Jean Diable – Tome II

XVIII – Avant l’orage.

M. Roblot, sous-directeur de la maisond’arrêt de Versailles, se leva ce matin rouge, boursouflé,congestionné, malade. Il maudit ses enfants qui venaient lui direbonjour, et chercha querelle à sa femme. Ses yeux étaient brûlantset hagards, les rides de son front s’étaient creusées, sa gouttelui torturait les orteils, et il avait la tête lourde comme unplomb.

Il passa dans son cabinet en robe de chambreet en pantoufles. Au lieu du café au lait qu’on lui servaitd’habitude, il demanda un jambonneau et une bouteille de Thorins.Il y avait eu pour moins que cela des querelles longues etredoutables dans le ménage Roblot ; mais ce matin lesous-directeur provoqua sa femme en passant d’un regard si sauvage,qu’elle n’osa pas, malgré son intrépidité, accepter labataille.

Dans le cabinet, il y avait sur la table unelettre ouverte et deux lettres cachetées. C’était la lettre ouverteet reçue la veille au soir qui mettait le sous-directeur dans cetriste état. Les deux autres missives étaient son courrier de cematin, et il n’en avait point encore pris connaissance.

En arrivant, il brutalisa son fauteuil et ilgrommela.

– Imbécile ! pourquoi cela est-ildirecteur ? Énigme ! Neveu de la marchande à la toilettede la maîtresse du mari de la nièce du confesseur de la tante duministre ! Le népotisme est quelque chose de bienrévoltant ! Tonnerre ! moi, personne ne m’a protégé, jesuis le fils de mes œuvres !

Il prit la lettre en ajoutant :

– Joli fils qu’elles ont là, tesœuvres !… On va te flanquer à la porte roide comme balle… etce sera bien fait !… Tu iras boire à la fontaine,bétail !… ça t’apprendra à te fourrer avec lesLibéraux !

Il déplia la lettre et y jeta un regardmélancolique.

– Directeur, cela !s’écria-t-il ; et ça parle ! et ça commande !« Je serai de retour demain matin… » ça marche donc toutseul. Nom d’une pipe ! Si je lui communiquais une volée, àcelui-là, avant de partir !…

– Car il faut partir, ma vieille,continua-t-il d’un ton mélancolique ; c’est l’ordre du jour.Tu étais ici comme un poisson dans l’eau, et tu t’es amusé à fairele méchant… va boire à la fontaine !

– Mais, sacrebleu ! s’écria-t-il enfroissant la lettre, pourquoi celui-là revient-il aujourd’huiplutôt que demain ? M. le comte a donné sa parole qu’ilserait ici ce soir. J’étais paré : Ni vu, ni connu… Ças’appelle la destinée, quoi ! la fatalité, le guignon, la malechance !

Machinalement il prit une des lettrescachetées, et la tint un instant entre l’index et le pouce.

– Je parie un franc que c’est quelquechose de désagréable, dit-il ; un malheur ne vient jamaisseul… « Cour d’assises de Versailles… » Ce n’est pas lePérou que ces juges ! Je ne sais pas pourquoi ils méprisentl’administration qui les vaut bien… surtout quand elle est ancienmilitaire… Voyons ce qu’elle chante, la cour d’assises deVersailles.

Il rompit le cachet et bondit sur sonfauteuil.

– Un interrogatoire ! s’écria-t-ild’une voix étranglée ; aujourd’hui uninterrogatoire !

Il laissa retomber ses deux bras, et sa joueécarlate devint terreuse.

– Ça se trouve bien ! prononça-t-ilavec accablement. On va répondre au juge d’instruction : Ayezl’obligeance de repasser, M. le prisonnier n’est pasvisible.

