Jean Diable – Tome II

VIII – Versailles.

Les Russes bâtissent avec les glaces de laNeva de féeriques palais, ornés de statues que l’on taille dans desblocs de frimas. Ils donnent des fêtes là-dedans, et c’est, dit-on,splendide. Mes mâchoires ont le tétanos, et je sens du frissonplein mes veines, rien qu’en songeant à ces fantaisieshyperboréennes. J’ai vu, dans un rêve de décembre, des quadrillesde femmes demi-nues, gelées sur place avec des diamants au cou etdes fleurs dans leurs cheveux : tout gelait, tout : labeauté, l’amour, la lumière ! Les sons de l’orchestre seglaçaient dans l’air sans vibration, et je vois encore le terribleépanouissement de tous ces sourires immobiles.

Nous avons cela chez nous. Versailles aussi,tombe éblouissante et glacée, a des splendeurs qui font froid.C’est comme un autre monde habité par des marbres qui s’ennuient àregarder les ifs monstrueux tondus en pyramides. Il n’y a de vivantque ces eaux verdâtres dont chaque goutte a le prix d’un verre devin. Ce château gèle les rayons du soleil ! Il manque desmausolées dans ces parterres en deuil. On s’entend à ouïr le bruitdu papier froissé quand la brise passe dans le feuillage de cesarbres.

À l’heure où le poëte allemand vit la granderevue fantastique aux Champs-Élysées, sous les rayons de la luneblême, aplatie contre un ciel de porphyre bleu, quelque grandeprocession doit descendre à pas lents et silencieux l’escalier desGéants pour gagner la pièce d’eau des Suisses, autour de laquelleattendent les carrosses du roi. Bourdaloue a prêché ; Molièreen baisse s’est enfui avec son Tartuffe dans sa poche ; Ninoncabale en vain en faveur du diable ; le carême est vainqueurpartout ! Le roi descend, courbé sous ce fardeau qu’il portapendant soixante-douze ans de règne : l’ennui, le grand ennui,un dieu, le père des fêtes compassées, des divertissements réglés,des tableaux commandés, des parcs fabriqués, et des palaiscarrés : le roi descend, fermant l’oreille aux derniers sonsde la musique qu’on fit pour lui, et ne voulant plus voir la muetteflatterie de toutes ces statues ; le roi blasé sur la pâleverdure de ces arbres qu’on lui apporta malades ; le roidétestant ces eaux qui viennent de si loin pour parodier à sesoreilles un murmure de ruisseau : le roi, ennemi de la naturequ’il a voulu surpasser, et las en même temps de toutes cesimitations impuissantes ; le roi découragé, le roi se mourantd’étiquette, le roi étranglé entre un bal et un sermon, le roifatigué, triste, misérable, le roi Louis XIV, le grand roi, leroi de Colbert, de Condé, de Vauban, de Bossuet, de Le Sueur et dela Fontaine !

Derrière lui, c’est sa cour, navrée du mêmemal, la plus brillante cour du monde, Saint-Simon, Sévigné, Bussy,Racine, Lully, Lavallière et tant d’autres étoiles, baignées dansla lumière de ce soleil !

Ils descendent, ils passent, les femmesadorables, les poëtes divins, les grands hommes… Le maître abâillé ; Racine bâille, et aussi Sévigné son ennemie, et aussiLully qui réchauffa Quinault, et aussi tous les autres. Les chevauxfont le tour de l’eau d’un pas d’enterrement. On revient au pointde départ.

Le roi bâille. Tous ces géants remontent leurescalier en bâillant. La partie était de bâiller.

Et quel tact ils avaient en ce siécled’Auguste ! Versailles n’est-il pas, dans l’univers entier, lelieu où l’on bâille le mieux !

On n’y bâille plus guère maintenant. Cesmagnificences figées s’ennuient toutes seules, et c’est à peine si,deux ou trois fois par an, quand les eaux jouent, lesfaubourgs de Paris daignent y venir dîner sur l’herbe.

Depuis Louis XIV, Versailles eutcependant encore un moment de vie, quelques bons jours, pendantlesquels son sommeil, tourmenté par les bruits de caserne, fittrêve brillamment et gaiement. Ce fut en 1817, au mois dejuin ; et c’était Miremont qui réveillait ainsiVersailles ! Il y avait bien, nous le concédons, quelquesdifférences capitales entre la société miremontaise et la cour dufils d’Anne d’Autriche, mais ces différences n’étaient pas toutesau désavantage de Miremont. Certes, l’ambassade de Siam ne putsembler plus drôle aux naïades du bassin de Neptune ou aux déessesde la grande allée que le trio Bondon de la Perrière : untartan gris entre deux redingotes brunes promenant le long descharmilles l’idylle du bonheur conjugal. Madame Célestin, paissantses deux moutons dans ces allées ombreuses qui mènent aux Trianons,entremêlait sa conversation d’enseignements utiles ; quandelle lâchait leurs bras, ils ramassaient des cailloux ronds ouquelques fleurs champêtres dont ils lui composaient un bouquet.C’était une femme sérieuse, et si pure qu’elle demanda une fois àM. Potel, le plus instruit des deux adjoints, ce quesignifiait le mot bigamie.

L’autre adjointe, Madame Morin du Reposoir,venait aussi souvent en compagnie de Madame Besnard ou de MadameTouchard, qui avait parfois avec le prisonnier des entretiensprivés qui rendaient ses compagnes jalouses. Le ménage Chaumeron etmademoiselle étaient en quelque sorte des Versaillais maintenant.M. le marquis, en effet, donnait volontiers à dîner à ceux quivenaient voir son fils, et tenait table ouverte à l’hôtel deFrance. Les Chaumeron aimaient l’hôtel de France, et enrapportaient toujours quelques souvenirs.

M. le marquis habitait l’hôtel de Franceavec presque toute sa maison. Madame Étienne, sauf le chagrin demanger la cuisine des autres, engraissait comme un coq en pâte.Elle avait été déjà à l’hôtel, du temps de son ancienne dame, unefois qu’on avait relevé les parquets à la maison, et c’était àl’hôtel de Pontoise ! Julot et Anille allaient et venaient,avec la bride sur le cou ; Pierre se faisait servir :c’était fête.

Le marquis avait généralement pour société sesdeux belles chéries, comme il appelait Jeanne et Germaine. Ellesavaient toutes les deux leurs chambres à l’hôtel, où plusieurs foispar semaine lady Frances Elphinstone et Suzanne venaient visiterM. de Belcamp. Il n’y avait dans tout ce monde queSuzanne de triste ; nous connaissons la cause de satristesse ; mais nous savons aussi quelle consolation elleavait au fond de son cœur. M. le marquis ne lui tenait pointrigueur. On ne parlait jamais du vieux Temple, qui passaitnaturellement pour un maître fou.

Le soir, à l’hôtel de France, il y avaitréception chez le marquis. Les gens bien posés de la ville avaientbrigué l’honneur d’être présentés, et le vieux gentilhomme mettaitune certaine ostentation à montrer la parfaite liberté de sonesprit.

Ce fut là que se noua, pendant la captivité dujeune comte, un épisode qui étonnera certes nos lecteurs, mais quitient trop au cœur même de ce récit pour que nous le puissionspasser sous silence : nous voulons parler des fiançailles denotre belle Jeanne, qui eurent lieu sous les auspices réunis de satante Madame Touchard et de M. le marquis de Belcamp.

Le fiancé n’était pas le comte Henri.

Les clairvoyants de Miremont avaient puremarquer entre Jeanne et le comte Henri, pendant le court séjourde ce dernier au château, quelques symptômes d’inclinationréciproque, mais depuis l’emprisonnement les apparences avaientchangé. Il n’y avait des deux parts qu’une franche et fraternelleamitié ; la preuve, c’est que Jeanne accueillait au dehors etd’une façon fort apparente la recherche d’un autre prétendant.

Cet autre prétendant n’était pas RobertSurrizy.

Et, chose plus surprenante que tout le reste,Robert Surrizy, triste mais calme, semblait accueillir ce congédéfinitif avec résignation.

