La Conspiration des milliardaires – Tome II – À coups de milliards

Chapitre 3Le Bellevillois fait une trouvaille

Lorsque,après un heureuse traversée, qu’un temps splendide avait favorisée,Ned, Lucienne, son père, et le Bellevillois se retrouvèrent sur lequai de bois que l’Hudson baigne de ses eaux fangeuses, le mari deLucienne, qui connaissait fort bien New York, fit porterprovisoirement les malles à un hôtel où, assura-t-il, sans êtreaussi bien qu’à la villa, on aurait la tranquillité.

Léon Goupit, lui, restait encontemplation.

Sa figure futée de Parisien exprimait le plusvif étonnement.

– Alors quoi, fit-il tout à coup, c’estça l’Amérique ? Pas la peine de quitter le plancher des vachespendant huit jours… C’est la même chose qu’à Paris, en plus laid.Et puis, ajouta-t-il en retroussant son pantalon, c’est moinspropre.

– Dame, tu sais, la boue de New York, fitOlivier, c’est un des agréments de la ville. Que ce soit l’été oul’hiver, qu’il pleuve ou qu’il fasse du soleil, il paraît qu’il yen a toujours. N’est-ce pas, monsieur Hattison ?

– Aussi, voyez, répondit Ned, tout lemonde met des bottes de caoutchouc. On les quitte à la porte dechez soi ; on les reprend en sortant.

– Épatant, c’est épatant, conclut Léon.Mais, dites-moi donc, monsieur Ned, vous qu’êtes de par ici,c’est-il partout pareil à ça, l’Amérique ? En voilà, uneville ! y a même pas de cafés !

– Des cafés ? non ; nous nesommes plus à Paris, répondit Ned, qui s’amusait beaucoup de lamine désappointée de Léon ; mais il y a des bars, desbrasseries. Ce qui fait que tu ne les vois pas, c’est qu’ici, boiredehors, à la terrasse, comme on le fait en France, serait considérécomme immoral et jugé sévèrement.

Léon marchait de surprise en surprise ;c’était visible.

Ces grandes bâtisses sombres, ces avenuesmonotones que parcourait le cab qui emmenait tout le monde àl’hôtel, ne lui disaient rien de bon.

Il eût sans doute continué ses réflexionsindéfiniment, si la voiture ne s’était arrêtée devant une maison,dont le rez-de-chaussée, garni de glaces, portait en lettres d’orl’inscription suivante :

MAISON BUISSON

Pension de Famille – Table d’hôte

On parle français.

– Voilà donc une maisonfrançaise ! s’écria Lucienne. Du moins, le nom semblel’indiquer.

– Certainement, ma chérie. Je n’ai pascru ton estomac assez solide pour supporter sans transition lanourriture yankee. Ici, on nous servira presque comme chez nous. Lapatronne est une brave femme. C’est la veuve d’un gros marchand devin de Bercy qui, venue à New York pour recueillir une succession,a tellement souffert du mal de mer pendant la traversée qu’elle n’ajamais pu se décider à reprendre le paquebot. Avec l’argent de sonhéritage, elle a fondé cette pension française.

– Eh bien ! s’écria Léon, elle n’aqu’à attendre que la locomotive sous-marine fonctionne, elle pourraregagner Paris sans rien craindre pour son estomac.

Mme Buisson était, en effet,une brave femme.

– Vous arrivez de Paris, fit-elle ens’adressant à Lucienne. Ce que vous avez dû souffrir, ma gentilledame ! Moi, je suis restée couchée tout le temps du voyage.Aussi, je me suis bien juré de ne jamais remettre les pieds sur unpaquebot.

On ne jugea pas à propos de lui faire part dela réflexion de Léon.

Il fallait, jusqu’à ce que l’affaire fûtconclue, observer la plus grande discrétion sur les intentionsexactes des inventeurs.

Sans être absolument ce qu’ils auraientdésiré, l’appartement que Mme Buisson mit à ladisposition des Golbert, était confortablement meublé.

La brave dame ne recevait guère que desFrançais, les Yankees n’éprouvaient, en général, aucun goût pour leservice à la mode de France et la cuisine française.

Bien que sa corpulence –Mme Buisson ressemblait à un sosie féminin de notreami Tom Punch – semblât lui rendre difficile tout déplacement, lapatronne avait voulu installer elle-même ses nouveauxpensionnaires, s’était enquise de leurs habitudes, de leurspréférences, avec une amabilité qui, au dire de Ned, n’était pas laqualité prédominante des hôteliers américains.

