Jean Diable – Tome II

IX – Contrat de mariage.

Le comte Henri de Belcamp resta un instantimmobile et pensif au milieu de sa chambre solitaire. Puis ilregagna le canapé où il s’assit. Son front recueilli s’appuyacontre sa main. Vous eussiez dit une statue de marbre, tant saméditation laissait impassibles les belles lignes de son visage. Aubout de quelques minutes, il se redressa, et un sourire fier vint àses lèvres.

– C’est l’heure, dit-il, et le sort enest jeté ! J’ai joué l’une après l’autre et à leur tempstoutes les cartes de cette grande partie. Les chances sont pourmoi. Mon étoile est au plus haut du ciel. De tous mes ennemis je mesuis fait des serviteurs, et quand la charge sonnera pour ladernière, pour la vraie bataille, ce sera l’épée d’un chevaliersans peur comme sans reproche que je brandirai dans mamain !

Il sonna. Un employé subalterne de la prison,qui avait plutôt l’air d’un domestique, et qui en effet le servait,parut aussitôt sur le seuil.

– Je désire voir M. Roblotsur-le-champ, Monet, dit le comte Henri.

– C’est l’heure où M. lesous-directeur se met à table, objecta l’employé.

– Allez le prévenir que je le demandepour affaire pressante.

Monet sortit. Quelques minutes après,M. Roblot entra d’un air maussade. Il tenait à la main unpaquet de lettres encore cachetées, dont plusieurs avaient tournureadministrative.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années,un vieux soldat, à en croire sa redoutable paire de moustaches, unbrave à l’humeur brusque et bourrue, si on s’en rapportait à saphysionomie canine et à l’expression de ses yeux.

– Du diable si vous me laisserez dînerune fois tranquille dans la semaine, monsieur le comte !s’écria-t-il en ouvrant la porte à grand bruit. J’ai besoin de maplace, corbleu ! mais si j’avais seulement deux pensionnairescomme vous, je donnerais ma démission ! Qu’y a-t-il pour votreservice ?

– Pouvez-vous me prêter, mon bon monsieurRoblot, repartit le jeune comte en souriant, une de ces petitesvalises à la main qui servent de sac de nuit ?

– C’est pour cela que vous m’avezdérangé ! gronda le bonhomme en lui jetant un regardfurieux.

– Pour cela et pour autre chose, mon bonmonsieur Roblot… Nous avons différents détails à régler cesoir…

– Avant mon dîner ?

– Si vous voulez bien le permettre.

– Cela devient une tyrannie,monsieur.

– Me croyez-vous sur un lit deroses ? disait Guatimozin à son ministre. Je vous certifie,mon bon monsieur Roblot, que je suis pour le moins aussi fatiguéque vous… mais quand le vin est tiré, il faut le boire… Faites-moiacheter, je vous prie, une de ces petites valises, si vous n’enavez pas une à vous.

– Et puis-je vous demander pourquoi,monsieur ?

– Certainement. Il n’y a point là demystère. C’est pour un voyage.

– Un voyage !… s’écria le bonhommeen haussant les épaules.

– Un petit voyage, acheva paisiblement leprisonnier, qui peut durer de cinq à six jours, tout au plus.

Les bras de ce bon M. Roblottombèrent.

– Le diable m’emporte, monsieur le comte,dit-il avec conviction, vous devenez fou !

– Vous m’avez répondu cela, mon cherdirecteur, riposta le prisonnier sans s’émouvoir, je m’en souviensà merveille, cela textuellement, la première fois que je vous aidemandé la permission de faire un petit tour de promenade en ville,avant de me mettre au lit, chaque soir.

Les gros sourcils du sous-directeur sebaissèrent et cachèrent ses yeux baissés.

– Moi, poursuivit le jeune comte, messouvenirs à cet égard sont très-précis : je posai ma main survotre épaule et je vous dis tout bas à l’oreille : Àl’avantage !

– Que le diable !… commençaRoblot avec fureur.

– C’est une façon de se souhaiter lebonsoir entre voisins et amis, continua le prisonnier ensouriant ; mais entre nous deux, anciens soldats del’Empire…

– Assez, monsieur, je ne tiens ici qu’àun fil et j’ai une famille à nourrir.

Henri prit un ton sérieux.

– Il faut que vous soyez d’abord sansinquiétude sur votre famille, capitaine Roblot : c’est lamoindre des choses. Si vous perdez votre place, je m’engage, au nomde l’empereur…

– Parlons raison, je vous prie, monsieurle comte, interrompit le bonhomme avec plus de calme. Je suis unvieux soldat, c’est vrai, mais pas beaucoup, et voilà déjà dix ansque j’ai pris mes invalides dans cette maison, où je suis bien. Mavocation, c’était d’être un bourgeois. Si l’on me proposait lesépaulettes de colonel, je dirais : Bien obligé… Un beau soir,là-bas, à Paris, où je vais une fois l’an, les amis sont venus,Roblot par-ici, Roblot par-là, le drapeau tricolore, les aigles,les bonnes histoires de la campagne d’Allemagne… et le punch à laMurat, mille bombes !… C’était trois fois plus qu’il n’enfallait pour virer la tête d’un père de famille qui n’a pasl’habitude de se déranger… Voilà, j’ai prêté le serment… Mais,voyez-vous, si je vous avais cru coupable, je me serais fait hacheren mille pièces plutôt que de vous laisser sortir.

– Je sais que vous êtes l’honneur même,capitaine… Mon heure est fixée : vous permettez que jecommence ma toilette ?

– Commencez et finissez toutes lestoilettes que vous voudrez, corbleu !…, mais vous me passerezsur le ventre si vous voulez faire votre voyage de sixjours !… Vous êtes innocent, c’est trente-six mille foisclair, et l’inspecteur me disait encore hier que la justice secomportait comme une vieille folle… Que diable ! nepouvez-vous attendre après votre acquittement pour faire vosgambades ?

Henri, profitant de la permission donnée, serasait devant une glace suspendue à la fenêtre.

– Non, mon cher monsieur Roblot, non,répondit Henri du bout des lèvres, entre deux coups derasoir ; je ne peux pas attendre après mon acquittement.