– Tonnerre d’allumette ! rugit-ildans un paroxisme de rage ; il ne manquait plus quecela ! Tu t’es mis dans ces draps-là toi-même ! Va voirs’il y a du pain à tremper dans la fontaine pour tes enfants ?Maintenant, savoir ce qu’ils veulent interroger, ces bonnetscarrés ! ça les amuse ! pour faire des embarras. Jedonnerais vingt sous pour que la dernière lettre fût encore uneavance ! ça me ferait plaisir, ma parole !

Il ouvrit la troisième missive d’un gesteconvulsif : elle était du ministère de l’intérieur apportéepar exprès. Elle contenait ces mots :

« Un message arrivé de Londres à Boulognem’est transmis par voie télégraphique. Le bureau de Scotland-Yard areçu avis que le prétendu comte de Belcamp était à Londres. Sous cenom se cache le fameux bandit Jean-Diable.

» L’inspecteur fera aujourd’hui sa visitepar ordre personnel du ministre. »

Roblot se leva et fit le tour de son cabinet,les bras étendus, comme les romans de la Table ronde représententle bon roi Arthur quand il reçoit des coups de fendant sur soncasque.

– Allons ! Allons !allons ! répéta-t-il par trois fois, ne manque-t-il plusrien ? C’est dommage qu’il n’y ait pas une quatrième tuilepour faire partie carrée… Le directeur, l’inspecteur et le juged’instruction ! Bravo ! face au parterre ! À bas lamusique ! Je vais commencer à me faire sauter le caisson.

Il ouvrit son tiroir, où il y avait une lourdepaire de pistolets.

– Y a un brave homme qui veut vousparler, dit la servante qui entrebâilla la porte.

– Est-ce le directeur ? est-ce lejuge d’instruction ? est-ce l’inspecteur ? demanda Roblotqui était réellement sous le coup d’une attaque de folie, qu’ilsaillent à la fontaine !…, ou se faire lanlaire… au choix dusouscripteur !

– Faut qu’il cache du vin ou de laliqueur sous son lit, bien sûr, dit la vieille femme ; il esttourné dès le matin ?

Roblot dirigea sur elle les deux canons de sespistolets ; elle s’enfuit en criant. Roblot la poursuivit.

– Félicité ! hurla-t-il dans lecorridor, je ne vous tuerai pas, je sais que vous êtesinnocente ! mon intention est d’attenter seulement à mesjours… Ou est-il le brave homme ?… c’est peut-être celui quivit César à la veille d’une bataille où il avala son biscaïen… oùPompée… Je suis dégommé, créature ! dégommé… dégommé !…Dites au bonhomme d’entrer… à moins que ce ne soit M. lepréfet, mille misères !… et apportez le jambonneau, café, vin,eau-de-vie…, je me détruirai après !

Il rentra, tomba sur son fauteuil et mit satête sur la table.

– Je suis en avance, mon bonM. Roblot, dit derrière lui une voix qui le fit tressaillir,comme si l’un de ses deux gros pistolets eût déjà fait explosiondans son oreille.

Il se retourna et vit une figure inconnue.

– C’est jugé ! grommela-t-il, jerêve tout debout ! Le diable m’emporte si je n’ai pas cruentendre sa voix !

L’inconnu, vieillard à figure douce etmodeste, sourit dans ses rides. Comme Roblot le regardait de plusprès, il redressa son dos voûté et enleva sa perruque de cheveuxblancs.

– Monsieur le comte ! s’écria Roblotébahi.

Les larmes lui vinrent aux yeux. Il se levatout chancelant, ivre sans avoir bu, et vint se jeter dans les brasd’Henri.

– Par exemple, dit-il en sanglotant…,voilà un joli trait… un trait qui vous honore !… Les coquinsont du bon, ma parole ! Et je connais plus d’un homme établiqui, une fois la clef des champs dans sa poche… Allons, allons,j’ai eu une souleur qui peut compter, mais tout est pour lemieux : je vais vous mettre sous cadenas, saperlotte ! etje veux bien être brûlé vif si je vous perds de vuemaintenant !

