Jean Diable – Tome II

XVI – Rendez-vous.

Cinq jours s’étaient écoulés depuis qu’avaienteu lieu à l’hôtel de France de Versailles les préliminaires dumariage de Jeanne avec Percy-Balcomb.

Nous sommes à Miremont, dans la maison de laveuve Touchard.

Le jour baissait. Germaine et Jeanne étaientsous la petite tonnelle tapissée de chèvrefeuilles, d’où l’onapercevait de profil le paysage charmant plusieurs fois décrit dansces pages. Ce n’étaient point ici les vastes aspects de laclairière, située à mi-chemin de la Croix-Moraine, et ce n’étaitpas non plus l’horizon complet que voyait le château. Le Prieuré,assis à mi-côte avait devant lui le parc de Belcamp, bordé par lacourbe de l’Oise. L’œil s’arrêtait d’un côté aux collines quimontent vers l’Isle-Adam, de l’autre à ces fouillis de verdure surlesquels tranchait le vieux moulin avec son arche antique.

Madame Touchard avait le curé. Ilss’asseyaient tous deux sur le banc de bois, encadré dans lesrosiers, qui s’adossait à la maison, entre les deux fenêtres dusalon. La tante avait déposé son ouvrage, sur l’avis amical du bonprêtre disant : « Ma chère dame, vous vous perdez lavue, » et ils causaient tous deux, tandis que parderrière la servante allumait au salon.

Jeanne et Germaine causaient aussi, mais àvoix basse. M. le curé, au travers de la cloison en fleurs,avait essayé vainement deux ou trois fois d’entendre un peu cequ’elles disaient.

Germaine était toute rose, Jeanne, calme etdouce, avait sa belle pâleur, Germaine n’écoutait guère laconversation du prêtre et de la tante ; Jeanne en saisissaitparfois quelques mots qui la faisaient plus distraite.

– Mais enfin, dit Germaine, tu l’aimais,je m’en souviens bien.

Je l’aime encore comme je l’aimais, réponditJeanne. C’est pour moi un frère.

– On n’épouse pas son frère, et tu telaissais très-bien marier avec lui.

– Je le savais franc et noble comme l’or.Sa femme sera heureuse.

– Voilà ! s’écria Germaine dont lepetit pied colère frappa le sable, moi j’ai été une inconstante,une infidèle, une capricieuse et tout ce qu’on voudra, le jour oùj’ai dansé avec le comte Henri de Belcamp… et toi, parce que tu astoujours de belles raisons à ton service, tu as mis de côté lepauvre Robert, sans que personne ait soufflé mot… pas mêmelui !…

Il y eut un silence pendant lequel la tantedit au curé :

– Des hommes qui n’avaient pas defamille, vous comprenez… certainement, cela peut prêter à lamédisance, mais on voit tous les jours des testaments pareils… Feuma sœur avait le ton et les manières d’une personne comme il faut,malgré l’état qu’elle faisait… M. Robinson et M. Turnerétaient cousins tous les deux et avaient le même héritier : unvrai scélérat, à ce qu’on dit… et c’était sans doute une manière dele déshériter…

Le curé murmura :

– C’est toujours une bien étonnantehistoire !

– Robert est le meilleur des hommes,pensa tout haut Jeanne.

Puis elle ajouta en souriant :

– Non pauvre Laurent n’a-t-il pas euraison d’avoir peur ? Tu as été bien près d’aimer le comteHenri, Germaine !

– Moi ! s’écria la fille del’adjoint Potel avec indignation, je n’aime personne !

– Excepté Laurent, j’espère ?

Germaine dit avec une rancuneconcentrée :

– Depuis que vous voilà riches comme despuits, vous n’êtes plus les mêmes !

– Il n’y a que moi de riche, prononçaJeanne d’un accent rêveur.

Germaine repartit presque sèchement :

– Ça n’en est que plus drôle !

– Je croyais comme vous, disait la tante,que les choses auraient traîné en longueur, et que nous allionsavoir des affaires bien embrouillées, mais tout cela s’est faitcomme par enchantement, Jeanne était émancipée d’avance, voussavez ?

– Et qui vous avait mis cette idéed’émancipation en tête ?

– M. le comte Henri de Belcamp.

– À quelle occasion ?