– Alors, votre serviteur, monsieur lecomte ; ouvrez votre fenêtre quand tout le monde sera couché,et sautez dans la cour.

– Il serait trop tard, capitaine… je doisdîner aujourd’hui hors de la prison… Prenez, je vous prie, la peinede vous asseoir.

– Du tout ! corbleu ! voiciassez de folies !… mon potage refroidit.

Le prisonnier se retourna et le regarda enface.

– Mon bon monsieur Roblot, prononça-t-ilavec gravité, il ne me conviendrait nullement de jouer le rôle demauvais plaisant vis-à-vis d’un homme de votre âge et de votrecaractère. Veuillez ne point vous y tromper. Je vous ai dit leschoses telles qu’elles sont : il faut que cela soit.

– Il faut ! il faut ! répéta lebonhomme à qui la colère mit de l’écarlate aux joues. Il faut alorsaussi que, pendant six jours, vous-rendiez les employés de laprison aveugles !… Et votre chambre qui ne désemplitpas ! il faut que, pendant six jours, toutes vos visitesaillent au diable !… Je vous dis, moi, que c’est impossible…et que je ne veux pas, sacrebleu !

La sortie de ce dernier mot procura à ce bonM. Roblot un soulagement qui nous excusera vis-à-vis des plussévères délicatesses. Fallait-il en effet étouffer un honnêtehomme ? Il fourra ses deux mains jusqu’aux coudes dans lespoches de son pantalon, et se prit à parcourir la chambre à grandspas.

Henri passait le rasoir sur sa seconde joue.Il resta un instant silencieux et tout entier à ce travail.

– Il faut ! prononça-t-il enfin pourla seconde fois en repassant la brosse à barbe sur son menton. Jesuis satisfait de vos observations très-justes ettrès-raisonnables. Je les avais prévues, je suis allé au-devant.Personne ne viendra me voir pendant ces six jours. Pendant ces sixjours, à mon endroit du moins, tous les employés de la maison deVersailles seront aveugles. Cela vous suffit-il ?

– Croyez-vous parler à un enfant,vous ? grommela le bonhomme qui s’arrêta devant lui et tirases mains de ses poches pour croiser ses bras derrière son dos.

La menace de cette posture ne parut pointproduire d’effet sur Henri, qui dit en remettant avec soin sesrasoirs dans leur boîte :

– Ayez la bonté, je vous prie, dedépouiller votre correspondance.

Roblot crut avoir mal entendu. Henri répéta,et M. Roblot dit :

– Est-ce que mes lettres du ministèrevont me parler de votre voyage de six jours ?

– Précisément, répliqua le jeune comte,qui prenait sous son bras un joli coffret en bois de rose, etpassait dans le cabinet voisin. Lisez. Le sous-directeur s’assitdevant la table où il déposa son paquet de lettres. Il tira de leurétui ses rondes lunettes d’argent, et les essuya après avoirsoufflé dessus.

– Vous pouvez vous vanter d’êtreassommant, vous, marmottait-il entre ses dents. Tout comte que vousêtes, et charmant garçon… et bien élevé… et bon diable au fond… sila levée de votre écrou était là-dedans, nom d’un tonnerre, je mepayerais un verre de madère après la soupe.

Il posa ses lunettes à cheval sur son nezcoloré et charnu.

– Ministère de la justice, lut-il enprenant une première lettre au hasard. « Monsieur ledirecteur… » Très-bien ! « j’ai l’honneur… »Ah ! ah ! c’est la fixation des affaires pour la sessionprochaine. Vous venez sixième… Le jury leur rivera leur clou, voilàtout… Pour innocent, vous êtes innocent, quoi ! C’est bête àforce d’être clair !

Henri mit sa tête à la porte du cabinet. Ilavait un collier de barbe naissante et des moustaches.M. Roblot, qui le regardait, ne parut nullement s’étonner decela.

– À quelle date à peu près ? demandaHenri.

– Du 25 au 30 juillet… Bon débarras pournous, sans compliments, monsieur le comte ?

– Lisez les autres, dit Henri quidisparut dans le cabinet.

– À la seconde !… Ministère del’intérieur… ça change !

– Tiens ! tiens !s’interrompit-il avec stupéfaction ; au secret !vous ! pourquoi diable cela, par exemple ?

La tête d’Henri se montra de nouveau. La lignede ses sourcils tranchait maintenant énergiquement sur son front,et sa physionomie était profondément modifiée déjà.

À ceci M. Roblot ne fit aucune espèced’attention. Il allait répétant avec une stupéfactioncroissante :

– Au secret, vous ! pourquoi diableau secret ?

– Vous ne devinez pas ? demandaHenri souriant.

– Je veux passer pour un nigaud si jecomprends ?

– Mon cher directeur, interrompit lejeune comte légèrement, c’est pour que personne ne vienne me voirpendant ces six jours.

Roblot le regarda ébahi.

– Avez-vous le bras si long ?murmura-t-il.

– Juste de cette longueur-là, mon vieilami !

– Alors pourquoi ne pas prendre la clefdes champs ?

– Parce que je suis ici pour quelquechose.

– Il n’y a rien de politique dans votreaffaire, que diable !

– Exactement rien.

– S’il n’y a rien de politique, à quoipeut servir votre présence dans la maison d’arrêt deVersailles ? Que diable ! nous ne sommes pas si fin queTalleyrand, mais pourtant nous savons distinguer les vessies deslanternes.

– Mon cher directeur, dit Henri quirentra dans son cabinet, je vous déclare que Talleyrand, si fin quevous le fassiez, n’y verrait pas plus clair que vous… Achevez votrecorrespondance.

Roblot décacheta une troisième lettre.

– Détails d’intérieur, dit-il en laparcourant.

– Lisez, lisez ! cria Henri du fondde son cabinet : ce sont des détails qui ont leurimportance.

– Je n’y vois rien d’important pour mapart… Le numéro de votre nouvelle chambre… Le nom du gardien quidoit vous être spécialement attaché.

Le comte Henri revenait en bras dechemise ; avec une chevelure châtain dont les bouclesbrillantes envoyaient des lueurs nouvelles à ses yeux.