Le fiancé de Jeanne, car les choses en étaientà ce point que nous pouvons lui donner ce titre, était un jeuneAnglais que nous connaissons déjà, quoiqu’il n’ait pas encore étéprésenté au lecteur ; c’était l’ami du comte Henri, cePercy-Balcomb, héros de l’aventure en Australie et chef actuel dela grande maison Balcomb et Cie de Londres. Le comteHenri avait annoncé sa visite autrefois ; le hasard avait faitque Percy-Balcomb était arrivé le lendemain même del’emprisonnement.

Cette ressemblance singulière dont le jeunecomte avait parlé frappa tout le monde au premier aspect. C’étaitla même taille et le même port, la même coupe de visageaussi : de telle sorte que par derrière on aurait dit le mêmehomme, mais il n’y avait pas besoin néanmoins de faveur lilas, roseou bleue pour faire la différence entre les deux amis. Les cheveuxde Percy-Balcomb étaient beaucoup plus bruns, les sourcils plusfoncés, les paupières plus ombrées ; il portait moustaches,contre l’habitude expresse des Anglais, et, dès qu’il parlait, savoix grave et profonde, qui faisait un contraste complet avec celled’Henri, achevait de rendre toute méprise impossible.

Il venait en France pour affaires, et passaitrégulièrement ses journées à Paris ; il était bien appuyé, caril avait obtenu de voir Henri à la prison, à une heure où lesportes se fermaient rigoureusement pour tous. Sa carte d’entréeétait personnelle, et le marquis lui-même ne pouvait l’accompagnerdans ses visites.

Percy-Balcomb professait pour Henri une amitiéchevaleresque ; ceci, joint à ses qualités aimables, lui avaitconcilié tout d’un coup les amitiés du petit cercle. Le marquis, onpeut le dire, aimait son fils en lui.

Il fut aisé de voir, dès l’abord, que Jeanneet lui se plaisaient. Balcomb pouvait être un chevalier, mais cechevalier était à la tête d’une maison de commerce : leschoses furent menées rondement et commercialement. Henri, dans saprison, fit la demande à Madame Touchard, en présence du marquis.Les avantages réciproques furent stipulés, et comme Jeanne,émancipée, venait d’être envoyée en possession de l’héritageTurner, de Lyon, la dot fut fixée à deux millions, payables à lasignature du contrat. Tous les biens venus et à venir entraient dureste dans la communauté.

Le marquis dit ce jour-là à Henri :

– Fils, si tu avais pris les devants, jem’y connais, elle t’aurait aimé.

Percy-Balcomb, esclave des affaires, étaitreparti pour Londres. On l’attendait de jour en jour et le contratétait prêt.

C’était fête : nous avons prononcé ce motqui n’est pas trop fort. On pensait à cette noce, dont chacunescomptait les plaisirs comme si de rien n’eût été. C’était fêtepour tout le monde : les gens qui s’intéressaient au comte deBelcamp ne concevaient pas l’ombre d’une inquiétude, et la partieaigre de la société miremontaise gardait néanmoins quelque espoirde grabuge. Les uns et les autres étaient contents.

Quant à l’opinion publique, elle n’était mêmepas divisée. Le tribunal était tout bonnement accusé d’absurditépour avoir jugé qu’il y avait lieu à suivre. Le double alibisautait si violemment aux yeux que tous les esprits forts del’endroit, ceux qui ont une opinion à eux, déclaraientd’avance que le juge d’instruction finirait sa vie auxPetites-Maisons. La magistrature elle-même, il faut le dire, avaitété d’avis de surseoir, non pas qu’elle eût une conviction bienarrêtée, mais parce qu’il fallait du temps, à son sens, pour percerce mystère.

On prétendait tout bas, – soit que la choseeût ou n’eût point de vraisemblance, – que le juge d’instructionavait cédé à une influence supérieure.

Les prudents attendaient, disant que le mot deces énigmes judiciaires surgit tout à coup, au moment où l’on ypense le moins.

En somme, il y avait eu deux meurtres…

Trois meurtres ! disait le vieux marquis,car cette machination infernale des deux passe-ports pris au nom deson fils était bien évidemment une tentative de meurtre.

Henri était arrivé au château de Belcampincognito ; il venait du bout du monde, il n’avait vu personneà Paris. Le lâche et cruel ennemi qui lui avait tendu ce piège lecroyait sans doute encore en pays étranger, où peut-être Henriaurait eu grande peine à établir judiciairement sa présence aumoment du meurtre.

Mais la Providence avait voulu qu’il en fûtautrement. Une commune entière, son maire en tête, allait témoignerdevant la cour d’assises.

M. le marquis avait cru devoir adresserune lettre autographe au juge d’instruction pour le remercier de sadécision. Il fallait que la question fût hautementtranchée !

Mais c’était dans la prison même que l’onpouvait voir à quel point les gens d’administration, hauts et basemployés, regardaient sa condamnation comme impossible. Cen’étaient pas des faveurs qui lui étaient accordées ; on luireconnaissait en quelque sorte des droits. En dehors de la pistole,on lui avait arrangé deux chambres d’employés, vastes et commodes,qui formaient un véritable appartement. L’une d’elles lui servaitde salon. Il y recevait, dans toute la force du terme,bonne et nombreuse compagnie. Le conseiller Boisruel, de la cour deParis, qui s’était récusé comme président d’assises à cause de saparenté, venait l’y voir très-souvent, et ne cachait pas qu’il leregardait comme un des hommes supérieurs de l’époque. Despersonnages considérables avaient désiré lui être présentés, et lesquatre ducs, qui peut-être l’auraient bien laissé tranquille auchâteau, étaient venus le visiter dans sa prison avec leurs quatreduchesses. Le faubourg Saint-Germain le revendiquait maintenant.Les journaux, tout petits alors, il est vrai, mais disant à peuprès tout ce qui se passait par la tête de leur rédaction,donnaient de lui les biographies les plus diverses et les pluscontradictoires. Toutes étaient intéressantes ; toutes étaientdévorées par le public avide d’émotions. Depuis longtemps, endehors de la guerre et de la politique, nul n’avait excité uneattention pareille ; la curiosité générale arrivait à lafièvre, et le procès qui s’instruisait allait être, au plus hautdegré, une cause célèbre.

Nous avons dit : en dehors de lapolitique, et le mot est juste. Cependant, à ces époques d’opinionstranchées, et si près des révolutions, quels hommes et quelleschoses peuvent échapper complétement à la politique ? Lesbiographies du comte Henri de Belcamp, travail de Pénélope quiallait se faisant et se défaisant, roman à mille chapitres auquelchaque jour apportait son contingent de faits dramatiques etmerveilleux, pouvaient se diviser en deux classes biendistinctes : les biographies royalistes et les biographiesbonapartistes. Personne n’aurait su dire où les auteurs de cespoèmes puisaient leurs renseignements contradictoires ; maisil est certain que, au milieu d’une grande quantité de fables, ils’y trouvait bon nombre de vérités. La vie entière du comte Henriétait là-dedans par morceaux, et il fallait qu’un historien fût aufond de tout cela. Seulement, les uns appuyaient sur sa qualité defils d’émigré et mettaient en avant ce fait qu’il avait remporté àl’étranger toutes ses victoires universitaires. Il était docteurd’Édimbourg, de Cambridge, de Prague, d’Iéna, etc.… Mais il n’avaitvoulu repasser la frontière française qu’après le triomphe desvrais principes. Les autres prenaient occasion de son voyaged’Australie, amendé et transfiguré, pour raconter sa visite àl’empereur. Et tous parlaient vaguement de grandes idées etd’immense avenir.

Ce qu’il y avait sous ces réticences pouvaitêtre interprété selon la passion de chacun, car chacun croittoujours à ce qu’il veut, et rien de plus. L’histoire contemporainea toujours deux versions, l’une blanche, l’autre noire, quis’impriment concurremment, et qui, mutuellement, s’accusent demensonge.

Le comte Henri souriait à cette renommée dehéros de roman avec un dédain calme qui lui allait à merveille. Ilne mettait aucune affectation à marquer sa profonde indifférence ausujet de tout le bruit qui se faisait autour de lui. Il ne disaitmême pas qu’il n’ouvrait jamais un journal.

