Jean Diable – Tome II

II – Poulets vierges.

Le wiskey de pommes de terre flambait de touscôtés, mêlant ses âcres parfums à toutes les infâmes odeurs quiviciaient l’atmosphère de cet antre. Jenny Paddock avait repris saplace au comptoir ; les puits avaient leurs sociétés dejoueurs ; quelques fillettes ivres dansaient toutes seules,pâles et hâves, tandis que les enfants poitrinaires toussaient,grouillaient et jouaient dans la boue ; çà et là des ivrognessolitaires fixaient leurs yeux abrutis dans le vide. Un peu plusloin, Paddy l’Irlandais, que rien ne peut guérir de son bavardageenfilait ses jurons gaéliques et ses histoires du pays, quepersonne n’écoutait ; il y avait (infandum), descouples amoureux qui se parlaient tout bas. Et quelle est,Seigneur ! la langue de l’amour au fond de ces insondableségoûts ! D’autres échangeaient à l’écart des coups de poingsilencieux ; d’autres encore dormaient vautrés en travers duchemin. La jolie Molly, semblable au tonneau des Danaïdes, essayaiten vain de s’emplir et portait le diable en terre en poursuivant sachanson sinistre.

Il y avait longtemps qu’on ne s’était si biendiverti au Sharper’s !

– La joyeuse Angleterre pourtoujours ! dit le gentleman Ned qui regardait ce tableau avecattendrissement. Je reviens de France, et j’avais besoin de meréchauffer le cœur !

– Oui, oui, répondit Saunie, le jugebamboche ; il n’y a que Londres encore pour se divertirhonnêtement entre camarades… Avez-vous vu les vieilles mains deParis, maître Ned ?

Le petit clerc haussa les épaules avec unsouverain mépris.

– La misère ! murmura-t-il. Lapolice a droit de se promener partout.

Saunie ouvrit de grands yeux étonnés, comme sion lui eût parlé de quelque barbare coutume de l’empirechinois.

– La police, partout ! répéta-t-il.Mais comment font les camarades ?

– La misère ! répéta Ned à son tour.Les Français ne sont pas des hommes, tu sais bien. J’en ai boxéquatre à moi tout seul, sans lâcher le parapluie de ma jolie Mollyque j’avais sous le bras… Et Molly avait la tête au-dessus de tousleur soldats… La misère !… Leur vin est plus faible que notrepetite ale, leur brandy est pâle comme l’eau de la Tamise, leurviande ne saigne pas sur la table ; vous croisez cent hommesdans les rues sans voir une seule joue gonflée par une bonnechique, et quand ma douce Molly allumait sa pipe dans leurstavernes, toutes leurs femelles de singe riaient en se bouchant lenez… La misère !… si une fois Londres était bien connu sur lecontinent, il ne resterait pas un seul Parisien dans Paris !Mais nous ne sommes pas ici pour causer, vieille main, – Si le prixdes témoins ne me convient pas, il me faut le temps d’allerjusqu’au spirit shop d’Inner-Temple.

– Auriez-vous bien le coeur de prendrevos témoins dans Inner-Temple, maître Ned ? se récria Saunie.Les affaires ne vont pas ici, et nous avons besoin de gagner notrevie. Il y a témoins, et témoins, vous savez ?

– Il me les faut premier choix ;c’est une grande machine. Et je peux bien vous dire que ça seraittant pis pour celui qui nous tromperait.

– Pour qui travaillez-vous maintenant,maître Ned ?

Le petit clerc tourna vers lui son œilclignotant et goguenard.

– Si on te le demande, vieille-main,répliqua-t-il, je te charge expressément de répondre que tu n’ensais rien.

– Cela suffit, cela suffit,M. Knob ! grommela le juge bamboche. Chacun a sesaffaires. C’était seulement pour avoir des nouvelles Noll Green,notre boxeur, et de l’avaleur d’ale, Dick de Lobacher, qui sontpour sûr là-dedans.

Ned baissa les yeux, et les rides de son frontse creusèrent.

– Ils sont fixés en France tous deux,murmura-t-il.

– On ne les a pas revus depuis les deuxcoups de sifflet, reprit Saunie ; vous savez, le soir où vousnous lisiez ici même l’histoire de Jean Diable le Quaker… Tout demême Gregory Temple a été noyé du coup !

Le petit clerc sembla secouer unepréoccupation importune et dit brusquement :

– Tout cela est vieux comme Hérode, monhomme ! Jean Diable est loin… Dick et Noll aussi ;Gregory Temple vivait avant le déluge. Il n’y a ici que moi, quisuis devenu un gentleman et qui veux être bien servi parce que jepaie comptant.

Que je travaille pour autrui ou que je soismaître dans la boutique, cela ne te regarde point… As-tu destémoins, oui ou non ?

– Oui, pardieu ! s’écria Saunie.Plutôt dix que cinq, et plutôt cent que dix. Mais vous avez étédans la partie, maître Ned, et vous savez…

– Je sais que tu marchandes comme unmaquignon, l’ami ! Dis ton prix : j’accepterai ou jerefuserai.

