Jean Diable – Tome II

IV – Scotland-Yard.

Il était dix heures du matin, et le soleil deLondres, soleil à part, généralement coiffé de vapeurs ternes, maisdont tout à coup et par caprice, une douzaine de fois l’an, lesrayons se mettent à brûler comme au Sénégal, éclairait brillammentl’ancien bureau de Gregory Temple, dans Scotland-Yard. Le bureauavait changé d’aspect en même temps que de maître. Une fée coquettesemblait avoir soufflé sur toutes les sévérités de ce lieu, oùl’ancien intendant de police avait passé dans la solitude et laméditation les meilleures années de sa vie. Des rideaux enmousseline des Indes tombaient en plis floconneux et cachaientsuffisamment les barreaux de fer qui défendaient les croisées. Latable de chêne toute simple était remplacée par un meuble mignon enbois de palissandre, qui rappelait le secrétaire où nos petitesmaîtresses écrivent leurs jolies correspondances. Lesfauteuils-pompadour étaient recouverts d’étoffes gaies, à couleurstendres, et le casier lui-même où dormaient les terribles cartonsavait pris je ne sais quelle galante tournure.

C’était plaisir, en vérité, que d’êtreinterrogé dans ce boudoir aimable avant de faire le plongeon dansles profondeurs de Newgate ou du Fleet.

Sir Paulus Mac-Allan, successeur de GregoryTemple, ancien employé subalterne et chevalier de la nouvellecréation, était un homme élégant, adoré des dames, ennemi de laroutine et de toutes les choses gothiques. Les médisansprétendaient qu’il avait obtenu son poste et son titre parl’entremise de miss Clara Clayton, écuyère d’un incontestablemérite, appréciée surtout par M. le marquis de Waterford, undes amis du prince régent.

Ce bon prince Georges et cet excellent marquisde Waterford ont été les victimes d’une véritable avalanche decancans. Mais cela, dit-on encore, ne les inquiéta jamais.

Au temps de Gregory Temple, sir PaulusMac-Allan, qui avait occupé un poste de police en Australie,passait pour un homme d’assez mince valeur, bon tout au plus pourminuter des signalements derrière un grillage ; maintenant ildînait deux fois par semaine chez le lord-chef justice et c’étaitun garçon de génie. Clara Clayton n’aurait pas souffert qu’on luiaccordât simplement du talent. Par le fait, il n’avait ni talent nigénie, mais il rendait beaucoup de petits services aux gens dont lareconnaissance est une monnaie, et la bande des jeunes lordstapageurs qui traitent chaque nuit Londres en pays conquis,proclamaient volontiers la supériorité de son administration.

Il avait demandé autrefois la main de missSuzanne Temple : peut-être sa démarche avait-elle étéaccueillie avec une hauteur un peu trop dédaigneuse. On ne peut pasdire que Gregory Temple fût exempt du péché d’orgueil.

Sir Paulus Mac-Allan venait d’entrer dans sonbureau, et son valet de chambre était encore en train de passerpar-dessus son habit la légère douillette de foulards des Indes quiprêtait, au dire de Clara Clayton, quelque chose d’oriental à saphysionomie… C’était un très-beau blond à la peau lisse et un peublafarde, aux traits chevalins, à la taille longue et bien calculéepour la parade. Il n’avait pas plus de trente ans ; sa grandefigure régulière et insignifiante portait précisément cet âge.Comme il y a toujours une raison au succès d’un homme, nous pensonscharitablement que sir Paulus possédait quelque qualité cachée. Àpart toute qualité, nous ne resterions pas sans vert ; nousavons prononcé un mot qui est d’or, INSIGNIFIANT ; que devictoires dans ces simples syllabes !

Un homme de belle taille et franchementinsignifiant, décoré en outre de ce flegme blond que l’Angleterreproduit partout sans culture, ne manquant point enfin de cetteélégance fabriquée par les tailleurs, les bottiers et leschemisiers, ne saurait prétendre à de trop hautes destinées.Quelque poète naîtra pour chanter la déesse Fadeur !

Un dernier trait : Sir Paulus Mac-Allann’était même pas méchant.

– Je n’y serai pour personne, ce matin,Walter, dit-il à son valet de chambre, qui avait un joli petitbureau près du sien, excepté pour Leurs Seigneuries, bienentendu, et miss Clary, si sa fantaisie l’amène… J’aiprodigieusement de travail… Appelez les inspecteurs et qu’ilss’arrangent entre eux au salon… J’aime à laisser un certain jeu auxinstitutions… Il faudra me dire cependant s’il y a quelque choseconcernant Leurs seigneuries… Faites monterM. Hoary !

M. Hoary avait été jadis le chef de SirPaulus : il se présenta froid et grave avec ses dossiers sousle bras.

– Un beau temps, M. Hoary !s’écria sir Paulus en l’apercevant. Un gai soleil,certes !

– Certes, répondit M. Hoary, un gaisoleil, monsieur.

– Quoi de nouveau ?

– Un pauvre homme du guet déplorablementblessé, monsieur.

– Dans les bas quartiers, jepense ?

– Portland place, monsieur, en haut deRégent street.

C’est l’équivalent de notre rue de la Paix, àParis.

Sir Paulus égalisa les boucles de sescheveux.

– Ces watchmen ne sont pas toujours àjeun, murmura-t-il.

M. Hoary ne répondit point, mais le rougelui monta au visage.

– Y a-t-il eu arrestation ? demandal’intendant.

– Trois jeunes noblemen, monsieur, parmilesquels le vicomte B…

– Un pair d’Angleterre !…Laissez-moi le dossier, Hoary… Diable !

– Eh bien ! reprit-il d’un tonléger, nous voilà maîtres complétement dans cette pyramidaleaffaire Bartolozzi ! Ce pauvre M. Temple y avait perduson latin, mais il n’était pas très-fort. Les renseignementspleuvent depuis l’arrestation de ce Richard Thompson !

– Il y a quelque chose qui n’est pasclair, monsieur, répliqua l’inspecteur. Thompson a été adjoint dansmon bureau… C’était un digne jeune homme.

– Certes, certes… mais la justice estsaisie, et ce digne jeune homme a bel et bien tordu le cou à cettebrave Constance… Elle vieillissait… J’ai ici un petit paquet delettres interceptées, se reprit-il en touchant la poche de sonfrac ; c’est curieux au dernier point, M. Hoary… et c’estterrible, voyez-vous. Je crois avoir déployé en tout ceci quelquezèle et un peu d’habileté… Je ne vous demande pas de compliments.Je dis que c’est terrible !… et que M. Temple fait biende ne pas repasser le détroit.