Elle avait même tenu à fêter leur arrivée.

Tout le monde, y compris Léon, avait trinquécordialement, avec un verre de vieux Frontignan.

– Mon mari (le digne homme, que Dieuprenne pitié de son âme !), de son vivant, aimait le bon vin.C’est notre cave que j’ai fait venir ici, puisque pour rien aumonde je ne veux retraverser l’Atlantique. Et je vous garantis quevous chercheriez longtemps du pareil vin à New York.

On avait remercié Mme Buissonde son amabilité.

Il se faisait tard.

Chacun avait regagné sa chambre pour goûter unsommeil bien nécessaire après huit jours de traversée.

L’appartement se composait de trois chambres àcoucher, d’une salle à manger et d’une autre pièce qu’on pouvaittransformer en bureau ou en cabinet de travail.

Les prix étaient modiques. C’était suffisantpour le moment.

Plus tard, si les affaires prenaient unetournure favorable, il serait toujours temps de louer un petitcottage à proximité du centre des affaires.

En attendant, Léon coucherait à part, dans unechambre isolée.

En quelques heures, des tapissiers firent lesquelques arrangements indispensables.

Le surlendemain de l’arrivée, tout le mondeétait installé ; les malles et les colis étaient déballés.

– Maintenant, s’écria M. Golbert, ilne nous reste plus qu’à nous mettre à l’œuvre.

– Voici ce que je vous propose, fit Ned.Je vais, dès demain, aller voir des banquiers, des capitalistes, ettâcher de les intéresser à nos projets. Pendant ce temps, avecM. Coronal, vous resterez ici à travailler. Est-ce votreavis ?

– Mais certainement, dirent les deuxhommes. C’est entendu.

Ned Hattison s’adressa tout d’abord à une despremières maisons de banque de New York, la maison Frapps,Goldschmidt and Cie, qui, au centre de la ville, occupe tout unédifice de douze étages.

Ned connaissait cette banque pour y avoir,autrefois, touché des coupons pour le compte de son père.

Dans le grand hall du rez-de-chaussée, unearmée de commis pommadés, aux cous enserrés de majestueux fauxcols, s’affairait derrière de larges comptoirs.

Une foule disparate, autant que renfrognée,emplissait les bureaux, se pressait aux guichets, au-dessusdesquels se balançait un écriteau : Beware ofpickpockets (Méfiez-vous des voleurs.)

La recommandation n’est pas inutile.

Les pickpockets américains sont, en effet, desgentlemen fort habiles, et possèdent une sûreté de main fortdangereuse pour quiconque s’attarde à la lecture d’une affiche oudans la contemplation d’un monument.

En même temps qu’une dizaine d’autrespersonnes, Ned prend place dans l’ascenseur électrique qui desserttous les étages de la banque, depuis le second, où sont lesécuries, jusqu’au dixième où se trouvent les bureaux dudirecteur.

À chaque palier, des gens montent, descendent,sans cesser pour cela de lire leur journal ou de vérifier leurscomptes.

Parvenu à destination, le jeune homme ouvreune porte.

L’air compassé et indifférent d’un homme quis’ennuie de toutes ses forces, un vieillard est assis dans un largefauteuil. Il remue constamment la tête, à la façon de ces pantinsqu’on manœuvre avec une ficelle ; et sous ses énormessourcils, ses petits yeux roulent étrangement.

C’est M. Jones Frapps, directeur de labanque Frapps, Goldschmidt and Cie.

Ce petit homme sec, aux allures assezinsignifiantes en apparence, brasse par an pour plus de cinq centmillions d’affaires.

– Vous désirez ? fit-il à Ned, dumême ton qu’il eût pris pour dire : « Jem’ennuie. »

Sans s’émouvoir autrement de cet aimableaccueil, Ned sort de sa poche des notes qu’il commence à lire à lamode yankee, c’est-à-dire sans geste, sans inflexion de voix.

À mesure que l’ingénieur s’avance dans salecture, son interlocuteur semble y prendre un grand intérêt etmarque son approbation par des clignements d’yeux et des mouvementsde tête.

– Very well ; verywell, fait-il pendant que Ned remet ses papiers dans sa poche.Intéressant. Beaucoup d’argent à gagner.

Et cette perspective agréable à tout individu,surtout quand cet individu a la gloire d’être Yankee, fait roulerdans leurs orbites les petits yeux ronds de Mr. Frapps.

– Vous êtes sûr de votre invention ?interroge-t-il.

De nouveau, Ned détaille les projets dusubatlantique, accumule les preuves de réussite.

– Very well, verywell ! En effet, très pratique, fait le banquier. Nouspourrons nous entendre. Venez me voir demain.

En redescendant avec l’ascenseur, Ned se senttout joyeux.

Pour lui, qui connaît ses compatriotes, c’estun véritable succès que cette entrevue.

Pressé d’annoncer cette bonne nouvelle à sesamis, il saute dans un cab et se fait conduire à l’hôtel.

– Je viens de voir le directeur de labanque Frapps et Goldschmidt, s’écrie-t-il à peine assis devant latable où le repas l’attend. Il trouve nos idées très intéressantes,très pratiques. Il m’a demandé des explications détaillées. Je doisle revoir demain ; mais, sans nul doute, il acceptera de nouscommanditer.

Tous les cœurs sont à la joie ; le dîners’achève gaiement.

Lucienne est sortie le matin pour fairequelques emplettes.

Elle raconte spirituellement sa promenade dansles magasins. Les occasions d’étonnement ne lui ont pas manqué.

La politesse, en effet, n’est pas le fort ducommerçant américain.

On entre dans une boutique, on commande, onpaie et l’on sort, le plus souvent sans rien dire autre chose quele nom de l’objet que l’on désire.

Fi ! des inutiles formules depolitesse : « Bonjour, monsieur… » « Quedésirez-vous, monsieur ?… » etc.

Cela ne sert à rien et fait perdre letemps.

À Paris, un commerçant, qui conseillerait àses employés d’agir de la même façon, verrait bientôt disparaîtresa clientèle.

À New York, la grossièreté semble toutenaturelle.

Mais il faut nous habituer à l’idée qu’entoutes choses nous sommes retardataires.

– Et puis, expliquait Lucienne, voussavez que je parle l’anglais comme une Parisienne, c’est-à-diretrès mal. Sans doute n’ai-je pas su m’expliquer clairement ;car, ayant demandé un flacon d’eau de rose, je me suis vu apporter,devinez quoi ?… une paire de bottes.

Tout le monde riait aux éclats.

– Ce n’est pas que ce ne soit pasnécessaire avec l’état marécageux des rues, continua-t-elle parmila gaieté générale. Mais enfin, je ne m’attendais pas à cela, etj’ai eu un instant de surprise.

– Bien naturelle, fit Ned. Mais as-tufini par te faire comprendre ?

– Je commençais à y renoncer, lorsque estarrivé un grand diable d’employé parlant le français aussi mal queje parle, moi, l’anglais. Enfin, à nous deux, nous sommes parvenusà nous entendre.

M. Golbert souriait. Il était heureuxcomme il ne l’avait été depuis bien des années.

Il se sentait entouré de sympathie,d’affection. Le rêve qu’il caressait depuis si longtemps, la tâcheà laquelle il avait consacré ses veilles, semblait être à la veillede se réaliser.

Une douce émotion s’emparait de lui ; unelarme de joie mouillait ses paupières.

Lorsque, à l’heure dite, Ned se retrouva lelendemain dans le cabinet directorial de la banque FrappsGoldschmidt and Cie, il n’eut pas la peine d’exposer de nouveau lesplans de la locomotive sous-marine.

Avant même qu’il eût ouvert la bouche,M. Frapps lui dit :

– J’ai réfléchi. Impossible.

– Quelles objections avez-vous àfaire ? s’était écrié le jeune homme.

Du coup, la tête de pantin articulé del’honorable Mr. Frapps s’était arrêtée de branler.

– Je vous dis que c’est impossible,avait-il ponctué, en haussant d’un ton sa voix de fausset.

– Au fait, se disait Ned en regagnant soncab, il faut que je sois devenu bien français pour avoir insisté.Du moment qu’il me disait : impossible, j’aurais dû merappeler qu’ici, non c’est non.

Le visage du jeune ingénieur exprimait unevive contrariété.

Après avoir mis, la veille, l’espérance dansle cœur de ses amis, il allait falloir, aujourd’hui, leur fairepart de cette mauvaise nouvelle.

– Non, se dit-il ; cela leschagrinerait trop. Auparavant, je vais m’adresser ailleurs.

Il donna au cocher l’adresse de la Banqueindustrielle dont le chef était un ancien fondeur de canons enrichipendant une des dernières guerres coloniales, et répondant au nomde John Fulton.

Le directeur de la Banque industrielle étaitun gros gentleman, à favoris roux.

Un faux col, dont la blancheur éclatantemettait en relief la coloration rosée des joues, lui montaitjusqu’aux oreilles.

– Vous désirez ? fit Fulton enbraquant sur Ned des yeux à fleur de tête qui semblaient toujoursmenacer de choir de leurs orbites.

– Ah ! très bien, très bien. Vousvenez pour des capitaux, interrompit-il dès les premières paroles…Subatlantique… Locomotive sous-marine… Impossible, impossible…

Et sans plus de cérémonie, l’honorable fondeurde canons répétait à un nouveau venu l’inévitable phrase :

– Vous désirez ?

Ned se retira, navré de son insuccès.

Il avait beau se sermonner lui-même, se direque ces deux refus ne prouvaient rien, qu’il ne fallait pasdésespérer.

Il ne parvenait pas à se convaincre.

Pourtant, courageusement, il continua sesdémarches.

Mais partout ce fut la même chose :

– Capitaux ?… Subatlantique ?…Impossible.

Ce continuel refus qui n’attendait même pasd’explications pour être formulé, irritait Ned en même temps qu’ill’attristait.

Dans plus de vingt banques différentes, devantune collection de directeurs impassibles, il avait parlé, exhibéses plans.

Toujours la même phrase laconique :

– Subatlantique ? Impossible.

Il semblait à Ned, dont l’irritation croissaitavec la fatigue, qu’une fatalité, une influence mauvaise lepoursuivait partout où il se présentait.

Ce soir-là on fut moins gai, chez lesGolbert.

Ned avait fait le récit détaillé de sescourses de la journée à travers les banques de New York, affectanttoutefois de ne pas prendre les choses trop au sérieux devantArsène Golbert qui l’écoutait attentivement, le front barré d’uneride profonde.

Au bout d’une semaine de démarches et derefus, le jeune ingénieur, qu’Olivier Coronal avait accompagnéquelquefois, fut bien obligé de s’avouer vaincu.

Il avait visité toutes les banques, tous lesindustriels, tous les capitalistes susceptibles de commanditer lesubatlantique.

Nulle part il n’avait obtenu de réponsefavorable.

Quelques-uns, à sa première visite, avaientparu disposés à entamer les négociations.

Mais toujours, lorsqu’il se représentait, Nedvoyait s’anéantir son espoir.

– Nous avons réfléchi. Impossible, luidisait-on.

Le jeune homme en eût pleuré de rage.

Tant de parti pris, dans ces refus,l’exaspérait.

Malgré tous ses efforts pour rester calme, ilse laissait aller à la colère.

C’est à croire, disait-il à ses amis, qu’unevolonté, une force que nous ne connaissons pas, nous ferme toutesles portes, s’acharne à nous réduire à l’impuissance.

Cette influence hostile qu’il accusait sans laconnaître, Ned Hattison n’était pas loin de soupçonner d’où ellevenait.

Avec sa grâce et sa douceur habituelles,Lucienne était la bonne fée de ce foyer qui, chaque jour, sefaisait de plus en plus triste.

Par mille moyens, elle s’ingéniait à combattrela tristesse de son mari, la mélancolie de son père et d’OlivierCoronal.

Elle n’y réussissait pas toujours ; maisces trois hommes dont elle était la conseillère, lui savaient gréde ses attentions amicales, de ses affectueuses gronderies.

Léon Goupit, lui aussi, se montrait plein dedévouement.

Du service d’Olivier Coronal, il était passéau service de toute la famille.

Le brave garçon ne s’en plaignait pas ;au contraire.

Sous ses dehors gouailleurs et débraillés,c’était un cœur d’or que le Bellevillois.

– Seulement, disait-il pour expliquer soncaractère un peu bizarre, c’est comme un cœur d’artichaut ;faut pas le prendre à r’trousse-poil.

Sans jamais se faire prier, pourvu que, commeil disait, on ne le prît pas de la mauvaise façon, il faisait lescourses, et se rendait utile dans la mesure que lui permettait sonignorance presque totale de l’anglais.

Mais un gamin de Paris comme lui n’était pasembarrassé pour si peu.

Soit en s’aidant d’un des petits manuels deconversation à l’usage des voyageurs, soit au moyen de mimiquesexpressives, il finissait toujours par se faire comprendre.

Il était si comique, bredouillant un anglaishérissé de barbarismes, émaillé çà et là, lorsqu’il ne trouvaitplus ses mots, d’expressions empruntées aux faubourgs parisiens queplus d’une fois malgré leurs inquiétudes, ses maîtres étaientpartis d’un franc éclat de rire en l’entendant.

Un matin, Olivier Coronal qui, de son côté,s’occupait aussi de trouver des capitaux, remit au Bellevilloisplusieurs plis cachetés.

– Tiens, Léon, tu vas aller me porter ceslettres à destination. Tu montreras les adresses au cocher ;car tu vas prendre une voiture. Sans cela, jamais tu ne t’entirerais.

– Oh ! fit le Bellevillois, y a pasde danger que je m’perde. L’temps d’aller et d’venir, et j’suislà.

– Va, et puissent ces lettres avoir unrésultat pour nous. Mon pauvre ami, la situation n’est vraiment pasrassurante. L’avenir se fait sombre.

M. Golbert surtout paraissait désolé.

C’était lui qui avait eu l’idée de venir à NewYork.

Devant l’indifférence et la sourde hostilitéque partout on avait rencontrée, il ne se le pardonnait pas.

Ned, quoique navré lui-même, avait beau luidire que rien n’était perdu, il n’arrivait pas à le convaincre.

S’être cru près du but qu’il poursuivaitdepuis tant d’années, à la veille d’entreprendre la construction deson train subatlantique, et constater que toutes les tentativesétaient infructueuses, que, jusqu’à présent, pas un commanditairene s’y était intéressé, pas un dollar n’avait étérécolté !

C’était, pour le vieux savant, un sujet detristesse continuelle.

Léon voyait bien cela.

M. Golbert, « le vieux » commeil l’appelait avec son franc parler, lui était sympathique.

Le Bellevillois ne tarissait pas en invectivescontre ces « boulotteurs de jambon ».

C’était sa manière à lui de nommer lesAméricains.

– D’la galette, maugréait-il ce matin-là,en cherchant un cab ; avec ça qu’ils en ont beaucoup !Pas seulement pour faire balayer leurs rues. Mes amis, quellebouillabaisse !

Il avait plu toute la nuit.

Un lac de boue emplissait les chaussées,montant presque à la hauteur des trottoirs.

– Eh ! toi là-bas, r’garde un peu,si tu sais lire, fait Léon en mettant sous le nez d’un cocher lapremière de ses adresses.

– All right ! fait leconducteur impassible.

Aussi grave que le plus grave des Yankees, leBellevillois s’installe dans le cab, allume une cigarette etcontemple, avec un air narquois, les piétons, qui pataugent avecleurs bottes de caoutchouc dans une glu nauséabonde.

– Tiens ! s’écrie tout à coup Léonqui vient d’apercevoir à côté de lui, sur la banquette, un largeportefeuille de cuir… Qu’est-ce que c’est que tout cela ?fait-il après l’avoir ouvert. Que de paperasses ! Ça ressembleà l’action du Crédit foncier que maman avait dans le temps ; àmoins que ce ne soient des billets de loterie.

Ces billets de loterie étaient tout simplementdes chèques et des billets de banque.

– Ben, mon vieux, s’écria Léon Goupit,c’est tout de même pas malin de laisser prendre l’air à tespicaillons… Qu’est-ce que je vois là… Un nom français :Jean-Baptiste Michon ! que le diable m’emporte si ça ressembleà quéqu’chose d’américain. Pour sûr, c’est un compatriote, unFrançais.

Et le Bellevillois, qui n’en croyait pas sesyeux, détacha la carte de visite fixée dans l’intérieur duportefeuille, et relut :

JEAN-BAPTISTE MICHON

banker

30e Avenue, 275

NEW YORK.

Le premier mouvement de Léon avait été dedonner cette adresse au cocher pour y reporter sa trouvaille.

– Tout d’même, non, dit-il. Les affairesde mon maître avant ça.

Justement, le cocher l’arrêtait devant unemaison de banque.

Il sauta de voiture, y déposa sa lettre, etcontinua ses courses, ayant donné une nouvelle adresse à sonautomédon.

Mais il avait hâte d’avoir fini.

Ce portefeuille trouvé brûlait les doigts del’honnête garçon.