– Dites plutôt le vôtre, maître Ned,repartit le juge bamboche ; il y a témoins et témoins… Pour leHundred, on en trouve à six shellings, c’est évident… etpour un procès civil à la cour des plaids-communs, je me chargeraisbien de vous en fournir six à une livre la pièce, des Irlandaiss’entend ; deux livres s’il vous faut des Écossais ;quatre livres si vous exigez de vrais Anglais… Mais aucriminel… ! vous comprenez pourtant bien cela, maître Ned, onn’aime pas, à montrer le coin de sa bouche devant le shérif.

– Il s’agit des assises, interrompitl’ancien clerc.

– Seigneur Dieu ! se récria Saunie.Et vous avez parlé de trente livres pour une demi-douzaine !Si le vieux Peter-Duck d’Inner-Temple les fournit à Votre Honneur àce taux-là, je crois que vous ferez bien de toper… Les assises,Seigneur Dieu !

Le gentleman Ned sourit parce qu’on lui avaitdit : Votre Honneur.

Mais ce fut tout. Sous sa vanité d’enfant il yavait une habileté vraie. Celui qui l’avait choisi savait ce qu’ilfaisait et jugeait les hommes d’un coup d’œil. Ned ne mentait pasquand il disait que Molly elle-même ne connaissait pas sonsecret.

– Mon vieux Saunie, reprit-il, pourtrente livres j’emmènerais au tribunal toute l’aimable société quinous entoure, avec Jenny Paddock par-dessus le marché, quoiqu’ellesoit riche comme Crésus. Jenny coûtait trois schellings, quandj’étais employé à l’office de M. Wood, et son témoignagevalait celui de trois hommes parce que les juges s’amusaient à lamesurer. Une fois elle enleva un juré qui avait une montre desoixante livres… Combien demandes-tu par tête de ton bétail pourtémoigner devant les assises ?

– Quel genre d’affaire ?

– Une affaire grave.

– Un vol ?

– Un meurtre.

Saunie secoua la tête d’un air sérieusementembarrassé.

– Il faut pour cela desmaiden-chicken, dit-il.

Les maiden-chickens (poulets vierges)sont précisément l’opposé, des old-hands ou vieillesmains. On appelle ainsi dans la langue savante des voleurs deLondres les rares praticiens qui n’ont jamais eu maille à partiravec la justice, et dont par conséquent la personne et le nom sontinconnus aux gens des tribunaux. Ces maiden-chickens sontde placement facile dans toutes les foires aux faux témoins.

Nous pensons bien que nul n’est sans connaîtrel’étrange prospérité dont jouit pendant longtemps en Angleterrecette industrie de faux témoignage, qui, du reste, est bien loind’avoir dit son dernier mot à l’instant où nous écrivons ces pages.Dans le procès civil des frères Gartner contre la maison Hodgson,Mary-Bury et Hodgson (1821), l’appel au banc du roi révéla cettecirconstance que les solicitors des frères Gartner avaient reçu 673livres sterling pour frais de témoignages ; 673livres font 16,825 fr. argent de France. Nous livrons le fait sanscommentaires, en ajoutant qu’à Londres personne ne fut surpris.Dans les années qui suivirent, la justice mit la main sur plusieurscentaines de faux témoins. Mais les forêts qu’on élague ne s’enportent pas plus mal, et la classe intéressante des libresévidences, comme ils s’intitulent eux-mêmes, a continué deflorir tout doucement.

– Eh bien ! ami Saunie, répliqua lepetit clerc, tu nous donneras trois couples de tes poulets-vierges.Dis seulement combien la paire.

Le juge bamboche sembla réfléchir.

– L’accusé est-il une vieille-main ?demanda-t-il après un long silence.

Non ; l’accusé est lui-même tout ce qu’ily a de plus maiden-chicken.

– Alors il a tué parimprudence ?

– Non… par prudence.

– À la suite d’une rixe,peut-être ?

– Non ; de parfait sang-froid.

– Pour voler ?

– Il n’a rien volé.

– Parce qu’il n’a pas pu ?

– Parce qu’il n’a pas voulu.

– Alors pourquoi le meurtre ?

– Une fantaisie peut-être, amiSaunie ; nous n’avons pas à traiter cette question-là tousdeux.

– Monsieur Knob, répliqua le jugebamboche avec une fermeté calme et sérieuse, car en ce momentc’était purement un commerçant traitant une affaire d’importance,je n’ai pas à vous apprendre que mes questions sont de strictenécessité.

– C’est pourquoi j’y réponds avecconcision et précision, ami Saunie.

– Le prix de nos témoins est régléd’après le danger qu’ils courent.

– C’est trop juste.

– Et il y a de telles circonstances où ledanger est si grand que, pour argent ni pour or, nos témoins nevoudraient s’y exposer.

– Je conçois cela.

Ici le petit clerc éleva la voix.

– Ne vous ennuyez pas, Molly, monamour ! cria-t-il. Nous serons à temps pour la seconde entréedu théâtre Olympique, et nous y passerons le restant de notresoirée.

La jolie Molly ne s’ennuyait pas ; elleavait glissé au bas de son siége et ronflait sous la table.

– L’accident est-il récent ? demandaSaunie.

– Mois de février.

– Peste ! c’est d’hier !… Quandil y a des années, les témoins sont plus à l’aise… L’affairen’a-t-elle pas fait du bruit ?

– Énormément.

– Fâcheux ! Les circonstances de cescauses trop célèbres sont tellement connues !… Que viendraientfaire par exemple nos hommes dans une affaire comme celle de MadameBartolozzi ?

Ned sourit et secoua son jabot avec un gestede comédie.

– Alors, vieille-main, tu reculerais s’ils’agissait précisément de l’affaire Bartolozzi ?

– Est-ce que Tom Brown est arrêté ?demanda Saunie vivement.

Ned Knob ne répondit pas.

– Porter témoignage en faveur de TomBrown, continua Saunie avec agitation, ce serait fourrer sa têtedans le nœud coulant.

– Tom Brown est-il donc unpoulet-vierge ? demanda le petit clerc d’un ton moqueur ;je t’ai dit…

– Bien ! bien ! gronda le jugebamboche ; vous avez dit ce que vous avez voulu, maître Ned…,mais vous ne feriez pas serment sur votre pouce que votre maîtren’a pas nom Jean Diable.

Le petit clerc le regardait en face, et sesyeux brillaient étrangement derrière leurs paupières malades.

– Vieille main, prononça-t-il à voixbasse, mais d’un ton pénétrant, elle coûtera cher à filer la cordequi pendra Tom Brown. Quand Tom Brown sera en prison, il nes’adressera ni à toi ni à moi… Tom Brown n’est pas en prison… Et nebaisse pas les yeux : oserais-tu me marchander si je venais aunom de Tom Brown ?

À son tour, Saunie garda le silence. Sur sonvisage, qui naguère exprimait l’effronterie et la bonne humeur, ily avait maintenant de l’effroi.

Il murmura au bout de quelquessecondes :

– Dick et Noll reviendront-ils ?

– Jamais, répondit le petit clerc dont lagrimaçante figure avait pris aussi une sombre expression.

Puis, pendant que Saunie hésitait encore, ilajouta :

– L’homme, il ne s’agit pas de JeanDiable, et il ne s’agit pas non plus de se compromettre en essayantde sauver un malheureux malgré les juges du roi. C’est tout lecontraire ; nous voulons prêter la main au tribunal, qui esten peine, et lui donner les moyens de condamner l’homme qui aétranglé Constance Bartolozzi.

Saunie le regarda stupéfait.

– Alors ce sont des témoins à chargequ’il vous faut, maître Knob ?

– Précisément… et des bons !

– Je veux que Dieu me punisse si j’aijamais fait pareil métier ! s’écria Saunie.

– Il y a commencement à tout,vieille-main. Dites votre prix ?

– Mais nos gaillardsvoudront-ils ?…

– Nous le saurons en le leurdemandant : votre prix ?

Le juge bamboche hésitait de plus en plus.

– C’est une histoire à se faire donner uncoup de couteau dans le dos, le soir, en rentrant se coucher !grommela-t-il.

– Tu m’en as fait dire bien long pour merefuser, l’homme ! prononça sèchement le petit clerc. Si tu aspeur des coups de couteau, je t’engage à réfléchir.

La menace n’était même pas déguisée, et certesce n’était pas à lui-même que Ned Knob, ce pauvre enfant si frêle,faisait allusion quand il parlait de violence.

– Celui qu’il faut faire condamnerappartient-il à la grande famille ? demanda encore Saunie,comme s’il eût cherché un moyen d’échapper à une nécessitéterrible.

On sait en effet que l’association généraledes malfaiteurs de Londres, connue sous ce nom, la grande famille,avait une organisation très-puissante et des lois que nul nepouvait enfreindre sans danger.

Mais Ned répondit péremptoirement.

– Il n’appartient pas à la grandefamille.

– Est-il venu quelquefois parminous ?

– En ennemi peut-être car il a faitpartie du bureau de Scotland-Yard.

– Et le connaissons-nous ?

– Comme le lièvre connaît le lévrier.

Saunie courba la tête. Il était vaincu.

– Vous me donnerez vos trente guinées,maître Ned, dit-il, et vous vous servirez de mon monde. J’ai cinqgarçons et une femme, tous dans les conditions qu’il faut pourfaire l’état, et n’ayant jamais reçu sommation de la justice. S’ily a une déposition difficile, voici l’homme.

Il pointait du doigt l’acteur qui venait dejouer le personnage de Jack Simple. L’avocat Bamboche aussi auraitété bien précieux, mais il revenait de Sidney en directe ligne.

– Holà ! Jenny Paddock, mamignonne ! s’écria Ned ; faites allumer un bon feu dansvotre chambre, pour chasser le mauvais air. Je vous la loue unschelling par heure, et je vous la rendrai quand il sera temps devous coucher. Nous avons des affaires à traiter pour le prochainmarché aux moutons. Que l’on monte du rhum, qualité des lords, dusucre blanc, des citrons et de la canelle ; je n’aime pas lepunch des petites gens !… et que, sous aucun prétexte,personne ne vienne nous déranger !… Si ma Molly chéries’éveille, donnez-lui à boire… Qui m’aime me suive !

Il traversa le cabaret en carrant de son mieuxsa pauvre poitrine étroite, et gagna la porte de l’appartementprivé de la veuve, située derrière le comptoir. Saunie fit l’appelde son troupeau, et le suivit tête basse.

Dans la salle commune du Sharper’s, quelquesregards mornes épièrent ce mouvement. Mais l’eau-de-vie de pommesde terre agissait, aidant l’asphyxie, et toutes les têtes étaientde plomb.