– M. Temple est un homme respectableet distingué, monsieur, selon mon avis.

– Certes, certes… J’ai beaucoup d’égard àvotre manière de voir, Hoary… les lettres sont de madameThompson.

– La mère ?… FannyThompson ?

– Non pas, répliqua sir Paulus Mac-Allen,qui mit du triomphe dans son fade sourire : Suzanne Thompson,la femme de Richard.

– Elle est mariée !

– Nous avons découvert tout cela, Hoary…non sans quelque peine… non sans quelque adresse peut-être… Je nevous demande pas de compliments. Il était marié, très-positivement…et je vous donne en cent à deviner le nom du père de safemme !… Ne l’essayez pas, ce serait peine perdue… MistressRichard Thompson s’appelle Suzanne Temple.

– Monsieur, répliqua l’inspecteur d’unton roide et menaçant, je connais Suzanne Temple depuis sonenfance ; c’est un cœur pur, une âme respectable !

– Certes, certes… et une belle personne,assurément !… Ses lettres ne seront pas la partie la moinscurieuse de ce procès… Son Altesse royale en a déjà demandé descopies. On dirait un roman de Richardson, en vérité !…M. Hoary, j’ai l’honneur de vous offrir mes civilités, vouspouvez aller à votre besogne… Je crois devoir vous dire qu’on nevous saurait point gré d’ébruiter cette affaire du watchmanblessé.

– Nous avons fait une souscription entreemployés, monsieur.

– C’est honorable… ajoutez-y ceschelling, mais ne publiez pas mon nom… Jusqu’au plaisir de vousrevoir, mon cher M. Hoary.

L’inspecteur sortit. Le valet de chambre fermala porte. Sir Paulus Mac-Allan resta seul et se plongea dans uneimmense bergère placée au devant du bureau de palissandre. Il yavait une chose singulière ; dans cette pièce qui avait subiune si complète transformation, un trait restait le même. Nousaurions pu voir sur la tablette de bois des îles ; exactementà la place on il était jadis sur la planche de vieux chêne, cedossier qui portait en grosses lettres le nom de ConstanceBartolozzi. Comme pour faire la parité plus entière, le mouchoir debatiste, marqué R. T., et taché d’une gouttelette de sang,était auprès du dossier avec le billet ouvert et signé des mêmesinitiales.

Seulement, sur la couverture ou chemise, audessous du nom de Constance Bartolozzi, et séparé par une largebarre, on voyait écrit en gros caractères ce nom : RichardThompson.

Sir Paulus Mac-Allan atteignit d’abord saboîte à cigares, et y choisit un havannah sans défaut dont il coupale bout avec beaucoup de précautions, à l’aide d’un instrumentinventé ad hoc, le patent cigar,guillotine, de J.-H.-C. Cook et fils, fournisseurs duprince régent. Tout en se livrant à ce soin, il pensait :

– Je ne sais pas pourquoi LeursSeigneuries éprouvent tant de plaisir à battre les watchmen, quisont de pauvres pères de famille ; mais il est certain qu’onne peut pas mériter la réputation d’un franc tarker sansestropier quelqu’un de ces malheureux. L’Angleterre est un paysjoyeux et excentrique : impossible d’aller contre cela !Ces jeunes lords ont un esprit d’enfer ! Non-seulement ils semettent douze pour rosser un vieillard qui ne se défend pas, maisencore ils retournent les enseignes, brisent les réverbères etarrachent les marteaux des portes. Rien n’amuse le régent comme lerécit de ces charmantes espiègleries !

Il alluma son cigare et tira de sa poche unpetit paquet de papiers très-fins qui semblaient des lettresdisposées en cahier ; à un certain endroit du cahier il yavait une corne, comme on fait aux livres qu’on est en train delire.

– En voici une, dit sir Paulus, qui arefusé d’être lady Mac-Allan, tout net, ma foi ! et même d’unefaçon assez leste. Je n’étais encore qu’un inspecteur adjoint àcent vingt-cinq livres… La sotte ! et combien je lui sais gréde sa sottise ! J’aurais pour beau-père un homme disgracié. Jeserais inspecteur tout au plus, et ma femme me gênerait dans mespetites affaires avec Leurs Seigneuries… Voyons le roman de missSuzanne. J’aime bien mieux le lire, sur ma parole, que d’en être lehéros. Où en étions-nous ? J’ai vu l’affaire del’Opéra-Comique avec la chemise tâchée de rouge, l’arrestation dece comte de Belcamp, qui est un vrai personnage de comédie… Et dudiable si la justice française n’est pas folle ! arrêter unhomme pour deux faits dont l’un rend l’autre impossible ! Onest forcé, en avançant dans la vie, de convenir avec soi-même quetoute l’intelligence du globe est concentrée dans ce paysd’Angleterre, qui est à la tête du monde… et vous voyez des gensqui avouent tout naïvement, sans rougir, qu’ils sont Français… maisil y a aussi les Esquimaux… Lettre n° 5… au milieu ; monaffaire.

« … Combien je souhaiterais, mon pauvreRichard, que votre innocence fût facile à prouver comme celle ducomte, Henri ! Son arrivée à Versailles fut un véritabletriomphe. Le préfet vint le voir au greffe, malgré, l’heureavancée, et le juge d’instruction se confondit en excuses. Onvoulait le relâcher immédiatement. Notre bon et cher ami lemarquis, son père, s’y opposa, disant qu’il fallait une réparationaussi éclatante que l’injure elle-même.

» Le comte Henri était calme, courtoisinsouciant. Il m’appela près de lui et me dit :

» – Votre père est décidément mon ennemi,Suzanne, mon ennemi mortel… peut-être parce que j’ai été l’ami deRichard Thompson.

» Mon cœur se serrait pendant qu’il meparlait. Je ne saurais dire pourquoi je crois que cet homme possèdeune puissance presque surnaturelle. J’eus peur, mais ce ne fut paspour lui.

» – Votre père, continua-t-il, m’adéclaré la guerre ce soir. Il est en train de me porter le premiercoup. Les coups qu’il me portera ne feront du mal qu’à lui… ouplutôt qu’à vous, ma pauvre Suzanne, et par-dessus tout à celui quevous aimez.

» Il disait vrai : mon père venaitd’arriver. Je le voyais de loin avec sa face pâle et ses yeux quiont toujours la fièvre maintenant. Il parlait au milieu d’un groupecomposé de magistrats et d’autorités. Que disait-il ? Onl’écoutait en silence.

» Je vis tout à coup le marquis deBelcamp furieux qui levait sa canne sur lui en l’appelant menteuret misérable. Henri s’élança : ce fut pour arrêter la main deson père.