Deux heures après, ayant terminé toutes sescourses, il se trouva devant le numéro 275 de la 30eAvenue, une des plus belles de New York.

Une grande boutique occupait lerez-de-chaussée.

Sur les glaces sans tain de la devanture,l’inscription :

JEAN-BAPTISTE MICHON

banker

se détachait en lettres d’or.

– Bon, se dit Léon, c’est là. Pas besoind’chercher plus loin.

Et serrant le portefeuille dans sa poche, ilpénétra dans la banque.

C’était l’appareil ordinaire des comptoirsd’étain, derrière lesquels les commis pommadés répondaient auxnombreux clients qui se pressaient aux guichets.

Çà et là, le long des murs, quelques affiches,en français et en anglais.

– M’sieu Michon ? demanda leBellevillois, dès qu’il put aborder un huissier.

– Au fond du hall, à droite, lui réponditl’employé après l’avoir dévisagé.

Mais pour pénétrer dans le cabinetdirectorial, Léon dut parlementer.

Un grand diable d’huissier lui barrait laporte.

Comme argument décisif, il montra leportefeuille.

– Bigre, pensait-il en pénétrant enfin.C’que c’est rupin ici. Des huissiers à chaîne d’argent, rien queça !

En croyant reconnaître un compatriote, Léon nes’était pas trompé.

M. Michon était un fils de la Normandie,un gars normand comme il disait lui-même.

Ses parents, des pêcheurs de Granville,avaient voulu en faire un pêcheur comme eux.

À douze ans il passait déjà des journées aularge et savait carguer une voile aussi bien qu’un vieux loup demer.

Puis, un jour, il s’était embarqué commenovice sur un voilier, et pendant plusieurs années, il avaitpromené son humeur vagabonde dans toutes les parties du globe.

Le hasard d’une rencontre l’avait fixé à NewYork, il y avait quelque vingt ans de cela.

À trente ans seulement il avait appris àlire.

En quelques années, il s’était fait unesituation comme commissionnaire en marchandises.

La fortune était venue à lui. Il avait fondésa maison de banque.

C’était maintenant un homme d’une cinquantained’années, bien bâti, d’allure franche et dégagée, toujours souriantet affable.

Contrairement à la plupart des Américains, ilportait une grande barbe rousse encadrant un visage aux lèvres unpeu narquoises, au nez fortement accusé, mais dont les yeux vifs etpétillants corrigeaient l’expression sévère, et l’indifférenceprofessionnelle acquise au contact des Yankees.

Quoique à la tête d’une fortune qui sanségaler celle de William Boltyn, l’Empereur des dollars, ni dePulmann, le roi des chemins de fer, était cependant colossale, iln’avait rien perdu de ses habitudes d’autrefois ni de sa bonhomienormande.

Loin de rougir de ses modestes débuts, il enparlait souvent.

Accueillant pour les malheureux, il consacraitune bonne partie de sa fortune à des œuvres philanthropiques.

Granville, son pays d’origine, pour lequel ilavait conservé une affection inébranlable, lui devait un hôpital etune maison de retraite.

C’était véritablement un brave cœur queJean-Baptiste Michon, une intelligence ouverte et sympathique chezqui l’expérience de la vie compensait amplement les lacunes del’instruction.

Lorsque le Bellevillois pénétra dans soncabinet, M. Michon, les jambes allongées sous son bureau,dépouillait son courrier tout en fumant une courte pipe, habitudequ’il avait gardée de son ancien métier de marin.

– Pristi ! fit Léon intérieurement,un particulier qu’a un’barbe comme’ça, c’est sûrement pas unAméricain !

Cette constatation lui fit plaisir.

Et, sortant de sa poche le portefeuille bourréde valeurs, il le posa devant le banquier qui contemplaitcurieusement son visiteur.

– Voilà, fit-il en désignant satrouvaille, c’est sans doute vous qu’avez perdu ça dans un cab. Entout cas y a votre adresse dedans ; et j’vous l’rapporte.

– En effet, c’est bien à moi, s’écriaM. Michon en français. Je l’ai perdu sans m’en apercevoir.Mais dites-moi, mon jeune ami, fit-il avec intérêt, vous n’êtes pasAméricain ?

– C’t’idée ! pour sûr que non,s’écria Léon. J’suis d’Paris, monsieur, citoyen d’Belleville, pourvous servir.