– Tout de même, murmura le bonhomme, nonsans une arrière-pensée de défiance, il n’y en a pas un autre pourse déguiser comme vous ! Avant d’avoir vu le dessous descartes, moi qui vous parle, je vous aurais croisé dans la rue, enplein midi, sans vous reconnaître… Il y a la voix, pourtant,reprit-il. Vous avez une diable de voix qui vaut une demi-douzainede signalements… On ne peut pas changer la voix.

– C’est vrai, dit Henri dont le sourireprit une singulière expression ; on ne peut pas changer lavoix… Nous disons donc que mon gardien sera Mestivier ?…

– Vous ai-je parlé de cela ? s’écriaRoblot.

– Je ne crois pas, mon vieil ami… Nousdisons aussi que j’aurai le cachot n° 2 ?

– C’est la vérité… Comment lesavez-vous ?

– Comment ai-je su que je vous feraissauter au plafond rien qu’en vous chatouillant le creux de la mainet en vous disant : Bon cousin, à l’avantage !

– Oui, oui, grommela Roblot ; ilreste encore du vieux levain en France, c’est sûr… ; mais jeveux que le diable m’emporte si j’ai envie de voir une révolution,moi, monsieur le comte !

– Il y a les chevaux qui tirent et ceuxqui se laissent traîner, mon cher directeur… Savez-vous pourquoi onne met jamais personne dans le cachot n° 2 ?

– Ma foi ! je ne me suis jamais faitcette question-là.

– Savez-vous du moins pourquoi on ne metpoint l’eau dans une cruche percée ?

– Bah ! fit Roblot, qui resta labouche ouverte.

– Mon brave ami, reprit doucement lecomte Henri, enfermez-moi à double tour dans le cachotn° 2 ; une demi-heure après je puis être sur la placed’Armes. Ceux qui vous écrivent ne savent pas que vous m’éviterezla peine de déplacer des moellons ou de retirer des barreaux. L’unet l’autre de ces exercices gâtent une toilette, et je dois être engrande tenue ce soir. Vous comprendrez que je dois garder lespetits secrets de chacun. Nos collègues et supérieurs ne saventrien de vous ; vous ne saurez rien de vos supérieurs etcollègues, car les signataires de ces lettres agissentadministrativement et ne sont que des machines à transmettre desordres… L’absence de votre directeur est un fait qui ne s’est pasproduit tout seul ; le cachot a été choisi à dessein, àdessein le gardien Mestivier a été désigné… Croyez-moi, neregrettez pas d’être de ce côté-ci de la haie, nous sommesforts !

Pendant qu’il parlait ainsi d’un ton familieret frappant par sa simplicité même, le vieux Roblot avait la têtebaissée, il ne songeait plus beaucoup à son potage quirefroidissait.

Henri continuait sa toilette, et la bruneallait tombant.

On ne saurait exprimer précisément lesdifférences subtiles qui existent entre, la grande tenue dutrue gentleman et notre costume civil de cérémonie. C’estle même vêtement, et cependant il est toujours facile auxobservateurs qui ne sont même pas de première force de distinguerl’habit noir anglais de l’habit noir français. Le style estdifférent, pour parler la langue savante des tailleurs ; lecachet de l’un ne ressemble pas du tout au cachet de l’autre :la preuve, c’est qu’un Français habillé par un tailleur de Londresprend immédiatement l’air d’un Anglais. Mais pourquoi un Anglaishabillé par un tailleur de Paris ne devient-il jamais unFrançais ?

Henri, sa toilette faite, était un Anglais, unadmirable et parfait Anglais.

– Sommes-nous décidés ? demanda-t-ilau vieux Roblot, dont les gros sourcils moutonnaient comme deuxnuages avant la tempête.

Le silence que le bonhomme garda ne troublapoint la sérénité d’Henri.

– Mon déménagement, reprit-il, aura dûavoir lieu cette nuit. C’est simple comme bonjour. Vous n’avez decomptes à rendre à personne, et Mestivier sait son affaire.Mestivier seul aura le droit d’entrer dans ma cellule vide, où ilportera mon manger aux heures réglementaires. Aux employés de laprison comme aux visiteurs du dehors, vous avez à opposer vosinstructions, qui sont réelles, officielles,inattaquables !…

– Et si le directeur revient ?prononça Roblot à voix basse.

– Je vous donne ma parole d’honneur qu’ilne reviendra pas.

Le vieux soldat garda encore le silence.

– Bien ! dit Henri dont l’accent sefit impérieux.

– Eh bien ! s’écria Roblot quireleva sa grosse face empourprée, tout cela ne me va pas, monsieurle comte ! voilà ! Que le tonnerre m’écrase si voussortez d’ici ! Je suis geôlier, de par tous les diables !et il n’y a pas de bons cousins qui tiennent ! je ne crois pasaux fantasmagories. Je veux écrire au ministère et savoir qui estle sorcier là-dedans… Corbleu ! on verra comme le diable estnoir !… Et, après tout, un coquin peut avoir surpris lessignes et les paroles. Je suis compagnon comme vous ; jerefuse de marcher sans l’ordre d’un maître !… et ne bronchezpas, puisque mon bonnet est par-dessus les moulins, ou je vousflanque aux fers, dans une bouteille qui ne sera pas percée, nom denom de nom de nom !

Il grinçait, ma foi ! des dents, et sesyeux, marbrés de sang, regardaient son prisonnier en face.

Henri était en train de se ganter ; ilretira son gant. Il prit sur la table une petite boîte carrée demaroquin noir et l’ouvrit. Le contenu de cette boîte étaitrouge.

– Vous avez une femme et des enfants…prononça-t-il avec lenteur.

Il avait fait un pas vers Roblot. Celui-ciessaya, de Soutenir son regard, mais un éblouissement passa devantses yeux. C’était la foudre qui couvait au fond de cetteprunelle.

– Savez-vous, continua le comte Henri, lechâtiment réservé au compagnon parjure qui barre au maître lechemin de la fontaine ?

– Au maître ! répéta Roblot.

La main d’Henri toucha la sienne et il reculad’un pas.

– A-t-il été dit dans votre cercle,poursuivit le jeune comte, selon le devoir, qu’un homme était enFrance, non pas un maître, mais LE MAÎTRE, nommé par la volontémême de celui qui est en exil ?

– L’empereur ! balbutia le vieuxsoldat dont la voix tremblait.

– A-t-il été dit, demanda encore Henri,prenant l’objet rouge contenu dans la boîte et le tenant à la main,que la même volonté avait fait de cet homme, et d’un seul coup, unchevalier, un officier, un commandeur, un grand officier, un grandaigle de la Légion d’honneur ?

L’objet rouge, un large ruban de soie, sedéroula, et le comte Henri le mit à son cou.

– Bon cousin, acheva-t-il, de par la foi,l’espérance et la charité, je vous ordonne de m’ouvrir le chemin dela fontaine !

Roblot courba la tête et répondit :

– Maître, je suis prêt à vous obéir.

 

Le soleil était couché, mais il restaitquelques lueurs de jour. Trois hommes, dont l’un portait un manteauléger sur son élégant costume noir, étaient arrêtés devant la portedu cachot n° 2. Les deux autres étaient le sous-directeurRoblot et le gardien Mestivier, qui tenait à la main son trousseaud’énormes clefs.

– Le prisonnier sera bien tranquillelà-dedans, dit-il d’un ton goguenard et en donnant un dernier tourà la serrure massive.

– Tu réponds de lui, prononçaM. Roblot à haute voix.

– Oui, oui, grommela Mestivier. Pardié,oui… à vous revoir !

Il s’éloigna. L’homme au manteau passa sonbras sous celui de M. Roblot, et ils s’engagèrent dans leslongs corridors de la maison d’arrêt. Ni l’un ni l’autre neprononça une parole. Quand ils arrivèrent dans la cour, lefactionnaire leur présenta les armes, et ils passèrent.

À la porte extérieure, M. Roblot appelale guichetier.

– Le comte de Belcamp est au secret,dit-il.

– Alors, enfoncés les permis !répliqua joyeusement le guichetier… Ils n’en finissaient plus avecleurs visites !

Nos deux compagnons passèrent encore. Ilsétaient dehors, Roblot ne s’arrêta qu’au bout de l’avenue deParis.

– Monsieur le comte, dit-il avectristesse, on ne peut pas servir deux maîtres. J’ai fait mon devoird’un côté, je l’ai trahi de l’autre… J’ai besoin de ma place pourceux qu’elle fait vivre, sans cela je m’en irais comme vous.

Le prisonnier qui semblait n’éprouver aucunedes émotions ordinairement inséparables de la liberté conquise,répondit d’un ton sérieux et ferme :

– Dans six jours, à sept heures du soir,je serai à la porte du cachot n° 2, je vous le jure sur monhonneur !

Il tira en même temps un papier de sa poche etle mit dans la main du vieux soldat.

– On peut répondre de tout,poursuivit-il, sauf la volonté de Dieu. Je vais courir un granddanger. Si je ne suis pas au rendez-vous à l’heure dite, c’est queje serai mort. Alors, mon vieil ami, n’hésitez pas une heure,n’attendez pas une minute ; partez avec votre femme et vosenfants, sans oublier Mestivier le gardien : allez àLondres ; portez ce papier à son adresse ; vous serez unhomme riche et tranquille pour le restant de vos jours… Merci et aurevoir !

Il lui serra la main et s’éloigna d’un pasrapide.

Dans le salon du vieux marquis de Belcamp, àl’hôtel de France, tout avait l’apparence d’une simple et joyeusefête de famille. Le dîner était achevé depuis une heure environ,mais les estomacs miremontais ruminaient encore et s’entretenaientà l’aide de menus comestibles, pillés au dessert.

Le point de mire de tous les regards étaitnaturellement M. Percy Balcomb, assis sur le canapé auprès deM. le marquis, exactement dans la position que le comte Henrioccupait quelques heures auparavant entre son père et les jeunesfilles, lors de la visite à la prison.

– Il faut avoir bonne envie de trouverdes ressemblances, disait madame Célestin qui avait repris sontricot, pour voir le portrait du comte Henri dans cetAnglais-là !

Le Bondon de droite et le Bondon de gaucheapprouvèrent aussitôt du même geste.

– Certes, riposta Mademoiselle à quicette atmosphère de fiançailles faisait mal aux nerfs, il ne s’agitpas ici de deux phénomènes vivants à montrer en foire…

– Tapé ! cria Chaumeron. Elle aurason franc parler !

– Pour de l’esprit, ajouta la mère, ellesen ont toutes ! toutes les Chaumeron, bien entendu.

Madame Célestin dit en comptant lesapetissées de son bas :

– Quatorze, seize, dix-huit… Ce sont lesmaris qui manquent.

– Madame, riposta la grande fille, il nem’en faudra pas une paire.

– Tapé ! dit Chaumeron,atout !

– Et même gentiment pour une demoiselle,fit observer Bien-des-Pardons, adjointe et perfide.

– Madame Bondon sait bien qu’on peut rireen société, glissa madame Chaumeron d’un ton conciliant, mais, pouren revenir, moi, je trouve que sauf la barbe…

– Et la couleur des cheveux, ajoutal’adjointe.

– Et la nuance des yeux, appuya madameCélestin en ricanant.

– Et la voix… commença Chaumeron.

– Oh ! quant à la voix, s’écria toutle monde en chœur, c’est le blanc et le noir !

– Voilà tout, conclut madame Célestin,qui piqua une de ses aiguilles à tricoter dans ses cheveux. Moi, jene sais pas me disputer comme au marché. Je garde le rang où laProvidence m’a placée. Ceux qui veulent jouer aux gros mots n’ontqu’à s’adresser ailleurs. Je ne dis pas cela pour mademoiselleChaumeron, qui est une personne bien élevée et qui a l’âge desavoir ce qu’elle fait, depuis le temps qu’elle marche sanslisières… Je ne tire point d’orgueil de la ressemblance étonnantedont ma famille offre un exemple, et les messieurs Bondon possèdentce qu’il faut en biens fonds pour n’avoir pas besoin de se montreren foire ; outre ma dot, car moi j’avais une dot ! çan’offense personne. J’en arrive à ceci : sauf les cheveux, labarbe, les traits du visage et le reste, M. le comte etM. Balcomb se ressemblent comme deux gouttes d’eau. C’est monavis, et ce n’était pas la peine d’insulter deux hommes paisiblespour si peu de chose.