– Dès le premier jour… Ma sœur Constanceavait ses hommes d’affaires à Londres : un M. Daws, quiétait dépositaire des deux testaments, et un M. Wood… quelquechose comme un avoué. C’est ce M. Wood qui a pris la directionde tout cela. En moins de deux mois, tout a été fini, et Jeannepourrait maintenant, si elle voulait, toucher la totalité.

– C’est bien toi plutôt, reprenaitGermaine, c’est bien toi qui as été sur le point d’aimer le comteHenri ! Moi, il me faisait peur, voilà tout…, je le trouvaistrop beau, et toute cette histoire de sa Georgette, en Australie,c’était pour toi… Comme c’était joli quand il la racontait !…,et puis il t’avait sauvé la vie ?… Va, Jeanne, je n’étais pasjalouse ; s’il avait dû aimer quelqu’un ici, c’étaittoi !

– Jalouse ? répéta Jeanne ensouriant.

Germaine rougit jusqu’au blanc de ses jolisyeux.

Mais il faisait brun déjà, et les deuxfenêtres du salon brillaient, montrant le petit ameublement, formeempire, en merisier recouvert de laine jaune. Germaine pensa qu’onne verrait point sa rougeur.

– Tout cela pour épouserM. Percy-Balcomb ! reprit-elle d’un petit ton dégagé. Tunous diras quelque jour le mot de l’énigme, ma bonne, n’est-cepas ?

Elle regarda Jeanne, qui était rêveuse, etjeta ses deux bras autour de son cou en murmurant :

– Je ne sais pas pourquoi je parletoujours de cela !… Tu es la meilleure comme la plus belle…C’est l’idée que j’ai que dans le monde entier il n’y avait que toipour Henri et que Henri pour toi… Gronde-moi si tu veux, j’aibesoin de le dire à quelqu’un : Eh bien ! oui, si Henrim’eût aimée par hasard, je serais devenue folle… Si j’étais homme,je voudrais le servir comme un esclave…, et j’ai dit à ton frèreque je serais sa femme s’il se dévouait à Henri !

Elle s’arrêta frémissante.

Jeanne lui mit sur le front un long baiser etmurmura :

– Ne dis cela qu’à moi, Germaine…

La voix du vieux prêtre s’élevait. Moins quejamais, Germaine écoutait de ce côté, il n’y eut que Jeanne àentendre.

– Dès le premier jour ! disaitM. le curé avec étonnement ; il vous a parlé de ces deuxsuccessions dès le premier jour !

Comme de deux éventualités plus ou moinséloignées, répondit la tante.

– Et il vous demanda les actes denaissance ?

– Vous savez, nous étions cruellementgênés à la maison… Depuis la mort de la mère, les deux enfantsétaient pour moi une lourde charge… on se plaint…, on bavarde…, jedisais des choses que je ne comptais pas faire… je parlais demettre les deux enfants à la porte.

– Ce fut dans cette première conversationqu’il vous conseilla de faire émanciper Jeanne ?

– Ce jour-là ou le lendemain…

– C’est grave, dit M. le curé.

– Pourquoi grave, puisqu’il fréquentaitma sœur à Londres et qu’il connaissait ses affaires ?

Le vieux prêtre fit sonner violemment sous samain le couvercle de sa tabatière.

– Madame, s’écria-t-il comme malgré lui,votre sœur aussi est morte assassinée !

La tante recula sur son banc.

– Qu’as-tu, Jeanne ? demandaGermaine ; tes mains deviennent froides.

– On vient chercher mademoiselleGermaine, dit la domestique à la porte du salon.

M. le curé se leva.

– Malheureuse histoire, ma bonne dame,conclut-il. Dieu me garde de soupçonner le fils de notre dignemaire ! Mais… mais…

– Mais quoi ? demanda la tante avecune certaine velléité de bataille.

– Germaine, mon enfant, interrogea levieux prêtre à haute voix, avez-vous le bateau ?

– Oui, monsieur le curé.

– Adieu donc, ma bonne dame, dit cedernier non sans précipitation. J’ai mon rhumatisme et je ne seraipas fâché d’éviter le détour du pont du moulin, qui m’allonge d’unbon quart de lieue… La paix soit avec vous !

La tante resta maussade et pensive. Le curébaisa Jeanne en silence, pendant que Germaine nouait les rubans deson chapeau de paille, et ils partirent tous les deux, descendantdroit à la rivière où le jardinier de l’adjoint Potel attendaitavec le bachot.