– Ce sera la récompense de monexactitude, dit le comte en souriant.

– Ce sera tout ce que vous voudrez !je vous tiens, je ne vous lâche plus… et je ne vous donnerai pas lacellule au barreau scié, non !… Tonnerre de là-bas ! vousne m’aviez pas dit que vous étiez Jean Diable !

– Jean Diable ! répéta Henri. J’aiouï dire qu’il s’échappait parfois de prison, mais que jamais iln’y rentrait de bon gré.

– Très-bien ! s’écria Roblotrondement ; tout ce que vous voudrez, encore une fois…Voyez-vous, le directeur peut venir à présent, le juge aussi, etencore l’inspecteur, j’ai mon affaire… La femme et les petits nevivent pas de l’air du temps… J’étais inquiet depuis trois jours,pas mal, parce que votre affaire prenait une tournure… On a bienraison de dire qu’il ne faut jurer de rien ! moi, dans lecommencement, j’aurais mis ma main au feu que vous étiezinnocent !… allez-voir s’ils viennent ? L’histoire deTivoli, l’histoire de la rue Dauphine, voilà le mot du rébus àmoitié deviné…, et quand j’ai vu ces trois machines me tomber surla tête… mais vous ne savez pas de quoi il s’agit ?…

– Si fait, interrompit Henri.

– C’est juste… vous continuez à êtrecomme le solitaire, qui sait tout… Nous rognerons ça… je vouspromets que vous serez empaqueté comme il faut j’ai eu troppeur !… Je disais donc, quand j’ai vu que j’allais perdre maplace…

– Ne vous souveniez-vous plus de ce queje vous avais dit, en cas de malheur ?

– Cherche ! répliqua Roblot. JeanDiable en a dit bien d’autres !… s’il faisait des rentesviagères à tous les geôliers qu’il a mis sur le pavé !…excusez !… J’allais tout uniment me brûler la cervelle,voyez.

Il montra ses deux gros pistolets.

– Mais, reprit-il en riant lourdement, ceque je voudrais savoir, c’est pourquoi vous êtes revenu.

– Parce que j’ai appris quel’interrogatoire aurait lieu aujourd’hui, répondit le jeunecomte.

Roblot fixa sur lui ses yeux ronds avec unredoublement de stupéfaction.

– Eh bien ! vous avez de la vertu dereste, vous, grommela-t-il. Mais tout ça doit cacher quelque ruseinfernale !… Je me disais aussi pour un simple comte, il segrime joliment bien !… il se fait les figures qu’il veut…, çan’est pas bon signe.

– Ah çà ! reprit-il, voussavez ? c’est fini les fontaines et les chevaliers de laDélivrance et les grands aigles de la Légion d’honneur, avec lafoi, l’espérance et la charité !… J’en ris, moi, maparole ! à présent que j’ai la tête hors de l’eau !…Pendant ces trois jours, j’en ai fait, des réflexions : je mesuis dit plus de dix fois et plus de vingt aussi que j’étais unimbécile… Allons, Monsieur le comte, il faut rentrer dans son œufcomme un bon petit poulet !

– Je suis prêt, mon cher monsieur Roblot,dit Henri.

Le vieux soldat ne se possédait pas de joie.Chez la plupart des hommes, la joie produit la bonté, l’indulgence,la miséricorde : chez d’autres, c’est l’égoïsme qui s’exaltenaïvement. Ceux-là passent sur vous sans vous voir, leur triomphevous écrase par mégarde ; leur expansion est de l’insolencebrutale et impitoyable. La plupart du temps, ces braves ne sont pasdu tout ce qu’on appelle des hommes méchants, c’est leur manièred’être heureux.

À son insu, et sans avoir aucunementconscience de son ingratitude, Roblot se vengeait de l’atrocefrayeur qu’il avait eue.

