La Conspiration des milliardaires – Tome II – À coups de milliards

Chapitre 12La soirée

Lorsque,en compagnie de l’ingénieur Strauss, Olivier Coronal fit son entréedans le salon principal, où se tenait le maître de la maison, ungros homme joufflu et rose comme un jeune porc anglais, son nomjeté à haute voix par un huissier solennel et chamarré, fitsensation parmi la foule des assistants.

Le gros homme joufflu s’était empressé, et,les présentations faites, serrait, à la lui briser, la maind’Olivier.

C’était peut-être la deux centième mainqu’avec la même force, il comprimait dans les siennes depuis deuxheures, le pauvre homme.

– How do you do ? (Commentallez-vous ?) demanda-t-il très sérieusement au jeunehomme.

C’est la sempiternelle phrase d’accueil, lamême pour tout le monde.

– Mais très bien, je vous remercie,répond celui-ci.

À la porte du salon, l’huissier annonce unautre personnage, en levant le nez au plafond.

– How do you do ? s’écriede nouveau le banquier Worms en avançant le bras.

Mais toute l’attention des invités s’estportée sur Olivier.

Un murmure approbateur indique que ladies etgentlemen s’accordent à lui trouver beaucoup de distinction.

Déjà son compagnon l’a présenté à plusieursnotabilités de la finance et de l’industrie, toute une collectionde crânes chauves et de barbiches rousses.

Mais, tout à coup, Olivier Coronal aperçoit,assise dans un angle du salon, une grande jeune fille blonde, d’unebeauté merveilleuse sous l’éclat des lumières qui font scintillerles diamants de sa coiffure, et dont les grands yeux clairs sontfixés sur les siens.

À côté d’elle, un homme aux traits fortementaccusés, au profil net et volontaire, est assis.

Elle parle, et du regard elle désigne Olivierqui, tout en serrant machinalement la main d’un nouveau personnageque lui présente l’ingénieur Strauss, ne peut détacher ses yeux duvisage de la jeune fille.

L’inventeur est incapable de dissimulercomplètement le trouble naissant qui l’agite ; car déjà, sansprêter d’attention au geste de son compagnon, son père selon toutevraisemblance, la jeune fille s’est avancée vers lui.

Elle a dit quelques mots à l’ingénieurStrauss.

Celui-ci s’est incliné et a fait lesprésentations.

– Monsieur Olivier Coronal.

– Miss Aurora Boltyn.

Très gracieusement, et avec un sourire quidécouvrait un éclair de nacre, la jeune milliardaire tendait samain.

Mais la surprise d’Olivier avait été siviolente qu’il n’avait pu réprimer un mouvement de recul.

Tout à l’heure il admirait la beauté, presquefatale de la jeune fille ; il se laissait gagner par le charmede ce visage encadré de lourdes tresses dorées, par la blancheurimmaculée de son teint et l’indéfinissable expression de ses grandsyeux pers aux reflets métalliques.

Mais toute cette vision s’évanouissait.

Ce nom de miss Aurora Boltyn avait assombri leregard du jeune homme.

N’était-ce pas elle – il en était à peu prèscertain – l’instigatrice de la tentative criminelle qui avaitdétruit leur voie sous-marine, du guet-apens dont ils n’étaientsortis que par miracle !

Olivier savait encore qu’elle s’était crue,pendant un an, la fiancée de Ned Hattison, et qu’elle ne lui avaitpas pardonné son refus de l’épouser.

Tous les regards étaient fixés surOlivier.

Il ne pouvait hésiter.

Correct, mais froid, il mit sa main dans lamain dégantée que lui offrait Aurora.

La jeune fille n’avait pas paru s’apercevoirde son trouble.

Avec cette liberté d’allures qui caractérisetoutes les Américaines, elle entama la conversation, tout enentraînant insensiblement Olivier vers un petit salon bleu et orpresque désert.

– Je suis vraiment charmée de vousrencontrer ici, fit-elle. Vous ne m’êtes pas, du reste, entièrementinconnu. Nos journaux et nos magazines ont beaucoup parlé de vosinventions ; et j’ai appris votre arrivée à Chicago en mêmetemps que votre installation chez l’honorable ingénieurStrauss.

– Vraiment ? balbutia Olivier pourdire quelque chose. Vous êtes bien informée !

Il ne s’était pas encore ressaisi.

La brusquerie de cette rencontre réveillait enlui tous les souvenirs douloureux qu’il s’était efforcé de chasserpar un labeur opiniâtre.

En lui-même, une pensée se faisait jour.

« Quel dommage que cette jeune fille simerveilleusement belle soit cette miss Aurora Boltyn, dont j’aitoujours entendu Ned parler comme d’une créature égoïste etvindicative ! »

– Voulez-vous que nous causions unpeu ? reprenait Aurora. Je ne sais si vous connaissez lesopinions de mon père : il exècre l’Europe et les Européens.Mais, ajouta-t-elle, je ne lui ressemble pas, du moins sous cerapport. Je trouve à l’esprit, à la conversation de voscompatriotes, quelque chose de piquant et de léger qui n’en exclutpas le sérieux et qui manque, selon moi, aux Yankees.

La jeune fille venait de s’asseoir.

Elle continuait à sourire, cependant que,debout, les yeux encore fixes et le visage altéré, Olivier Coronals’abandonnait à ses pensées.

La conversation était engagée. Il ne pouvait ymettre fin brusquement sans impolitesse.

Malgré le tumulte de ses sentiments, unapaisement se fit sur son visage.

Il obéit au geste de la jeune fille qui luimontrait un siège près d’elle.

« Mon père exècre les Européens, mais jene lui ressemble pas », venait de dire Aurora.

C’était une phrase de circonstance, ou alors,les sentiments de la jeune milliardaire avaient changé subitementdu tout au tout.

Mais elle ne voulait pas laisser pénétrer sapensée.

En entendant annoncer Olivier Coronal, elleavait eu, comme tout le monde, comme son père, assis à côté d’elle,un mouvement de curiosité qui n’avait fait que s’accentuer aupremier regard qu’elle avait jeté sur le jeune homme.

Si différent du type américain, si supérieur àtous les jeunes gens qui, jusqu’alors, avaient papillonné autourd’elle et convoité les milliards de son père, d’une élégance sobre,le front haut et les yeux intelligents et rêveurs, éclairés commepar une intérieure flamme, le jeune ingénieur l’avait surprise aupoint qu’elle s’était sentie attirée vers lui par une sympathieirraisonnée.

– Dis donc, père, demande donc àl’honorable M. Strauss de nous présenter son ingénieur,avait-elle dit.

Mais William Boltyn s’était récrié :

– Voyons, fillette, tu n’y pensespas.

Alors, sans même lui répondre, Aurora, quin’avait jamais souffert une contradiction, s’était fait présenterseule.

Dans une grande salle, entièrement tendue desoie pourpre, un orchestre de tsiganes, la grande mode du jour,jetait les premiers accords d’une valse entraînante.

Par l’entrebâillement de la porte, les deuxjeunes gens pouvaient voir, aux bras de gentlemen aux plastronsimmaculés, les jeunes misses tournoyer, sans pour cela abandonnerun instant leur raideur d’attitude.

Toujours sans paraître s’apercevoir du silencequ’observait Olivier Coronal, la jeune fille reprit :

– Vous seriez-vous fixé définitivement enAmérique ?

– Non, miss. Mais j’ai le défaut de nepouvoir m’accommoder de certaines situations. Celle que lapolitique du gouvernement français m’a créée en France me révolte.C’est pourquoi j’ai accepté les offres de l’ingénieur Strauss, enattendant les événements.

Un pli amer barra de nouveau le front du jeunehomme.

Il venait de penser à ses amis retournés enFrance, à M. Golbert, à Lucienne, à Ned, et ce lui était unedouleur que ce souvenir, en présence de la jeune milliardaire,pourtant si belle avec les lueurs inquiétantes et comme sauvages deses yeux pers.

Mais il chassa cette pensée, et, dans unbesoin d’expansion, refit l’histoire de son invention, la torpilleterrestre, raconta toutes les illusions qu’il s’était forgées, etson amertume de voir qu’il avait fait fausse route ; qu’encoreune fois les hommes préparaient l’égorgement mutuel, alors quec’eût été si beau, la guerre rendue impossible, l’ouverture d’uneère de prospérité et de vraie richesse sociale.

L’Angleterre et la France en étaient presqueaux mains, pour une question coloniale.

Toutes deux se disputaient le Haut-Nil,l’Angleterre parce qu’elle rêvait de relier ses possessions du Sudde l’Afrique à l’Égypte, la France parce que c’était pour elle laruine de l’Algérie et de la Tunisie, si ce débouché tombait en desmains étrangères.

– Oui, je sais, interrompit Aurora. Cettequestion nous occupe beaucoup.

– Mais, ce que vous ne savez pas, miss,fit l’inventeur, c’est que demain peut-être, ce sera la tueriegénérale ; et que moi, à l’encontre de tous mes principes,j’aurai fourni l’arme principale, ma torpille terrestre qui peutdétruire cinq cents hommes à la fois. Ah ! quelle déceptionc’est pour moi de voir la France s’engager dans cette voie, moi quine lui avais donné ma torpille que dans l’espoir de maintenir lapaix.

Olivier sentait bien que ses paroles sonnaientfaux, que ses sentiments ne pouvaient trouver d’écho dans le cœurde miss Aurora, probablement aussi égoïste que belle.

Mais il ne pouvait se retenir de donner librecours à ses idées généreuses.

Pourtant la jeune fille semblait étonnée.

Elle avait écouté toutes ces paroles avec uneincroyable attention.

– Décidément, vous êtes un rêveur,fit-elle. Mais tous les hommes ne sont pas comme vous. La guerretrouvera encore ses défenseurs. Mon père vous le dirait bien, luiqui…

Elle s’interrompit à temps.

Elle allait dire : « Lui qui a conçuMercury’s Park, et qui rêve de faire des États de l’Union lapremière puissance militaire du monde !… »

– Vous disiez, miss, que votrepère ? reprit Olivier qui avait remarqué son hésitation.

– Oui, je dis qu’il n’est pas du toutconvaincu de l’avènement d’une paix prochaine. Mais pardonnez-moi,je ne vous ai pas encore présenté à lui, fit-elle en se levant.

– C’est que… balbutia Olivier.

Mais sous le regard dont l’enveloppait lajeune fille, et qui le subjuguait de plus en plus, il dut céderencore.

Dans le grand salon de l’hôtel, ilsaperçurent, de loin, William Boltyn, qui semblait n’avoir pas faitun mouvement depuis qu’ils avaient quitté la foule des invités.

Le torse bombé, sous l’éclatant plastron auxboutons de diamants, sanglé dans un habit qui dessinait ses formesathlétiques, le milliardaire était plongé dans la lecture d’unjournal. Il agissait au milieu de cette fête, comme s’il eût étédans son cabinet de travail.

Auprès de lui, un cercle de ladies péroraientsur le grand événement de la soirée, cette célèbre actriceparisienne qui devait tout à l’heure se faire entendre.

– Monsieur Olivier Coronal, fit Aurora enprésentant le jeune homme à son père.

– Enchanté, monsieur, dirent les deuxhommes d’un ton embarrassé.

Mais dans le regard que William Boltyn jeta àsa fille, en même temps que, d’un geste d’automate il avançait lebras pour l’obligatoire shake-hand, il lui fit comprendreclairement combien il approuvait peu cette présentation.

Pourtant il se radoucit, jusqu’à s’informer,comme sa fille l’avait fait, si Olivier s’était définitivement fixéaux États-Unis, et s’amadoua jusqu’au point même de mettre de côtéson journal.

Pendant dix minutes ils causèrent de chosesbanales : mais leur esprit était ailleurs.

Puis il se fit un mouvement.

Tout le monde gagnait la salle duspectacle.

Aurora voulut y emmener son père.

Mais celui-ci refusa.

William Boltyn ne pouvait comprendrel’engouement de ses compatriotes pour cette actrice parisienne.

Pour lui, tout ce qui venait de chez lesBarbares, comme il disait, était prétentieux, inutile et sot.

– Eh bien, venez donc, monsieur Coronal.Laissons tout seul le vilain ours, fit Aurora, s’efforçant demettre un peu de gaieté dans ce glacial colloque.

De nouveau l’ingénieur dut accompagner lajeune fille, retraverser la grande salle tendue de pourpre où setrouvaient encore quelques acharnés valseurs.

Les grands yeux purs d’Aurora fascinaientOlivier.

Il eut voulu la quitter tout de suite ;et il ne s’en sentait pas le courage.

Il comprenait bien pourtant que son devoirétait de fuir, qu’il était mal de s’abandonner, de ne pas réagircontre le trouble de son cœur.

Il se donnait comme excuse que, par elle, ilpourrait peut-être découvrir la nature des grands projets ambitieuxde William Boltyn et de l’ingénieur Hattison, dont Ned lui avaitsouvent parlé, sans toutefois lui donner d’explicationsprécises.

« Comme elle s’est reprise tout à l’heureen parlant de son père ! se disait-il. Est-ce que mes soupçonsseraient fondés ? »

Aurora n’avait pas voulu s’asseoir.

Malgré les ventilateurs, il faisait très chauddans la salle du spectacle.

Des guirlandes multicolores de petites lampesà incandescence l’illuminaient.

Plusieurs centaines de personnes s’ytrouvaient réunies pour entendre, entre autres numérossensationnels, la chanteuse parisienne Lisette Guiberne.

De l’embrasure d’une haute fenêtre où les deuxjeunes gens s’étaient installés, à l’écart de la foule des ladiesjaunes et sèches, des misses hargneuses et des gentlemen compasséscomme des ordonnateurs de pompes funèbres ils assistèrent au défilédes artistes engagés pour la circonstance par le maître de lamaison.

Mais les récits les plus comiques, leschansons les plus gaies, ne leur arrachaient pas un sourire.

Tous deux avaient leurs préoccupationsintimes.

Par les fenêtres, projetant leur clarté surl’avenue déserte, on voyait s’étendre jusqu’à l’infini laperspective géométrique de Chicago, la ville monstrueuse assoupiedans l’ombre, sous le ciel criblé d’astres.

Quelques rares cheminées seules fumaientencore, attestant le labeur nocturne et haletant des humbles.

Une brise plus pure caressait le front dujeune Français qui, oppressé par le tumulte de ses pensées, étaitvenu chercher un peu de fraîcheur en s’accoudant au balcon.

Il éprouvait un indéfinissablesentiment ; et les grands yeux pers d’Aurora revenaientobsédants dans sa mémoire.

« Dans quelle voie me suis-jeengagé ! se disait-il. Ah ! comme l’homme est faible enprésence du hasard. »

– Seriez-vous indisposé ? fait àcôté de lui une voix fraîche.

C’est Aurora, presque inquiète, qui est venuele rejoindre.

– Non, miss, répond Olivier Coronal.

Et il se tait.

Il n’ose pas la regarder, dans la pénombre oùbrillent ses grands yeux un peu métalliques et farouches, où seslourdes tresses dorées sont éclairées du scintillement desdiamants.

Que pourraient-ils bien se dire qu’ils nesentent déjà instinctivement ?

Au-dessus du fossé profond qui lessépare ; au-dessus de leurs rancunes ; entre lui, lesavant français, l’apôtre de l’humanité, le généreux doctrinaire,et elle, la fille du milliardaire yankee incarnant la puissance del’or, c’est comme si, se jouant des différences de leurs conditionssociales, l’Amour mystérieux et divin les unissait, tandis ques’éteignent les dernières musiques dans les salons en fête, et que,jusqu’aux lointains horizons, tapie dans l’ombre, la ville attendson réveil.

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