Son père les lisait pour lui ; son pèreécoutait avec un infatigable ravissement toutes les voix quiparlaient du fils bien-aimé. Il était avide de gloire et s’enivraitlittéralement aux échos de ce concert. La visite des ducs, sesparents, l’avait rendu fier, lui qui était si sincèrement digne,lui dont l’âme avait tant de sereine hauteur. L’adoration qu’ilavait pour Henri le rendait femme ; il avait le cœur faible etgrand comme une mère.

Et qui sait où allaient maintenant sesambitions ? Regrettait-il Jeanne, ou songeait-il encore àGermaine pour ce fils qui était désormais un héros ?songeait-il même à lady Frances Elphinstone ? quelle princesseétait au-dessus d’Henri ? Son triomphe était parfois si naïfet si complet, que la société miremontaise, impatiente, jalouse,fatiguée d’admirer, songeait à l’ostracisme, bien qu’elle eût peulu l’histoire d’Athènes. Il y avait des moments où ce héros decomte Henri eût été condamné au dernier supplice, – pour faireenrager M. le maire, – si Miremont eût été jury.

C’était une chaude et orageuse journée d’été.Midi venait de sonner à l’horloge du château, dont les lignesdroites tranchaient en blanc mat sur un ciel plombé. Pas un soufflede vent n’agitait l’eau des bassins où les groupes de bronze,défigurés par leurs tuyaux inutiles, sommeillaient comme desacteurs au rebut qui n’endossent plus qu’à de longs intervallesleurs paillettes de comparses. Quelques provinciaux regardaient lafaçade, aussi célèbre que le fameux coup d’archet del’Opéra, et se livraient à des dissertations historiques,abondamment émaillées d’anachronismes. Le palais ne contenait pasencore toutes les gloires de la France, comme l’affirment à la foisl’enseigne et le livret ; mais les voyageurs aimaient à voirles ifs. Le long des rampes, des bonnes et des soldats négligeaientdes enfants ; sous les premiers arbres de l’avenue duTapis-Vert, une douzaine de vieilles dames et la marchande depetits pains s’assoupissaient.

Sur le tapis vert lui-même, un spectacle plusanimé s’offrait aux six curieux répandus dans l’allée. Je vousdéfie d’aller à Versailles sans voir une pareille représentation.Au fond de tout deuil, il y a toujours un pauvre petit grain degaieté.

Toute la gaieté de Versailles est dans cecarré long de vilaine herbe, bordé de beaux arbres et de statues,qui va du parterre de Latone au bassin d’Apollon. Depuis descentaines d’années, les dieux et les déesses de la fable, adossésaux charmilles, n’ont pas d’autre récréation.

Ils étaient trois : deux gros hommes etune maigre femme. Les deux gros hommes portant bandeaux comme desAmours, essayaient de descendre le carré à tâtons sans perdrel’herbe ; la femme maigre tricotait un bas en lesregardant.

Garniture Bondon ! âmes simples !tels étaient vos plaisirs ! Les deux jumeaux venaient icichaque jour à la même heure depuis l’événement. Ilspariaient chacun une petite pièce de cinq sous contre leur dame.Ils perdaient toujours, et ils s’étonnaient de ne pas faire deprogrès.

Ce séjour de la capitale de Seine-et-Oisen’était pas absolument sans danger pour le célibataire Florian,nature brûlante, dont une jeunesse trop orageuse n’avait pascomplétement éteint les feux. Bien souvent il regardait d’un œilmalintentionné quelque forte Normande dévolue à un soldat ducentre. Mais madame Célestin le tirait alors par la faveur lilasqui ornait son bras, et Florian dissimulait sous un sourire soumisle coupable dévergondage de sa pensée.

Célestin, lui, était de marbre, commeAchille sous l’habit de Pyrrha, dû au ciseau deVigier.

La ville de Versailles commençait à connaîtreces deux végétations symétriques. Dans les hôtels, on prévenait lesétrangers que ces curiosités s’ajoutaient momentanément à celles duparc. Quand les familles s’arrêtaient pour les regarder, ils selaissaient voir avec complaisance et les Anglais obtenaient lapermission de toucher.

Les allées du parc étaient encore aujourd’huiplus abandonnées que de coutume, à cause de la menace du temps. Lesilence régnait sous les nobles arceaux des avenues latérales, ettoute cette population mythologique qui fatigue ses muscles depierre à poser sous les bosquets déployait ses grâces en pureperte. Autour des groupes dont la jeunesse écouta tant de bruits etvit tant de sourires, il n’y avait que le bois vieillissant,défendu par ses treillages vermoulus, retraites humides et tristesoù les Sylvains hardis ne poursuivent plus jamais les vraiesNymphes.

Non loin du bosquet de la colonnade, et autourde cet admirable jardin du roi qu’on avait dessiné l’annéeprécédente pour rendre à Louis XVIII ses pelouses fleuries deHartwell, le labyrinthe prolonge ses dernières charmilles. Deuxjeunes gens étaient là sous le feuillage immobile et se promenaientlentement. La jeune femme, élégante et charmante, ne s’appuyaitpoint au bras de son cavalier. Elle avait les deux mains jointessur l’étoffe légère de sa robe, et son front voilé s’inclinait avectristesse. Ils ne parlaient point. Un pas tout entier les séparait.Ils avaient parlé cependant, car le jeune homme guettait au traversdu voile, avec une tendresse mélancolique, deux belles larmes quiroulaient sur les joues de sa compagne.

C’était Robert Surrizy avec lady FrancesElphinstone. Ils avaient parlé en effet, et leur entretien duraitdepuis longtemps déjà.

Lady Elphinstone s’arrêta la première, devantun banc de marbre où l’ombrage des charmes gardait des gouttes derosée.

– Je suis lasse, murmura-t-elle d’unevoix altérée : lasse et faible.

– Asseyons-nous, ma sœur, répliquaRobert.

Elle tressaillit à ce mot et tourna la têtecomme si elle eût voulu cacher une émotion soudaine.

Robert s’assit auprès d’elle sur le banc.

– Moi, Frances, dit-il après un silence,le moment où j’ai appris que j’étais votre frère a été l’un desplus beaux moments de ma vie. Je vous aimais déjà ; maintenantque je vois en vous la fille de mon brave et infortuné père, matendresse augmente, et je vous mets dans mon cœur auprès de mamère.

Sarah lui tendit sa main qui était froide. Iln’y avait plus de larmes au bord de ses paupières fatiguées.

– N’êtes-vous pas heureuse, vousFrances ? murmura Surrizy.

– Si, Robert, bien heureuse,prononça-t-elle tout bas.

Puis, se reprenant, et d’une voix oùrevenaient ses pleurs :

– Oh ! certes, certes, je suisheureuse ! il est des pressentiments la première fois que j’aientendu votre nom, mon cœur a battu comme si l’on eût éveillé enmoi un cher souvenir. La première fois que je vous ai vu, tout monêtre s’est élancé vers vous… Parmi tous ces jeunes gens, sur lepaquebot, mes yeux vous suivaient comme si vous eussiez été… monfrère, en effet, Robert… ; et quand vous dites en levant votreverre : Mon nom veut dire sourire, je m’appelle RobertSurrizy, je ne sais quel enthousiasme d’enfant exalta mon âme…

– D’enfant, ma Frances chérie, c’estvrai, dit Robert avec quelque confusion. Ce refrain pédant me vientdu collège…

– Puisse ce pauvre hasard être unprésage, Robert, soupira Sarah ! puisse votre vie être toutepleine de bonheur !

Surrizy soupira à son tour, et sa joue mâleeût une nuance de pâleur.

– J’ai confiance ! pensa-t-il touthaut. Je suis un soldat, mon bonheur est à la pointe de monépée.

Mais, depuis ce premier jour où nous lerencontrâmes à la Croix-Moraine, sa physionomie avait changé. Oneût cherché en vain sur ses traits vaillants cette joyeuseinsouciance de la jeunesse.

Un cercle sombre, était autour de sesyeux.

– Vous aussi, vous souffrez !murmura sa compagne ; vous aussi vous avez dans le rieur unamour brisé ?

Robert tourna vers elle son regardinquiet.

– Moi aussi !… répéta-t-il.

Frances rougit depuis la bordure de sa robe,que son sein agité souleva brusquement, jusqu’à la racine de sesadmirables cheveux noirs.