L’instant d’après, en face d’un feu dehouille, qui s’allumait lançant ses spirales de fumée opaque etgrise, Ned Knob était installé dans le propre fauteuil de JennyPaddock, au-devant d’un lit garni de serge olive et gardé par unefoule de saints irlandais, sombres dans leur cadre de cuivre.Vis-à-vis de lui, sur des escabelles, se rangeaient les soldats deSaunie et Saunie lui-même, un peu regaillardi par la flamme d’unpunch qu’il remuait avec une cuiller de fer. L’ancien clerc tenaità la main un papier contenant la liste du troupeau.

– Mes enfants, commença-t-il de ce tonimportant qui lui allait si bien, voici la première fois qu’il vousarrive de coopérer à un travail utile ; au lieu d’ouvrir unefausse voie à la justice, qui se tromperait bien sans vous, vousallez aujourd’hui venir en aide à la société dans l’embarras. Vousn’ignorez pas que je suis versé dans l’étude des lois. N’ayez doncaucune crainte ; nous marchons sur un terrain solide, et, endehors du prix convenu, je récompenserai chacun de vous selon sesmérites.

Ce dernier membre de phrase rasséréna tous lesvisages, que l’idée de travailler pour la justice avait visiblementrembrunis.

– Nous disons, reprit Ned en consultantsa liste, que cette chère enfant s’appelle Jeanie, ce gros réjouiSam, ce grand jaune William : ce n’est pas assez d’un car, surtrois Anglais, le proverbe dit qu’il y a toujours deux Will et unJohn ; le voici notre John ! Nous avons ensuite Toby etNumph ; c’est très-bien. Voilà l’histoire : vous ne savezpas le nom du gentleman, comprenez-vous ?

– C’est votre leçon, intercala Saunie.Tachez d’écouter, mes brebis.

– Nous y sommes, dit miss ou mistressJeanie, qui tendit son verre au punch brûlant.

Et Saunie, le berger, ajouta :

– Excepté Numph, ils sont tous d’uneremarquable intelligence.

– Tout va donc au mieux, poursuivitNed : vous ne savez pas le nom du gentleman et vous ignorez cequ’il a fait. Vous êtes témoins à charge. Vous allez me demanderalors : Que dirons-nous si nous ne savons rien ? Je vaisvous l’apprendre : Le 3 février de la présente année, un crimea été commis dans une confortable maison de Regent street portantle n° 19. La police et la justice connaissent parfaitement lecoupable, mais elles ne peuvent le condamner faute de preuves.

» Vous qui ne connaissez rien, vousfournirez les preuves. Vous direz : j’ai vu ceci, j’ai vucela ; des choses innocentes en elle-même pour la plupart. Lajustice tirera les conséquences. On vous montrera un accusé, vousdirez : C’est lui ; comprenez-vous ? non pas lui quia commis le crime, vous l’ignorez ; mais lui que j’ai vupasser tel jour, à telle heure, en tel endroit, lui qui a laissééchapper telle parole, lui qui a égaré telle pièce, lui qui amanifesté tel trouble… Vous êtes ici, mes petits enfants, vis-à-visd’une personne qui a professé l’état, et qui était chargéeprécisément de cette partie chez un des solicitors les plusemployés du Strand. Ah ! ah ! nous en avons monté descomédies dans le temps, aux plaids-communs ! et je réponds quec’était coupé dans le fil ! Miss Jeanie, mon bijou, ouvrez vosdeux oreilles : je vais commencer par vous, afin de fairehonneur au beau sexe.

Jeanie Bird, une fillette maigre et pâle, auvisage doux, aux yeux déjà entamés par le gin, déposa son verre etprit l’attitude de l’enfant qui écoute son maître d’école.

– Très-bien, dit l’ancien clerc. Dans lapièce, vous êtes marqueuse de linge fin et vous lisez tous lesimprimés à un sou qui se crient dans la rue. C’est del’ouvrage ! Au mois de janvier dernier, on vous donna àmarquer, chez votre entrepreneuse, une douzaine de mouchoirs enbatiste, R. T., pour laquelle tâche vous reçûtes un schellinget six pence. Voilà tout… et faites bien attention, mes bonnesgens, que vous avez à apprendre par cœur mes paroles sans en rienretrancher, sans y rien ajouter… C’est du Shakspeare,morbleu ! Si vous changiez un mot, vous seriez lapidés !…Miss Jeanie, mon trésor, vous voilà donc avec votre schelling etvos six pence, ne songeant plus guère à la douzaine de mouchoirs,quand au mois de février vous achetez pour un penny les aventuresde Jean Diable le Quaker, livre très-bien fait ethautement historique. Vous y trouvez, entre autres choses,l’assassinat de la chanteuse Bartolozzi, et cette circonstance quele meurtrier a laissé sous le lit son mouchoir de batiste marquéR. T. taché d’une goutelette de sang… Parbleu ! il y adix mille gentlemen et ladies à Londres qui marquent R. T.,mais sait-on pourquoi certaines choses vous frappent ? LaProvidence est quelque part. Vous restez tourmentée et vouscherchez à savoir où le mouchoir de batiste est déposé. Il estdéposé à la boutique de Scotland-Yard. Vous y courez ; on vousmontre le mouchoir ; c’est un de ceux que vous avez marqués.Vous le dites, à qui ? à Gregory Temple lui-même. Celui-là nereviendra pas de Paris pour vous démentir. Et souvenez-vous bien dececi : Gregory Temple vous fait promettre sous serment degarder le silence jusqu’au jour où la justice vous interrogera.Est-ce entendu ?