– Parbleu ! reprit-il, vous êtesprêt ! je crois bien ! il n’y a plus de simagrées àfaire ! Je suis à mon devoir et à mon gouvernement,sacrebleu ! Quand on a été sur le point de s’abimer le crâne,on se moque un peu des poignards des chevaliers de la Délivrance.Ils n’ont qu’à venir ceux-là ! J’ai des chevrotines à leurservice… voilà ! Je vous dis la chose en douceur, Monsieur deBelcamp. Si vous tentiez de me faire une autre farce, je vousferais sauter la cervelle bel et bien : c’est ma charge.

– Mon brave monsieur Roblot, répliqua lejeune comte, quand vous voudrez, je suis absolument à vosordres.

– Oui, oui, saperlotte s’écria lesous-directeur avec emphase ; c’est bien le mot : à mesordres ! absolument !

– Mais, continua-t-il, pris d’un vagueremords, nous, avons le temps de reste !…, et, après tout,vous me tirez d’embarras… Un verre de Thorins, mon prisonnier,voulez-vous ! moi, j’aime faire galamment les choses… à lasoldat français.

– Je vous rends mille grâces, monsieurRoblot. Je suis très-las et n’ai qu’un désir, me reposer.

– Je comprends… il faut se recueilliravant l’interrogatoire.

– Vous vous trompez, monsieur, je n’airien à dire que la vérité.

Roblot éclata de rire. Puis il devint sérieux,tandis que son regard se fixait sur le jeune comte.

– Ma parole sacrée ! grommela-t-il,on lui donnerait le bon Dieu sans confession… mais chat échaudécraint l’eau froide, et je me connais en physionomies… Tonnerre delà-bas ! je pourrai raconter aux petits, plus tard, que j’aiété en tête à tête avec Jean Diable, dans mon propre cabinet…,c’est curieux… Il est vrai que j’avais une paire de pistolets, ahmais !

Il prit ses deux pistolets, qu’il fourra dansles bretelles de son pantalon, pendant qu’il allait décrocher unegrosse clef à un râtelier monumental.

– Ce n’est pas moi, dit-il qui laisseraisces joujoux sur la table !

Quand il se retourna, tenant sa clef à lamain, il poussa un cri de terreur. Le comte Henri jouait avec deuxsuperbes pistolets dont les canons damasquinés lui lançaient auvisage deux rayons du soleil levant. Il laissa tomber la clef etporta vivement la main à ses bretelles, mais les deux éclairs lemenaçaient déjà ; il vit les gueules béantes des canons à lahauteur de ses yeux, il entendit les batteries craquer, il sentitpresque le choc des deux balles frappant à la fois son front depère de famille.

Tous les anciens militaires ne sont pasforcément des héros.

Au moment où il mourait de ses deux terriblesblessures, la voix douce du comte Henri dit :

– Je n’ai plus besoin de ceux-ci quej’avais pris pour mon voyage ; permettez-moi de vous lesoffrir, mon cher monsieur Roblot.

Les yeux du sous-directeur se dessillèrent. Ilvit qu’on lui présentait les deux pistolets par la crosse.

– Bien vous en a pris, balbutia-il, derendre les armes.

Puis, entrevoyant peut-être le burlesque deson rôle, il ajouta :

– Monsieur, je ne puis rien accepter devous. La place de ces objets est au greffe.

Il ramassa la clef et tira le verrou d’unepetite porte communiquant à l’un des corridors de la prison. Henri,sur son ordre, passa le premier. L’instant d’après, il étaitinstallé dans une cellule de choix admirablement sûre comme le luiaffirma Roblot.

M. Roblot lui promit en outre qu’il neserait plus servi par Mestivier, son gardien ordinaire, auquel ilse chargeait de faire donner de l’avancement.

La porte fut refermée, et Henri entenditbientôt le pas d’une sentinelle qui se promenait de long en largedevant sa porte.

