Jean Diable – Tome II

XIX – Le Palais de Justice.

Le sixième jour de la session, à cinq heuresdu matin, il y avait déjà une foule nombreuse aux alentours dutribunal. On attendait l’ouverture des portes pour les débats del’affaire du comte Henri de Belcamp. Mille bruits contradictoirescouraient dans cette cohue, composée de petits bourgeois et depaysans ; on disait entre autres choses que l’accusé n’avaitpoint voulu d’avocat, et qu’il se défendrait lui-même.

On racontait des centaines d’histoires, entreautres celle-ci :

M. Roblot, sous-directeur, ancienmilitaire, avait payé plusieurs fois de sa personne contrel’accusé, qui était un homme terrible qui se procurait des armes àvolonté. Bien en avait pris à M. Roblot d’être un bravemilitaire, etc., etc., etc.

Une moitié de la foule, ignorant ce quec’était que Jean Diable, essayait de l’apprendre à l’autremoitié.

Vers sept heures, M. Huchon, le commisgreffier, entra dans son bureau et fit le geste bien connu deRobinson Crusoé découvrant l’empreinte du pied de Vendredi sur lesable. La planche de son pupitre, qu’il avait laissée noire etintacte, portait maintenant sept lettres gravées au couteau et trèslisiblement. L’assemblage de ces sept lettres formait le nom deBriquet.

Le commis appela les garçons de bureau. Desrenseignements pris, il résulta qu’un jeune garçon, maigre et laid,coiffé de cheveux couleur poussière de grande route, nuancefavorite du gamin de Paris, était venu la veille au soir avec unelettre du ministère chercher trois places pour la séance de cejour.

À huit heures, le franc-parler de Chaumeron sefit entendre dans le corridor. Il voulait onze places sous prétextequ’il était voisin de campagne du père de l’accusé.

– Jeune homme, dit madame Morin duReposoir au commis greffier, je suis première adjointe dans lalocalité même !

– Voici un commandant de la gardenationale et un conseiller municipal, ajouta orgueilleusementmadame Célestin, qui montrait des deux mains le Bondon de droite etle Bondon de gauche.

– Les places de M. leprésident ! commanda un grand laquais.

Un autre :

– Les places du général !

– Voyons ! voyons ! lesenfants, la préfecture !

– Laissez-moi passer, je suis pourl’évêché !

– Du ministère, s’il vousplait !

– De la recette générale !

– Pour mademoiselle Léocadie, del’Opéra…

– Monsieur Huchon, votre dame m’apromis ; vous savez, je suis le boulanger.

– Ohé ! Huchon ! lesamis !

– Y en aura-t-il une petite pour laconcierge et sa demoiselle.

– Monsieur Huchon ! – Mon chermonsieur Huchou ! – Vous faites des embarras ? –Malhonnête ! – J’ai payé une demi-tasse hier ! – SieurHuchon, vous serez destitué ! – Oh ! qu’il est gentil, ceHuchonneau ! – Subalterne ! – Là, vous êtes unamour ! – Je te repincerai, propre à rien ! – Merci millefois ! – Que le diable vous emporte !

Tout cela en même temps. Une moitié de ceHuchon était sur le pavois, l’autre aux gémonies.

À neuf heures, la séance commença. Aux placesde l’évêché, de la recette générale, de la préfecture, etc., ontrouva que le président était un petit homme assez bien. Leministère public excita une certaine curiosité. MademoiselleLéocadie toussa beaucoup derrière son éventail pour se faireremarquer des avocats. La concierge et sa demoiselle mangèrent desberlingots de Marseille. Tout ce monde était gai comme pinson. Lacour d’assises est un des plus joyeux coins de cetunivers !

Quand l’accusé parut, il y eut un grandsilence. La concierge s’attendait à voir un homme avec des cheveuxbleus et des cornes. Elle fut mortifiée. Mademoiselle Léocadiesourit aux avocats.

À trois heures, la séance fut suspendue. Onavait lu l’acte d’accusation, interrogé l’accusé, reçu ladéposition de tous les témoins et entendu le réquisitoire. Nouslaissons à dessein toutes ces choses dans l’ombre. Nous plaçons enquelque sorte la justice sur un piédestal autour duquel la foulecurieuse passe, et nous ne nous occupons que de la foule.