À peine avaient-ils dépassé le coude dusentier que Briquet se montra à l’autre bout du jardin. Jeannes’élança à sa rencontre. Elle ne parla point cependant, et ce futla tante qui demanda :

– Avons-nous de meilleures nouvelles, cesoir ?

– Voilà une vieille bête à qui je joueraiun tour de ma façon avant le jugement dernier, cette madameEtienne ! répondit Briquet. Ça devient monotone de m’appelertoujours M. Trompe-d’Eustache… une simple cuisinière n’en apas le droit !… Pour les nouvelles, M. le marquis vatoujours de même. Les médecins de Pontoise n’y entendent goutte,voyez-vous ; on n’a de bons remèdes qu’à Paris… Le pharmaciend’en face de chez nous, rue Dauphine, vous mangerait cettefièvre-là en deux douzaines de pilules !…

– Il a passé une mauvaise journée ?interrogea la jeune fille avec émotion.

– Est-ce qu’on sait dans c’temaison-là ? Ça a l’air d’une grande morgue ! Pierre etmademoiselle Fanchette poussent des soupirs ; Anille et Julotvont jusque dans le bas parc pour s’entrefaire la cour avec desgriffes… C’est si godiche la campagne !… Madame Etienne vous ades airs d’enterrement et parle de ce qu’on fit pour la pompefunèbre de son ancienne dame… Le médecin est installé au salon, oùil prend son café toute la sainte journée… Pierre a dit qu’il yavait plutôt un petit peu de mieux…

– Ah !… fit Jeanne ; etavez-vous demandé s’il voulait me recevoir ?

– Personne n’entre dans sa chambre,excepté la Madeleine, la mère de M. Robert… encore une qu’estd’une gaieté à faire dresser les cheveux sur les têtes depuislongtemps chauves !

– On ne vous a rien dit de M. lecomte Henri ? interrogea la tante.

– Pas soufflé !… La cuisinière faitses embarras, rapport à un méchant barreau de la grille que j’aienjolivé de mon nom avec une lime… qu’on a découvert que je m’enétais servi parce j’avais aussi regravé Briquet sur le manche… Y adonc de quoi fouetter un chat !

– Et la poste ?

– Rien des bureaux ! répliquaBriquet. – Je fais toujours mes plaisanteries spirituelles deParis, comme si c’était compris dans le fond des campagnes !…Rien de rien, quoi !… C’est drôle d’avoir trois maîtres ausoleil et de n’en plus voir la queue d’un… pas mêmeM. Férandeau !… Dites donc ! je mangerais unebouchée sans répugnance après ma course.

On l’envoya souper.

En gagnant la cuisine, il se frotta les mainsavec énergie en disant :

– N’empêche que je l’ai mis tout au longsur la boîte aux lettres !

Sous-entendu son nom de Briquet.

Passion étrange et puissante comme celle quientasse les chiffons sous le nom d’autographes ! J’ai connu unancien fabricant de boîtes à musique qui collectionnait desboutons.

Il était à son aise et coupait lesmoules sur le dos des laquais, au parterre desthéâtres.

– Je ne suis pas inquiète deM. Balcomb, dit la tante : nous ne pouvons pas avoir lecourrier de Londres avant demain soir… Mais ton frère… et cesmessieurs.

– Trois étourdis !… murmura Jeanne,comme pour esquiver la nécessité d’une réponse.

– Certes, certes, fit madame Touchard, etquelquefois bien gênants… mais c’est égal, la maison semble tristeet trop grande.

Jeanne prit sa lumière.

– Déjà ! s’écria la tanteétonnée.

– Je suis lasse, répliqua la jeunefille.

– J’aurais voulu te parler affaires, monenfant ; cet argent que tu as dans ton secrétaire…

– Demain, ma tante, je suis lasse.

Elle tendit son front au baiser de madameTouchard, et monta l’escalier de sa chambre.

Sa chambre était restée simplette et pauvrecomme au temps où sa tante l’avait à sa charge. Il y avaitun petit lit avec des rideaux de calicot blanc, une commode denoyer, un vieux secrétaire et quatre chaises de paille. Pourornements, un enfant Jésus sur la commode et une Vierge dans laruelle.

Elle avait des millions et elle était parcontrat la femme d’un millionnaire.

Dans ce vieux petit secrétaire, à la tablettetremblante, on avait enfermé aujourd’hui même des titres quivalaient deux cent mille francs de rentes.