» Gregory Temple s’éloigna après avoirjeté vers M. de Belcamp un regard dont je ne puis vouspeindre la douloureuse expression. Qu’y a-t-il entre mon père et lecomte Henri ? Mon père peut se tromper, mais il ne peut êtreni méchant ni cruel.

» Les choses avaient changé. Le comteHenri ne devait point retourner au château. Le préfet deSeine-et-Oise et le président du tribunal de Versailles vinrenttour à tour offrir leur maison au prisonnier, car le comte Henriétait prisonnier.

» Il refusa sans hauteur vaine nibravade, mais avec fermeté. Il parvint même à calmer la colère duvieux marquis. Tous ceux qui étaient là pour lui, et c’était unefoule, comprirent qu’il fallait les formes légales pour que laréparation exigée eût toute sa solennité.

» Nous conduisîmes tous le comte Henrijusqu’à la maison d’arrêt de Versailles.

» En chemin, je réfléchissais, Richard,et je me perdais dans ce dédale de mystères.

» Car il y a deux hommes assassinés danstout ceci. Où sont les assassins ? et par quelle bizarrecoïncidence tous deux ont-ils pris le nom de comte deBelcamp ?

» N’est-ce pas là une machinationinfernale, ou plutôt deux machinations, deux vengeances qui vontmanquer leur but, faute de s’être concertées ? Sur monsalut ! je ne soupçonne pas mon père. Le comte Henri a sansdoute d’autres ennemis…

» Au moment des adieux, qui furentbruyants et pleins de fanfaronnade du côté des amis du comte Henri,calmes et reconnaissants de sa part, il m’appela encore et trouvamoyen de me parler, il me parla plus longtemps et Jeanne Herbetelle-même !

» Suzanne, me dit-il, tout ceci est commeune pièce de théâtre, et c’est un acte qui finit : voilà lerideau.

» Il me montra avec un sourire la portede la prison.

– » Si ma vie est le drame, reprit-il, jene regrette rien de ce que j’ai accompli pendant cet acte, le pluslong, le plus laborieux, le plus douloureux aussi de toute lapièce, l’action va changer. Quand vous vous éveillerez demain, unmonde d’événements se sera passé dans la coulisse… En deux mots,car le temps nous presse, je n’ai plus besoin de peser sur votrepauvre cœur. Vous ne pouvez plus rien contre moi, Suzanne ;personne ne peut plus rien ; à quoi me servirait unétage ? Faites en sorte d’être seule avec lady Frances, etvous aurez un grand bonheur avec une grande peine.

» Il nous quitta.

» J’achève cette lettre à l’auberge deVersailles où nous sommes. Je l’adresse à votre mère. Dieu veuillequ’elle vous parvienne, mon bien-aimé mari, et que j’aie enfin uneréponse de vous ! »

Sir Paulus Mac-Allan secoua la cendre de soncigare et tourna la page. C’était une autre lettre datée dulendemain au château de Belcamp.

« Un grand bonheur, il l’avait biendit ! hélas ! et une grande peine ! J’ai apprisaujourd’hui que vous étiez arrêté, Richard, mon pauvreRichard ! Nos chères espérances devaient-elles donc aboutir àtant de malheur ? Vous êtes en prison ! au secret,dit-on ! Je ne sais plus même si le cri de mon inquiétude irajusqu’à vous. J’écris toujours à votre mère, et votre mère ne merépond jamais. L’idée m’est venue parfois que mes lettres étaientinterceptées.

» En m’apprenant votre arrestation, ladyFrances m’a dit : Ne craignez rien ; le comte Henrirépond de lui. Mais le comte Henri peut-il répondre de lui-mêmemaintenant que le voilà prisonnier ? Et pourtant, ce matin,mon père m’a embrassée plus tendrement que de coutume. Et il aembrassé aussi notre enfant. Il n’y a point eu d’explication entrenous, mais je crois qu’il sait tout ; son regard me l’a dit,et il m’a semblé voir une larme dans ses yeux pendant qu’il donnaitun baiser à notre petit Richard.

» Je lui ai parlé de vous. Il a tourné latête et ne m’a point répondu, mais je le connais, sa colère estpassée, bien passée, et il me semble voir en lui une sorte detristesse qui est comme un repentir.

» S’il voulait, Richard, le régent lui ades obligations personnelles, et il conserve à Londres plusd’influence qu’on ne croit, s’il voulait… »

Ici, le successeur de Gregory Temple arrêtabrusquement sa lecture et posa le cahier sur sa table.

– Oui-dà !… fit-il d’un airpensif ; des obligations personnelles !… Son AltesseRoyale sera tout particulièrement flattée en arrivant à ce passageque je vais grassement souligner… M. Temple a dit à sa filleque le régent lui avait des obligations… et sa fille l’écrit àRichard Thompson… en toutes lettres, sur ma foi ! Et siRichard Thompson recouvre la liberté, il lui sera loisible del’aller dire à Rome !… Or, quelles sont les obligationspersonnelles, – le mot y est, – qu’un régent d’Angleterre peutavoir contractées envers un employé de la police ?… J’ai beaun’avoir point de rancune contre ce bon Gregory, je ne donnerais pascette seule ligne pour dix guinées !

Il ralluma son cigare éteint etcontinua :

« … S’il voulait !… Richard, quelquechose en moi me dit qu’il voudra, et j’espère.

» Mais je vous parlais d’un grandbonheur… Notre enfant chéri, notre bien-aimé petit Richard, vousl’avez vu il y a bien peu de temps, je sais cela, et j’ai cherchévos baisers sur ses joues. Quand je songe que mon mari est venu siprès de moi et que je n’ai pu le serrer sur mon cœur ! Vousm’avez accusée bien souvent d’être froide, Richard, parce quel’inquiétude et le chagrin ont jeté tout à coup un deuil sur lajeunesse même de nos amours. C’est bien vrai, je ne savais passourire au milieu de ces terreurs, et le poids qui oppressait monâme m’empêchait de répondre à vos caresses. Et puis peut-êtresuis-je froide en effet, car mes gaietés d’autrefois m’apparaissentimpossibles comme la folie d’un rêve. Mais je vous aime, Richard,et je voudrais que vous pussiez voir mes pauvres yeux fatigués delarmes. Que ne m’est-il donné de mourir pour vous ?

» C’était lui, ce blond chérubin, cetamour charmant qui consolait et trompait mon besoin de mère !lui dont je vous parlais dans toutes mes lettres en disant :Ah ! si le nôtre lui ressemblait ! Le comte Henri nementait pas : un grand bonheur après une mortelle peine !J’adorais notre fils en ce cher enfant, et la bonté de Dieu veutque toutes ces caresses égarées aient été à leur véritable objet.Je pensais toujours en berçant le petit Édouard Elphinstone sur mesgenoux et sur mon cœur : Notre petit Richard a justement cetâge… et je m’accusais d’être folle lorsque j’ajoutais enmoi-même : Il me semble qu’il a les traits de son père…

» De son père qui était vous, Richard,dans ma pensée déjà…

» C’était lui. Le songe était la réalitémême. J’avais votre enfant dans mes bras, et j’ai été étonnée de nepouvoir l’aimer davantage en l’appelant mon fils.

» Un grand bonheur ! un grandbonheur ! Il y avait plus de deux ans que j’étais mère, et dela maternité je ne connaissais que les larmes ! Un grandbonheur ! une joie céleste et suprême ! J’ai mon fils,mon fils me connaît et m’appelle. Il m’aime mieux que cetteétrangère dont il porte encore le nom.

» Il faut que je vous parle d’elle. LadyFrances Elphinstone m’a dit que vous étiez son ami. Qui est cettefemme ? Dieu me préserve d’humilier mon mari, mais vous êtesle fils de Fanny Thompson, et l’ancien secrétaire de GregoryTemple. Je ne vous savais pas d’amitiés parmi les grandes dames deLondres. Moi-même j’ai vu bien peu ce monde de la noblesse anglaiseon ma naissance ne m’appelait point : mais je l’ai vu assezpour dire que Lady Frances Elphinstone ne lui appartient pas. Elleest élégante et grande, mais autrement que nos ladies ; sadistinction n’est pas la leur ; elle ignore certaines chosesque nous savons toutes ; sa grâce même, qui est exquise, maisne ressemble pas à notre grâce, la met en dehors de nous.

» Lady Frances, j’en ferais le serment,n’a jamais mis le pied dans un salon de la noblesse à Londres. Elleest merveilleusement belle, mais sa beauté n’est pas de cheznous.

» Elle est très-bonne, elle estspirituelle à miracle, elle a des hardiesses et des gaietés deFrançaise. Elle m’a raconté votre voyage de Paris et votre visiteau Colisée ; elle m’a dit aussi vos larmes quand vous reveniezde la cabane du bucheron.

» Mais elle n’a pas voulu me dire quellien vous attachait au comte Henri ; mais elle a refusé dem’apprendre quel motif avait pu porter une vicomtesse du peeraged’Angleterre à jouer le rôle de mère près de l’enfantd’autrui… »

Le bouton de cuivre était toujours à lacloison. Sir Paulus Mac-Allan le toucha ; la cloche sonna audehors, et la porte dérobée encadra en s’ouvrant la jaune etimmobile figure de Foster.

– Un peerage, de 1817 demandasir Paulus.

La porte se referma pour se rouvrir l’instantd’après, et M. Foster, sans entrer, tendit le volumineuxalmanach à son supérieur, qui lui dit :

– Un temps véritablement clairaujourd’hui, monsieur Foster !

– Oui, monsieur, clair véritablement,repartit l’automate.

Sir Paulus Mac-Allan feuilleta l’Almanachde la pairie, et arriva d’un temps à l’article Elphinstone,qu’il parcourut. Il haussa les épaules.

– J’en étais sûr, murmura-t-il,vicomtesse pour rire… c’est assez bon pour des Français !

Il bâilla et sauta plusieurs feuillets dumanuscrit en murmurant :

– Je me déclare saturé d’amour conjugalet d’amour maternel : cherchons autre chose.

»… Voilà déjà huit jours que le comte Henriest prisonnier à Versailles. Le procès s’instruit par ordresupérieur, dit-on, et malgré l’opinion de la magistrature. Il estéchappé à mon père de dire devant moi : Ce n’est pas là levrai procès. Il faut d’abord un prétexte pour le retenirprisonnier.

» Vous savez que le comte Henri, sous unautre nom, a été son bras droit et son ami. Sous l’acharnementinattendu de mon père, on trouverait peut-être le mot del’énigme…

» J’ai dû quitter le château de Belcamp,d’où mon père a été chassé après une scène violente avec M. lemarquis. Je demeure au château neuf, chez lady Frances Elphinstone.Depuis son explication avec le marquis, mon père a disparu.M. Robert Surrizy, un jeune homme avec qui il entretient desrapports qui semblent avoir trait à une entreprise mystérieuse,ignore lui-même sa retraite et le suppose à Londres Dieu veuillequ’il y soit pour vous, Richard !

» Et Dieu veuille aussi qu’il abandonneson idée de séjourner en France et la guerre qu’il fait au comteHenri de Belcamp ! Je ne sais pourquoi cette guerre m’effrayede plus en plus, non-seulement pour lui, mais pour nous-mêmes,c’est-à-dire pour vous. Je n’ai à citer aucun fait nouveau, mais jesens autour de moi comme un brouillard qui va sans cesses’épaississant. Il y a dans la route où nous marchons un abîme demystères, si large et si profond que nous y tombons tous…

» Personne n’est contre moi, assurément,mais tout le monde est pour le comte Henri, qui est l’ennemi de monpère. Tout le monde tient à lui, soit par affection avouée, soitpar des liens qu’il est impossible de définir. Lady Frances est sonesclave et affirme que votre dévouement ne le cède point au sien.Le pays entier célèbre d’avance l’issue de ce procès, qui n’est pasmême douteux, et quiconque parle de Gregory Temple croit se montrerclément en ne l’accusant que de folie.

» Vous faut-il un exemple de ce prestigeincroyable exercé par le comte Henri du fond de sa prison ? Ily a deux jeunes filles qui l’aiment et qui restent amies, commes’il était le soleil dont personne n’est jaloux. Ceci n’est rien.Ces jeunes filles ont abandonné leurs fiancés : deux fiers etvaillants jeunes gens. Les fiancés, qui gardent leur amour, sontles esclaves du comte Henri !…

» Or, je me souviens que, moi aussi, j’aiété son esclave, et je me demande s’il a une main assez large pourtenir ainsi chacun par une chaîne différente…

» Et je me réponds, en interrogeant mapropre pensée, qu’il y a un miracle plus grand encore, puisquemoi-même je n’ai pas cessé de lui appartenir depuis que ma chaîneest brisée. Je suis encore son esclave. Pourquoi ? Parce queje vous aime Richard et que j’ai plus de confiance dans le pouvoiret dans la volonté de ce prisonnier que dans l’intervention de monpère, qui est libre.

» Une voix crie au dedans demoi-même : Ton mari sera sauvé par le comte Henri deBelcamp !… Et je prie pour lui en pressant notre petit Richardcontre mon cœur… »

– Qu’est-ce, Foster ? interrompitsir Paulus Mac-Allan à la vue de la figure jaune qui apparaissaitdans le cadre de la petite porte.

– C’est pour dire à M. l’intendantsupérieur, répondit Foster, qu’il y a en bas quelque chose detrès-drôle.

– Quoi donc, mon garçon ?

– M. Temple qui vient d’entrer dansla cour. Le chien du portier l’a reconnu et lui fait toutes sortesde cabrioles… une bête qui m’a toujours mordu !

– M. Temple ! répéta sir Paulusstupéfait. Quelle diable d’idée ! Vous rêvez tout éveillé,Foster !

Tout en parlant, il faisait disparaître leslettres de Suzanne dans la poche de son habit.

– M. l’intendant peut venir voir,répliqua paisiblement Foster. La fenêtre de mon trou donne sur lacour.

Sir Paulus Mac-Allan se leva. Le trou deM. Foster était une petite loge servant de trait d’union entrele cabinet du chef et la caserne des employés. Foster, qui étaitdepuis longues années la chrysalide de ce cocon, trouvait moyen des’y caser tout entier, lui et ses paperasses. Foster venait trentefois par jour au seuil de ce cabinet qu’il ne franchissait jamais.C’était un excellent commis, un mouvement parfait, comme on ditpour les montres. Au moment où sir Paulus mettait son binocle àl’œil-de-bœuf qui éclairait le trou de Foster, M. Temple, quiavait traversé la cour, entrait sous le vestibule : sir Paulusle vit seulement par derrière, mais il le reconnut et revint demauvaise humeur dans son cabinet.

Par tous pays vous pourrez trouver bien desridicules dans ces vieilles administrations et bien des petitessesaussi. Quoique la splendeur du type bureaucratique légumineux,méticuleux, difficultueux, important, ignorant, tranchant,fatigant, inutile, nuisible, payé pour être obstacle et se vengeantsur le public qui le paye des ennuis humiliants de sa domesticité,méchant parce qu’il est malheureux, orgueilleux, parce qu’il estdédaigné, intolérable enfin sur toutes les coutures, parce qu’ils’ennuie par tous les pores, quoique ce fruit odieux et misérablede notre civilisation soit français et n’atteigne toute sa cruellesaveur que dans les immenses marais administratifs où il estcultivé en France ; cependant, vous rencontrez ce produit, àl’état simple et plus humble, sous toutes les latitudes. EnAngleterre même il existe, surtout dans les antiques bureaux de lapolice métropolitaine.

Eh bien ! tout au fond de ces limbes,quelque part sous ces ridicules, et derrière ces petitesses, il y aun cœur. De case en case, et je ne sais comment, la nouvelles’était répandue que Gregory Temple, l’ancien intendant supérieur,était dans la maison de Scotland-Yard. Pour tout ce monde, GregoryTemple était un grand souvenir. Il ne faut pas prétendre que lacuriosité ne fût pas pour un peu dans l’élan, qui en un instantjeta tous ces reclus hors de leurs alvéoles, mais il y avait autrechose que la curiosité.

– Que Dieu vous bénisse, monsieur Temple,lui dit le gardien sous le vestibule. On s’entretient de VotreHonneur, ici, bien souvent.

– Je voudrais parler à sir PaulusMac-Allan, mon garçon, répondit l’ancien intendant avec une sortede timidité.

Car il avait cette émotion du vieux marin qui,pour la première fois depuis sa retraite prise, revoit la mer etson vaisseau.

– Je vais conduire Votre Honneur.

– Pas de dérangement, mon garçon…commençait M. Temple ; mais plusieurs voix partant del’escalier l’interrompirent :

– Dieu vous bénisse, GregoryTemple !

Une demi-douzaine de constables étaient là, lechapeau à la main, dans une attitude respectueuse ; l’ancienintendant supérieur éprouva une gêne visible et murmura :

– Mes enfants, je ne suis ici qu’unsimple visiteur…

– On se souvient de vous dansScotland-Yard, Votre Honneur, fut-il répondu ; vous étiez unchef doux et juste.

M. Temple monta l’escalier le plus vitequ’il put. Dans le grand corridor, d’autres constables, dessergents, des inspecteurs faisaient la haie chapeau bas :

– Que Dieu vous bénisse,M. Temple ! Pourquoi nous avez-vous quittés ?

Pas un ne manquait. Des larmes vinrent auxyeux du vieux Gregory.

– Mes amis, dit-il d’une voix tremblante,mes bons amis, merci !…

Il toucha plus d’une main en passant, mais ilpassa vite et ne se retourna point.

L’inspecteur Hoary était le dernier.M. Temple l’embrassa et lui dit tout bas :

– Qu’on ne fasse pas de bruit pour moi,mon vieux camarade. Il s’en faut que je sois ici en triomphateur…Rentrez tous, mes enfants ; je vous en prie… je vousl’ordonne !

Il tourna l’angle du corridor pendant que tousces braves gens, émus jusqu’aux larmes, regagnaient leurs postes ensilence. La porte du cabinet de l’intendant était au bout ducorridor. M. Temple, avant d’y frapper, essuya ses yeux, etprit le temps de composer son visage. Ce fut Walter, le valet dechambre, qui vint ouvrir.

Chez nous, le valet de chambre est meubled’intérieur. En Angleterre, il suit le maître, avec lequel il nefait qu’un seul et même gentleman. Ainsi, au temps de Dunois,appelait-on « un homme d’armes » un tout composé d’unchevalier, d’un cheval, d’un écuyer et d’un varlet. Le plus mincesous-lieutenant de l’armée anglaise a son valet de chambre, qui neporte pas sa lance, il est vrai, mais qui lui fait la barbe. Lagentlemanrie est une fleur tout comme la chevalerie. EnCrimée, si nos alliés les Anglais n’étaient pas toujours lespremiers au feu, c’est qu’ils avaient de l’occupation dans leursménages.

Le valet de chambre anglais est invariablementdoux aux durs et dur aux humbles. Il a envie de battre ceux qui luiôtent leur chapeau. M. Temple se présenta timidement ;Walter lui dit :

– Sa Seigneurie n’est pas visible,l’homme !

– Veuillez faire passer mon nom à sirPaulus Mac-Allan, insista doucement M. Temple qui lui tenditsa carte.

– Il n’y a pas de nom qui tienne ?répliqua Walter en élevant la voix ; vous seriez le princerégent en personne…

– Animal ! interrompit la voix deson maître qui venait d’entr’ouvrir la seconde porte, – nereconnais-tu pas M. Temple ?… La consigne n’est jamaisfaite pour des gens comme lui… Entrez, mon vieux et respectablemaître, je suis véritablement enchanté de vous voir en bonnesanté.

