, parce que quiconque peut le plus peut lemoins ; seulement cette vaillance-là regarde la violence commeun argument de bas ordre et de pis aller. Elle va sa route, décenteen sa fierté ; le vin ne l’augmente pas, chose qui fait peinequand on parle de l’autre ; son activité pense ; ellemeurt en calculant. Je la représenterais, si j’étais peintre oustatuaire, sous la forme d’une belle Minerve, sans bouclier nilance, et souriante, pensive, au-dessus d’un volcan.

Le comte Henri était ainsi, quel que soit lemystère qui enveloppait sa vie, et malgré le doute qui devaitplaner sur sa mort. Cette nuit en traversant les longues galeriesde la maison de son père, en écoutant le bruit de son propre passonnant sur les dalles et dont l’écho lui revenait du fond del’ombre, il s’étonna de ressentir une impression qui ressemblait àde la peur.

Sa poitrine oppressée éprouva une angoisseinconnue, un voile de deuil passa au-devant de ses yeux…

Pierre ouvrit la porte de la chambre dumarquis et s’effaça en annonçant à haute voix :

– M. le comte !

Henri entra. Le lourd battant se refermaderrière lui.

C’était tout simple, sans doute, et jamais leschoses ne se passaient autrement lors de son séjour auchâteau ; cependant le bruit de cette porte qui se refermaitlui donna comme un choc. Il eut vaguement la pensée qu’elle nedevait plus s’ouvrir jamais, – jamais, devant son pas jeune,souple, infatigable et qui se riait de l’espace.

Folie ! chacun de nous a des heuresmalades. Chez le comte Henri de pareils troubles devaient avoir àpeine le temps de naître et s’évanouir aussitôt sous le soufflehardi de sa volonté. Ainsi en arriva-t-il ; son orgueils’indigna encore plus que son audace ; il secoua ces vaguesfaiblesses, qu’elles fussent malaise du corps ou pressentiment del’âme, et se redressa plus indomptable.

Sa force, c’était la douceur. Il se présentadevant son père d’un visage riant et tranquille, mais la vue de sonpère lui serra de nouveau le cœur jusqu’à la détresse :M. le marquis de Belcamp ressemblait à un homme qui vamourir…

Nous avons tous vu de ces changementsformidables qui surviennent en quelques jours, surtout chez lesvieillards que l’injure de l’âge avait jusque-là respectés. Ilstombent tout d’un coup, pour employer l’expression populaire. C’estune chute, en effet. Leur pied, hier si sûr, a trébuché contre lamarge de ce puits qu’on appelle la mort.

Le marquis de Belcamp était assis au milieu desa chambre à coucher, devant sa table qui supportait une lampe. Sachambre, très-vaste et meublée à l’antique, restait sombre auxrayons insuffisants de cette lumière. D’habitude, l’alcôve blanche,avec son lit drapé de mousseline, mettait là quelque gaieté, maisaujourd’hui on ne voyait point l’alcôve. Deux hautes et vieillestapisseries de la Savonnerie se fermaient sur leurs tringles defer, opaques et roides comme une cloison.

Il n’y avait ni livres ni papiers devant levieillard, qui gardait à peu près cette attitude que nous lui avonsvue sur son banc de pierre dans l’avenue de Paris, à Versailles.Ses mains blêmes étaient croisées sur ses genoux, et ses yeuxéteints se plongeaient dans le vide. À l’autre extrémité de latable, et très-loin de lui, deux lettres étaient posées.

Elles avaient encore leurs cachetsintacts.

La lumière de la lampe frappait d’aplomb lesrides profondément creusées de son visage. Il y avait moins detorpeur, mais aussi plus de souffrance dans son œil cave et sur sestraits ravagés. Ses paupières prenaient des tons ardents quibrûlaient la pâleur de ses joues.

Les premiers pas d’Henri l’avaient rapprochévivement de son père, mais il s’arrêta, séparé de lui par toute lalargeur de la table.