Jeanne déposa sa bougie sur la commode etouvrit sa fenêtre. La fenêtre avait la même vue que le jardin, pluslarge seulement et plus nette. Le Prieuré, comme l’indiquait sonnom, était une vieille demeure : la chambre de Jeanne avait unbalcon en tourelle avec une balustrade de fer. Jeanne mit unechaise sur le balcon et s’assit.

La nuit était venue tout à fait. La lune rouges’élevait derrière les collines barbues. Le ciel, où quelquesnuages blancs voguaient avec lenteur, avait des teintes profondes,car cette lune, large et terne comme un grand disque d’airain, nedardait pas encore de rayons.

Jeanne croisa ses mains sur ses genoux. Elleavait toujours son vêtement de deuil. Son visage était triste etdes soupirs soulevaient sa poitrine.

Je ne sais dire pourquoi elle était ainsi plusbelle. Dans cette nuit éclairée par les vagues reflets du bougeoiret par les lueurs qui montaient de l’horizon, il y avait autour desa jeune tête mélancolique et si pure un angélique reflet. Lespoëtes ont vu de pareils visages au travers de l’extase ; lespeintres aussi, qui sont des poëtes avec un instrument plusgrossier. Moi, je la reconnus un jour dans un chant deBeethoven ; une autre fois, j’aperçus ses noirs cheveux quiflottaient parmi les sobres et divins accords d’une sonate deMozart.

Elle était la beauté qui est leur rêve à tous,la beauté une et souveraine. Je sais ce que c’est que labeauté : c’est cette argile que la main de Dieu modela,chauffée jusqu’à la transparence et montrant les rayonnements del’âme.

Les regards de Jeanne se perdaient dans lanuit.

Il y avait deux lumières parmi l’ombre, l’unetout près, l’autre au lointain, la première dans la pauvre cabanede Madeleine Surrisy, la seconde au château de Belcamp.

Jeanne regardait ces deux lumières.

Un soupir souleva sa poitrine. Elle envoya unbaiser vers le château en murmurant ces deux mots : monpère !

Elle détourna ses yeux de cette autre lueurqui venait de la cabane.

Les bruits du dehors allaient mourant.

Au dedans, on entendait encore la voix desdomestiques, et les pas lourds de la tante vaquant à des soinsd’intérieur.

Le clocher invisible et perdu, comme levillage, dans l’ombre de la montée, sonna neuf heures. Le moulincessa de chanter, et l’on commença d’ouïr le cours de l’eau.

Jeanne était immobile comme une sombre etdélicieuse statue.

– Encore quatre heures !murmura-t-elle quand le clocher eut fini de parler.

Elle se leva et vint s’agenouiller au-devantde son lit. Elle pria longtemps, les yeux fixés sur l’image de laVierge. Quand elle s’assit de nouveau sur le balcon, les deuxlumières brillaient encore, seules dans le paysage qu’enveloppaitla nuit.

La brise des soirs ridait maintenant un blancruban d’argent qui festonnait le bas de la colline. La lune avaitmonté. Le ciel palissait et voilait les feux diamantés de sesétoiles.

Dans la maison les bruits se taisaient,enflant ces autres sons vagues qui viennent des ténèbres et dontl’accord murmurant s’appelle le silence.

Dix heures sonnèrent, puis onze heures. Minuittinta ses douze coups, pendant que la lune, au plus haut de sacourse, glissait, nef muette et splendide, parmi l’écume des nuées,Jeanne restait sur le balcon, et les deux lumières brillaienttoujours.

– Madeleine veille, prononça Jeanne,tressaillant au son de sa propre voix qui rompait le silence. Monpère souffre…

À une heure moins le quart, elle rentra etprit dans son secrétaire une liasse de papiers qu’elle serra dansson sein ; elle avait dans l’expression de ses traits unegrave mélancolie, point d’agitation, point de crainte.

Elle ouvrit sa porte sans hésiter, elledescendit l’escalier en prenant des précautions pour n’être pointentendue, mais d’un pas ferme. Elle sortit : le gros chien degarde vint japper à ses pieds. Au dehors, et quand elle eut referméla porte de la cour, le sentiment de la solitude la saisit en mêmetemps que le froid peut-être. Elle hésita, elle resta frissonnanteà deux pas du seuil, mais ce ne fut qu’un instant, et bientôt elleprit sa route vers le chemin de halage. Une fois au bord de l’eau,elle suivit résolûment le plan nivelé qui menait au moulin.

À sa droite la façade blanche du château neufbrillait comme un palais de marbre.

En arrivant au pont du moulin, dont le tablierfrêle, posé sur de massifs supports, tremblait au choc de la chute,elle s’arrêta et s’accouda contre la balustrade vermoulue. On yvoyait là comme en plein jour. Son œil suivit le fil de l’eaujusqu’à l’atterrissement planté de saules, où ses yeux en serouvrant, avaient pour la première fois rencontré le regard ducomte Henri.

Puis elle reprit sa marche, mais il y avaitune larme sous sa paupière.

Elle allait maintenant dans la direction duvieux château.

À deux cents pas du moulin, elle tourna sur lagauche pour entrer dans cette grande prairie où Madeleine Surrizyavait entrevu deux ombres, le soir où elle porta la lettre dumarquis à la poste de Saint-Leu, la lettre qui mandait GregoryTemple au château. Elle traversa toute la prairie et gagna l’avenuequi descendait de l’esplanade à l’Oise, en face de la maison deMadeleine.

Là elle s’arrêta et s’assit sur le tronc duvieil arbre déraciné.

Ses deux mains s’appuyèrent contre soncœur.

Elle attendit. C’était un rendez-vous donné aulieu même où s’étaient échangées les premières paroles d’amour,douces choses dont l’écho, réveillé dans ce silence, faisait encorepalpiter son cœur.

Le soir du contrat de mariage, à Versailles,Henri lui avait dit : Dans cinq jours, à une heure du matin,je serai là.

Chaque lieu a non-seulement son aspect, maisses saveurs aussi et son langage. Revenez au pays après longtemps,c’est le parfum particulier de l’air qui le premier vous saisira lecœur, avant même les caresses du paysage ; puis ce seraquelque son familier, le timbre d’une horloge dont le carillonforme un accord à quoi rien ne ressemble, la plainte d’une cascade,le choc d’un marteau, emmanché peut-être à une pauvre main qui abien faibli depuis le temps ! Une fois, dans un jardin oùj’avais rêvé le songe heureux de l’adolescence, j’ai pleuré ;deux grosses branches frôlaient l’une contre l’autre, tout en hautd’un tilleul : je reconnaissais l’instrument monotone etmystérieux qui jadis accompagnait le chant de mon premier rêve…

La nuit était douce et calme comme celle del’autre rendez-vous. Jeanne écoutait la même brise dans les mêmesfeuillages, et l’Oise tranquille murmurant la même caresse à sesrêves. Jeanne laissa tomber sa tête entre ses mains. Une angoisselui étreignit l’âme. Pourquoi ?…

Au lointain, vers l’Isle-Adam, un bruit sefit, mais si loin que l’oreille en percevait à peine la nature.C’était peut-être le trot cauteleux d’un gibier sous bois :mais le vent soufflait du nord-est. Non, non, cela sonnaitautrement que le sabot mignon d’un chevreuil ; c’était bien lefer d’un cheval broyant le sable de la route. On distinguait déjàla batterie du galop. Voici qu’une ombre rapide glissait sur lechemin de halage.

Les planches du vieux pont retentirent, et lechien du meunier aboya.

– Henri !…

– Ma Jeanne chérie !…

Il y eut un long baiser silencieux.

Puis, comme l’autre fois, ils s’assirent l’unprès de l’autre, tandis que le vaillant cheval, dont les flancsfumants avaient le manteau d’Henri pour couverture, restait dansl’herbe sans même être attaché.

– Jeanne, ma femme bien-aimée, dit Henridont le visage parlait de fatigue, mais en même temps rayonnaitl’enthousiasme, nos jours d’épreuve sont à leur fin. Tandis qu’ilspoursuivent ici l’ombre d’un criminel, le soldat combat et remporteses obscures victoires, prélude d’un immense triomphe. Dieu estavec nous et conspire. Tout a réussi : nos hommes sontembarqués, la machine Perkins vogue vers les côtes de Guinée… etmoi je reviens subir ma dernière épreuve pour m’élancer, libre etfort, à la tête de mon armée !…

Jeanne donnait son beau front à ses baisers,mais elle restait silencieuse.

– Libre !… murmura-t-elle enfin dansun profond soupir, vous êtes libre aujourd’hui, Henri… maisdemain…

– Aujourd’hui je suis enchainé par mapromesse et mon devoir, Jeanne ; demain cette chaine serarompue…

– Écoutez-moi, interrompit la jeune filleavec effort, j’ai sur moi toute ma fortune, toute cette fortunedont la source est un deuil et un tourment. Prenez-la et fuyez.

Elle entr’ouvrait sa mante et présentait àHenri ces papiers retirés de son secrétaire.

– Fuyez !… répéta Henri.

Il s’était reculé comme si une main brutalel’eût blessé en le repoussant. Une pâleur mortelle couvrait sonvisage.

– Vous n’avez pas même dit fuyons !ajouta-t-il.

S’il faut le dire pour vous persuader, Henri,murmura Jeanne, fuyons ! oh ! fuyons bien vite : jesuis prête !

Il se rapprocha et mit la main froide deJeanne contre ses lèvres qui brûlaient.

Et cependant vous savez tout désormais,prononça-t-il de cette voix vibrante qui attachait comme un lien,qui enveloppait comme un rêt, et dont l’accent descendait siprofondément dans le cœur ; – à vous seule ici-bas j’ai donnémon secret tout entier… et c’est vous, Jeanne, qui me conseillez defuir !

– Je vous le demande à genoux, Henri,parce que je vous aime et que j’ai peur.

– Qui n’a plus confiance en moi ne m’aimepas, Jeanne ! murmura le jeune comte, dont la tête s’inclinasur sa poitrine.

Les deux mains de Jeanne étreignirent soncœur.

– Ô mon Dieu ! mon Dieu !s’écria-t-elle, tandis que deux grosses larmes brillaient enroulant sur sa joue, peut-on donner plus que sa conscience à celuiqu’on aime !…

Puis avec le froid de la grande passion, elleajouta en se tournant vers Henri :

– Ma fortune n’est rien, je ladéteste ; ma vie est peu, car je voudrais mourir ; monhonneur… Je suis folle… Je souffre… les mots de ma prière brûlentma bouche et mon cœur… Je vous aime… Je hais le jour où je vous aivu… Je suis si malheureuse que j’espère parfois en la pitié dumonde… et je suis si heureuse que j’ai peur des jalousies duciel !… Je veux aller avec vous en haut ou en bas ; il ya une chaîne autour de mon cœur ; je vous appartiens ;vous me cachez ma religion, vous êtes ma conscience… Y a-t-il plusà donner, dites, dites ! je vous le donnerai.

Elle appuya sa tête contre le sein d’Henri quibattait violemment. Mais il affermit, par un effort violent, savoix qui tremblait, et dit avec une tristesse austère :

– Jeanne ! ce n’était pas ainsi queje voulais être aimé.

Un sanglot souleva la poitrine de la jeunefille.

– Mon Dieu ! mon Dieu !…répéta-t-elle du fond de son angoisse.

Il reprit lentement.

– Je ne voulais pas que ma femme pleurât,je ne voulais pas que ma femme souffrît, je ne voulais pas qu’untrouble ou qu’un doute se mêlât, le soir, à la prière de ma femme.Je ne voulais pas qu’elle dît ou qu’elle pensât : Je ne saisplus ce que c’est que l’honneur. Je ne voulais pas être entre elleet sa religion, et j’avais choisi sa conscience pour être lamienne.

Jeanne se couvrit le visage de ses mains.

– Quand vous êtes là, je crois…murmura-t-elle.

– Je voulais que ma femme n’eût pasbesoin du son de ma voix ou de la persuasion de ma parole pourcroire, car je puis n’être plus là et manquer à cette tâche deservir sans cesse d’appui à une confiance chancelante. La porte demon cachot peut se murer, je puis mourir…, et je voulais que,prisonnier ou mort, ma femme fût ma volonté même, active et libre,hors de ma prison et au-delà de ma tombe. Je voulais de l’amour,puisque j’aime, mais entre vous et moi, Jeanne, quelque chosedevait dominer l’amour même : c’était la foi.

Elle jeta ses bras frémissants autour de soncou.

– Pardon, balbutia-t-elle dans seslarmes, pardon et pitié ! Je n’étais pas digne de vousaimer !

– On dit cela quand on n’aime plus,Jeanne, répliqua Henri dont l’accent se fit plus douloureux et plusamer.

Alors elle se laissa glisser à deux genoux, ets’écria parmi ses sanglots qui éclataient :

– Vous êtes perdu, Henri ! Je vousdis qu’il faut fuir… non pas seul…, tous deux ; oh ! oui,tous deux, car je veux me perdre avec vous !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer