La Conspiration des milliardaires – Tome II – À coups de milliards

Chapitre 18Un vagabond qui demande du travail

Depuisdeux années déjà, l’ingénieur Hattison avait délaissé ses ateliersde Zingo-Park, tous ses travaux en cours, et il s’était consacréspécialement à la nouvelle entreprise pour laquelle les milliardsétaient dépensés sans compter.

Ottega, petite station du Pacific Railway,située à cent vingt milles environ, était reliée à Mercury’s Parkpar un chemin de fer à voie unique établi tant bien que mal, sansaucuns travaux d’art.

Pour ne pas donner l’éveil, on avait puprétexter l’exploitation d’une mine argentifère, découverte eneffet dans ces parages.

Au pied d’une colline calcaire, qui avaitfourni les matériaux de construction, s’élevait maintenant uneville immense, où plusieurs milliers d’ouvriers travaillaient sansrelâche.

Deux cours d’eau fournissaient la forcemotrice.

L’ingénieur Hattison s’était montré unorganisateur de premier ordre.

Avec les énormes provisions de fer débarquéessur la côte du Pacifique, avec l’inépuisable réserve des gisementsavoisinants, il avait été élevé trois villes différentes,complètement isolées par de hautes enceintes.

Dans la première, où aboutissait la voieferrée, où se trouvaient les stocks de charbon et de minerai,s’élevaient les fonderies et les ateliers d’ajustage, quioccupaient plus de mille ouvriers.

Les hauts-fourneaux ne s’y éteignaientjamais.

Les marteaux-pilons faisaient trembler lesol.

Les pièces d’acier de toutes formes, ajustées,rectifiées, s’y préparaient à devenir des canons, des mitrailleusesou des obusiers.

C’était un paysage véritablementfantastique.

Les coupoles d’acier et de verre, les toursd’aluminium se dressaient vers le ciel.

Et lorsque, au milieu de lueurs d’incendie, lemétal liquide se répandait en bouillonnant dans les moules,illuminant les travailleurs d’un reflet de feu liquide, on seserait cru transporté en un séjour infernal, au milieu dedémons.

Dans la seconde enceinte se trouvaient leslaboratoires de chimie et d’électricité.

Sous les ordres du maître, des ingénieursétudiaient les plans, mettaient sur pied les découvertes,combinaient les explosifs.

C’était là aussi que, fondues dans la premièreenceinte, sans que les ouvriers en connussent la destinationexacte, les pièces d’acier étaient assemblées.

La troisième enceinte, la plus vaste detoutes, renfermait le parc aux aérostats où les expériences sepoursuivaient.

Mais la partie la plus mystérieuse deMercury’s Park, c’était assurément l’endroit où se trouvait lelaboratoire personnel d’Hattison.

Chaque après-midi, l’ingénieur s’yrendait.

Il n’en ressortait souvent que le lendemainmatin, après avoir passé la nuit à travailler.

Protégée par un circuit électrique qui eûtfoudroyé l’imprudent qui aurait tenté d’y pénétrer, cette enceinteétait le domaine du mystère.

Qu’y faisait Hattison ?

Quel secret y cachait-il ?

Lui seul le savait.

Il en avait même interdit l’entrée à tous lesmilliardaires qui le commanditaient.

– Plus tard, avait-il dit. Vous verreztout. Le moment n’est point encore venu. Mais soyez certains que jen’aurai point travaillé en vain.

William Boltyn, entre autres, avait été fortintrigué par ces allures cachottières.

Pourtant il avait bien été obligé de secontenter de ces paroles vagues.

Sur ce point, Hattison entendait garder lesilence.

Seul un vieux nègre, nommé Joë, l’aidait dansses travaux. Et ce n’était certes pas de lui qu’il fallait attendreune indiscrétion. Il était muet.

Personne, du reste, n’eût osé braverl’ingénieur.

Quoique petit, malingre, et d’apparencedébile, on le connaissait pour un homme autoritaire et cruel dontil fallait tout redouter lorsqu’on allait à l’encontre de savolonté.

Toujours vêtu d’une redingote noire, éliméeaux coudes, coiffé d’un chapeau haut-de-forme à bords plats, legeste sec, la voix impérieuse et froide, tout, dans la personne del’ingénieur Hattison, donnait l’idée de la volonté intérieure, del’énergie latente, du mépris des difficultés.