– Avez-vous encore confiance en moi, monpère ? prononça-t-il tout bas et d’un ton de respectueusetristesse.

– Pourquoi aurais-je perdu ma confianceen vous, monsieur ? demanda le vieillard dont la prunelle euttout à coup un éclat d’intelligence.

Sa voix était beaucoup plus ferme qu’on n’eûtpu le penser à voir l’agonie empreinte sur sa figure et les mortelstremblements de ses membres. Mais son accent aussi contenait je nesais quel sarcasme sombre qui n’était pas dans sa nature si tendreet si bonne.

– Mon père, mon bien-aimé père, murmuraHenri, pendant que je ne pouvais pas me défendre, on m’a calomniéprès de vous !

Les muscles rigides de ce visage ne pouvaientplus sourire ; on ne saurait dire comment les traits dumarquis exprimèrent, dans leur immobilité, une amère et terribleironie.

– Calomnié !… répéta-t-il.

Puis il ajouta, tandis que sa voix devenaitmorne et son regard incertain :

– Ils vous ont acquitté, je sais cela…,mais il y a une autre justice que celle des hommes.

Le comte Henri franchit la distance qui lesséparait encore tous deux, et se mit à genoux devant lui.

Le vieillard éprouva comme une secousse. Sesmains quittèrent ses genoux et se tendirent malgré elles. On eût puvoir à cette heure et dans ce seul geste, plus clairement que parune explication ou par une histoire, tout ce qu’il avait fallu detortures pour dessécher ce cœur.

La passion renaissait, comme l’attouchementgalvanique peut rendre pour un instant le mouvement à la mort.

Oh ! il avait aimé, celui-là ! Etcomme on fait un cadavre en laissant fluer le sang des blessuresbéantes, on l’avait tué en lui prenant sa tendresse. C’était ce quicoulait dans ses veines. Son fils ! son âme ! larécompense que Dieu lui avait donnée dans son vieil âge pour destristesses si longues et si bien résignées, l’enfant de la femmecoupable et horriblement perdue jusqu’au fond de l’enfer, maisqu’au fond même de l’enfer il eût voulu, comme Orphée, poursuivrede son miséricordieux amour, Henri, le vivant portrait d’Hélène,Henri, qui avait ses traits adorés et sa voix plus pénétrantequ’une caresse, Henri, la vaillance, la science, l’esprit, labeauté, la noblesse, la tendresse, hélas ! Henri, Henri, quilui avait payé en quelques jours la dette de joie de toute unelongue vie !…

Ses mains frémissantes s’appuyèrent sur lesépaules du jeune homme. Deux grosses larmes glissèrent le long deses joues.

Henri crut sa cause gagnée encore une fois etvoulut l’entourer de ses bras ; mais les deux mains deM. de Belcamp se retirèrent, et ses yeux, qui s’ouvrirenttout grands, peignirent une soudaine horreur.

– Assassin !… balbutia-t-il entreses dents serrées.

Et pendant que l’indignation relevait Henricomme un ressort, il ajouta plus distinctement-:

– N’essayez ni plaidoyer nifourberie : j’ai vu Hélène Brown, votre mère.

Les joues du jeune comte devinrent lividespresque autant que celles de son père, mais il garda sa voix calmeet son regard assuré en répondant :

– Je suis puni du seul mensonge que j’aiefait de ma vie.

– Lâche ! murmura levieillard ; histrion misérable !

Tout ce qui lui restait de sang était autourde ses yeux.

– Tu as tourné en bien ce que tu avaisfait d’odieux, poursuivit-il ; tu t’es taillé un manteaud’héroïsme dans ton infamie… Hélène m’a dit toute ta vie, depuis lanuit de Prague jusqu’à une autre nuit où tu abandonnas unemourante, qui était ta mère, dans les sables de l’Australie.