– C’est entendu, répondit Jeanie.

– On vous donnera une seconde répétition,une troisième, si vous voulez.

– Au punch, je veux bien, mais j’aiquelque chose à dire.

– Dites ! prononça magistralement lepetit clerc.

– Si on me demande le nom et l’adresse del’entrepreneuse ?

– J’aime les natures intelligentes !s’écria Ned ; venez m’embrasser maiden-chicken del’amour ! Votre observation dénote un grand sens…

– Je vous dis, interrompit Saunie, pourdes poulets-vierges, ils sont étonnants ! Excepté le pauvreNumph, ils vendraient tous leur père et leur mère !

– Ma belle petite, reprit Ned, nous avonsréponse à tout, et ce que nous faisons ici est le résultat d’uncalcul établi avec soin. Si l’on vous demande le nom et l’adressede l’entrepreneuse de broderies, vous direz hardiment :Mistress Spencer, Haymarket, 13.

– Et si l’on vérifie ?

– Mistress Spencer est morte à la fin dumois de mars.

Parmi les poulets-vierges, il y eut unmouvement approbateur, et Saunie lui-même ne put s’empêcher desourire en artiste satisfait.

– Voyons, Numph ! s’écria le petitclerc ; tu es le moins fort, à ce qu’il paraît… Tu feraispourtant bien une commission pour un schelling, n’est-cepas ?

– Oh ! oui, Votre Honneur, réponditNumph, si ce n’était pas trop loin.

Numph était un bon Gallois à la figurecandide, mais brutale, portant les cheveux à la mode de Kaërbran,qui ressemble à la coiffure de nos paysans du Finistère. Ned luifit un signe de tête tout amical et poursuivit :

– Attention ! Tu es donc uncommissionnaire gagnant ta vie à porter ceci et cela. Le 3 févrierdernier, un gentleman t’aborda et te mit un schelling dans la mainavec une lettre adressée à Madame Constance Bartolozzi, Regentstreet, 19. Il y avait une réponse. Tu fis ton devoir et tu revinsdire au gentleman : Pas de réponse. Le gentleman devint toutblême et marmotta une malédiction. Voilà.

– J’en pourrais dire plus long, protestaNumph humilié.

– C’est juste ce qu’il faut… Maintenant,à la différence de notre Jeanie, qui n’a à reconnaître que lemouchoir, quand on fera lever l’accusé en disant : « Lereconnaissez-vous ? » tu répondras : « Je lereconnais ; c’est le gentleman qui m’a donné le schelling etla lettre… » Te charges-tu de ce rôle ?

– Parbleu ! gronda Numph, je ne suispas plus bête qu’un autre ; et j’étais le coq chez nous. Jepeux faire mieux.

– Cela te regarde, l’ami ; un mot deplus et tu passes à la cour du circuit comme faux témoin. Tu esjeune, et l’on revient parfois de la Nouvelle Galles-du-Sud.Médite !

– On va lui siffler sa note, dit Saunie.Prenez Sam maintenant, maître Ned, s’il vous en faut un bon.

Sam était le Jack Simple de la courirlandaise. Maître Ned déclara qu’il le gardait pour le dessert etappela Will.

– Toi, l’ami, dit-il, tu es un Anglais nédans l’Ulster, paresseux comme une couleuvre et hardi menteur deton état : nous allons te servir. Tu te promènestoujours ; tu te promenais ce jour-là, le 4 ou le 5 février,tu ne pourrais pas dire au juste, au parc Saint-James, et turegardais la neige qui allait fondant sur les toits du château. Ungroupe se forma autour d’un jeune homme qui venait de tomber sansconnaissance. On te demande même si tu n’étais point chirurgien parhasard, afin de saigner ce malheureux qui tenait à la main unnuméro du Morning Post racontant la mort subite de lasignora Bartolozzi… Quand on fera lever l’accusé, tu diras :« Ma foi ! celui-là ressemble au jeune homme ; maisil faudrait être bien sûr pour prononcer une parole qui serait lamort d’un chrétien… Le jeune homme avait un costume d’hiver… et ilétait plus pâle que ce gentleman… Je ne puis rien dire, sinonqu’ils se ressemblent. »

– Voilà un damné petit coquin !grommela Saunie.

– Hein, bonhomme ! fit l’ancienclerc, qui passa ses pouces dans les entournures de son gilet, jecrois que ça a du style.

Les poulets-vierges le regardaient désormaisavec une respectueuse admiration.

– À toi, Toby, reprit-il ; tu m’asl’air d’un gaillard résolu et sachant ton monde. Tu ferais un agentde police au besoin. D’où es-tu ?

– De Douvres.

– Alors, tu sais baragouinerfrançais ?

– Assez bien.

– Parfait ! Tu viens de France, oùtu étais détectif surnuméraire aux ordres et aux frais d’un certainJames Davy, commissaire adjoint à Scotland-Yard, et âme damnée del’ancien intendant supérieur, Gregory Temple… Prends des notes, monami Will, ça commence à se compliquer… Les chiens savent le gibierqu’ils chassent, et sont en cela plus avancés que les détectifssubalternes. Tu étais à Paris pour trouver la piste d’un quidamdont tu ignorais le vrai nom, et qui avait trompé la surveillancede la police anglaise en volant la propre carte de ce James Davy,carte dont il se servait à l’étranger comme d’un excellentpasse-port. Elle avait été visée au foreign-office… Tu perds tontemps à Paris ; tu as beau fouiller la ville de fond encomble, le faux James Davy est introuvable. Un jour enfin, et deguerre lasse, tu veux revenir à Londres. Tu te rencontres auxmessageries avec un Anglais retenant comme toi sa place pourLondres. On lui demande son passe-port ; il fournit la cartede James Davy. Bonne affaire ! Tu t’embarques avec lui dans ladiligence, puis sur le paquebot, et, en arrivant à Douvres, il tefile dans la manche… As-tu saisi, Toby ?

– J’ai saisi ; mais ma carted’agent ?

– Tu en auras une au nom de JamesDavy.

– Et si l’on me confronte avec les gensde Scotland-Yard ?

– Voilà le beau ! s’écria Ned.Écoute cela, Saunie, vieille-main ! Le faux William Davy estlui-même un homme de Scotland-Yard ; par conséquent, pour lechasser, il fallait un limier dont le museau fût inconnu à lamaison. S’il y avait eu au monde un gaillard plus étranger que toià l’armée dont Gregory Temple était le général, le vrai James Davyl’aurait choisi à ta place. Tu répondras cela, Toby.

– Démon d’enfant ! gronda le jugebamboche.

– Tu trouves donc décidément que nousavons du talent vieille-main ?

– Et faudra-t-il reconnaîtrel’accusé ? demanda Toby.

– En plein… Tu lui gardes rancune,puisqu’il s’est moqué de toi à Douvres, quand tu croyais le tenir.Tu te vengeras en répondant : J’avais mis son signalement dansma tête ; c’est lui ! c’est l’homme qui avait la carte deJames Davy !… Et à présent un coup à boire, enfants !comme dit ma jolie Molly… Pourquoi n’ont-ils pas une bouteille pourchaque pupitre, à la chambre des communes ? Ouvre l’oreille,John, vieux frère : tu peux être un poulet-vierge puisquenotre ami Saunie l’affirme, mais tu as plutôt l’air d’un coq decinq ans, bon à mettre au pot pour allonger la soupe. Eh !eh ! ça ne te fait pas rire ? Tu portes le deuil de tesécus !… L’affaire des hiboux, c’est de voleter la nuit, lelong des vieux murs. Le 4 février, à deux heures du matin, tufaisais les cent pas dans le Quadrant, au bout de Régent street, ensongeant à la cherté du gin et au malheur des temps. Les arcadesétaient désertes et tu écoutais le piano du Grand-Salon, où lesjeunes squires campagnards venaient boire du Sherry en regardantvalser les Françaises. Tout à coup un homme passa près de toi encourant et te choqua l’épaule, bien qu’il y eût, Dieu merci !de la place où circuler dans la galerie. Cet homme allait de droiteet de gauche ; il chancelait en courant comme s’il eût étéivre. Tu le vis tomber, puis se relever, et tu aperçus un papier àla place de sa chute. Tu l’appelas : Eh ! l’homme !mais ta voix sembla l’effrayer ; ce fut pour lui comme un coupd’éperon lancé dans le ventre d’un cheval fatigué. Il prit unnouvel élan et disparut en tournant le rond du Quadrant. Turamassas le papier, qui était une reconnaissance ou obligation demille livres, signée par Fanny Thompson, la comédienne, au profitde sa camarade Constance Bartolozzi.

Un grand silence régnait dans la chambre deJenny Paddock, où les bruits du cabaret voisin parvenaient comme unlarge murmure. Saunie et son troupeau écoutaient maintenant dansune sombre immobilité.

– Prends des notes, ami John,s’interrompit Ned Knob. Tu as un beau rôle, et ta déposition seramise tout au long dans les journaux. Comme tu es un fort honnêtegarçon, malgré ta mine funèbre, et que d’ailleurs une obligationentre mains tierces ne peut absolument pas servir, tu te rendis lelendemain matin chez madame Bartolozzi, pour lui rendre son titremoyennant une honorable récompense. Madame Bartolozzi était mortecette nuit-là même. Tu plaignis son malheureux sort, et l’idée tevint de chercher Fanny Thompson, car, de ce côté, la récompensedevait être bien plus forte. Le fils de Fanny Thompson étant lesecrétaire et l’ami de l’intendant supérieur de la police, tucourus au bureau de Scotland-Yard et tu demandas Richard Thompson.Richard Thompson était absent ; tu l’attendis, il ne vintpas ; tu revins le lendemain, et tu attendis encore :point de Richard Thompson ! alors, tu pris l’almanach deLondres, et tu vis que Fanny Thompson, retirée du théâtre, vivait àla campagne, dans le comté de Surrey. En quelques heures, un cochepublic te mit à sa porte. La maison te parut avoir un singulieraspect. La venue d’un étranger y sembla produire une sorte detrouble et même d’effroi. Le fils de la comédienne étaitabsent ; personne ne put ou ne voulut dire où l’on pourrait letrouver. Quant à Fanny Thompson elle-même, on ne pouvait la voirpour cause de maladie. Tu insistas ; elle vint enfin. Onn’avait point menti : elle était malade. Quand elle vitl’obligation entre tes mains, elle s’appuya, au mur pour ne pointtomber à la renverse, et elle dit : Malheureux !malheureux enfant ! Elle prit la reconnaissance,cependant, et te donna cinq guinées en te recommandant le silence…Ami John, es-tu de force à te charger de cela ?