Le respect profond que nous professons pour lajustice ne peut s’étendre jusqu’à l’auditoire.

La foule avait besoin de cet entr’acte. Ellese précipita dehors avec délices. On entendait dans lescorridors.

– Ah ! c’est joli, pour lecoup ! En voilà un qui avait la main leste !

– Cette idée des deuxpasse-ports !

– Ma chère ! il a l’œil doux commeune femme. Connais-tu l’histoire de Lesurques ?

– Neuf millions d’un coup !

– Es-ce que M. Huchon vous en atrouvé une ?

– Les gendarmes m’empêchent de voir,c’est pire qu’un pilier !

– Mais comment faisait-il donc quand ilmettait sa main gauche sous la tête et qu’il appuyait son pouce surla gorge ?

– Il est coupable, aussi vrai queCaïn !

– L’innocence saute aux yeux !… Vousne trouverez pas un jury pour condamner cela !

– Monsieur, demanda mademoiselle Léocadieà un avocat en robe, bien fier d’être ainsi compromis, si les jurésdisaient nous n’en savons rien ?

– On les mettrait à Sainte-Pélagie,répondit Briquet qui passait.

– Eh bien ! s’écria Chaumeron enjouant des coudes pour rejoindre Bien-des-Pardons, étais-jecrânement casé, moi, hein ?… Ma fille a eu un tabouret… Il nes’agit que de n’avoir pas sa langue dans sa poche.Enlevé !

– Le monstre ! gémitMademoiselle ; tuer deux hommes qui étaient sur le point de semarier !

– Hé ! monsieur Potel, quedites-vous de cela ? la marmite bout…

– Ma conviction n’est pas formée,monsieur.

– Elle y met le temps… Si nous cassionsune croûte ?

Toutes ces choses communes, insignifiantes,misérables, étaient dites avec une passion extraordinaire. La fouleest un monstre qui rugit des niaiseries.

Henri, cependant, quittait la salle desséances et se rendait, escorté par ses gendarmes, dans la chambreassignée au repos des accusés. Le secret, si rigoureux qu’il soit,cesse nécessairement à l’audience. Depuis ce matin, Henri étaitentouré de tous ceux qui l’aimaient. Dans cette cohue, avide debanales émotions, habillée de drap fin et de loques, d’indiennetrouée et de velours, diaprée de taches sordides, de bijoux, dedécorations et de broderies d’or, suant la misère ou puant lesachet, parterre disparate et heurté du plus terrible et du mieuxsuivi de tous les théâtres, Henri avait reconnu bien des figureschères. Jeanne était au premier rang, la belle madone en deuil,cachant son émotion sous son voile et tâchant parfois de sourire enretenant ses larmes.

Non loin d’elle, Suzanne et Richard Thompsons’asseyaient auprès de lady Frances Elphinstone. Le pâle et beauvisage de Frédérick Boehm se montrait derrière les traits mutins deGermaine, colère, agitée, enthousiaste, tantôt triomphante, tantôtdécouragée et ne sachant point cacher sa fièvre. Çà et là des têtesgraves, et marquées pour la plupart d’un cachet militaire,parsemaient l’auditoire ; il y avait de fines moustachesnoires et aussi des barbes grises. Aussi près que possible de laporte communiquant avec le greffe, Robert Surrizy, Laurent etFérandeau étaient debout.

Mais le regard d’Henri avait en vain, et àbien des reprises, parcouru toute la salle, cherchant les cheveuxblancs de son père ; le marquis de Belcamp n’était paslà ! C’est une grande autorité que la présence d’un pèreauprès du banc fatal. Le jury n’est pas la loi inflexible dans salettre ; il est une conscience qui peut être éclairée, égarée,émue par tous les moyens humains.

L’absence de M. le marquis de Belcampprivait Henri d’une de ses meilleures armes.

Ce n’était pas pour cela qu’Henri parcouraitde temps en temps la salle d’un regard inquiet et triste. Iln’avait pas besoin d’armes. Au fond de son cœur il n’y avait qu’unevoix et qu’une parole. Ce n’était pas lui-même qu’il plaignaitquand il disait : Mon père ! mon pauvre bien-aimépère !

Il espéra pendant la lecture de l’acted’accusation, pendant les débats, qui furent courts et vifs,pendant le réquisitoire, plaidoyer éloquent et d’une hautehabileté. En se retirant, il espérait encore, car ses yeux sepromenèrent avec lenteur sur l’assemblée.

Auprès du seuil, plusieurs mains se tendirentpour serrer la sienne chaleureusement. La main du comte FrédérickBoehm resta plus longtemps que les autres. Henri et lui échangèrentun signe rapide.

Il y avait dans l’auditoire deux classes qui,sans savoir pourquoi, s’intéressaient à Henri ; les bonnesgens du peuple et les grandes dames. Toutes les jeunes fillesétaient, aussi de son parti, mais elles savaient bien pourquoi, caril y avait un cœur dans ses yeux. Beaucoup de gens dans l’assembléele détestaient parce qu’il était comte, d’autres parce qu’il étaitbeau, jeune, riche, que sais-je ? Tel le haïssait parce qu’unefemme avait rougi en le regardant, ou pâli, ou souri…

Ces paroles ne sont point dites avec amertume.La source de nos impressions, brusquement découverte, fait souventhonte quand elle ne fait pas rire.

Mais, quelles que fussent les dispositionsdiverses, après le réquisitoire foudroyant de l’éminent magistratqui occupait le siége du ministère public, tous et toutes pensaientqu’Henri serait condamné.

Quand il eut passé le seuil de la salled’audience, ceux qui lui avaient serré la main sortirent.

Robert parvint jusqu’à Jeanne.

– Votre mère l’a tué ! murmura lajeune fille.

Robert répondit :

– Je le sauverai !

Puis il ajouta :

– Ma mère est une noble femme qui suitson devoir comme nous suivons le nôtre.

Une larme vint aux yeux de Jeanne qui luitendit la main.

– Pardonnez-moi, murmura-t-elle, je suisinjuste parce que je souffre.

– Oh ! s’écria Germaine, cet hommequi a parlé contre lui… si je pouvais manier une épée !…

– A-t-il consenti ? demanda ladyFrances tout bas.

– Ma sœur, répondit Robert, tant qu’ilest sous le coup de la loi, nous n’avons aucune autorité à subir,sinon celle de Frédérick Boehm qui est maître.

– Dieu soit loué ! dit Frances enrougissant.

Elle saisit la main de son frère au moment oùil se retirait, et le força d’approcher son oreille tout contre seslèvres.

– Que Frédérick le sauve, et je suis àlui ! murmura-t-elle.

L’instant d’après quelques groupes de deux,trois et quatre personnes quittaient la rue Saint-Pierre, encombréedevant le palais de justice, et s’engageaient dans la rue deJouvencel, qui était déserte. Ces groupes ne se réunirent point, etceux qui les composaient continuèrent de se promener de long enlarge.

Certes, parmi tous les gens qui entouraient lepalais, ceux-ci étaient les plus calmes et les plus froids.

Ils ne disputaient point ; ilsn’établissaient point de gageures sur le verdict probable du jury,ils n’apportaient point à l’accusé le tribut de leurs bruyantessympathies, et pas davantage ils ne le poursuivaient de leursmalédictions.

C’étaient, pour la plupart, de ces hommes àtournure militaire dont nous avons parlé déjà.

Parmi eux, il y avait des Anglais, car lesnoms de Perkins et d’Abercombrie avaient été prononcés.

Ces noms étant donnés comme une clef, si vouseussiez examiné de plus près ces rudes et austères figures, vousauriez reconnu le capitaine Gauthier, le lieutenant Renault, PierreLouchet, le bûcheron, et une partie du vaillant équipage de laDélivrance.

Au milieu du groupe principal, composéd’Abercombrie, Perkins, Robert Surrisy et Laurent, se tenait lecomte Frédérick Boehm, dont la tête pâle dépassait tous les autresfronts.

– Messieurs, disait-il, Dieu seuldésormais peut savoir l’issue de cette lutte ; comme il nenous est pas possible de peser dans la balance, nous devons noustenir prêts à tout événement. M. Abercombrie etM. Perkins vont partir sur l’heure pour Dieppe, afin que lenavire lève l’ancre dès que milord aura le pied sur le pont.

– Nous sommes ici sur l’ordre de milord…,objecta Perkins avec répugnance.

Et Abercombie ajouta :

– Milord sait ce qu’il fait… Tous cespantins ont des rôles dans sa comédie. Je parie cent livres contredix schellings qu’il va sortir de là blanc comme neige.

– Comme chef, répliqua Robert, M. lecomte Henri de Belcamp a sans doute le droit d’avoir sessecrets ; mais chacun de nous aussi a le droit de voir ce qui,du fond de sa prison, échappe peut-être à sa vue. Les événementsont marché ; le vent a tourné… Si c’est une comédie qu’iljoue, pour employer votre expression, et dans un but que nous neconnaissons point, les planches de son théâtre sont désormaisau-dessus d’une mine chargée de poudre. Notre règle est sage quandelle dit que le maître captif n’a plus qu’un commandementd’honneur. Nous sommes tous ici sous les ordres du comte FrédérickBoehm… à moins qu’un membre du conseil suprême ne se déclare.

Un homme petit, carré, aux traits intelligenset hardis, toucha l’épaule de Frédérick au moment où celui-ciallait prendre la parole.

– Amiral !… murmura le jeune comteen se découvrant.

L’inconnu mit un doigt sur sa bouche.

– J’ai la qualité que vous demandez,dit-il d’une voix brève. Je suis membre du conseil suprême. Lesautres titres importent peu.

– Messieurs, ajouta-t-il en fixant surles deux Anglais son regard impérieux, partez à l’instant même etne vous arrêtez qu’à votre bord… Les coups qui vont frapper votregrand-maître viennent de haut et de loin… Marchez, sous peine detrahison !

Perkins et Abercrombie se retirèrent ensilence, suivis par deux Français chargés de faciliter leurdépart.

Celui qu’on avait appelé « amiral »reprit :

– Le reste est-il préparé,messieurs ?

– Tous nos hommes sont là, maître,répliqua Surrisy, et tous sont armés ; nous attaquonsl’escorte dans l’avenue de Paris, pendant le trajet de retour dupalais de justice à la maison d’arrêt. Les chevaux sont préparés,les relais attendent sur la route…

Il fut interrompu par une voix contenue quidisait :

– À l’avantage !

Les groupes se dispersaient vers le bas de larue. Robert se tut. L’étranger rabattit son chapeau sur ses yeux etdit en anglais :

– Tout est bien !

Puis il disparut rapidement en tournantl’angle de l’école normale.

Une femme, vêtue de noir, remontait la rueJouvencel, où il n’y avait pas une âme, hormis les conjurés.C’était l’approche de cette femme qui avait motivé l’alerte. Ellemarcha droit à Robert Surrisy.

Celui-ci fronça le sourcil et fit un pas verselle en demandant :

– Que voulez-vous, ma mère ?

La paysanne le prit par le bras et l’attira àl’écart.

– Il y a parmi vous un espion, dit-elle.Tu joues ta vie, enfant, sur des cartes déloyales. Prendsgarde !

Elle passa.

Quand Robert revint vers ses compagnons, ildemanda au comte Boehm :

– Connaissez-vous cet homme ?

– C’est l’amiral M…

– Non, pardieu ! s’écria l’un desmatelots de la Délivrance.J’ai été enseigne sur levaisseau de l’amiral M… J’engage ma tête que ce n’est paslui !

– Où avez connu cet homme !interrogea encore Robert, pendant que tous les visagespâlissaient.

– À Londres, chez la Bartolozzi, réponditFrédérick.

– En présence du comte Henri deBelcamp ?

– Non, répondit Frédérick après avoirrecueilli ses souvenirs. Jamais je ne l’ai vu en présence du comteHenri.