– J’ai fait un mensonge, prononçalentement le jeune comte, pour consoler le cœur de mon père et pourcouvrir au moins, comme on accomplit un funèbre devoir, le souvenirde ma mère. Mon mensonge me frappe : c’est justice… Monsieurle marquis de Belcamp, je suis tombé en effet, privé de sentiment,par une nuit terrible, auprès d’Hélène Brown expirée… Je me suiséveillé dans un cachot où l’on m’a dit : Ta mère est morte…Ici n’est pas le mensonge, mais j’ai trahi la vérité quand je vousai dit qu’Hélène Brown avait eu les repentirs de la dernière heure…La dernière heure d’Hélène Brown, semblable à toutes les heures deson existence, avait épouvanté mon agonie… Hélène Brown étaitmorte, car je la croyais morte, en maudissant et enblasphémant.

Le vieillard n’eut qu’un mot :

– Calomniateur !

Henri dit :

– Hélène Brown est ici, je le sais, carune femme est entrée chez vous et n’en est point sortie. Je luiporte un défi : qu’Hélène Brown se montre et démente mesparoles !

Le vieillard était droit maintenant sur sesjambes roidies. Sa grande taille se déployait dans toute sahauteur. Il vivait davantage et c’était par la colère. Ses sourcilsse froncèrent au-dessus de ses yeux qui brûlèrent une lueursombre.

– Qu’êtes-vous venu faire ici ?demanda-t-il rudement au lieu de répondre.

– Prendre congé de vous, monsieurrépliqua Henri, car je vais entreprendre un long et périlleuxvoyage.

– Y a-t-il au loin quelque femme àétouffer dans son lit ? prononça M. de Belcamp avecun sarcasme aigu.

Il porta en même temps la main à son cœur.Avec la vie, la souffrance revenait. Sous ses cheveux blancs, sonfront tressaillait. Tantôt sa prunelle était morne, tantôt ellelançait un éclair sauvage.

– Sortez, poursuivit-il ; votrechâtiment est au dehors…

Henri se prosterna de nouveau.

Le marquis répéta avec emportement :

– Sortez !

Comme Henri allait obéir, portant écrite surson visage éloquent toute la respectueuse pitié que ne disait pointsa bouche, le vieillard allongea vers lui sa main ferme désormaiset répéta :

– Lâche histrion !

Cela n’arrêta point Henri, dont le noblevisage conserva sa douloureuse gravité.

Si celui-là était un comédien, c’était uncomédien sublime !

Il fit un pas vers la porte. La voix de sonpère l’arrêta.

– Avant de partir, disait le marquis, nedépouillez-vous point votre correspondance ?

Il montrait du doigt les deux lettrescachetées qui étaient à l’autre bout de la table. Les veines de sestempes étaient gonflées. Il pouvait marcher et gesticulerlibrement. Il fit plusieurs pas dans la chambre, comme pour essayercette force inattendue qui lui revenait par miracle.

Henri prit les deux lettres et en examina lestimbres. Un rouge vif remplaça la pâleur de ses joues.

– Y a-t-il là-dedans une lettre blanche,monsieur ? demanda le vieillard d’un ton provoquant ; unelettre sans écriture, et dont le perfide silence veuilledire : Étouffez, empoisonnez ou poignardez !

Henri rompit le premier cachet.

Le vieillard poursuivit, car sa fièvre luimettait des paroles dans la bouche comme une ivresse :

– J’avais reçu pour vous, le jour de mafête, une de ces lettres blanches…

– Elle était d’Hélène Brown, monsieur,l’interrompit Henri. Si vous me l’aviez donnée, je vous aurais ditd’avance tous les malheurs qui ont frappé notre maison… J’ai péchépar mensonge une fois, une fois par omission ; je n’ai pasvoulu vous parler de Tom Brown, l’autre fils d’Hélène… Si lajustice avait eu entre les mains la lettre blanche qu’ils m’avaientadressée pour qu’on la trouvât précisément sur moi ou dans mespapiers, car ce piège était le complément de toutes leurs autresembûches, j’aurais été condamné à mort.

M. de Belcamp fit quelques pasencore, puis il s’assit auprès de la fenêtre ; sa main pressases tempes ardentes ; il écoutait. L’effort qu’il faisaitmaintenant, était pour repousser un doute. Les dernières parolesd’Henri l’avaient frappé ; il attendait peut-être déjà ceplaidoyer que naguère il refusait d’entendre.

Mais le regard d’Henri était tombé malgré loisur la première lettre ouverte. Il ne parlait plus. Une angoisseterrible décomposait son visage.

La lettre était de San-Salvador, au Congo, etavait six semaines de date. Elle portait en substance que lesnaturels des bords du Zaïre avaient incendié sur chantier unefrégate en construction, percée de 48 sabords et aménagée pourrecevoir une machine à vapeur de la force de 800 chevaux.

Henri restait comme frappé de la foudre ;la lettre tremblait dans sa main.

– Vous annonce-t-on la grandenouvelle ? demanda le marquis, dont la pensée vacillante avaittourné au vent de sa fièvre ; ou bien avez-vous entendu le pasdes chevaux ?… moi, voici longtemps que j’écoute… Lesgendarmes sont dans le parc.

– Les gendarmes !… murmura le jeunecomte avec le sourire des désespérés.

Son regard, où il y avait un reproche et unemenace, se leva vers le ciel.

Il déchira d’une main convulsive l’enveloppede la seconde lettre. Elle était de Wood, arrivée de la veille, etdisait :

« J’apprends en Bourse que le trois-mâtsl’Aigle asombré sous voiles, et s’est perdu corps et bienspar le travers des Açores… »

– Ils viennent !… ditM. de Belcamp qui prêtait l’oreille, Madeleine ne m’avaitpas menti !

Henri se laissa choir et prit sa tête entreses mains.

– Dieu ne veut pas de tache à songlaive ! murmura-t-il.

Il entendit son père qui se dressait sur sesjambes et qui marchait. La fenêtre fut ouverte, puis refermée. Maisque lui importait cela ?

Le grand naufrage de sa pensée lui donnait levertige.

Il voyait mieux, en ce moment, les splendeursde son rêve. Un mirage, rapide comme la pensée, lui montrait avecune prestigieuse netteté le géant de Saint-Hélène fondant la Franceasiatique dans ce paradis des Indes. Rien n’est radieux comme lebien qu’on a perdu ; l’Inde avec toutes ses merveilles fuyaitdevant un nuage diamanté.

Son père prit la lampe sur la table.

De Calcutta conquise, une flotte partait, lapremière flotte à vapeur : des forteresses chargées de canons,mais qui dépassaient en courant contre le vent la vitesse del’étalon du désert ; c’était la France encore, la Francesouveraine des mers ; c’était Napoléon amplifiant les épopéesd’Alexandre le Grand, de César et de Gengis-Khan, Napoléon, quitouchait en passant l’Angleterre de sa foudre, et qui venait sacrerParis capitale de l’univers…

Les rideaux de l’alcôve glissèrent en grinçantsur leurs tringles.

Henri écoutait là-bas, au lointain du songe,l’écho de son nom, qui s’entendait même dans le grand fracas du nomde l’empereur !

– Regardez ! lui ordonna levieillard, qui se tenait debout à l’entrée de l’alcôve dont lalampe éclairait la profondeur.

– Ma mère ! dit Henri, qui s’éveillade son rêve en un grand cri.

Il y avait sur le lit une femme morte.

– Ta mère, qui a le crucifix sur lapoitrine, prononça le marquis, dont les yeux s’égaraient ; tamère, que tu viens de calomnier !

Elle était belle encore dans ce suprêmesommeil, quoique les passions qui avaient dégradé sa vie eussentlaissé sur son visage leurs traces redoutables.

Henri joignit les mains et voulut s’approcher.Le vieillard lui barra le passage.

– Elle est purifiée maintenant !prononça-t-il avec emphase. Jean Diable, c’est elle qui m’a dit tonvrai nom !

J’ai passé mes nuits et mes jours près d’elle.Regarde-moi :

Jamais je ne l’ai tant aimée ! L’agoniese gagne, entends-tu ?

Je vais mourir pour vous avoir adoré tous lesdeux !

– Mon père ! mon bon père !…voulut l’interrompre le jeune comte.

Car il voyait en quelque sorte le transportqui lui montait au cerveau.

– Tais-toi ! commanda le vieillard.Je suis calme. Ta voix m’entre dans le cœur comme la dent d’unserpent… Vous aviez la même voix…, je ne l’entendrai plus… GregoryTemple avait raison… Jean Diable… Hélène Brown… et je suis lemarquis de Belcamp !

Le souffle s’embarrassait dans sa poitrine, etsa gorge ne rendait plus que des sons étranglés.

On sonna bruyamment à la grille.

Le père et le fils croisèrent leursregards.

Le père dit froidement :

– C’est pour vous… mais, cette fois, jeserais obligé de témoigner contre vous… Je ne veux pas… ils vousont acquitté dans leur tribunal… Au château de Belcamp, vos pèresétaient juges aussi : moi, je vous condamne, et voilà monverdict !

D’un geste rapide et violent, qu’on n’eûtpoint attendu de sa faiblesse, il prit un pistolet sous le reversde son habit et l’arma.

On avait pu entendre au loin la grilles’ouvrir et se refermer.

Mais le temps de lever l’arme, Henri, lapuissance même et la force souple de la jeunesse, avait fait unbond de tigre, silencieux, facile, énorme ! Il tenait dans samain le frêle poignet du vieillard, qui s’affaissa épuisé, sansmême presser la détente.

Henri avait saisi le pistolet. Il soutenaitson père, qui râlait et qui avait du sang à ses lèvres livides.

– Lâche ! sois maudit ! criaM. de Belcamp dans un suprême effort ; – soismaudit, parricide !

Henri le déposa sur un fauteuil, au pied dulit, et s’agenouilla devant lui.

– Soyez béni, vous, mon père, dit-il avecce beau sourire que le vieillard voyait dans ses rêves autrefois,vous, mon bien-aimé père, pauvre cœur torturé, soyez béni !soyez béni, martyr de l’honneur et de la tendresse ! Je nepeux plus vous dire ce que je suis, l’avenir m’absoudra ;d’autres vous apprendront quelle était ma tâche en cette vie, matâche, digne de nos aïeux chevaliers… Mon père, ce ne sont pas leshommes qui m’ont vaincu ; la main de Dieu a pesé dans labalance. Si la grande bataille n’était pas perdue sans ressources,je me défendrais même contre votre faiblesse et j’appellerais devotre arrêt. Ma vie est à moi, ici comme partout, et je me suisjoué de bien autres périls…, mais la lutte est terminée, car jen’ai plus l’avance sur mon ennemi. L’Angleterre peut forgerdésormais des armes semblables aux miennes, et, les armes étantégales, je ne serais plus qu’un insensé combattant seul contretoute une nation… Je voulais Jeanne dans mon bonheur et dans magloire ; dans ma chute je ne veux que moi-même… Que ma Jeannebien-aimée soit heureuse avec celui qui est brave et doux, avec monami de quelques jours, mon frère par l’épée et par le cœur, RobertSurrizy… Dites-leur que je les unis dans ma dernière pensée…

– Mon père, s’interrompit-il en se levanttranquille et fier, les Belcamp qui jugeaient ici n’étaient pas desbourreaux. Mon sang resterait à votre main ; je veux que vouspuissiez vivre. Vous avez rendu la sentence, soyez obéi, jel’exécute.

Il appuya le canon du pistolet contre sa tempeet pressa la détente au moment où les bottes éperonnées desgendarmes sonnaient sur le pavé du corridor.

Et il tomba tout jeune, beau et grand commeson rêve ; le vent du pistolet avait à peine dérangé lesboucles de ses cheveux blonds ; il tomba donnant à la mort cevaillant sourire dont naguère il saluait l’espoir, la liberté, lavie ; il tomba en répétant :

– Soyez béni, mon père !

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