Elle reprit son tricot. L’adjointe lui enviace discours. Madame Chaumeron dit tout bas àmademoiselle :

– Vous ne serez jamais qu’unesotte !

Et Chaumeron ajouta, parlant franchement etavec l’autorité d’un père :

– As-tu ton compte, toi ! Tu asfailli me faire une mauvaise affaire d’honneur… Si tu bouges on tedonnera ton reste à la maison !… Attrape !

Si maintenant il fallait fournir notre avispersonnel sur la question de ressemblance, nous dirions qu’elleexistait, mais seulement dans la mesure annoncée par le comte Henrilui-même lors de son récit australien. Il y avait des rapportstrès-frappants dans la taille, dans le port, dans la coupe duvisage et dans le sculpté des traits, mais la tournure n’était pasdu tout la même, mais la tenue différait essentiellement, et à partmême ces disparités capitales résultant de la barbe, des sourcils,des cheveux, de la fente des yeux et du timbre de la voix, il yavait des raisons immatérielles en quelque sorte qui rendaienttoute confusion impossible.

L’un était un Anglais, un pur Anglais,gardant, non pas ridiculement, mais sensiblement au moins, l’accentanglais. Sa voix de poitrine, grave, profonde et appartenant àcette catégorie qualifiée baryton, avait en outre, pour sedistinguer du ténor vibrant d’Henri, les gutturales intonations dela mélopée britannique.

Notez que je vous défie de reconnaître la voixde votre propre frère s’il prononce pour la première fois et commeil faut une phrase anglaise devant vous. La langue anglaiseattaquée d’une bronchite chronique, arrive à chaque instant à laventriloquie. Et cet effet est bien plus appréciable encore quandl’Anglais prononce le français.

L’opinion de Chaumeron disant que, placésauprès l’un de l’autre, Percy et Henri ne se ressembleraient plusdu tout, était en vérité plausible.

Séparés, ils avaient un air de famille qui,dès la première vue, sautait aux yeux. C’était tout, parce que lesdétails démentaient cette première impression, et leur ressemblancen’arrivait point à causer ce sentiment de surprise que chacun denous a pu éprouver quelquefois en sa vie.

La société miremontaise aimait tropsincèrement ce jeu des morsures, où chacun reçoit tour à tour un ouplusieurs coups de dents, pour que les cicatrices fussent longtempsà se former. Mademoiselle bouda pendant trois minutes et ce futfini. Plût au ciel que le mal du célibat pût ainsi seguérir !

On attendait le notaire et madame veuveTouchard qui grandissait à la taille d’un personnagetrès-important. Madame Besnard disait qu’elle devait compter la dotce soir même. Or, vous ne sauriez croire combien on avait envie devoir les deux millions ! La source de ces millions étaitmystérieuse ; on peut même ajouter qu’elle était sinistre. Laseule personne qui le sentit très-énergiquement était peut-êtrenotre belle Jeanne elle-même. Les autres ne voyaient rien derrièreles millions. Les millions, c’est le soleil ! Miremontn’éprouvait pour ces millions qu’une tendre et respectueusesympathie. Au fond, qu’y avait-il ? Deux parents morts (quelque fût le degré), deux parents qu’elle ne connaissait pas. Quidonc, à Miremont et ailleurs, refuserait ce féerique billet deloterie ?

L’affaire du comte Henri, loin de faire dutort aux millions, familiarisait chacun avec la pensée des deuxmeurtres. On vivait avec cette idée qui n’attaquait pas plus lesmillions que le comte Henri. Les millions étaient innocents commele comte Henri lui-même, dont le seul accusateur, M. Temple,un fou, était devenu invisible, comme si la terre se fût ouvertepour l’engloutir avec son accusation.

On parlait beaucoup de la dot ; onparlait aussi de la corbeille ; les Anglais n’étaient pasalors aussi parfaitement connus qu’aujourd’hui sur le continent, etils avaient une réputation universelle de magnificence. Lacorbeille donnée par cet Anglais millionnaire qui épousait desmillions devait être quelque chose de splendide !

Quelques voix avaient constaté l’absence destrois fainéants, comme on appelait Robert, Laurent et Férandeau,mais personne ne s’en étonnait ; Férandeau ne comptait pas,Miremont méprisa toujours les arts ; Laurent devait êtrejaloux puisqu’il n’héritait pas ; Robert était un amantéconduit. Ils faisaient bien de se cacher.

Cependant, pourquoi Laurent n’héritait-ilpas ? Pourquoi tout à la sœur et rien au frère ? Certes,c’était là une question miremontaise au premier chef. Mais c’estbien le moins qu’on applique aux millions le droit de caprice dontjouissent les jolies femmes. Laurent n’avait rien, c’était bienfait, puisque c’était la fantaisie des millions. Et d’ailleurs, unheureux de moins, c’est autant de gagné chez Chaumeron.

Germaine, Suzanne, Frances et Jeanne causaientensemble, tandis que le vieux marquis s’entretenait affectueusementavec Percy Balcomb. Il y avait réellement quelque chose de touchantdans l’émotion que la vue de Jeanne causait à ce jeune homme sigrave, si froid en apparence, et que le fardeau des grandesaffaires avait si étrangement transformé depuis le temps où ilcourait les aventures avec le comte Henri dans les forêtsaustraliennes. Dans sa vie, dévolue d’abord au malheur et à lalutte, puis donnée tout entière à cette autre bataille,victorieuse, celle-là, qu’il livrait à la fortune, il n’avait paseu le temps d’aimer. Il arrivait, supérieur en toutes choses à ceuxde son âge, mais neuf en amour, tantôt menant son rêve avec larigueur d’une opération méthodique, tantôt s’attardant à desidylles naïves et à des timidités d’enfant.

Il aimait sincèrement et profondément, cela sevoyait. Jeanne partageait cet amour, mais on n’avait point vu entreeux cette chère fièvre des premières tendresses. Ils avaient entaméleur roman à la page du milieu. C’était comme s’ils se fussentretrouvés après une absence.

Miremont expliquait cela en disant ;M. Balcomb est si occupé !

Mais en général, il faut bien l’avouer, lemétier de l’amour est précisément d’oublier les affaires.

Miremont disait encore : ces Anglais sontsi originaux !

Voilà le vrai : Vous ne trouverez pasdans les vaudevilles un seul Anglais qui ne soit un original.

– Vous me la rendrez bien heureuse,n’est-ce pas, Percy ? disait le marquis en caressant du regardle doux profil de Jeanne.

– Je ferai de mon mieux, cher monsieur,répondit Balcomb. Je sens que je l’aime tous les joursdavantage.

On devinait à chaque instant dans saconversation qu’il s’exprimait en français sans difficulté, maisavec cette sobriété forcée particulière à l’étranger qui ne connaîtque les mots usuels d’une langue.

– Je ne sais pas, reprit M. lemarquis de Belcamp, pourquoi la pensée de mon Henri estincessamment entre nous deux. Souvent on dit plus à un ami qu’à unpère, surtout quand l’amitié s’est nouée au milieu d’un périlmortel. Je gagerais que vous savez son grand secret,Percy ?

C’était dans le sourire surtout que Balcombressemblait au jeune comte de Belcamp. Il souriait très-rarement,bien que son caractère fût loin d’être sombre.

Il sourit cette fois et ne répondit point.

– Notez que je ne vous interroge pas,Percy, reprit vivement le vieillard. Il me peinerait de savoir lesecret de mon fils par un autre que par lui-même.

– Mais, poursuivit-il bientôt après,emporté par l’idée qui le tenait sans cesse, rien ne m’empêchera depenser que cette bizarre affaire lui a été suscitée par les ennemisqu’il a dans ce même champ de bataille politique… car son secretest politique… il me l’a presque avoué…, et la lutte est mortelleentre les deux principes ; maintenant… il y a des instants oùj’ai peur.

Le regard de Percy se croisa avec celui deJeanne.

– Vous ne m’écoutez pas, repritM. de Belcamp. Que vais-je parler d’autre chose qued’amour !… Mais c’est que j’ai mon amour, Percy, moi aussi…Mon Henri est tout ce qui me reste au monde… J’ai aimé !… Dieuveuille que vous ne sachiez jamais où peut aller cette terrible etsublime folie !… Eh bien ! quand j’interroge cessouvenirs de mon cœur et cela le fait saigner encore, car il y ades blessures qui ne se guérissent jamais… quand j’essaye decomparer ma tendresse d’amant à ma passion de père, il me sembleque j’ai donné à Henri une part plus grande encore de mon âme.

Les deux mains gantées de Percy prirent cellesdu vieillard et les pressèrent avec émotion.

– Vous êtes bon, Balcomb, murmura cedernier, qui avait une larme dans les yeux. Oui, oui, vous êtes bonet ma Jeanne sera heureuse.

– M. Berthelot ! annonçaPierre, qui avait sa livrée de cérémonie.

Et, sur l’injonction formelle de l’officierministériel, il ajouta d’une voix éclatante :

– Notaire royal !

Me Berthelot, notaire entre deuxâges, chauve et ramenant les cheveux de sa nuque sur le sommet deson crâne où ils restaient fixés au moyen d’un enduit qui est lapropriété spéciale d’une douzaine de notaires et de quelques rarespharmaciens, fit son entrée en danseur d’un pas à la fois gracieuxet solennel. Il portait très-bien son carton rouge, et ses lunettesd’or lui allaient à merveille. Nous n’admettons pas cetteprétention affichée par les notaires de Paris d’être les seulsjolis notaires. Il y en a plusieurs à Versailles.

Me Berthelot était chausséd’escarpins, et ses orteils n’étaient encore qu’à moitié goutteux.Il eut emporté aisément madame Célestin dans les plis de son vastehabit noir. Il soufflait en parlant, et, chaque fois qu’ilsoufflait, il souriait à la ronde avec bienveillance, surtout auxdames.

Madame veuve Touchard venait derrière lui enpleine toilette. Tout Miremont lui lança un regard aigu pour voirsi elle avait la dot, mais ses mains étaient vides et les poches desa robe de soie ne paraissaient point gonflées.

– Monsieur le marquis, dit maîtreBerthelot en soufflant et en souriant aux dames, monsieur Balcomb…mesdames… mesdemoiselles… messieurs… J’ai l’honneur d’être votreserviteur !

Il s’essuya le front avec un mouchoir debatiste, en ayant soin de ne point offenser l’enduit qui collaitses cheveux, et reprit :

– Mortifié d’avoir peut-être faitattendre… Longues distances à Versailles… Plusieurs unions… Lecontrat de mademoiselle Bruno et de M. le duc de Cernay,au-delà des grilles… Le duc un peu ruiné, MAIS… duc !

Nous renonçons à rendre l’éloquence de cemais de notaire.

Il s’assit, sourit aux dames, souffla, essuyason front et ouvrit son carton, à l’aide d’une petite clef d’argentqui coquettement pendait à la chaîne de sa montre.

Miremont fit cercle plus dévotement qu’ausermon, Me Berthelot ayant assuré ses lunettes d’or d’untout petit coup de doigt, et tâté son siége pour voir si aucun desquatre pieds ne menaçait accident, toussa d’une façon agréable etcommença la lecture du contrat :

« Par devant Me FortunéBerthelot et son collègue, etc., ont comparu.

» Percy Balcomb, esq., chef de la maisonBalcomb et Cie, domicilié à Londres (Angleterre),Sloane-street, Brompton, stipulant en son nom personnel.

Et demoiselle Jeanne ConstanceHerbet… »

– Bien des pardons… interrompit icil’adjointe, dans une bonne intention peut-être ; le mienfaisait mention des pères et mères… J’entends mon contrat…

– Tapé ! pensa Chaumeron, qui ajoutapourtant tout haut : Ça n’a pas de sens !

Madame Touchant dit avec un froiddédain :

– Monsieur le notaire n’a pas besoin quedes personnes qui ont été en boutique lui apprennent sonétat !

– Atout ! ponctua Chaumeron.

Me Berthelot sourit à tout lemonde, et poursuivit de ce ton clair qui fait le charme d’unelecture authentique :

– « … Demoiselle Jeanne-ConstanceHerbet, mineure émancipée, domiciliée au lieu dit le Prieuré,commune de Miremont, canton de l’Isle Adam, département deSeine-et-Oise… »

Les deux Bondon eurent la même idée, qui étaitd’applaudir, tant ce passage leur sembla clair et heureusementtourné. Madame Célestin leur donna à chacun moitié d’un morceau desucre qu’elle avait gardé de son café, afin qu’ils fussentsages.

Nous ne mettrons point sous les yeux dulecteur l’œuvre complète du notaire royal ; il suffira de direque la chose était d’un fort bon style, et comportait mêmequelques-unes de ces fleurs qui croissent dans les études, sanss’écarter jamais de la droite voie du formulaire. En écoutant cela,Mademoiselle sentit battre plus d’une fois son cœur, et notre jolieGermaine était toute pâle.

C’était un riche contrat, l’adjointe elle-mêmene pouvait pas dire le contraire. Les avantages réciproques desépoux s’équilibraient avec une largeur qui attendrissait la voix dunotaire. Je ne sais pourquoi la mort, prévue à chaque ligne dansces poëmes grossoyés, n’inquiète personne. Elle est là, partiestipulante ; elle promet par-devant notaire de venir à sonheure ; on la salue quand elle parle ; c’est tout unimentune rose noire parmi tant de fraiches fleurs.

Je l’ai entendue exiger quelques billets demille francs pour le deuil de la veuve. Le notariat est laphilosophie !

L’époux est là. Voulez-vous qu’il marchande leprix de ces larmes à livrer qu’on versera sur son tombeau ? Ilest épris, car on aime, chose bizarre ! au travers de cesprodigieuses sauvageries ! Il pense peut-être avecmélancolie : pauvre mignonne, j’ai bien peur del’enterrer !…

Et le roman des noces marche parmi ces parfumsde pompes funèbres. Que ne met-on franchement le deuil de veuve aufond de la corbeille ?

Quand Me Fortuné Berthelot arrivaau paragraphe de la dot, l’attention redoubla. La dot apportéeconsistait en tous les biens meubles et immeubles, venus et à venirde la demoiselle Jeanne-Constance Herbet. Un petit alinéa stipulaitque deux millions de francs étaient payables à la signature ducontrat.

Il y eut un long murmure dans le salon del’hôtel de France.

Figurez-vous que, jusqu’à ce moment, onparlait des millions sans y croire tout à fait.

En 1862, un million est encore une très-joliechose comme argent de poche, mais vous saluez chaque jour dans larue vingt personnes qui possèdent un ou plusieurs millions. Letaux, le titre du million, sa valeur morale, ont singulièrementbaissé. La voix du notaire, cette sensitive de la poésie monnayée,ne frémit plus en prononçant le mot million. Le contrat de mariageest blasé sur la musique autrefois si rare de ces deux syllabes. Onentend parfois dire d’un homme : Il n’a qu’unmillion !

En 1817, un million était haut etresplendissant comme une pyramide d’Égypte, dont les quatre faceseussent été revêtues d’or. Le rêve s’arrêtait là. C’était lafortune et c’était l’absolu.

Le murmure miremontais fut composé d’abord deces deux mots : Deux millions, deux millions, deuxmillions ! et madame Célestin arrêta son tricot.

– Atout ! gronda Chaumeron.Ah ! bigre !

L’adjointe soupira du fin fond de son envieuxchagrin :

– Bien des pardons !… je ne suisqu’une femme… mais ça me semble un peu roide la remise d’unepareille somme à la signature du contrat.

– Pour roide, c’est roide, dit madameChaumeron.

Mademoiselle, qui avalait ses lèvres de dépit,glissa à l’oreille du savant Potel :

– Ça s’appelle acheter son maricomptant !

Les deux Bondon demandèrent à leur dame sielle avait encore du sucre.

La veuve Touchard était, au fond, de l’avisdes chuchoteurs. Elle dit, pour mettre sa responsabilité àcouvert :

– Ma nièce est émancipée ; c’estelle-même qui a exigé cela.

– Et la clause est dans l’intérêt deJeanne, ajouta le marquis. M. Balcomb a l’emploi immédiat dela somme dans sa propre maison.

– Peste ! peste ! fitChaumeron. Ce n’est pas une baraque alors !… mâtin l’emploi…immédiat… ah ! bigre !

Percy restait immobile, les yeux demi-fermés,perdu peut-être dans quelque haut calcul. On eût dit que cesdiscussions d’intérêt ne le regardaient point.

Jeanne fit de la main un petit signeimpérieux, et Me Berthelot continua sa lecture, aprèsavoir souri aux dames.

Quand vint l’article où les deux épouxéchangeaient donation mutuelle de tous leurs biens en cas de mort,Percy Balcomb sortit enfin de son mutisme.

– Je prie le notaire, dit-il avec sonaccent anglais qui donnait plus de précision et plus de mordant àses paroles, de modifier cette disposition. Si je meurs sansenfants, ma famille est riche ; il me plaît que ma femme aitl’héritage d’une fortune qui vient de moi. Si Dieu, me réserve à ceterrible malheur de perdre ma femme, Laurent Herbet, mon ami et monfrère, ainsi que madame Touchard, qui a servi de mère aux deuxorphelins, sont les héritiers naturels.

Jeanne lui tendit la main et ne protestapoint. Elle dit seulement :

– Que tout soit fait comme vous ledésirez, Percy ; je n’ai pas d’autre volonté que la vôtre.Mais si jamais Dieu me fait veuve, je n’aurai pas besoin de tant derichesses pour pleurer et pour mourir.

Germaine se jeta à son cou, les larmes auxyeux.

– Très-mignon, dit l’adjointe.

– Simagrées ! grinçaMademoiselle.

– Moi, je ne suis pas gêné ! s’écriaChaumeron ; je ne dois rien à personne. Je dis que ça faitplaisir de voir des choses pareilles ! Tant pis pour ceux quine seront pas contents. Attrape !