– Je suis de force, répondit John. Meconfrontera-t-on avec Fanny Thompson ?

– Fanny Thompson joue la comédie, à cetteheure, au théâtre de New-York.

– Et faudra-t-il reconnaîtrel’accusé !

– Il n’est pas besoin, tu ne l’as vuqu’en passant et dans l’ombre… Tu diras, et cela mettra sur tadéposition un cachet de sévère véracité : Je me refuse àaffirmer que l’accusé soit l’homme qui a perdu l’obligation sousles arcades du Quadrant.

– Pardieu ! murmura Saunie, vous enavez assez sans cela, M. Knob… Et pourtant, s’il n’y a pas untémoin ab oculis, le jury peut encore faire dessiennes.

– Voyons donc le maître coq de votrebasse-cour, vieille-main ! répliqua le petit clerc avec sonvaniteux sourire. Vous me donnez ce Sam pour un gaillard depremière force ?

– Il n’y a plus que lui pour jouer JackSimple dans toute la Cité ! répliqua Saunie.

– Jack Simple est un joli emploi,vieille-main, mais nous avons mieux… Regardez-nous en face, Sam…Voulez-vous faire votre réputation d’un seul coup et gagner vingtguinées ?

Il y eut un murmure parmi les autrespoulets-vierges. Les yeux de Sam brillèrent.

– Soyez tranquilles, mes petits, dit Ned.Tout le monde aura lieu d’être content. Nous savons récompenser lemérite.

Sam était un tout jeune homme, presque unenfant. Sa figure portait encore en ce moment les traces despeintures et du grimage, pour employer un mot de coulissesqui n’a point d’équivalent à l’académie, dont il avait couvert sestraits pour les approprier au type reçu de Jack Simple. Par nature,Sam était tout l’opposé de ce type rond, lourd et niais. Il avaitune coupe de visage hardie, un front intelligent et des yeux aigus.Il fallait donc qu’il y eût en lui du comédien, et du grandcomédien, pour qu’il pût remplir à la satisfaction générale ce rôlede Jack Simple, le voleur de dindons, miroir des stupiditéspopulaires au-delà de la Manche. Ned le considéra longtemps avecattention, puis il dit :

– C’est de la haute école, je t’enpréviens, garçon, il y a risque de se casser le cou.

– Voyons votre haute école, petit homme,répondit Sam.

Ned fit la grimace. Sam ajouta :

– Je vous appellerai grand homme si on lemet dans le marché.

– Allons, allons ! dit Ned. Undirecteur passe tout à ses premiers sujets. Soyons sérieux, l’ami.Je vous propose l’affaire ; vous pouvez la refuser. D’abordvous n’aurez point de sommation. Tous vos camarades seront assignéspar le coroner et l’attorney du roi. Vous, il faudra vous présenterde vous-même au magistrat qui conduit en ce moment l’instruction.Cela vous convient-il ?

– Allez jusqu’au bout, répondit Sam, nousverrons bien.

Ned se recueillit un instant etreprit :

– Vous êtes un jeune badaud de provinceque la folie du théâtre a pris à la gorge.

– Dieu me damne ! interrompit Sam enrougissant jusqu’au blanc des yeux… qui vous a dit cela ?

Puis, sans attendre la réponse, il éclata derire, donnant ainsi un signal que tout le monde suivit.

– Voilà qui est touché ! s’écriaSaunie. Vous êtes un sorcier, maître Knob !

– Je n’en fais pas d’autre, vous savezbien, dit Ned bonnement. Je ne compte plus mes traits dans cegenre… La paix, tout le monde ! et attention, Sam !… Aucommencement de cette année, vous êtes arrivé de votre village toutchaud, tout bouillant, pour débuter à Drury-Lane dans Macbeth oudans Glocester. Les directeurs vous ont mis à la porte sans mêmevouloir vous entendre, parce que vous étiez mal couvert et que vousn’aviez en poche aucune recommandation de la cour, des ministèresni de la banque… C’est peut-être cela dans la réalité ?

– C’est cela, répondit Sam.

– Tant mieux. Vous jouerez votre rôle aunaturel. Ce que je vous dis est votre rôle… Rebuté partout, maisnon pas découragé, et soutenu par la conscience de votre génie,vous vous êtes mis à courir les tavernes qui avoisinent lesthéâtres, et chaque soir un demi-pot de gin vous donnait ce rêve devotre première représentation gênée par les couronnes, encombréepar les bouquets, assourdie par les bravos. Mais la monnaie desdeux guinées que vous avait données votre mère s’envolait. Vouscommenciez à savoir qu’il faut des protections pour entrer authéâtre. Le soir où votre dernier schelling dormait silencieux dansle vide de votre poche, une inspiration vous vint, une idéesublime, un trait de folie !

Auprès de vous un auteur éconduit venait dedire que madame Bartolozzi était toute-puissante…

Vous sortez, vous achetez un mauvais poignardébréché avec votre dernière pièce d’argent, vous escaladez les mursd’une écurie pour entrer dans la cour, de la cour vous montez aubalcon, vous brisez un carreau, vous êtes dans le cabinet detoilette de celle qui, d’un mot magique, peut faire tomber cesremparts d’acier, barrière infranchissable entre le théâtre etvous !

Or vous n’êtes pas un assassin, malgré votrepoignard rouillé ; vous n’êtes pas non plus un voleur, vousêtes tout uniment un artiste. La férocité de l’art vous tient. Vousavez escaladé ces murs et ces balcons pour tomber aux genoux de lacomédienne en vogue et pour implorer son aide. Si elle vousrepousse, eh bien ! vous la contraindrez, le couteau sous lagorge, à vous entendre déclamer l’ambition de Richard ou lajalousie du More de Venise. Il faut qu’elle vous juge, fût-ce dansune syncope ; c’est votre droit de fou. Kaen aurait-faitcela !

– Dieu me damne ! s’écria Sam toutpâle ; moi aussi, de tout mon cœur, si l’idée m’en étaitvenue !

– On vous croira, poursuivit l’ancienclerc, dont la physionomie rayonnait en vérité une diaboliqueintelligence. On fera plus, on vous admirera, parce que cela estanglais des pieds à la tête. Ailleurs, l’extravagance est faiteautrement. Vous débuterez huit jours après où vous voudrez avec unsuccès infernal !

– Mais que fais-je dans le cabinet detoilette ? demanda Sam.

– Vous attendez. La reine de théâtrereçoit sa cour. On joue le whist dans son salon. L’instant ne vautrien. Les heures passent et votre cerveau se refroidit. Il fautbattre la folie pendant qu’elle est chaude. L’idée de fuir vous estdéjà venue avec la honte de votre entreprise insensée, mais c’estl’heure du travail aux écuries ; les valets de chevauxemplissent la cour, étrillant, brossant, lavant, blasphémant. Àminuit, la Bartolozzi entre dans sa chambre ; le cœur vousrevient, c’est l’heure… Elle n’est pas seule ! Sa femme dechambre l’assiste. Vous attendez encore. La fièvre vous monte aucerveau. Vous êtes résolu cette fois.

La pendule a sonné un coup ; le silencerègne dans la chambre à coucher ; votre cœur bat, mais votretête bout. Vous pesez lentement sur le bouton de la porte, qui,lentement aussi, s’entr’ouvre sans produire aucun bruit. Uneveilleuse éclaire la chambre. Madame Bartolozzi est couchée sur sonlit et dort, auprès d’elle, sur sa table de nuit, il y a desdiamants qui lancent des étincelles bleuâtres, allongées ouraccourcies par les jeux de la lumière qui tremble. Vous avezhésité une seconde et c’est assez.

Vis-à-vis de vous une autre porte s’ouvre etun homme entre, celui-là sans hésiter.

– Écoutez bien ceci, jeune homme,s’interrompit Ned Knob dont la voix se faisait solennelle malgrélui. Gravez chacune de mes paroles dans votre mémoire, car en lesrépétant vous direz la vérité. Ce sera comme si la conscience dumeurtrier parlait, ou comme si la morte s’éveillait elle-même pourdire les circonstances de ce crime sans témoins.

L’homme va droit au lit, et du pas dont onmarche quand on ne craint rien. Aux lueurs de la veilleuse, vousapercevez vaguement son visage pâle mais calme, si calme que vousvous dites en vous-même : Il ne s’agit que d’une intrigued’amour. Et pourtant vous avez un frisson dans les veines. Cethomme est près du lit, immobile ; pourquoi n’éveille-t-il pascelle qui dort ? Il se penche. Une de ses mains passe entrel’oreiller et la tête ; l’autre s’étend sur la poitrine. Et ladormeuse ne s’éveille pas.

Que veut cet homme ? Il se relève.Qu’a-t-il fait ? Tout cela est-il un rêve ? Il essuie samain avec un mouchoir qui tombe, et il traverse la chambre en sedirigeant vers le cabinet où vous êtes. Vous vous cachez derrièreles rideaux ; il passe tout près de vous. Il a la clef de laporte communiquant avec l’escalier ; il ouvre cette porte etdisparaît.

Qu’a-t-il fait ? Les diamans sonttoujours sur la table de nuit, dispersant leurs étincellesmouvantes. Vous entrez à votre tour. Rien n’éveille cette femmeendormie ! Vous vous approchez ; son souffle ne s’entendpas. Vous touchez son pouls d’une main tremblante ; sur ce litil n’y a plus qu’une morte !…

– Et buvons, les enfants ! repritbrusquement Ned, qui essuya la sueur de ses tempes.

Il ajouta :

– Si tu ne te sens pas capable deraconter cette histoire-là, Sam, nous t’en trouverons bien unautre !

Sam frappa du poing la table ets’écria :

– Ça sera de l’effet comme une chose dethéâtre. Que Dieu me damne si je laisse échapper cerôle-là !

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