– Messieurs, dit Robert d’une voix ferme,M. le comte Henri de Belcamp, du fond de sa prison, a les yeuxplus perçants que nous. À toutes nos offres il a répondu : Jene veux pas. Je vous transmets contre-ordre pour le rendez-vous del’avenue de Paris… Avant la fin de l’audience, vous connaîtrez lesdispositions nouvelles prises par le maître Frédérick Boehm…

La séance venait de se rouvrir, et la rueSaint-Pierre était traversée seulement désormais par lesretardataires et les âmes en peine qui n’avaient pu obtenir deplace à l’intérieur. Cette classe de curieux qui attend lesnouvelles au dehors n’est ni la moins impressionnable, ni la moinsintéressante.

À l’autre bout de la rue Saint-Pierre, dansl’avenue de Paris et non loin de la mairie, un homme était assistout seul sur un banc. Les factionnaires qui s’étaient succédés àla porte de la municipalité avaient pu le voir là, depuis le matin,courbé en deux et les mains croisées sur la pomme de sa canne.C’était un grand vieillard dont les cheveux blancs en désordrecouronnaient une tête amaigrie, pâle et peignant la souffrance. Ilavait les yeux fixes et mornes, quoique par instant la fièvre yallumât des rayons sombres. Ses deux mains tremblaient souvent sursa canne, comme si un long frisson lui eût passé par tout lecorps.

Ainsi était ce vieillard, et nous l’avonsdécrit parce que vous auriez pu passer près de lui sans reconnaîtreM. le marquis de Belcamp.

M. de Belcamp manquait à l’audience,mais il n’en était pas loin. Ce qu’il faisait là, il n’eût certespoint su vous le dire lui-même. Il y avait en lui une lassitudeaccablée et profonde ; c’eût été l’engourdissement dudésespoir sans ces tressaillements soudains qui agitaient sonpauvre corps affaibli au moindre bruit venant du côté dutribunal.

Il tournait le dos à l’embouchure de la rueSaint-Pierre. Il ne se cachait pas. Cependant les regards despassants le gênaient et faisaient monter à son front des rougeursfugitives.

Quand l’heure sonnait, il écoutait. Une idéesemblait naître en lui, puis s’éteindre. Une ou deux fois leslarmes avaient descendu le long de ses joues.

Un autre personnage, bien différent d’aspectet dont l’agitation avait un tout autre caractère, allait et venaitdans l’avenue. Celui-ci, habillé de noir de la tête aux pieds etportant la cravate blanche, était un homme de palais enbourgeois, et sa tournure distinguée disait qu’iln’appartenait point aux basses couches de la judicature. Il avaitla tête découverte, parce que ses cheveux le brûlaient. De temps entemps il portait son mouchoir à ses tempes en sueur.

On aurait pu le prendre pour terme decomparaison et représenter en lui la préoccupation inquiète, enface de la grande douleur personnifiée par M. le marquis deBelcamp.

– Après tout, se disait-il en parlanttout seul avec des gestes cassants et rapides, il n’y a pas un seultémoin de visu ! Tout cela n’est qu’un amas decirconstances costumées en probabilités… et cependant la vie de cejeune homme n’est pas pure, c’est manifeste !… ni claire,assurément !… Elle contient un mystère… dix mystères… Plus onveut percer ces ténèbres, moins on y voit…

– Un noble visage ! continua-t-il enrevenant vers la mairie après s’en être éloigné d’une centaine depas ; la tête la plus intelligente et la plus fière que j’aierencontrée en ma vie !

Et une distinction de prince, maparole !… Et une dignité ! le peu de mots qu’il aprononcés sont coulés en bronze comme du Tacite !… Moi, je nele crois pas coupable… c’est-à-dire… que le diable emporte toutcela ! c’est une intrigue indéchiffrable !… Non !sur mon honneur ! je ne crois pas ! je ne croispas !

Il parlait si haut en passant près du banc oùM. de Belcamp était assis que le vieillard releva lesyeux malgré lui. Leurs regards se rencontrèrent. Le conseiller deBoisruel, c’était lui, resta bouche béante à le contempler. Puisson visage d’homme qui a tout vu, tout éprouvé, tout approfondi,exprima la commisération grave et sympathique d’un honnêtecœur.

– Mon bon, mon excellent cousin !dit-il en s’approchant vivement et les deux mains tendues.