Son œuvre parlait pour lui : ces deuxvilles monstrueuses, Mercury’s Park et Skytown, reliées par untrain de glissement, sans roues, et d’une vitesse presqueillimitée.

Ce qu’en deux années il avait entassé là, nonpas de découvertes, mais d’applications scientifiques, deperfectionnements, était incroyable.

Du moule de son cerveau, l’art militaire étaitsorti transformé et simplifié.

William Boltyn et tous les membres de laSociété des milliardaires pouvaient être satisfaits.

Quand bien même l’ingénieur n’aurait eu à leursoumettre que les deux premières enceintes, et n’aurait pas ménagépour la fin le secret qui dormait dans la troisième, et qui, selonses paroles énigmatiques, serait la plus belle partie de l’œuvre,il y aurait eu de quoi contenter leur orgueil et leur faire espérerle succès.

La balistique avait fait un pas énorme.

On avait laissé bien en arrière les enginseuropéens, les plus perfectionnés.

Hattison avait inventé un nouveau modèle decanon à dynamite, lançant automatiquement cent obus par minute, àune distance de plus de trente kilomètres.

Dans la seconde enceinte, on pouvait voir cescolosses d’acier, hauts de plus de dix mètres, et d’un calibre aumoins double de celui des plus gros canons Krupp.

Cela représentait plus de soixante tonnesd’acier lancées chaque minute, avec une régularité mathématique,sur l’ennemi.

En touchant terre, chaque obus feraitexplosion, détruisant tout dans un rayon de plus de cinq centsmètres.

Ces canons gigantesques seraient facilementtransportables.

Ils seraient montés sur des chariotsélectriques.

Mues également par l’électricité, des voituresmitrailleuses cribleraient de balles l’horizon à plusieurskilomètres de distance.

De petits tricycles-canons compléteraientcette formidable artillerie que suivraient des forts roulants,crachant la mitraille de toutes parts.

Dans ce laboratoire de guerre, l’électricitéserait une associée puissante. Hattison avait imaginé, pour cernerles villes assiégées, un blocus électrique dont les effetspromettaient d’être terrifiants.

Même en pleine campagne, sur le chemin quesuivraient les troupes ennemies, on établirait, pour arrêter lacavalerie, des buissons artificiels dont chaque épine clouerait surplace les soldats ou les chevaux qu’elle toucherait.

Des aérostats dirigeables seraient chargés debombes asphyxiantes, emplissant les rangs des armées, les rues desvilles, d’émanations délétères auxquelles des milliers d’hommessuccomberaient.

D’autres moyens de destruction encore étaientà l’étude.

Hattison avait continué les travaux de sonfils sur la reconstitution du feu grégeois.

Mais ce n’était pas seulement à Mercury’s Parkque s’était exercé son génie utilisateur et pratique.

Quinze kilomètres plus loin, à l’extrémité dela ligne de glissement, sur le côté du Pacifique, s’élevaient leschantiers de construction et les cales de Skytown.

Là aussi, les cheminées des fonderies sedressaient vers le ciel.

Une armée d’ouvriers boulonnait les coquesgéantes des plungers qui devaient, dans la prochaineguerre, détruire, avant qu’elle eût eu le temps de faire unmouvement, toute la flotte européenne.

Le dernier type construit n’avait pas moins decent mètres de longueur, et pouvait rester plusieurs jours sousl’eau, à n’importe quelle profondeur.

Hattison espérait encore faire mieux.

Il paraissait infatigable, allant de l’une àl’autre cité, surveillant tout, s’occupant à la fois de millequestions différentes.

À Mercury’s Park, comme à Skytown, deslogements confortables pour les ouvriers avaient été construits dèsles premiers temps de l’entreprise. Il y avait maintenant desbibliothèques, des temples même, où, chaque dimanche, lestravailleurs venaient assister aux offices.

Ce jour-là, les bars, pareils à ceux que l’ontrouve d’un bout à l’autre des États-Unis, étaient fermés par ordrede l’ingénieur.