Quant à Roblot, il avait changé d’idée, ilvoulut que le jambonneau et la bouteille de Thorins fussent portésdans la salle à manger. La femme et les petits furent conviés aufestin, et la servante reçut l’ordre de faire du café noirtrès-fort, parce que monsieur avait à travailler de tête.

– Gardez-vous de juger votre maître, mafille, dit-il, c’est un homme complètement au-dessus de votreportée.

Et il continua à l’adresse de safamille :

– Vous mangez mon pain, c’est très-bien,loin de moi la pensée de vous le reprocher… mais savez-vous le prixqu’il me coûte ? Peut-être eussiez-vous dû supposer qu’ilfallait des circonstances bien graves, j’ajoute bien terribles,pour troubler la sérénité d’un ancien militaire. Soyez heureux ettranquilles ; ne connaissez jamais le besoin ni les soucisrongeurs. Que toutes les fatigues, que tous les dangers soient pourmoi, c’est mon sexe et mon devoir ! présent à l’appel,toujours ! Dévouement, fidélité, vigilance, sang-froid dans ledanger ; gravez cette devise sur ma tombe !

Il mangea le jambonneau.

Le directeur revint, le juge d’instructionprocéda à l’interrogatoire, l’inspecteur fit sa visite,M. Roblot reçut leurs félicitations.

Puis les jours se passèrent et l’instructionse poursuivit avec une activité extraordinaire. Le comte Henri futtenu au secret le plus rigoureux. Roblot disait figurément à sessupérieurs qu’il couchait en travers de sa porte.

Et cependant Roblot ne savait pas tout, car onrecevait à Miremont des lettres de Percy-Balcomb, timbrées deLondres.

Il faut dire que Miremont ne s’occupait pasbeaucoup des nouvelles de Percy-Balcomb ni du retard apporté auxépousailles de Jeanne. Il y avait, Dieu merci ! d’autresémotions dans l’air. Depuis l’époque incertaine de sa fondation,Miremont n’avait jamais éprouvé une pareille fièvre. Cettelocalité, obscure hier, attirait aujourd’hui les regards de toutela France et même de l’Europe ; elle le sentait, elle en étaitfière ; elle s’abonnait aux journaux pour y voir son nom.

Nous n’avons pas besoin d’ajouter quel’opinion miremontaise avait été encore une fois et complètementretournée par la face nouvelle que prenait l’affaire du jeunecomte. Le secret d’une instruction transpire toujours. Miremontconnaissait vaguement l’histoire des récentes découvertes de lajustice. La légende de Jean Diable avait un succès prodigieux dansla société.Les petites Chaumeron jouaient à s’enterrermutuellement dans la plaine de Tivoli.

La situation de M. le marquis inspiraitbien une certaine pitié. La pitié est un sentiment mêlé où il entreun quantum sufficitde vengeance : Miremont peutl’éprouver. Songez à tous les respects qu’on avait prodigués à cethomme ! Et, n’avait-il pas forcé la société à s’agenouillerdevant son fils ! un brigand !

Certes il était bien malheureux, mais il avaitune berline et dix-huit mille livres de rente.

Certes, nul ne songeait à l’accuser decomplicité dans ces ténébreuses horreurs… mais en somme on ne leconnaissait que depuis trois ans… et il y avait bien des mystèresautour de lui.

Cette femme qui avait été le chercher àVersailles au milieu de la nuit, cette femme voilée qu’il avaitconduite au château et que l’on n’avait plus revue…

– Atout ! disait Chaumeron. C’estcocasse… Ah ! bigre !

Il y avait un va-et-vient continuel deMiremont à l’Isle-Adam, où Godinot, le commissaire de police,tenait un bureau de mystères.

Bien-des-Pardons espérait être mairesse, etmadame Chaumeron pensait que la seconde place d’adjoint revenait dedroit à son mari. Elle comptait sans madame Célestin, qui avaitfait le rêve d’élever à cette importante position ses deuxBondons.