Les mains de M. de Belcamp restèrentimmobiles et croisées sur sa canne.

On eût pu voir cependant que son visage rigideet comme gelé faisait effort pour sourire.

Cela même vous eût serré le cœur.

Ses lèvres s’entr’ouvrirent, et il dit d’unevoix plus changée que ses traits :

– Bonjour, Boisruel, vous n’avez doncpoint honte de moi, vous ?

Le conseiller recula. Sa physionomie,très-mobile, changea du blanc au noir, car il eut une mauvaisepensée.

– L’avez-vous donc abandonné déjà ?murmura-t-il.

La poitrine de M. de Belcamp renditun son profond et douloureux à entendre.

– Ah ! ah ! Boisruel, moncousin, chevrota-t-il, par l’effort qu’il faisait pour comprimerses sanglots. Je suis l’homme qui a eu le plus d’orgueil dans lecœur !… Est-ce que Dieu veut qu’on aime comme cela, même sonfils unique, même un suprême espoir ?

Il ne bougeait pas, mais on voyait en quelquesorte le déchirement intérieur de sa poitrine, et les deux larmesqui perlaient aux coins de ses paupières devaient être du feuliquide.

Boisruel s’assit auprès de lui sur le banc,pris par la contagion de cette terrible angoisse.

– Vous sortez de l’audience ?demanda-t-il pour dire quelque chose.

Car les hommes les plus experts et les moinssusceptibles d’être déconcertés deviennent des enfants, s’ils ontle cœur bon, en face de ces misères navrantes.

Le marquis remit ses regards dans le vide, etne répondit pas.

– Ah çà ! s’écria Boisruels’éperonnant lui-même, il ne faut pourtant pas croire que tout soitperdu, mon digne cousin ! Moi qui vous parle, en mon âme etconscience, je suis fort loin d’être convaincu.

Un pâle éclair s’alluma dans l’œil duvieillard. Sa bouche s’entr’ouvrit avec effort, mais ce futseulement pour donner passage à un soupir.

– Je ne condamnerais pas, reprit leconseiller ; je vous parle franchement : votre fils atort de ne pas tout dire ; je parierais qu’il garde desconsidérations… pour qui ? voilà la question, et, certes, elleest grave, car, librement, on ne garde aucune considération quandil s’agit de l’honneur. Mais enfin il est jeune… il peut s’exagérercertains devoirs… En l’état, je ne condamnerais pas… Vous medirez : les jurés… J’entends bien ; ce n’est pas toujoursla fleur des pois, et Notre-Seigneur a oublié d’accorder àquelques-uns la vue perçante de l’aigle… mais notez que, dans cetteétrange affaire, les myopes douteront comme les clairvoyants. Iln’y a rien de certain… rien !… et, en définitive, tout lemonde, y compris MM. les jurés, connaît la maxime : Dansle doute, abstiens-toi.

– Le doute… murmura le marquis comme unécho.

– J’entends bien, parbleu ! La femmede César ne doit point être soupçonnée… Le fils du marquis deBelcamp… c’est clair !… mais la femme de César n’en peutmais ! J’en ai vu des femmes de César soupçonnées et quis’obstinaient à se porter très-bien… Voyez-vous, nous avons ici uneinstruction très-bien faite…, très-bien faite n’est pas assez dire…admirablement faite, au point de vue de ce que les jeunesmagistrats regardent comme leur devoir… Le juge qui a dressé l’acted’accusation n’a pas cherché tout à fait la vérité : il acherché d’abord, et à tout prix, un coupable… On se corrigequelquefois de cela en vieillissant… La justice, la vraie, n’a pasde ces idées fixes : elle cherche aussi bien l’innocent que lecoupable… mais il faut bien que jeunesse se passe… Je disais doncque, au point de vue de cette bizarre gageure, soutenue parquelques boutures de Laubardement, l’instruction est étudiée àmiracle… Croyez bien que l’opinion publique, malgré sa courte vue,tient compte de cela… L’homme qui sort vainqueur d’une lutte oùl’adversaire a tout employé, même les armes prohibées par l’usage,sort net et bien lavé. C’est l’épreuve de l’eau.

– Il faut l’épreuve du feu, dit lemarquis de son accent morne.