– Ah ! vous êtes Parisien ! fitle banquier. J’aurais dû m’en douter. Une pareille honnêteté ne sevoit pas souvent ici.

– Oh ! de l’honnêteté, protesta leBellevillois. Si ça avait été des louis ou des billets de banque,j’dis pas qu’j’aurais pas eu la tentation. Mais des paperassescomme ça, qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ?

Du coup, devant cette franchise etl’inimitable accent de cette voix gouailleuse, M. Michon neput retenir un large éclat de rire.

Ce petit bonhomme l’intéressait de plus enplus.

– Comment, des paperasses ? fit-ilavec sa bonhomie souriante. Eh bien, tu ne t’embêtes pas, mongarçon. Sais-tu qu’il y en a pour trois cent millefrancs !

Il guettait, sur le visage de Léon, une marquede désappointement.

Mais celui-ci haussa les épaules d’un airdégagé.

– Eh bien, fit-il, c’est tant mieux pourvous que je les aie trouvés. Là-dessus, ajouta-t-il, jem’sauve.

Et, singeant une raideur américaine, ilétendait le bras pour un shake-hand.

– Voyons, vous êtes donc bien pressé,s’écria le banquier en le forçant à se rasseoir. Sapristi, vousn’êtes pas pratique pour un sou, mon garçon. Vous me rapporteztrois cent mille francs, et vous voulez partir comme ça, sans mêmeme dire qui vous êtes. Je ne l’entends pas ainsi.

– Qui j’suis ? fit le Bellevillois.Voilà : Léon Goupit. On m’appelle encore le Bellevillois si çapeut vous faire plaisir. Ma mère est marchande des quatre-saisonsdans le faubourg du Temple. C’est une brave femme, allez… À preuveque quand j’suis parti, elle pleurait à fendre l’cœur.

M. Michon l’avait écouté.

– Tu m’as l’air d’un garçon intelligent,fit-il, après que Léon eut déclaré son état civil. Tes manières meplaisent. Si tu veux entrer à mon service, il ne tient qu’àtoi.

Et, comme Léon, étonné, faisait mine deprotester :

– Mais, nom d’un petit bonhomme, c’estbien le moins que je puisse t’offrir. On n’a pas idée d’un pareilgamin !

– Mais non, mais non, expliqua leBellevillois, j’peux pas faire ça. Ça fait des années que j’suis auservice de mon maître, justement qui s’trouve embêté ; c’estpas l’moment de l’lâcher. Alors, quoi ! on n’est pas desAméricains !…

– Tu ne disais rien aussi, fit lebanquier. Et, comment s’appelle-t-il ton maître ?

– Mon maître à moi, c’est MonsieurOlivier… C’t’idée !

– Monsieur Olivier ?

– Ah ! c’est vrai, vous n’savez pas.Monsieur Olivier Coronal, un bon garçon, allez, et pasfier !

– Olivier Coronal, fit M. Michon,mais, c’est un inventeur. C’est bien celui dont on a tant parlé àpropos de la torpille terrestre ?

– C’t’idée ! approuva Léon. Et puis,il n’est pas seul. Il y a aussi monsieur Golbert. Allons, bon,s’interrompit-il ; v’là que j’jacasse comme une pie borgne, aulieu de rentrer, surtout qu’on m’attend.

– Monsieur Golbert, se répétait lebanquier à lui-même. Il me semble que je connais ce nom-là.

Et comme Léon, cette fois, lui tendait denouveau la main :

– Non pas, fit-il. Tu es un trop bongarçon pour que je te laisse partir ainsi. Je m’intéresse à toi. Situ veux me mener chez ton maître, tu ne t’en repentiras pas.

– Oh ! c’est comme vous voulez. Y amon cab qui m’attend, parce que j’viens de faire un tas d’courses,par rapport à des affaires… Enfin, je m’comprends.

– Diable de petit bonhomme, fit lebanquier qui bourrait sa pipe, en le regardant du coin de l’œil.Veux-tu un cigare ? Par ces temps gris, ça réchauffe le boutdu nez.

– Non, merci. Moi, je ne fume que lacigarette.

– À ta guise. En voici un paquet.

En compagnie du banquier, Léon retraversa legrand hall de la banque, où la foule grossissait de minute enminute.

Tous deux prirent place dans le cab.

Le Bellevillois ne se doutait pas desconséquences qu’allait avoir, pour ses maîtres, la visite deM. Michon.

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