Chaque jour, à tour de rôle, don Juan Besnard,Mademoiselle ou quelque autre étaient dépêchés à Versailles enexprès. Ils revenaient avec de pleins paniers de cancans. Ons’assemblait alors chez M. Morin du Reposoir, sous laprésidence de l’adjointe, et l’on tenait assises. Miremont vivaitdouble et triple, on peut bien le dire ; Miremont s’amusait.Ce fut pour lui une agréable époque.

Et notez qu’il y avait autre chose que lescancans-Belcamp. Le Château-Neuf présentait aussi toute une séried’énigmes à deviner ; le Prieuré fournissait son contingent decharades. Les trois fainéants étaient revenus. D’où ? Bien finqui aurait su le dire ! Robert Surrizy était sans cesse sur laroute de Paris ; Lady Frances voyageait ; Suzanne…, vousle croirez si vous voulez, cette blonde, timide et triste Anglaise,se promenait dans le parc du Château-Neuf avec un beau jeune homme,un Anglais aussi, et tour à tour ils embrassaient le petit Richard,qui les appelait papa et maman.

– Mariés, disait Chaumeron ; autambour de basque ! attrape !

Elle semblait heureuse, cette Suzanne, etpourtant on avait appris que son père, libre sous caution àLondres, était dans une maison de fous !

Lady Frances Elphinstone, depuis qu’ellen’était plus la mère du petit Richard, n’avait pas une moinsbizarre histoire. Il y avait à l’hôtel Meurice, à Paris, selon lerapport de Godinot, un comte autrichien, beau comme un astre, maisqui se mourait de la poitrine. Lady Frances Elphinstone passait sesnuits auprès de son lit. Ce comte Frédérick Boehm, comme ils’appelait, venait aussi de Londres. Il recevait non-seulementFrances, mais encore Robert Surrizy et l’Anglais de Suzanne. Malgréson état de santé, il avait remué ciel et terre pour voir le comteHenri à la prison de Versailles.

Bien-des-Pardons n’avait-elle pas quelqueraison de dire que tout cela sentait son Jean Diable à pleinnez !

Robert Surrizy fréquentait Jeanne comme si derien n’eût été ; Laurent n’avait jamais été mieux avec lajolie Germaine, et Férandeau tournait à l’homme grave. Un jour queMademoiselle revenait de Versailles, elle raconta qu’elle avait vules badauds rassemblés devant le marchand d’estampes de la rue dela Paroisse, où tout Miremont était exposé. Ce Férandeau,trahissant l’hospitalité, avait vendu son album à un éditeur, avantde devenir un homme politique. Il avait livré Miremont pour le prixd’un festin au Veau-qui-tette, son rêve ! Toute la société yavait passé ; don Juan Besnard, avantageux, brutal etidiot ; Chaumeron, monté sur ses jambes de coq et suivi de sacouvée ; Morin du Reposoir, adjoint, belle qualité :Bien-des-Pardons, humble mais empoisonnée ; madame Célestin,enfin, le tricot au poing, l’aiguille dans les cheveux, et menantpaître ses deux agneaux de Siam…

Élève fidèle de Louis David, Férandeau n’avaitpas attaché à ces frivolités une grande importance. Il était entrain de devenir célèbre malgré lui. C’est ici l’histoire de tousles peintres caricaturistes. La vocation de nos plus grandscomiques les égara d’abord vers la tragédie.

On ne saluait plus Férandeau dans les cheminsvicinaux de Miremont.

Que dire encore en fait de mystères ; iln’y avait pas jusqu’à Madeleine Surrizy, la paysanne à lugubretournure de nonne, qui ne se mêlât d’avoir des mystères. Elle seuleétait admise au château. Et madame Etienne avouait que son anciennedame, quelque temps avant sa mort, recevait comme cela les visitesd’un porte-malheur.

Une nuit, Blondeau, le garde-champêtre,braconnant aux canards le long de l’Oise, avait entendu des voixdans la cabane de Madeleine. Robert et sa mère se disputaient. Lamère disait :

C’est un assassin !

Toujours et partout ce motd’assassin !

Quel allait être le dénoûment de cedrame ? Chaumeron ne mâchait pas sa façon de penser : ildisait : Si j’étais juré, la roue, tapé ! Les deux Bondonn’avaient jamais vu guillotiner et vivaient sur la promesse d’allerà Versailles, le jour du comte Henri ;Bien-des-Pardons comptait les heures qui la séparaient del’exécution, et retournait une robe de soie puce pour cette fête.La mère Chaumeron avait dit aux huit ou dix petites filles, que, sielles étaient sages, on dînerait à cette occasion sur l’herbe, dansles bosquets de Trianon…

Mais l’autre camp semblait avoir une confianceégale et contraire. Ce lutin de Germaine se moquait de tout lemonde et prédisait que Miremont ferait encore des courbettes àM. le comte. Elle allait, riant et chantant, du Prieuré auChâteau-Neuf, ou se réunissaient les tenans du comte Henri etl’heureuse issue du procès ne faisait pas l’ombre d’un doute.C’était un dévouement qui, pour certains, allait jusqu’àl’enthousiasme. Suzanne apprenait le nom d’Henri au petit enfant,et ne pouvait parler de lui qu’avec des larmes dans les yeux ;son mari, puisqu’elle était mariée, professait pour le jeune comteune sorte de culte. Jeanne, Germaine, Frances, Robert, Laurent etFérandeau lui-même, étaient comme des dévots autour du cachot de cedieu.

Les deux partis pouvaient se balancer par lenombre. Si la faction commandée par Bien-des-Pardons et madameCélestin eût possédé autant de vaillance que de venin, la guerrecivile aurait peut-être ensanglanté Miremont.

Pendant que ces passions s’agitaient, lechâteau était neutre, muet, immobile ; le château, sijoyeux naguère, et dont toutes les portes s’ouvraient si largementà l’hospitalité. Vous eussiez dit une maison déserte ;fenêtres et portes étaient closes nul pas ne foulait plus lesallées du parc ; l’herbe croissait déjà dans les allées, et,chose triste qui pouvait servir à mesurer l’abandon, la grandetable du dîner de fête restait dressée au milieu de la pelouse, etles guirlandes de feuillage pendaient encore, desséchées, à leurssupports de fil de fer.

Qu’y avait-il dans ce château en deuil ?Un immense amour trompé, une grande douleurs, un découragement sansbornes !

Les murs ne laissaient passer ni sanglots nilarmes. C’était un funèbre silence, un désespoir morne.

Et c’était un mystère profond, celui-là parmitant de mystères que l’œil des curieux ne pouvait pointpercer : Une femme était entrée dans cette maison et n’enétait point sortie.

Qu’y avait-il derrière ces croisées doubléesd’épais rideaux ? Une prisonnière ? une victimeencore ?

M. le marquis de Belcamp n’était sorti desa demeure qu’une seule fois chancelant comme un moribond, pluspâle qu’un fantôme, mais droit et regardant haut.

Il avait entendu la messe et s’étaitagenouillé devant la table sainte.

Qu’y avait-il ?… Sous le fier panache desgrands chênes, sombre et lentement balancé par la brise, le vieuxmanoir dressait ses profils mélancoliques. Quelque chosel’enveloppait qui n’était ni un voile ni une brume ; cen’était pas l’œil qui percevait cela, mais le cœur ; quelquechose qui ne peut point s’exprimer avec des paroles, vaste etsinistre impression, semblable aux angoisses solennelles de l’heurequi précède l’orage, frisson mortel et profond, d’où se dégageaitl’idée des éternelles justices de Dieu !…

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