– Je suis heureuse, dit-elle d’une voixtremblante, bien heureuse de vous appeler mon frère.

Le regard du jeune soldat se baissa. LadyFrances poursuivit en affermissant son accent :

Je parle vrai, Robert ; nous autresIrlandaises, nous avons, dit-on, des cœurs d’enfants… Pourquoi nevous le dirais-je pas ? Je ne m’attendais point à trouver envous un frère, et cependant je vous aimais. J’étais attirée versvous par une tendresse qu’il m’était impossible de définir.J’espérais en vous, je comptais sur vous, je vous cherchais commeon court après la guérison d’une souffrance. Maintenant que je saisnotre commune et mélancolique histoire, maintenant que je puisporter la lumière au fond de mon âme, tout ce qui était obscur enmoi s’éclaire… J’allais vers vous comme on implore un refuge…

– Un refuge, Frances, et contrequi ?

– Contre moi-même, répéta tout bas lajeune fille.

Vous aimez donc, ma sœur ? demandaRobert, tandis que le nuage de son front s’éclaircissait.

– Saurais-je répondre ?… murmura lajeune fille avec hésitation ; mon cœur m’a déjà deux foistrompée…

– Vous aimez, Frances s’écria joyeusementSurrizy ; je m’y connais, vous aimez !

Sarah pâlit et baissa les yeux :

J’ai peur d’aimer, prononça-t-elle à voixbasse. Chaque fois qu’une barrière se dresse entre moi et les rêvesque je me forge à plaisir, chaque fois que les routes où s’enfuyaitma pensée se trouvent closes tout à coup, je vois bien que madestinée est là… et j’ai peur d’aimer.

– Lui ? demanda Robert d’un accentétrange où nul n’aurait su dire s’il y avait de la tendresse ou dela haine.

– Non, répliqua Sarah ; lui aussi aété pour moi un décevant espoir. Je vous dis que je cherchais unrefuge… il fut un jour où j’espérai l’aimer.

– Vous aima-t-il jamais ?

– Je ne sais… ma tendresse à moi n’étaitmême pas celle qu’on a pour un frère… je l’admirais et je lerespectais…

– Si jeune… si beau !… murmuraSurrizy dont l’accent contenait un doute.

– Mais si grand ! prononça Sarahavec emphase.

Il y eut un silence qui ne fut pas mêmetroublé par les bruits extérieurs. Nul pas ne retentissait dans lesallées, nul souffle de brise ne balançait les feuillées, pas unegoutte d’eau ne tombait de tant de lèvres de Marbre dans cesbassins morts, miroirs immobiles reflétant l’immobilité.

– Frances, reprit Surrizy dont la voixhésitait, cet autre amour que vous vouliez fuir était donc bienredoutable ?

– Était-ce de l’amour ? dit Sarahqui rêvait.

– Vous étiez une enfant quand vousquittâtes Prague.

– Oui, j’étais une enfant, j’avais quinzeans.

– Il semble que vous répugnez à memontrer votre cœur, dit Robert avec reproche.

– Mon frère, interrompit la jeune fille,retrouvant la fermeté de sa voix, il n’y a rien dans ma conscience,et je ne puis me confesser, puisque je ne sais pas… si c’est del’amour… si c’est une destinée… Je crois que j’en mourrai, monfrère ; car entre lui et moi la fatalité a mis dusang !

– Au nom du ciel, parlez ! s’écriaSurrizy.

– Je parlerai, répondit Sarah, qui rejetason voile en arrière et montra son beau visage, pâle mais calme. Ilfaut en effet que vous écoutiez mon histoire, afin de savoir toutema vie comme je sais maintenant la vôtre, si généreuse, si dévouée,si belle !… J’en étais à l’année qui précède la mort de mamère. Nous quittâmes la campagne de Trieste pour venir à Prague oùle général O’Brien, notre père, eut un commandement militaire. Mamère était malade et triste ; notre père avait le cœur bon,mais c’était un Irlandais au caractère léger, et fuyant tout ce quin’est pas la gaité… Peut-être suis-je faite ainsi, car ma mère mereprochait souvent avec une étrange amertume de n’avoir riend’allemand en moi ; elle m’appelait l’Irlandaise… Je n’avais,au contraire, du général que des caresses et des baisers… Ai-jebesoin de vous dire que j’aimais néanmoins ma pauvre mère de toutmon cœur ? Bien des fois, malgré mon âge, je tâchaisd’inspirer à mon père le besoin d’une vie plus sage. Il m’écoutait,il souriait, il m’embrassait, et il courait chercher au dehors lajoie qui n’était pas à la maison, dont l’atmosphère tristel’étouffait.

Ma mère l’aimait d’amour. Elle ne savait rienfaire de ce qu’il faut pour retenir l’époux chancelant au seuil dela demeure conjugale. Elle pleurait, elle se plaignait. Peut-êtreavait-elle le cœur plus haut et plus profond que notre père. Elle asu mourir.

Notre père l’aimait et la craignait. Il fuyaitau dessert, comme un enfant qui se précipite dans la cour desrécréations.

Pour ce qui me regarde, ma mère disait vrairigoureusement. Bien que née en Autriche, et malgré le sangautrichien qui coulait dans mes veines, j’étais une petiteirlandaise, gaie, folle, communicative, et ne sachant pascomprendre le deuil de celle qui restait au logis. À sa place, moi,j’aurais bien su comment secouer la tristesse. Je me disais celadéjà. Et comme je le lui dis une fois à elle-même, elle me chassaindignée.

Toutes les choses d’Irlande me plaisaient etje dédaignais l’Allemagne. Notre père, esclave de ma fantaisie,m’avait fait venir un costume de paysanne du Connaught. J’allaispar les champs avec ma jupe rayée et ma mante rouge. Ma mère enprenait du chagrin, comme si c’eût été là une faute sérieuse. Elleessayait parfois de me dire les dolentes et mystérieuses légendesde la poésie allemande. Je frissonnais ou je me moquais. J’avaisune haine innée pour ces fastidieux radotages, tout pleinsd’ossements qui craquent, de tombes qui s’ouvrent et de morts quivoyagent. La ballade allemande ne saurait sortir que ducimetière ; ce sont des cancans de fossoyeurs. Mais parlez-moides belles histoires que me racontait la vieille Ellen, la nourriceirlandaise de notre père ! Les batailles de géants dans lebrouillard, les amours des filles de la mer, les fééries desgrottes de Fingal qui vont cent lieues sous l’Océan, l’île desperles et la légende de Fin-Bar, le saint à la blanche chevelure,j’aurais passé ma vie à écouter ces naïves et chères imaginationsdu peuple-enfant. J’étais une Irlandaise et je n’étais pas uneAllemande, puisque, pour comble, j’aimais la France et lesFrançais.

Quand mourut ma pauvre mère, à la suite d’unemaladie de langueur, je n’avais pas encore quatorze ans. Notre pèreétait alors un des généraux les plus en faveur à la cour.L’empereur lui envoya un brevet qui me plaçait au nombre despupilles du château impérial et royal de Reichstadt, honneurréservé seulement aux orphelines des plus grandes maisons deBohème. Je quittai le général avec répugnance, et j’emportai lapersuasion que déjà il songeait à se remarier. Cependant je nesavais rien de ses secrets : quand je l’interrogeais, ilcommençait à faire avec moi comme avec ma pauvre mère : ilriait, il plaisantait, il chantait. La catastrophe qui mit fin àses jours le surprit avant qu’il m’eût fait aucune confidence. Parma mère seulement, qui était jalouse de ce souvenir, je connaissaisl’existence d’une autre femme et d’un fils né en Angleterre. C’estvous qui m’avez appris tout à l’heure que, au moment de sa mort,mon père était sur le point de rendre justice à Madeleine Surrizy,votre mère.

Il avait de l’honneur, et le souvenir d’uneancienne affection, était-il pour quelque chose dans sa froideurvis-à-vis de ma mère ?

Il avait de l’honneur, bien que l’histoire deson mariage me paraisse être une tache grave dans la vie d’unhomme. L’Irlande est une pauvre nation tombée. Nos grands aïeuxn’auraient pas voulu de cet honneur…

Vous savez aussi bien que moi désormais le nomque portait en Allemagne le fils de M. le marquis de Belcamp.J’étais déjà depuis quelques mois à la maison de Tutelle, quand jerencontrai pour la première fois Georges Palmer, lors d’une visiteque je fis à mon père. Les jeunes filles ont une grandereconnaissance pour la première personne qui cesse de les traiteren enfants. J’eus cette reconnaissance envers Georges Palmer, quiétait le commensal et l’ami de mon père… Vous redoublez d’attentionRobert. Je ne sais pas si mon récit contentera l’envie que vousavez de savoir : je puis vous certifier, du moins sur maparole, que, après m’avoir entendue, tout ce que je sais vous lesaurez.

Il y avait à l’université de Prague troisjeunes gens, trois cousins de ma mère, les comtes Boehm. Leur père,le major général Boehm, venait parfois chez nous, en Istrie, quandj’étais toute petite. Les fils, dissipateurs et débauchés, avaientreçu déjà plusieurs avis de la clémence de l’empereur, leurprotecteur, qui même était le parrain de l’un d’eux. Ces comtesBoehm affectaient de mépriser notre père et disaient publiquementque, en épousant une vieille femme comme leur parente, il leuravait volé un héritage.

L’aîné, Albert, était la première épée del’université ; Reynier, le second, était le roi du Bierscandal et la terreur des Philistins. À la maison nous savionstout cela, parce que mon père se divertissait beaucoup à ouïr lerécit des excentricités universitaires. Je m’accuse humblementd’avoir partagé cette faiblesse. J’aimais presqu’autant les épopéesdes renards d’or et des maisons moussues que mesvieilles légendes irlandaises elles-mêmes.

Le troisième des comtes Boehm avait nomFrédéric. C’était presque un enfant comme moi. On disait qu’ilserait un mauvais sujet comme ses frères. Il revenait de France, oùil faisait partie de la suite de Marie-Louise.

Les trois comtes Boehm étaient troisremarquables types de cette superbe race de montagnards tzèques quifurent les maîtres de la Bohème. Frédéric surtout était le jeunehomme, le plus beau que j’ai rencontré de ma vie. Il habitait lapetite ville de Reichstadt pendant la saison du repos.

Un soir, à Prague, le comte Albert, ivre,m’insulta au sortir du théâtre. Le comte Henri le châtia sur placeet le blessa d’un coup d’épée le lendemain. Je dois ajoutercependant que le comte Henri, qui portait alors le nom de Palmer,et qu’on appelait l’Anglais parmi les étudiants de l’université,était de toutes les parties des comtes Boehm et leur camarade,sinon leur ami.

Ces comtes Boehm m’inspiraient une véritableterreur, et parfois je m’étais dit, en regardant Frédéric, cettetête d’archange : Si une pauvre fille venait àl’aimer… !

Ici lady Frances Elphilstone ne put retenir unsourire, parce que Robert l’interrogeait d’un regard souriant.

– Eh bien ! oui s’écria-t-elle enfrappant de son pied charmant le sable de l’allée, la frayeur detoute ma vie a été de l’aimer !

– Alors, prenez garde à vous, petitesœur, dit Robert.

Sarah devint sérieuse.

– Il y a entre nous le souvenir de monpère, prononça-t-elle tout bas.

Il vous est donc prouvé que les comtes Boehmont assassiné Maurice O’Brien ?

Sarah ne répondit pas tout de suite. Ellepassa ses doigts sur son front.

– Prouvé ?… répéta-t-elle ; quedire d’un fait environné d’une nuit profonde ?… Frédéric avaitseize ans, et, la veille du jour fatal, je l’avais rencontré àReichstadt, à douze milles de Prague… mais le fait est qu’ils ontprofité du meurtre… et que lui, l’unique héritier maintenant,détient mon héritage avec la fortune qui devait être à vous.

– S’il n’avait que seize ans, peut-êtreignore-t-il ?…

– On le dit bien malade, interrompitSarah d’une voix sourde ; s’il meurt, je prierai pour lui.

Robert interrogea sa physionomie d’un regardfurtif. Elle avait les sourcils froncés, mais la paupièrehumide.

– Ce fut le comte Henri, reprit-ellebrusquement, qui me sauva de leurs mains après le meurtre. Ilsavait leurs desseins : j’étais réservée au même sort quenotre père. Vous connaissez suffisamment le comte Henri maintenantpour que je n’aie pas besoin de vous dire qu’il n’est pointd’obstacle humain capable d’arrêter ses pas. Il s’introduisit auchâteau de la Tutelle et m’enleva. Il ne m’a jamais trompée quecette fois. Il me dit que mon père, accusé de haute trahison etpréparant sa fuite, m’attendait.

Mais nous n’étions pas plutôt dans la chaisede poste que toute la vérité me fut connue. Je pleurai, du moins ensûreté, la mort de mon père, car le comte Henri avait eu ladélicate bonté de prendre avec lui l’ancienne femme de chambre dema mère. Tant que dura le voyage, elle fut en tiers entre nous.

À Londres, car ce fut à Londres que nous nousrendîmes en traversant la France tout entière, je fus placée dansune famille respectable…

Si vous me demandez quel était alors monsentiment à l’égard d’Henri, je vous répondrai : Imaginez leculte dont on peut entourer un Dieu sauveur. Il avait vingtans ; il avait la beauté d’un chevalier, si Frédéric avaitcelle d’un ange. De ses projets, il m’avait laissé voir ce qu’ilfaut pour éblouir un cœur d’enfant. Je crus non pas l’aimer, maisl’adorer. Je lui dis alors, je lui ai dit cent fois depuis :Tout ce qu’anime mon souffle est à vous.

Mon frère, il ne faut pas craindre. Cet hommeest un grand cœur. Ce qu’il y a derrière les mille plis du voilequi couvre sa vie, Dieu le sait, que Dieu le juge ! moi je lesers !

Le comte Henri ne prit de moi que ma virginaletendresse.

Parfois il berça mes transports en me faisantespérer que je serais sa femme. Il était sincère. Il me voyait sibelle de bonheur sous ses caresses fraternelles, qu’il croyaitm’aimer. Les baisers du comte Henri de Belcamp étaient purs et bonscomme ceux de mon père.

Il me reste trois choses à vous dire : levoyage d’Henri en Australie, sa conduite vis-à-vis des comtes Boehmet les événements qui ont suivi son retour en Europe, c’est làtoute ma propre histoire.

Et d’abord il y aura un mystère qui resterainexpliqué pour vous. La mère d’Henri était à Londres, et cen’était pas à sa garde qu’il m’avait confiée.

– Madame la marquise de Belcamp ?interrogea ici Robert.

– Je vous défends les questions, monfrère, parce qu’il ne m’est point permis d’y répondre. Tout cequ’il m’est possible de dire sera dit, et je vous affirme que lereste ne saurait modifier votre opinion sur ce qui me regarde.

Le comte Henri partit pour la Nouvelle-Gallesdu sud, deux mois après mon arrivée à Londres. Je devais faire levoyage à mon tour après certaines conditions accomplies. En effet,un homme d’affaires, du nom de Wood, me remit une somme d’argentconsidérable en banknotes, et une lettre contenant les instructionsd’Henri. L’argent venait d’Allemagne, l’argent venait d’Albert,l’allié des comtes Boehm ; j’emportais le nerf d’une grandeguerre, Rome fut ainsi l’œuvre de quelques bandits menés par undemi-dieu.

– Avait-il rêvé la conquête del’Australie ?… demanda Robert en souriant.

– Il n’avait que vingt ans, réponditSarah sérieuse et pensive. Il y a en lui je ne sais quelle haineinnée, forte comme un amour. Jusqu’à son dernier souffle, ilcherchera le cœur de l’Angleterre pour l’arracher. C’est dansl’Inde qu’il voulait fonder Rome, qui toujours finit par détruireCarthage. Il était le demi-dieu il venait en Australie faire samoisson de bandits.

Il n’avait que vingt ans. Vous serez trompé sivous vous attendez à une bataille. Il sait comme on attaque lesgéants. C’est dans les entrailles du sol qu’on enferme la poudrequi doit faire sauter les citadelles. Il faisait là ce qu’il faitici. La mine est longue à creuser, et il faut des soldats derrièrela brèche pratiquée.

Il creusait sa mine, il enrôlait ses soldats.Au fond de cet enfer de Sydney, il a trouvé l’homme qui,multipliant par elle-même l’idée de Fulton, va déplacer les basesde la guerre navale et donner à qui voudra la prendre cettesupériorité qu’eut au moyen-âge le lâche canon sur la lancevaillante.

Il était convict là-bas, comme il est conjuréchez vous ; sera brahme à Delhi et mandarin en Chine c’est samission. Il est l’instrument qu’il faut pour cueillir et rassembleren une seule gerbe, innombrable et irrésistible armée, toutes leshaines que l’Angleterre a semées sur la surface du globe.

Il n’avait que vingt ans, mais d’un mot jevais vous le faire admirer et craindre. Dans sa pensée, il avaitressuscité la race des Stuarts. Les ennemis vivants ne luisuffisaient pas. C’était un Stuart sorti du Vatican qui allaitbrandir le drapeau de la liberté. Il soulevait d’un coup troismondes : la haine, l’amour, la foi… Mais, chemin faisant, lesévénements devaient lui tailler un autre étendard plus large etsignifiant guerre universelle comme Stuart voulait dire guerrecivile. Il ne s’agissait plus de remuer la poussière d’une tombe.Napoléon venait d’aborder au rocher de Sainte-Hélène.

Quand il apprit cela, nous étions au plusprofond de ce terrible désert qu’on appelle le bush enAustralie, sans pain, sans eau, fiévreux, brisés, mourants. Unconvict évadé, fuyant comme nous l’implacable poursuite de lapolice noire, nous parla des fêtes qu’on avait célébrées à Sydney àl’occasion de la chute de l’empereur. Le dernier vaisseau de l’Étatapportant sa cargaison de condamnés avait touché à Sainte-Hélène etvu le géant prisonnier. Ce jour-là, Henri, entre sa mère à l’agonieet moi qui gisais expirante, créa d’un seul jet le plan qui vousmet tous à ses pieds.

Six mois après, il était à Sainte-Hélène,accomplissant cette œuvre impossible de pénétrer jusqu’àl’empereur. Vous savez cette portion de son histoire, Robert, etvous le servez, vous dont il a brisé le cœur !

– Jeanne m’a dit une fois, murmura Robertqui étouffa un soupir : Soyez son ami, je serai votresœur.

– Jeanne !… répéta Sarah.

Puis elle ajouta doucement :

– C’est une chère enfant ! que Dieula fasse bien heureuse !

– Aussitôt que nous fûmes de retour àLondres, la vie d’Henri devint un réseau de mystères. Moi-même, jeperdis le fil dans ce labyrinthe et je dus renoncer à le suivre.Quatre hommes s’étaient échappés avec nous : Perkins lemécanicien, Noll Green, Dick de Lochaber et un jeune garçon du nomde Tom Brown.

– Gregory Temple, l’interrompit Robert,donne souvent au comte Henri de Belcamp ce nom de Tom Brown. Ce nomet celui de Georges Palmer se trouvaient dans les notes qu’ilm’avait remises au sujet de l’assassinat du général O’Brien, parHans Tenfel ou Jean Diable.

– Gregory Temple était un détectifhabile, répondit Sarah. Son malheur a été de se trouver aux prisesavec une énigme qui n’avait point de mot dans le vocabulaire de lapolice. Gregory Temple cherche dans le comte Henri de Belcamp, quelque soit le nom qu’il lui donne, un assassin. À cette tâcheimpossible, il est devenu fou.

Henri, qui avait toujours les mains pleinesd’argent, me sépara de lui et me monta une maison à Londres. J’yportais le nom de Françoise O’Meara, ceci d’après un plan concertéavec le chirurgien de l’empereur lui-même, afin de faciliter lescorrespondances entre Londres et Longwood. Ces correspondancesdevinrent de plus en plus difficiles et incomplètes. L’Angleterrevoulait étouffer jusqu’au moindre soupir venant de Sainte-Hélène.Elle a peur que l’Europe n’entende.

Perkins, cependant, avait commencé laconstruction de sa machine, qui doit entraîner un vaisseau deguerre avec la rapidité d’un cheval. Henri recrutait son armée ets’était mis en correspondance avec l’Allemagne et l’Italie. Il yeut une loge des compagnons de la Délivrance, à Londres, dans lamaison de la Bartolozzi. Des soupçons s’élevèrent contre cettefemme, dont je ne m’attendais pas à connaître plus tard et à aimerles deux enfants. Il s’agissait de la vie de tous lesconjurés ; je fus placée près de la chanteuse pour lasurveiller. Elle se cacha de moi et je ne vis rien, mais elletrahissait ; un plus habile intercepta sacorrespondance : elle fut condamnée.

Chez elle, je revis le comte Frédéric Boehm,toujours beau et seul héritier maintenant de cette fortune immense,achetée au prix d’un crime. La main de Dieu semblait peser sur lui.J’eus peur comme autrefois et davantage, car je n’aurais point sudire si le sentiment qui remuait mon cœur à sa vue était de lahaine ou de l’amour… Oh ! j’aurais voulu aimerautrement ! Vivre pour moi veut dire sourire comme votre nom,Robert… et ni vous ni moi, peut-être, nous ne sourirons plusjamais !…

– Pour la première fois, continua-t-elle,depuis que je suivais Henri, un doute me vint à l’occasion de cetteaffaire Bartolozzi. Je l’avais toujours vu marcher d’un pas hardidans ces sentiers impraticables, et chaque fois qu’il m’avaitdit ; « Fais ceci, » je n’avais eu à dépenser que del’audace. Mais ici c’était une petite et basse intrigue. Il futcause, soit que ce fût une vengeance contre Gregory Temple, soittout autre motif, il fut cause du malheur de Thompson et deSuzanne.

Chose singulière, cette petite intrigue semblaprendre tout à coup une place énorme dans sa vie. Cet homme quirêvait l’immensité s’attarda durant des semaines à ce duel contreun employé de la police qui n’avait même plus son emploi. Il semblaun instant que le but de toute sa vie fût d’envoyer un innocent àl’échafaud.

À ce moment, j’ai douté de lui, pourquoi lecacherais-je ? J’ai douté d’autant plus que, durant son séjourau château de Belcamp, tout s’est amoindri pour prendre tournure decomédie bourgeoise, comédie où il semblait tromper tout le monde.Il suffisait d’une nuit pour tenir le conseil suprême.

Pourquoi le grand maître des chevaliers de laDélivrance a-t-il perdu deux semaines à jouer ce vaudevillefrivole ?

J’ai été réveillée par son arrestation. Icidoit être le nœud. Il y a sous ce bizarre événement un grandmystère sans doute, et j’attends que le voile soit soulevé parlui-même on par la justice, qu’il semble braver du haut d’unesituation inexpugnable…

Elle se tut et ses deux mains se croisèrentsur ses genoux, tandis que ses grands yeux noirs erraient dans levide.

– Frances, lui dit Surrizy, je vous aiattentivement écoutée, et je ne connais pas encore votre opinionsur l’homme qui depuis quatre ans est toute votre famille. De vosparoles rien ne se dégage pour moi, sinon une étrange froideur etbeaucoup de découragement. Je comprends votre rôle d’esclave tantqu’exista le prestige ; mais le prestige avait déjà disparuquand vous avez pris ce personnage nouveau de lady FrancesElphinstone…

Sarah resta immobile et dit :

– Ce qu’on a fait engage ce qu’onfera.

– J’ai besoin cependant de réponses plusprécises, ma sœur, insista Robert, non pas pour vous juger, maispour quitter la voie où je marche, si ce n’est pas la droitevoie.

– Henri n’a jamais été vaincu, murmura lajeune fille. Ce n’est pas une idée politique qu’il sert, c’est sonidée ; ce n’est pas pour Napoléon qu’il travaille, c’est pourlui-même… Il est fort, il percera l’obstacle : profitez etpassez !

– Dois-je abandonner complétement GregoryTemple ?

– C’est un malheureux, perdu les yeuxbandés dans une lande où mille routes se croisent. Vous ne pouvezpas le sauver ; vous vous perdriez avec lui.

– Êtes-vous sûre que le comte Henri n’aitpoint trempé dans le meurtre de notre père ?

– J’en suis sûre, répondit Sarah, cettefois sans hésiter.

– Êtes-vous certaine qu’il n’est pointl’auteur ou le complice de la mort de la mère de Jeanne ?

– J’en suis certaine.

– Vous ne craignez rien pourJeanne ?

– Rien… il l’aime.

– Alors vous le croyez pur ?

– Je ne sais… S’il ne remplit pas lapromesse qu’il a faite à Suzanne Temple, s’il laisse mourirThompson condamné par la cour des Sessions, il aura commis au moinsun meurtre en sa vie…

Des pas se firent entendre, et des voixjoyeuses crièrent à l’autre bout de l’allée : Les voici !les voici ! Germaine et Jeanne approchèrent souriantes et setenant par la main ; Suzanne venait derrière elles, portantdans ses bras le petit enfant, toujours le petit enfant.

Six témoins sont sortis de l’enfer, là-bas, àLondres, continua Sarah d’une voix basse et rapide ; siximposteurs !… Et Dieu veuille qu’Henri ne soit pour rienlà-dedans Richard Thompson est condamné à mort… Suzanne ignoretout… silence !

– Eh bien ! milady, s’écriaGermaine, allez-vous manquer l’heure de notre audience ?M. le marquis vous attend, nous n’avons pas plus de dixminutes pour nous rendre à la prison.

Lady Frances se leva et donna, toute pâlequ’elle était, un baiser au petit Richard.

Dans les beaux yeux de Jeanne, il y avait unbonheur calme et profond. C’était toujours la jeune fille, maisavec quelque chose de la femme. Vous eussiez dit une de cesmariées-enfants à qui les noces ont tenu plus que les promesses durêve virginal.

Elle tendit sa main à Robert.

– Nous avons bien parlé de vous,dit-elle. Nous comptons sur vous et nous vous aimons tous lesdeux.

Robert sentit des larmes au bord de sapaupière.

Nous ! disait-elle déjà…

Elle reprit :

– Je lui ai dit comme vous êtes noble etbon. Il sait que notre secret est en sûreté dans vos mains.

Ils avaient un secret, eux, le comteHenri et Jeanne ! Et Robert Surrizy était leurconfident !

Vous souvenez-vous comme il avait remerciéHenri au pont du moulin, Henri qui venait de sauver Jeanne, safiancée ? Où était l’horoscope de ce pauvre gentilhomme tombédans la cabane du paysan ? Cruel mensonge de ce nom quivoulait dire sourire !…

Les deux mains de Robert s’appuyèrent contreson cœur blessé.

Les jeunes filles s’éloignèrent, et Jeanneseule se retourna pour lui envoyer de loin un gracieux adieu.Robert resta seul. Il s’assit de nouveau sur le banc, et sa têtependit sur sa poitrine. Il fut longtemps ainsi. Quand il s’éveilla,tressaillant à un nouveau bruit de pas qui s’approchaient, uneligne sombre cernait ses yeux qui étaient rouges de larmes.

– Je ne l’ai jamais tant aimée !pensa-t-il. Quand j’aurai vu clair en tout ceci, quand je pourraime dire celui-là est digne d’elle et la fera heureuse, je m’en iraiavec mon épée, quelque part où la mort du soldat peut segagner.

C’était un bon et généreux cœur, car il ajoutaen lui-même.

– Je combattrai sous lui, s’il le faut…et puissé-je en tombant protéger celui que Jeanne aime !

Le bruit de pas éclatant et régulier, commecelui que produit un peloton en marche. On battait en même temps,mais non pas sur un tambour ; les ra et lesfla d’un pas accéléré.

– Par file à gauche, commanda la voix deFérandeau : arche !

L’artiste montra son profil espiègle et satoilette de rapin au détour de l’allée ; il était suivi parLaurent Herbet, qui avait sur le visage cette mauvaise humeurdoublée d’un sourire qui fait la physionomie de l’enfant maussadearrivant à résipiscence sous promesse d’un jouet ou d’ungâteau.

– Droite ! gauche !droite ! gauche ! disait l’élève de David en continuantde battre son pas accéléré sur son carton à dessin, à l’aide dedeux petits brins de bois sec.

– Que le diable t’emporte ! s’écriaLaurent. Laisse-nous faire sérieusement une chose sérieuse.

– Les arts ne vont pas, répliquaFérandeau ; les poseuses ont des prétentions usuraires, lesloyers augmentent, l’école de David tombe dans le rococo… C’est lemoment de mourir pour la patrie… Ohé ! Robert !… Parlonsavec prudence et craignons les oreilles indiscrètes… Je viensoffrir mon intelligence, mon courage et mon bras à la cause dumalheur !

Il s’arrêta devant Robert enajoutant :

– Halte !… fixe !… droitealignement !

– Tu ne me gronderas plus, vieux, ditLaurent qui s’assit auprès de son ami. Je suis décidé. Germaine m’apromis…

– Moi, au moins, s’écria Férandeau, jereste au-dessus de ces motifs frivoles… Je n’ai pas pu vendre madernière académie… Un brocanteur insolent m’a dit : Effacezcela et j’achèterai la toile… Aux armes !

– Que t’a promis Germaine, demanda Robertà Laurent.

– Qu’elle m’aimerait, murmura celui-ci enbaissant les yeux, si je suivais le comte Henri franchement etbravement.

– Elles sont toutes de laconspiration ! ajouta l’élève de David. C’est une affaired’opéra-comique. Nous trouverons la police à moitié chemin du champde bataille. Allons-y !

Robert gardait le silence et restaitpensif.

– Eh bien ! dit Laurent, tu ne mefélicites pas ?

– Les cadres sont-ils au complet ?demanda Férandeau. Je m’offre comme surnuméraire, commefournisseur, comme historiographe de l’expédition. Je boiterai, sil’on veut, comme Tyrtée, et je marcherai devant la musique enrécitant les victoires et conquêtes mises en vers. Je sais leflageolet, je puis apprendre aisément le trombone. Si vous êtesassez de combattants, nommez-moi quelque chose dans lesfortifications, ou bien j’achèterai des chevaux aux foires deNormandie. Que diable ! on ne laisse pas un camarade sur lepavé… Une idée ! j’aurai mon album et je me collerai dans uncoin. Après la campagne, je publierai vingt-quatre estampes,représentant vos principales batailles. Est-ce dit ? Qu’on menomme peintre ordinaire de la chose et je m’entendrai avec lapostérité !

Robert leva la tête lentement.

– Vous serez tous les deux dans macompagnie, dit-il d’un ton froid.

– Ah çà ! s’écria Laurent,parlons-nous grec ? Tu as l’air chaud comme un glaçon,vieux !

– Il y a peut-être une bande surl’affiche, insinua Férandeau.

– Dans trois jours, nous pouvons êtreembarqués tous trois, répondit l’ancien sous-lieutenant.

– Et vogue la galère ! dit l’élèvede David en dessinant un entrechat où l’on aurait trouvé déjà legerme de cette danse de caractère inventée quelques années plustard et qui place si haut notre jeunesse dans l’estime desvoyageurs étrangers.

Robert mit la main sur l’épaule deLaurent.

– Tu es bien déterminé ? luidit-il.

– Oui… au diable l’école !… Vois-tu,tout ce qui se passe ici m’a tourné la tête et le cœur. Je te donnema parole d’honneur que je n’envie pas les millions de Jeanne… maisce double héritage… ce mariage avec l’Anglais… sans Germaine ettoi, j’aurais déjà fait quelque sottise ?

Ils se levèrent tous deux et marchèrent brasdessus bras dessous.

Je sais l’histoire de l’héritage, ditRobert ; on vient de me la raconter. Moi aussi cela metourmentait ; mais au fond c’est tout simple. Il y a un banditanglais, Tom Brown ou Jean Diable, comme ils l’appellent, qui setrouvait être l’héritier légal de M. Turner et deM. Robinson. Tous les deux, parvenus pourtant à un âge assez,avancé, ont eu fantaisie de se marier. Cette fantaisie leur estvenue en même temps, parce qu’ils avaient, sans le savoir, la mêmemaîtresse qui est morte à Londres. Tom Brown, se voyant déshéritépar ces deux mariages, et ignorant l’existence des testamentsdéposés chez M. Daws, a fait son métier d’assassin.

– C’est tout simple, en effet, de la partdu bandit Tom Brown, répliqua Laurent à voix basse, mais pourquoiles deux testaments sont-ils en faveur de la fille de mamère ?…

Il avait du rouge au front et aux joues.

– Des circonstances, murmura l’anciensous-lieutenant, que l’avenir expliquera sans doute…

– Je te remercie, vieux, dit Laurent, quilui serra la main ; mais, en attendant l’explication de cescirconstances, tâche que j’aille à un endroit où l’on se battra duret ferme. J’ai besoin de cela.

– Pstt ! fit l’élève de David, quimarchait derrière eux en se donnant déjà une tournuremilitaire.

Ils se retournèrent, et Férandeau leur montradu doigt, au travers des feuilles, la grille du bosquet de laColonnade qu’un homme était en train d’escalader avec beaucoupd’agilité et d’adresse.

– Bricole ! murmura Surrizyétonné.

Ils s’approchèrent à pas de loup. Briquets’était glissé jusqu’au socle soutenant, au centre du péristyle,l’Enlèvement de Proserpine. Ce n’était pas la premièrefois qu’il venait là, car trois lettres gigantesques,B R I, rayaient déjà le marbre du piédestal. Au moment oùil affutait son couteau pour achever son œuvre, Férandeau cria d’unaccent terrible :

– Trompe-d’Eustache !coquin !

Briquet remit son couteau dans sa poche etrepassa la grille.

– Je travaillais, dit-il en vouscherchant… on demande M. Robert à la prison.

– Qui me demande ?

– Le comte, parbleu ! puisque vousêtes comme qui dirait son briquet… Voilà l’heure qui avance et nousn’avons que le temps.

Les trois jeunes gens prirent aussitôt lechemin de la maison d’arrêt.

Il y avait salon complet chez le comte Henri.Madame Célestin tricotait entre les deux Bondon, tout échauffésencore de leur gageure perdue contre le gazon du tapis vert.M. madame et mademoiselle Chaumeron racontaient àBien-des-Pardons, l’adjointe, l’horrifique histoire de cinquantepoulets, achetés d’un seul coup sur le territoire de Miremont parun accapareur de Paris. Les jeunes filles entouraient le comteassis sur le canapé auprès de son père. La chambre était vaste,bien aérée et donnait sur des jardins. L’ameublement très-simpleavait néanmoins bon aspect. Sur la table s’étalaient encore lesrestes d’un dîner confortable. Bien des gens à Versailles, à Pariset ailleurs, auraient envié le martyre du comte Henri deBelcamp.

– Je dis, criait papa Chaumeron en vertude son franc-parler, que si le gouvernement permet à la capitaled’affamer les localités environnantes, il y aura des catastrophes.Qu’on me mène au roi si on veut, je ne lui mâcherai point lesvérités… Cinquante poulets !… atout !

– Comme notre petite Jeanne vous a l’airgrave, murmura le marquis dont la main serrait celle d’Henri.

Jeanne rougit et Germaine aussi parcontrecoup. Henri leva les yeux sur Jeanne. Il avait aux lèvres sondoux sourire.

– J’ai des nouvelles de Londres…dit-il.

En ce moment, la porte s’ouvrit, donnantpassage à Robert Surrizy, que suivaient Laurent et Férandeau.

Henri s’interrompit et quitta sa place pouraller serrer la main de Robert.

– Si vous n’étiez pas venu, dit-il toutbas, c’eût été un grand malheur. C’est pour ce soir.

– Vous avez donc toujours des secretsvous deux, demanda de loin le marquis.

– Des secrets qui ne vous regardentguère, répondit Henri d’un ton léger.

Il ajouta en s’adressant à Surrizy :

– Mon cheval ira comme le vent d’ici àBeaumont… mais il faut encore six relais jusqu’àSaint-Valery-sur-Somme, les chevaux tout prêts et m’attendant surla route. Puis-je compter sur vous ?

– Vous pouvez, compter sur moi, réponditRobert.

– Alors vous partirez en sortantd’ici.

– Et les cinq autres coureurs partironten même temps que moi.

– À minuit je monterai à cheval.

– Nous aurons de huit à dix heuresd’avance : les relais vous attendront sur la route.

– Je vous remercie, commandantSurrizy.

Ils se serrèrent la main de nouveau, et lejeune comte regagna sa place auprès de son père avec un calmeparfait.

– Je disais donc, reprit-il, tandis queJeanne, émue, pour garder contenance, caressait le petit enfantentre les bras de Suzanne, que nous avons reçu des nouvelles deLondres.

– J’appelle un chat, un chat, moi !s’écria Chaumeron. À quand la noce ?

Le comte Henri sortit de son portefeuille unelettre timbrée de Londres. Regardant le trouble de Jeanne avec uneespiègle malice, il tint entre ses doigts la lettre fermée assezlongtemps pour que chacun pût bien voir le timbre de la posteanglaise. Gregory Temple seul, s’il eût été présent, aurait puremarquer que l’empreinte en était fruste et un peu effacée, commele timbre de toutes les lettres écrites jadis par Jaunes Davy.

Le comte Henri fit sauter enfin l’enveloppe.La lettre était de Percy Balcomb, vrai négociant occupé plus qu’unministre, soldat de l’industrie qui a pour devise : Letemps est de l’argent. Toujours pressé, toujours galopant enattendant les chemins de fer, ce Percy Balcomb comptait parminutes. Il annonçait son arrivée à Versailles pour ce soir même àsix heures. Le contrat devait être signé dans la soirée, afin quePercy Balcomb, ce mouvement perpétuel, pût repartir comme uneflèche et faire un tour à Royal-Exchange, où il avait unrendez-vous le surlendemain.

– En vérité, dit Mademoiselle, je nevoudrais pas d’un mari comme cela.

Elle avait l’eau à la bouche.

– Il en faudrait une douzaine !ajouta madame Célestin, dont les deux supports ne s’absentaientjamais.

– Va-t-on faire la chose un peu encérémonie ? Demanda Chaumeron avec appétit.

Tout Miremont flaira vaguement un festin.

– Mes enfants, dit le marquis, il fautque quelqu’un se dévoue et aille à l’hôtel commander le dîner.

– Quel dommage ! murmura l’adjointe.Je me suis imprudemment chargé l’estomac… Je m’adresserai auxchoses légères.

Ce fut comme ces vaillants régiments où toutle corps répond présent ! quand on demande un enfant perdu.Miremont se leva d’un seul élan pour aller commander le dîner.

– Je penserai à vous, à ma tablesolitaire, dit le comte Henri avec mélancolie.

Lady Frances Elphinstone baissa les yeux parceque le regard de Robert venait de rencontrer le sien. Robert avaitle rouge au front.

Le vieux marquis serra Henri dans sesbras.

L’œil d’Henri, ferme et triste, était fixé surRobert. Ce regard semblait dire : Vous témoignerez un jour quej’ai abaissé ma fierté jusqu’au mensonge !

– Père, reprit-il en rendant àM. de Belcamp ses caresses, remplacez-moi auprès dePercy. Nous sommes maintenant sa famille. Il ne pourra guère venirà la prison ce soir, car il se doit tout entier à notre belleJeanne ; mais obtenez de lui qu’il retarde son départ d’unjour, et que demain, je vous voie tous réunis autour de moi.

– Croirais-tu cela ? s’écria lemarquis ; c’est un enfantillage…, je donnerais dix louis pourvous voir une bonne fois l’un auprès de l’autre tous les deux.

– Voulez-vous savoir, dit Chaumeron, jene suis pas d’hier et je connais ça… L’un auprès de l’autre, ils nese ressembleraient plus du tout ! Attrape !

Au moment du départ, on se dit commed’ordinaire : À demain !

Mais pendant que Jeanne donnait son front pâleau baiser d’Henri, la jolie Germaine, toujours aux aguets etattendant son tour, crut l’entendre qui murmurait :

– À ce soir !…

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