C’était d’une raillerie intense, ce reposdominical, cet hommage rendu aux idées religieuses par l’homme quiamoncelait là les plus terribles engins de meurtre, en vue d’uneguerre implacable, d’un égorgement universel.

Il est vrai que les ouvriers, eux, ne savaientrien du but de l’entreprise, isolés comme ils l’étaient dans leursenceintes respectives, d’où ils ne pouvaient sortir qu’avecl’assentiment d’Hattison.

Sur ce chapitre, l’ingénieur étaitintraitable.

Chaque fois qu’un nouvel ouvrier étaitembauché, il ne manquait pas d’en prendre note, et de le fairesurveiller pendant quelque temps, tant il craignait qu’un espion nes’introduisît dans les usines.

Déjà, il y avait plus d’une année, undétective anglais, dont il avait su le nom par la suite, un certainBob Weld, avait réussi à se faire embaucher comme ouvrierélectricien.

Pendant plus d’un mois, il avait travaillédans les ateliers.

Puis, un jour, au moment du départ de Ned pourl’Europe, il avait disparu sans qu’Hattison pût retrouver satrace.

Depuis, aucun fait de ce genre ne s’étaitproduit.

Un matin, dans le cottage qu’il habitait, aucentre des enceintes, Hattison, devant son bureau, compulsait lesplans détaillés d’une nouvelle torpille.

À côté de lui, sur une petite table, étaitdéposé le lunch que venait de lui servir Joë, le nègre muet.

La sonnerie de la porte d’entrée du cottagetinta.

Un de ses hommes de confiance, remplissant lesfonctions de contremaître, pénétra dans la pièce.

Sans relever la tête, de la main, l’ingénieurlui fit signe d’attendre, de ne pas le déranger.

– Qu’y a-t-il, maître Richardson ?prononça l’ingénieur, lorsqu’il eut terminé son examen.

En même temps, il quittait son bureau pouraller prendre son repas.

– Un homme, qui paraît être un vagabond,à en juger par son costume, vient de s’adresser à moi pour demanderdu travail. Il m’a dit être dans la misère, et accepter toutes lesconditions.

– Ah ! fit Hattison. Que sait-ilfaire ? Comment se nomme-t-il ?

– C’est un électricien. Il se nommeJonathan Mills.

– C’est bien. Faites-le travailler dansla première enceinte, à la station électrique. Mais, n’oubliez pasde le surveiller étroitement. Vous êtes responsable de tout.

Le contremaître sortit.

Sur un registre spécial, Hattison avaitinscrit le nom du nouvel ouvrier.

À la porte du cottage, celui-ci avait attendula réponse du contremaître.

Jeune encore, le visage énergique, encadré decheveux noirs en boucles, couvert de poussière, les vêtementsdéchirés, il avait en effet l’aspect d’un vagabond.

Sur ses épaules, fixé par des courroies,pendait un sac de cuir.

À la main, il tenait un bâton noueux.

Il semblait plongé dans ses méditations, touten ne perdant pas de vue le cottage.

– Suivez-moi, vous êtes embauché, fit lecontremaître. C’est bien Jonathan Mills, votre nom ?

– Oui, répondit le vagabond, dont lafigure s’était subitement éclairée, et qui n’avait pu maîtriser unmouvement de joie.

– Vous avez de la chance, s’écria l’hommede confiance d’Hattison. Je vois que vous êtes satisfait. Pourtant,tout n’est pas rose ici. Il faut se plier à la discipline.

Les deux hommes s’étaient dirigés vers unehaute muraille, dans laquelle s’ouvrait une poterne.

– C’est là que vous travaillerez, repritRichardson. Vous m’entendez ?

Le nouvel ouvrier semblait, en effet, perdudans un rêve, ne plus s’apercevoir de la présence ducontremaître.

Jusqu’aux derniers lointains, son regardembrassait la ville immense de verre et de métal, dans laquelle onentendait le ronflement des machines électriques, et le choc desmarteaux-pilons.

Ses yeux exaltés trahissaient son émotion.

Olivier Coronal, sous le nom de JonathanMills, venait de remporter une première victoire, de mener à bienla première partie de sa téméraire entreprise.

Il était maintenant employé comme ouvrierélectricien, aux appointements de quinze dollars par semaine, dansles ateliers de la première enceinte de Mercury’s Park.

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