Madame Touchard étancha ses yeux mouillés delarmes, et les Bondon firent tous deux la grimace des enfants quivont pleurer.

Il y eut un moment plus solennel encore. Cefut celui où madame Touchard, après la signature, tira la dot d’unvieux portefeuille qu’elle avait. Miremont n’eut pas assez d’yeuxpour regarder les deux millions. Nul ne sait au juste quelle formel’imagination de Miremont peut prêter à une dot de deux millions.La plus simple, c’est un tas d’or, haut comme une meule defoin ; mais cela ne tiendrait pas dans un portefeuille.

Quand les deux millions apparurent sousl’espèce d’une traite unique, tirée par Rothschild de Paris surRothschild de Londres, il y eut un mouvement de désappointement.Mais, en somme, ce n’en était que plus merveilleux. Chacun voulutvoir le précieux papier et le toucher comme une relique. Il passade main en main ; les Bondon le flairèrent.

– Ah ! dit Bien-des-Pardons avecmélancolie, en le passant à Mademoiselle, avec la cinquantièmepartie de cela, vous auriez votre affaire, ma pauvrepoule !

– La fortune ne fait pas le bonheur,répondit Mademoiselle.

– Elle aide à se marier, glissa MadameCélestin.

– Mon Dieu ! madame, riposta la mèreChaumeron exaspérée, dînez deux fois, si vous avez dequoi !

Et papa Chaumeron, caressant le papier avec ungeste et un regard également intraduisibles :

– Je ne dis que ça ! voilà del’atout !

La lettre de change passa dans le portefeuillede Percy Balcomb. Le notaire Berthelot ferma son carton, but undoigt d’eau sucrée, sourit aux dames et s’en alla.

Le Bondon de droite et le Bondon de gauche sepenchèrent impétueusement vers madame Célestin, de telle sortequ’on aurait pu mettre les trois têtes de la garniture sous le mêmebonnet. Ils demandèrent d’une seule voix :

– Va-t-on manger quelque chose àprésent ?

Certes, on allait manger quelque chose. Pierreet madame Etienne entrèrent avec des plateaux dont l’aspectréchauffa le cœur des Chaumeron. Madame Étienne s’en alla droit àPercy Balcomb et lui fit un discours où le souvenir de son anciennedame se mêlait éloquemment à toutes sortes de félicitationssincères. Puis commença le pillage des plateaux. Combien l’hommeest un animal borné ! Les singes, au moins, ont quatre mainspour prendre. Avec deux mains pourtant, deux simples mains, lesChaumeron firent merveille. Il ne fallut pas moins de troistranches de pâté pour étouffer le chagrin de Mademoiselle. LesBondon, toujours seuls au milieu de la foule, firent la dînette surun coin de la table ; madame Célestin veillant à ce que lanourriture fut équitablement partagée entre ses deux conjoints.

Les compliments furent faits, les mains et lesbouches pleines. Le marquis, tout rêveur car il pensait à sonHenri, avait donné le premier baiser à la fiancée, Chaumeroncria :

– À la bonne franquette ! Aimez-vousbien, mes enfants ! voilà !

– Du bonheur ! tout le bonheur quetu mérites, Jeanne ! souhaita Germaine d’une voix tremblante,mais du fin fond de son pauvre petit cœur.

– Et que M. le comte soit au dînerde noces ! ajouta lady Frances avec un singulier sourire.

Le marquis lui baisa la main.

– Quant à ça, reprit l’adjointe enfaisant la révérence à Jeanne, vous avez connu la misère, ma petitechérie…

– Comment ! la misère ! serécria la tante Touchard.

– Bien des pardons… j’entends qu’on nelui donnait pas les blancs du poulet à table, chez vous, mavoisine.

– Vos femmes de chambre seront mieuxhabillées que vous ne l’étiez, ajouta madame Célestin.

– Ah ! certes, nous n’aurions jamaiscru que vous feriez ce rêve-là, laissa échapper Mademoiselle. Vousavez de la chance !

Suzanne vint embrasser Jeanne sans rien dire.Les deux MM. Bondon lui tendirent leurs joues.

Le vieux marquis entraîna son Miremont autourde la table, et les deux fiancés restèrent seuls sur le canapé,guettés cependant par les regards pointus de Mademoiselle, demadame Célestin et de l’adjointe. On les vit, la main dans la main,portant tous deux sur leur visage l’expression d’un bonheur calmeet profond, échangeant parfois un sourire avec quelques raresparoles.

– M. Morin du Reposoir, fit observerl’adjointe, s’y prenait autrement que cela dans le temps.

– Ça ne chauffe pas, répliquaChaumeron ; les Anglais, ça ne court jamais, de peur de secasser. Si la chose n’offensait pas M. le marquis, j’offriraisà la compagnie une goutte de champagne, pour ravigoter lacirconstance… Tout rond, papa Chaumeron !

Le marquis fit aussitôt monter du champagne,et Miremont ravigoté ne songea plus qu’à festoyer.

À minuit, Balcomb se leva et baisa la main deJeanne, qui lui dit :

– Aimez-moi comme je vous aime, et nousaurons le ciel ici-bas !

– Partez-vous déjà ! s’écria-t-on detous côtés.

– Il faut que la dot de ma femme soitdemain à Londres, répondit Percy.

– Et mon pauvre Henri ne vous aura pasvu, cette fois ! murmura M. de Belcamp.

Percy ne prolongeait jamais les adieux. On levit échanger avec lady Frances quelques paroles à voix basse, et sediriger vers la porte après avoir pressé cordialement la main duvieux marquis.

– Miss Temple, dit-il très-simplement enpassant près de Suzanne, je me chargerai volontiers de voscommissions pour Londres.

Suzanne le regarda étonnée. Il s’approchad’elle et murmura en piquant chacune de ses parolesrapides :

– Quoi que vous puissiez apprendre, necraignez rien, j’ai fait serment de le sauver.

La réponse ne vint pas tout de suite auxlèvres tremblantes de Suzanne. Elle voulut parler, mais déjà ils’inclinait avec une politesse froide pour se retourner ensuite etfranchir le seuil du salon.

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