Le conseiller le regarda attentivement.

– Si vous en savez plus long que moi,cousin,…, commença-t-il.

M. de Belcamp chancela sur lebanc ; comme Boisruel étendait les bras pour le soutenir, levieillard le repoussa avec froideur.

– Je ne tomberai que pour mourir,prononça-t-il tout bas.

– Mon Dieu ! dit Boisruel, sansdoute, sans doute… vous êtes une race de chevaliers… mais leschevaliers se soutenaient entre eux, et je ne comprends pas bienque vous brisiez votre lance avant la fin du tournoi… Il y a deschoses fantastiques là-dedans, je vous l’affirme, des choses dontla cour n’aura pas plus à s’occuper que des aventures de donQuichotte… L’affaire de Prague regarde ces solennels coquins derose-croix, comme l’affaire de Londres appartient auxIrlandais-Unis ou aux compagnons de la Délivrance… Il y a untémoin, une manière d’illuminée, cette Madeleine Surrizy, qui medonne froid jusque dans la moelle des os… avec une demi-douzaine defolles de cette espèce, vous feriez condamner Louis XVIII pourle meurtre de Robespierre !… Reconnaître quelqu’un à la voix,après des années, c’est tout uniment extravagant… À peinepourrait-on reconnaître un violon de Stradivarius… Mais l’homme,dont les cordes vocales muent et se transforment sans cesse, c’estpurement extravagant ! Restent donc les deux couplesd’assassinats, et c’est bien assez, Jésus Dieu ! les deuxbrasseurs d’abord, les deux bandits ensuite. Cette partie del’instruction surtout est merveilleusement conduite ; celadevait être : le reste n’est que la bourre… Nous n’avons pas àjuger Jean Diable ou tout autre Fra-Diavolo britannique, mais bienle comte Henri de Belcamp. Eh bien ! sur mon âme etconscience, rien n’est prouvé… l’identité même de ces deuxmalfaiteurs anglais…

– Deux malfaiteurs anglais ?…murmura le vieillard immobile comme le banc de pierre ou ils’asseyait.

– Oui… les deux cadavres de Tivoli…

– Ah !… fit encore le marquis ;deux cadavres…

M. de Boisruel poursuivit avec unecertaine impatience :

– Le témoin, le fameux témoin qui devaitapporter la preuve de ce double meurtre, Gregory Temple, n’est pasvenu. Dieu l’a visité : il est enfermé à Bedlam !… et lapremière fois que j’ai vu mon jeune cousin, je crois me souvenirque ce Gregory Temple et lui se promenaient bras dessus brasdessous… Enfin, n’importe ! ce n’est pas avec des arguments dela force des deux lettres blanches qu’on fait couper la tête à unhomme !

– Deux lettres blanches !… répétalentement le marquis.

– Les deux lettres timbrées de Paris etde Saint-Denis et trouvées dans le portefeuille des deux fauxcomtes de Belcamp…

– Ah !… fit le marquis dont lafigure s’animait comme un masque de cire à qui viendrait lavie.

– Vous savez bien, parbleu !… lesdeux lettres qu’on suppose avoir servi de signal pour fixer lemoment du double crime, à Lyon et à Bruxelles ?

– Non, répondit le marquis, je ne saispas.

– Mais vous ne savez donc rien ?s’écria M. de Boisruel avec une sorte d’indignation.

– Rien… répondit le morne écho.

Encore une fois M. de Boisruel leconsidéra attentivement ; après réflexion, il pensa :

– La maladie… l’affaiblissement desfacultés intellectuelles…

– Eh bien ! mon excellent cousin,reprit-il, songeant désormais à faire retraite, comme je vous ledisais, on a tiré tout le parti possible de ces lettres blanches…et certes le bureau de Saint-Denis où l’une d’elles fut mise à laposte, est sur la route de Belcamp à Paris ; mais de néant onne peut faire sortir que néant… C’est une nuit opaque, impénétrablequi recouvre ces quatre assassinats. Dieu et le temps peuvent seulsy porter la lumière.

– Oui… Dieu… prononça le marquis sansdonner d’autre signe de vie que le mouvement mécanique de seslèvres.

M. de Boisruel se leva.

– Maintenant, continua-t-il uniquementpour couvrir le congé qu’il allait prendre, il y a les fameusestaches de sang du théâtre Feydeau ; mais le secours porté àl’enfant dans la rue paraît une chose prouvée… et, en conscience,ce n’est pas un cas pendable… Mon cousin, je vais faire un tour àl’audience. Faut-il vous rapporter des nouvelles ?

– Non, répondit le marquis.

Le conseiller salua et se retira.

Le vieux marquis de Belcamp, resté seul, gardason étrange immobilité. Par la neige, on l’eût pris pour une de cesmalheureuses victimes du froid qui n’ont plus que du sang glacédans les veines.

Au bout de quelques minutes pourtant, seslèvres s’agitèrent, et il dit tout bas :

– Des lettres blanches !…, je mesouviens d’une lettre blanche…

À la tombée de la nuit, un grand bruit se fitdu côté de la rue Saint-Pierre. Une cohue semblable à celle quisort des théâtres faisait irruption dans l’avenue de Paris, riant,bavardant et criant.

Le vieillard eut partout le corps un de ceslongs frémissements dont nous avons parlé, mais il garda sonattitude pétrifiée.

Ces mots tombèrent de sa bouche :

– Aura-t-il affaire à la justice deshommes ?

Des voix connues firent sourdement tressaillirson immobilité. Des pas approchaient.

– C’est de l’effronterie, toutuniment ! dit la voix humble mais barbelée de madame Morin duReposoir.

– Atout ! murmura Chaumeron ;pas mâché !

– Tout le monde sait bien qu’il parlecomme il veut, ajouta madame Célestin ; restez auprès de moi,mon beau-frère !

– Les hommes, c’est bien trompeur !reprit Mademoiselle.

Miremont s’était arrêté à dix pas du marquiset formait groupe.

– Avez-vous vu se compromettre commecette petite Germaine ? poursuivit Mademoiselle. C’estrépugnant !

– Et la belle Jeanne, donc ! miladyBalcomb ! En voilà un, ce Balcomb, qui ne donne plus souventde ses nouvelles depuis qu’il a emporté le cadeau denoces !

– Tapé ! dit Chaumeron. Allez voirs’ils viennent !

Et Miremont rit de bon cœur.

– Lady Frances et cette Suzanne dont lepère est fou ne se comportent guère mieux, fit observerBien-des-Pardons. Mais avez-vous vu les trois fainéans ? Ondirait que ça les regarde… Qui sait ? L’oisiveté peut menerloin ; c’est la mère de tous les vices.

– Il n’empêche que le précieux Henri vaavoir son compte, décida Chaumeron. Je dis ce que je pense,moi ! Il faut un exemple… Servez ?

– Oui, oui, oui, dirent les trois dames,il en faut un ! Et nous l’aurons !

Madame Célestin était plus maussade que decoutume, parce qu’elle n’avait pas son tricot. Elle crut comprendreà quelques grognements inarticulés de ses Bondon qu’ils réclamaientleur nourriture.

– Ne pouvez-vous attendre ?…,commença-t-elle aigrement.

Mais papa Chaumeron l’interrompit :

– Pas bête, l’idée du potage !s’écria-t-il. Ils disaient en bas que le jury était partagé… Envoilà une sotte idée !… Leur faut donc la vue des objets, àces messieurs !… S’ils sont partagés, ils vont peut-être sechamailler jusqu’à minuit dans leur salle… Moi, je n’y vais pas parquatre chemins, je vote pour la soupe et le bouilli.Vlan !

Bien-des-Pardons objecta :

– C’est cher à Versailles, laconsommation… et je dis que ce procès-là nous a coûté bon à tout lemonde !

Miremont soupira.

– Oui, dit Mademoiselle, mais au moins ila une bonne issue.

– Ces enfants-là, dit Chaumeron en lamontrant du doigt, c’est honnête comme des vieux Romains del’empire d’Auguste. Quant à la cherté des denrées, c’est selon lesendroits ; j’en connais un petit dans l’avenue de Sceaux oùles prix sont assez doux… Une, deux trois… qui m’aime mesuive !

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