Il s’effaça, et M. Temple, qui avait jetéun regard furtif à la fadeur immobile de ses traits, franchit leseuil. Sir Paulus lui roula un fauteuil, en disant :

– Comment vous va, cher maître ?… Unbeau temps, aujourd’hui… ne trouvez-vous pas ?

– Un temps superbe, monsieur, répondit levieillard en s’asseyant, je viens…

– Certes, il y avait six semaines aumoins que nous n’avions eu ce soleil remarquable. Vous jouissez decela, vous maintenant, cher maître… nous autres, nous restons àl’attache.

L’œil de l’ancien intendant avait fait le tourdu bureau.

– Oui, oui, dit son hôte avec un souriresatisfait ; cela est un peu rajeuni… indubitablement, chermonsieur… le goût du jour, vous savez… Des nouvelles de missSuzanne Temple, je vous prie.

– Bonnes, monsieur, je vous remercie…M’est-il permis de solliciter de vous un service ?

– Dix, mon maître, et quinzeplutôt ! s’écria sir Paulus. Je vous le répète, vous êtes icichez vous, pardieu ! Que puis-je faire pour vous êtreagréable ?

– Souffrir que je prenne connaissance,sous vos yeux, bien entendu, de deux dossiers.

– De tous, cher maître, de tous !l’interrompit sir Paulus ; je vous le répète ; vous êtesici chez vous. Voici nos cartons, et quoique certes il ne soit pasrégulier de permettre à un étranger… votre ancienne position… et lahaute honorabilité de votre caractère…

– Il y en a deux pourtant, reprit-il,qu’avec la meilleure volonté du monde nous ne pouvons pas vousfournir… ce sont les deux dossiers soustraits de votre temps…

– Soustraits de mon temps ! répétaM. Temple qui pâlit.

Il avait fait évidemment une désespéréeprovision de calme, de conciliation et d’humilité ; mais safièvre était derrière tout cela, et, malgré tous ses efforts, aumoindre mot sa prunelle avait des éclairs.

Sir Paulus Mac-Allan s’était assis vis-à-visde lui dans sa bergère. Il avait cet impitoyable sang-froid desneutres. Il éprouvait en outre un vague plaisir à trôner devant sonancien supérieur.

– Soustraits sous votre administration,cher maître rectifia-t-il, pour employer une forme plusgrammaticale. Le dossier Brown mère et fils et le dossier relatif àl’assassinat du général O’Brien, Prague, 1813.

Les bras de Gregory Temple tombèrent.

– Ceux-là ! justement !…murmura-t-il.

Puis son regard alla tout droit aux deuxcartons, qui n’avaient pas bougé de place. Il se leva, leste commeun jeune homme, et ouvrit les deux cartons d’une main habituée.L’un et l’autre étaient vides.

– La fumée du cigare vousincommode-t-elle ? demanda sir Paulus Mac-Allan.

– Je ne me souviens pas d’avoir omis uneseule fois d’emporter la clef de ce bureau, pensa tout hautM. Temple.

Sir Paulus toucha le bouton de la cloison.

– Que Dieu bénisse Votre Honneur !dit Foster dans son cadre. C’est moi qui vous ai vu le premier dansla cour… et vous êtes-vous bien porté depuis le temps ?

– C’est vous qui avez dressél’inventaire, l’interrompit sir Paulus Mac-Allan ; dites à monrespectable maître et ami que les dossiers Brown et O’Brienmanquaient le lendemain de son départ, c’est-à-dire deux joursavant mon entrée en fonctions.

– C’est l’exacte vérité, répondit Foster,dont la figure jaune disparut sur un signe de son chef.

Sir Paulus reprit :

– On m’avait donné le conseil de suivrecette affaire ; mais mon opinion est qu’il faut avant tout seconduire en vrai gentleman. J’ai reculé devant la pensée de fairedu tort à un homme de votre âge et dans votre situation…

– M’auriez-vous soupçonné,monsieur ?

– Je n’avais pas à vous soupçonner, chermaître. Vous étiez responsable purement et simplement… mais, vouscomprenez, notre nouvelle administration est forte… très-forte…elle peut se montrer indulgente au besoin… Le dossier O’Brienregardait une affaire de luxe où vous avez engagé notre police enamateur. J’appartiens à une école plus sévère, et j’avoue que jetenais médiocrement au dossier O’Brien… Quant au dossier Brown, jecrois pouvoir dire qu’il déparait un peu les archives deScotland-Yard. Je compte en faire un nouveau où je placerai pourpremière pièce le livre des aventures de Jean Diable le Quaker…vous savez… et dans le carton O’Brien, je renfermerai la plus bellefleur de ma couronne, cher maître… Ah ! ah ! il faut bienl’avouer ; là où vous aviez échoué, nous avons glorieusementréussi. Et ce n’est pas peu d’honneur pour moi que d’avoir surpassédu premier coup mon illustre maître Gregory Temple. Je renfermeraidans le carton O’Brien le dossier Bartolozzi, dès que RichardThompson aura payé sa dette à la justice.

M. Temple retint de force une parole quidéjà pendait à sa lèvre.

Il ferma les deux cartons et revints’asseoir.

– Ma visite avait un double but,monsieur, dit-il, rouge de l’effort qu’il faisait pour garder lecalme de sa voix ; je venais aussi vous parler de l’affaireBartolozzi.

– Nous sommes reconnaissants d’avance,cher maître, de tous les bons renseignements que vous allez nousfournir.

– Je ne vous en fournirai qu’un, sirPaulus ; vous faites fausse route, et Richard Thompson estinnocent.

Sir Paulus Mac-Allan s’attendait à cesparoles, car il répondit sans s’émouvoir :

– Tant mieux pour lui, de tout cœur, moncher maître ; mais il y a contre lui de terribles apparences.Depuis que je l’ai fait arrêter…

– Vous ne l’avez pas fait arrêter,monsieur, interrompit Gregory Temple.

Sir Paulus releva sur lui un regard où il yavait un peu d’étonnement et beaucoup de compassion.

– Serait-ce vous, par hasard, chermaître ? murmura-t-il.

– C’est moi, monsieur, et que j’en soispuni ! répondit l’ancien intendant d’un air sombre. Toutes lesnotions que vous croyez avoir, c’est moi qui vous les ai fournies –James Davy était mon agent.

– Un charmant jeune homme, dit sir Paulusdu bout des lèvres. Il voyage à l’étranger pour notre compte, et,de temps en temps, nous avons eu par lui de vos chèresnouvelles.

Le vieux limier ne put retenir un sourire demépris. Sir Paulus consulta sa montre.

– Walter ! appela-t-il.

– Bien cher monsieur, ajouta-t-il, cen’est pas à vous que je ferai des excuses. Vous savez quels sontles devoirs de notre cruel métier. J’ai rendez-vous à onze heures àSessions-house pour m’entendre avec le recorder qui instruit cettedéplorable affaire Thompson… Sans cela, je vous aurais donné detout cœur ma journée entière.

– Il faut que je voie aussi le recorder,monsieur, répondit Gregory Temple. Je vous demande une place dansvotre voiture.

– Très-honoré, certes, certes…Walter ! mon chapeau et mes gants… Si milady ou LeursSeigneuries viennent me demander, vous direz que je dîne auHanover-Club avec qui vous savez… La voiture, Walter Très-chermaître, nous voici à vos ordres.

La maison des Sessions ou cour centralecriminelle faisait partie déjà à cette époque des bâtiments deNewgate. C’est entre cet édifice et la prison qu’est situé le vastepréau appelé cour de la Presse, où les prisonniersindisciplinés recevaient, longtemps encore après l’époque dont nousparlons, le barbare châtiment du fouet.

La voiture élégante de sir Paulus Mac-Allans’arrêta dans Old-Bailey, et nos deux intendants de police,l’ancien et le nouveau, entrèrent bras dessus, bras dessous dans lasombre maison de la justice criminelle.

Je ne crois pas qu’il y ait au monde unmonument d’aspect plus lugubre que Newgate. C’est du mélodrameanglais, c’est-à-dire la perfection de l’horreur, du noir sale etrougeâtre, de cette sinistre boue où l’on croit deviner des filetsde sang.

La cour centrale criminelle étend sajuridiction sur les comtés de Middlesex, la Cité, Kent, Essex etSurrey. Le lord-maire est ici juge d’office, mais il n’instruitjamais sans le secours du recorder ou sergent commun, qui est levéritable magistrat instructeur. Le recorder instruit sur pièces, àla différence du coroner, qui ne peut interroger que sur le lieu ducrime ou du délit.

Thimothy Bennett, sergent commun pour lasession, était un gentleman de bonne apparence, gros, mais bienpris encore dans sa courte taille, et ne devant arriverdéfinitivement à l’état apoplectique que dans deux ou troissaisons. Il avait à peu près l’âge de sir Paulus Mac-Allan, son amiintime, et pouvait passer comme lui pour un dandy de la secondesorte.

Son cabinet, qui était gai comme une cave àmettre des cercueils, avait vue sur Old-Bailey, au travers d’unrobuste grillage en fer.

Il travaillait, assis près d’une table où il yavait un reste de jambon, du café, des gâteaux au rhum et unecruche de sherry.

– Un beau temps, n’est-ce pas, Bennett,mon cher ? lui dit sir Paulus en entrant et en clignant del’œil pour annoncer qu’il n’était pas seul.

– Fait-il beau temps, vraiment ?répliqua le juge avec bonne humeur ; ici tous les temps seressemblent, pardieu !

– Sur ma parole, Bennett, il fait untemps que j’appellerai remarquable !… Voici mon cher etrespectable prédécesseur qui désire vous parler… monsieur Temple,monsieur Bennett ! monsieur Bennett, monsieurTemple !

Il prit la pose voulue pour prononcer cetteformule sacramentelle de la présentation anglaise. Ces deuxgentlemen se saluèrent ; après quoi le juge serra rondement lamain de l’ancien intendant.

Derrière celui-ci était sir Paulus Mac-Allanqui haussa les épaules en faisant des grimaces.

– Bennett, mon cher, dit-il en tirant desa poche le cahier des lettres de Suzanne, j’ai parcourucela ; c’est moins curieux que je ne croyais.

– Cela jette un jour… répliqua lejuge.

– Certes, certes, mon cher, cela jette unjour.

Bennett reprit :

– Cela jette un jour, évidemment.

Et sir Paulus Mac-Allais :

– Un jour manifeste, mon cher !

Après quoi, les trois gentlemen restèrentvis-à-vis les uns des autres silencieux et quelque peu embarrassés.Les signes et les grimaces de sir Paulus avaient mis Thimothy engarde. Il ne savait sur quel pied danser.

– M. Temple accepterait peut-être unverre de sherry ? commença-t-il. Qu’en pensez-vous, Mac-Allan,mon cher ?

– M. Temple, répondit sir Paulus,appartient à l’ancienne école. Je suis certain que nos manièresl’étonnent. Il doit savoir pourtant que Son Altesse Royale aime lesjoyeux compagnons. M. Temple va prendre la peine de vous direce qu’il souhaite, et nous entamerons notre besogne, le temps estprécieux.

– Je suis entièrement aux ordres deM. Temple, ajouta Thimothy ; le temps est précieux,indubitablement.

– Monsieur, commença l’ancien intendantde police avec lenteur, car il se recueillait en lui-même, jesollicite près de vous un permis pour voir Richard Thompson, monancien secrétaire du bureau de Scotland-Yard.

Derrière lui, sir Paulus fit avec sa tête unsigne négatif.

– Impossible, monsieur, répliquarondement Thimothy Bennett. J’aurais voulu de tout mon cœur êtreagréable à un homme tel que vous, mais l’accusé Richard Thompsonest au secret. Le lord-chef-justice lui-même ne pourrait pas vousaccorder votre demande.

Il y avait sur les traits de l’ancienintendant une pâleur mate et profonde que des plaques rougesvenaient marbrer par instant. L’effort terrible qu’il faisait surlui-même était maintenant si apparent que le juge interrogea sirPaulus du regard.

Sir Paulus se toucha le front d’une façontoute significative.

Il y avait une glace en face deM. Temple. La glace reflétait la longue, blonde et lymphatiquefigure de sir Paulus Mac-Allan. M. Temple vit son geste.

– Non, monsieur, dit-il en se retournant,je ne suis pas fou ; regardez-moi bien.

Sa parole était froide, mais sous ce calme lapassion frémissait. Son visage était froid, mais ses yeuxbrûlaient. La tenue de sir Paulus Mac-Allan changea ; il semit à jouer avec son binocle de cet air que prennent les personnesraisonnables, pour ne point répondre aux importunités desenfants.

– Messieurs, continua Gregory Temple, ilne serait peut-être pas prudent de me pousser à bout, si bas que jevous paraisse tombé !

Thimothy Bennett affecta un grandétonnement.

– Ah çà ! murmura-t-il en setournant vers son ami, quelle mouche pique ce respectablegentleman, mon cher ?

– Mon cher, M. Temple croit àl’innocence de Richard Thomson, répondit sir Paulus Mac-Allan.

Bennett éclata de rire.

– Et vous n’ignorez pas, poursuivit sirPaulus d’un ton de froid persifflage, que M. Temple jouitd’une grande influence à la cour ; Son Altesse Royale lui ades obligations.

– C’est juste, c’est juste ! s’écriaThimothy, des obligations personnelles, sur mon honneur !

– Personnelles, comme vous dites !répéta le nouvel intendant. Il faut faire attention àcela !

La sueur perlait sous les cheveux deGregory.

– Il y aura malheur sur quelqu’un,prononça-t-il entre ses dents serrées, si je vais jusqu’au régentd’Angleterre.

– Ne menacez pas, monsieur Temple, ditBennett sans colère ; j’ai l’honneur de vous faire observerque je suis dans ma fonction de magistrat.

– Je ne menace pas, monsieur, je sais queje parle à un magistrat ; je tente mon dernier effort pouréclairer une conscience.

– J’ai le droit de vous écouter commetémoin, dit Bennett, malgré les signes de son ami ; Votredéposition ira devant la cour.

M. Temple étendit la main droite avec uneviolence convulsive.

– Je jure devant Dieu de dire la vérité,toute la vérité, rien que la vérité : Richard Thompson estinnocent !

– C’est votre gendre, prononça la voixglaciale de sir Paulus.

Gregory bondit sur son siége comme s’il eûtsenti la morsure d’un serpent.

– Ah !… fit-il en étreignant sapoitrine à deux mains, on ne me tuera pas tout d’un coup, etj’aurai le temps d’allumer un flambeau dans cette nuit !

– Calmez-vous, monsieur, dit Bennett d’unton où l’intérêt naissant perçait ; nul ne songe à tuer, Dieumerci !…

Connaissez-vous le coupable ?

– Oui, répondit l’ancien intendant.

– Nommez-le, je vous prie.

– C’est James Davy.

– Parbleu ! ricana sir PaulusMac-Allan.

– Le fait est que nous savons très-biencela, monsieur Temple, fit observer le recorder. Richard Thompson aété arrêté porteur de la passe du commissaire adjoint, JamesDavy ; il se servait de cette pièce, qu’il avait soustraitepour tromper les investigations de la justice. En ce sens, lecoupable a bien nom James Davy.

– Vous êtes encore un jeune homme,prononça péniblement le vieux Gregory, bien que vous occupiez unposte qu’on réservait de mon temps aux vétérans de la magistrature.L’honneur et la bonne foi sont vivants à votre âge. Je vous jure,sur l’espoir de mon salut, que James Davy a donné lui-même sa passéà Thompson comme Nessus donna sa robe empoisonnée.

– Ceci est de la fable, interrompit sirPaulus entre haut et bas. Pas fort ! pas fort !

– Pourquoi James Davy aurait-il tendu cepiége à Thompson ? demanda plus sérieusement le recorder.

– Parce que tout gibier aux abois chercheà donner le change. James Davy savait que, j’avais la main surlui.

– Vous ?… Que pouvait-il craindre devous, simple particulier désormais ?

– Le sort de Richard Thompson !s’écria le vieillard en se frappant la poitrine, car c’est moi,c’est moi seul, trompé par James Davy, qui ai fait arrêter RichardThompson !

Le nouvel intendant de police fit des épaulesun mouvement qui signifiait clairement :

– Que voulez-vous répondre à desemblables extravagances ?

– Ignorez-vous donc, poursuivitM. Temple, à qui sa passion impuissante mettait des larmesdans les yeux, que votre James Davy et le comte de Belcamp, accuséd’un double meurtre en France, ne font qu’une seule et mêmepersonne ?

– Oui, pardieu ! j’ignore cela, mondigne monsieur ! s’écria Bennett perdant son sérieux. Pourquoin’allez-vous pas conter vos histoires aux juges de France, biendignes de les écouter, j’en fais serment !

– Ignorez-vous donc, éclata Gregory avecun accent et des gestes qui véritablement étaient d’un fou, car lacolère trop longtemps contenue et faisant explosion ressemble à ladémence, ignorez-vous donc que votre James Davy est TomBrown ?

– Tom Brown aussi ! gémit Bennet,qui se tordait de rire.

– Et aussi Jean Diable, parbleu !lança sir Paulus.

Gregory se leva et lui mit ses deux mains surles épaules.

– Et aussi Jean Diable ! hurla-t-il,en lui jetant au visage l’écume de ses lèvres ; Jean Diable,oui, Jean Diable aussi vrai que vous êtes, vous, aveugle denaissance, sourd incurable et misérablement idiot !

Sir Paulus Mac-Allan recula, car il eut peur.M. Temple était effrayant à voir.

Quand les épaules de sir Paulus ne soutinrentplus les mains crispées du vieillard, ses bras tombèrent. Il restaau milieu de la chambre, frissonnant, les yeux baissés, les jambeschancelantes, comme un homme foudroyé par une malédiction.

– Ah !… balbutia-t-il avec horreuret sans savoir qu’il parlait, c’est vrai ! c’est vrai !je suis la cause de tout cela… et je suis fou !

– Mon cher, dit sir Paulus en se tenantprudemment à distance et derrière la table, je crois qu’il fautappeler un constable, non pas pour arrêter ce pauvre homme, maispour le reconduire jusqu’à la rue. C’est de la charité, moncher.

Le recorder sonna et ajouta avec une sincèretristesse en buvant un verre de sherry :

– Ce que c’est que de notre pauvrecervelle humaine !

L’instant d’après deux constables entraînaientGregory Temple, qui se laissait faire comme un enfant. Au moment oùils gagnaient Old-Bailey après avoir franchi la voûte, la voituredu lord-chef-justice montait la colline au grand trot de sonmagnifique attelage. Le regard de Sa Seigneurie tomba sur cet hommequi était soutenu des deux côtés par les aisselles.

Il prononça tout haut le nom de GregoryTemple, et ajouta, mêlant l’orgueil du prophète à un sentiment debanale compassion :

– Voici longtemps que j’avais préditcela !

M. Temple s’affaissa contre la muraille,au-dessous de l’endroit où l’on dresse l’échafaud, et restaimmobile comme une pierre tombée. Les deux constables, ayantaccompli leur devoir, qui était strictement de mettre un homme dansla rue, revinrent à la maison des Sessions au moment où sir PaulusMac-Allan, courbé en deux devant le lord-chef-justice, apprenait àSa Seigneurie que le temps était clair aujourd’hui, positivement etce qu’on appelle remarquable, certainement.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer