La Conspiration des milliardaires – Tome II – À coups de milliards

Chapitre 24Un dénouement inattendu

OlivierCoronal, nous l’avons vu, n’avait dû son salut qu’à son costumeisolateur de gutta-percha.

Encore avait-il eu les cheveux presqueentièrement carbonisés par le courant électrique.

En face de la porte massive du souterrain,refermée par une force invisible, le jeune homme se prit àréfléchir.

– Je suis prisonnier, murmura-t-il avecrage. Et prisonnier d’Hattison ! C’est la mort à brefdélai.

Réduit à l’impuissance, Olivier Coronal serendait compte, à présent qu’il n’avait plus rien à faire, rien àtenter, rien à espérer.

Il ne lui restait plus qu’à attendre que l’onvînt s’emparer de lui.

Traqué, désarmé, comme un lion blessé cernépar les chasseurs et qui dédaigne de se défendre, Olivier avaitfait, d’avance, le sacrifice de sa vie.

Mais, bientôt, avec sa générosité de caractèrehabituelle, il oublia l’imminent péril qu’il courait, pour ne plussonger qu’à la défaite des idées qui lui étaient chères, au brutaltriomphe du milliard sur l’intelligence, de la féroce organisationyankee sur la civilisation européenne.

« C’est seulement aujourd’hui,songeait-il, que je le comprend entièrement, dans toutes sesnuances, le type odieux du Yankee, du savant sans élévationd’idées, de l’industriel sans humanité.

« Gagner de l’argent, beaucoup et trèsvite, tel est, dans la vie, son seul but, celui vers lequel tendenttous ses efforts. Commerçant avant tout, le lucre est la chosequ’il perçoit le plus nettement, qui, dès l’âge le plus tendre,absorbe toutes ses facultés. »

« Pour quiconque réfléchit un peu – sedisait encore Olivier – cela n’a rien de bien extraordinaire. Iln’y a qu’à se rappeler comment ont été formés les États-Unisd’Amérique.

« Dès le seizième siècle, toutes lesnations du Vieux Monde y ont déversé leur trop plein d’aventuriers,c’est-à-dire la partie la moins scrupuleuse et la plus cupide deleur population.

« Allemands, Anglais, Français, Espagnolssont allés là pour s’enrichir, peu soucieux de l’honnêteté desmoyens qu’ils emploieraient.

« Des nègres, des Chinois, desAustraliens, des métis de tous les pays, en apportant, chacun, lesvices propres à leur race, ont achevé de démoraliser le peuple, àqui l’heureuse solution d’une guerre a permis d’arborer le titred’États-Unis et l’étendard constellé. »

Le cerveau d’Olivier, presque halluciné parl’insomnie et par les émotions de cette nuit, lui évoquait lavénérable image de son ami et de son maître, l’ingénieurGolbert.

Il croyait entendre sa voix bourdonner à sesoreilles ; et les moindres pensées, jusqu’aux expressions etaux tournures de phrases du vieux savant, se présentaient àl’esprit d’Olivier Coronal avec une fiévreuse et maladivelucidité.

« Quoi qu’on nous ait raconté de lasupériorité des Yankees, avait dit M. Golbert dont Oliviercroyait sentir l’invisible présence à ses côtés, quoi qu’on ait ditde leur merveilleux génie pratique, il manque certainement un lobeau cerveau des Américains.

« Ils nous sont supérieurs, dit-on. Soit.Mais seulement de la façon dont un homme de l’âge de pierre seraitsupérieur, à la course et à la lutte, à un homme civiliséd’aujourd’hui.

« Absorbé par un seul point de vue, parune seule proie, pourrait-on dire, il est tout naturel qu’ilsn’aient pas leurs pareils pour mettre sur pied une affaireindustrielle ou financière. Mais leur intelligence ne franchit pasles bornes des réalités pratiques, ne saurait les franchir.

« Est-ce donc bien là une supérioritévéritable ? On peut en douter.

« Lorsque son but est atteint, qu’ils’est enrichi, on peut dire que le Yankee n’a plus rien à faire,que sa vie est terminée. Que deviennent, en effet, la plupart desmilliardaires américains ? Leur est-il jamais venu à la penséed’employer leur or à la réalisation d’une idée quelconque, d’enjouir en artiste, en philosophe ? Non. Dès lors qu’ils n’ontplus de dollars à conquérir, ils se trouvent désorientés,s’ennuient ; et la liste est longue de ceux qui finirent parle suicide ou la folie.

« C’est qu’en effet il leur manque unlobe cérébral. Ils n’ont pas d’idées conscientes. En dehors desréalités pratiques, rien n’existe pour eux, et rien ne lesintéresse. Des poètes, des philosophes, des artistes, des penseurs,ils n’en ont pas, n’en sauraient avoir. Ce n’est pas dans leursbesoins.

« La vie d’un Européen instruit commencevraiment, au contraire, lorsqu’il arrive à la fortune. Il vapouvoir donner un corps à ses idées et à ses rêves, satisfaire sesidées d’art ou de philosophie humanitaire. Étant riche, sa vies’embellira.

« Toute la différence est là, énorme,entre les deux races, qui se font vis-à-vis sur les rivages del’Atlantique.

« Même avec l’Anglais, le peuple qui,sous certains côtés, lui ressemble le plus, le Yankee n’a rien decommun à ce point de vue.

« Applicateur, utilisateur de premièreforce, saisissant d’un coup d’œil les chances de réussite d’uneaffaire, s’entendant admirablement à perfectionner, il n’a jamaissu rien inventer.

« Pour édifier sa formidable puissanceindustrielle, il a tout emprunté au Vieux Monde ; et même lesdécouvertes les plus récentes, que lancèrent des sociétéscolossalement riches, le téléphone, la photographie en couleursentre autres, toutes ces innovations de la science avaient vu lejour en Europe.

« Les littérateurs, les artistes, lesphilosophes, c’est-à-dire tous ceux qui se sont occupés desabstractions, des intérêts généraux de l’humanité, font totalementdéfaut aux Yankees. Ils n’ont que des journalistes. Le grand poèteEdgar Poe, enfant trouvé, ne saurait être revendiqué par eux. Dureste, les Européens sont seuls à l’apprécier.

« Le plus célèbre de leurs peintres,Morse, n’est connu que par un perfectionnement qu’il apporta autélégraphe Bréguet.

« Où s’arrêtera la fièvre industriellequi possède les États-Unis ? se demande-t-on souvent. Jusqu’oùira cette civilisation hâtive, surchauffée, et fragile malgré tout,puisque la misère, plus horrible que partout ailleurs, y faitcontrepoids à une opulence tellement fantastique, tellementexagérée, que, pour un homme qui s’enrichit, des millierssuccombent dans le struggle for life quotidien.

« On peut le prévoir facilement.

« Nul ici-bas ne travaille, n’agitentièrement pour soi. C’est la leçon du passé.

« Le rôle, que paraissent remplir lesÉtats-Unis en ce moment, est celui d’organiser puissamment laproduction et la circulation des choses matérielles nécessaires àla vie des sociétés. Un philosophe seul peut s’apercevoir de cela.Les Yankees ne s’en rendent pas compte.

« Mais, qui sait ? concluait levieux savant, ils auront peut-être, malgré eux, travaillé pourl’humanité !

« Des peuples sont là, plus conscientsd’eux-mêmes ; des idées fermentent, à l’écart des réalitéspratiques ; et l’avenir appartient à ces idées et à cespeuples. Ils arriveront au bon moment, les penseurs lorsque,parvenue à son summum, la civilisation américaine n’auraplus aucun rôle à jouer, lorsqu’on sera bien obligé de vendre autrechose que des denrées alimentaires, puisqu’elles n’auront plus devaleur et qu’elles n’absorberont plus qu’une minime part du travailhumain.

« L’époque sera donc alors venue, pourles peuples, pour les hommes à larges vues, dont le génie et lascience utiliseront le legs immense des civilisationsantérieures.

« Ils pourront préparer des races forteset belles, bien équilibrées de corps et d’âme… »

Tout au souvenir du vieux maître qu’il nereverrait jamais plus, Olivier Coronal était perdu dans sespensées.

Ah ! s’il avait pu prévoir que lapuissance commerciale des États-Unis deviendrait, un jour, undanger, qu’un conflit s’engagerait entre les deux mondes, qu’il nesuffirait plus aux Yankees d’être les rois de l’industrie, et qu’ilse trouverait, parmi eux, un homme assez audacieux pour rêver ladomination universelle !…

Cet homme s’était rencontré, dans la personnede William Boltyn ; et il poursuivait, maintenant, laréalisation de son rêve monstrueux, armé des deux plus grandesforces de l’humanité moderne : le capital et la science.

« Il réussira !… se disait Olivier,avec découragement ; et je vais payer de ma vie la tentativeque j’ai faite pour réduire à néant ses orgueilleuxprojets. »

Mais, peut-être à cause de la sorte defascination qu’Aurora avait exercée sur lui, Olivier détestaitmoins William Boltyn qu’il ne détestait Hattison son âmedamnée.

Le milliardaire, lui, était dans son rôled’accapareur de dollars et de lutteur sans pitié.

C’était une brute, organisée seulement pourramasser des bank-notes ; et Olivier lui eûtpardonné, à cause de l’infériorité de ses idées, de la bassesse deses préoccupations.

Mais Hattison !… Lui, dont la scienceaurait dû ennoblir les pensées, purifier et agrandir lesaspirations, il mettait, au service des plus vils intérêts, sesrares facultés d’invention et d’application, qu’il eut dûn’employer qu’au bonheur et à la pacification des hommes !

Olivier Coronal eut sacrifié, sans scrupules,le vieil ingénieur, comme celui-ci, dans quelques instants, allaitsans doute le sacrifier lui-même. Car, il en était convaincu, lamort, et une mort terrible, l’attendait.

Il n’avait nulle pitié à attendre de la partde William Boltyn, moins encore de la part de l’inflexibleHattison.

Le spectacle qu’il avait eu sous les yeux,l’ingénieur écrasant froidement sous un marteau-pilon un ouvriersur la sincérité duquel il avait des doutes, l’édifiait d’avancesur son sort.

– Et je n’aurai pas eu la satisfaction dem’être rendu utile à mon pays, s’écria-t-il avec douleur. Ceshommes maudits continueront leur œuvre de destruction ! PauvreEurope ! pauvre France ! la mort m’eut été douce, sij’avais pu vous sauver du complot qu’ils trament contrevous !

Le découragement du jeune homme étaitpoignant.

Il souffrait horriblement, non de se savoirperdu, mais de l’écroulement de son rêve, de l’inutilité de sonsacrifice.

Essayer de percer la porte du souterrain, iln’y fallait pas songer.

Un pas en avant, et une nouvelle déchargeélectrique l’atteindrait qui, cette fois sans doute, nel’épargnerait pas.

« Mais, comment Hattison a-t-il pu savoirque j’étais ici ? se demandait-il. »

À force d’examiner les murs du souterrain,Olivier finit par découvrit les plaques enregistreuses desmicrophones.

Il fallait vraiment être prévenu ou trèsattentif pour les distinguer, tant elles étaient soigneusementdissimulées.

– J’aurais dû prévoir cela, s’écria-t-il,couper les fils !… Je ne m’étonne plus maintenant de trouverla porte refermée et protégée par un blocus électrique. C’est bienla manière d’agir d’Hattison, sournoise et cruelle.

Il remonta l’escalier, se retrouva dans lacour de l’enceinte, sa lanterne sourde à la main.

Le jour commençait à poindre du côté desmontagnes Rocheuses.

Sur le toit du laboratoire, le fanalélectrique veillait toujours.

– Impossible de franchir cesmurailles ! Ah ! toutes les précautions sont bienprises ! Je suis prisonnier, gronda Olivier.

Sa voix tremblait.

La fureur, le désespoir faisaient sa marchesaccadée.

Il s’affaissa sur une borne ; et, la têtedans ses mains, il rêva. Tout son passé, il le revécut en quelquesminutes.

Il revit Paris, son ami le vieux savantGolbert, et les jours heureux passés auprès de lui et de Lucienne,leurs bonnes causeries dans la petite maison de Montmartre, tousles souvenirs de son amour discret pour la jeune fille.

Puis le mariage de Lucienne et de NedHattison, tout ce qu’il avait souffert sans rien dire, et le départpour New York dans l’espoir de construire le chemin de fersubatlantique.

Léon Goupit les avait accompagnés.

Et, tout de suite, c’était Aurora qu’il avaitaimée, malgré tout, malgré la catastrophe sous-marine, malgrél’œuvre de haine et l’égoïste entreprise par son père à Mercury’sPark. Encore à cette heure, vaincu dans tout ce qu’il avait de pluscher au monde, dans la lutte qu’il avait engagée, seul, pour sauverl’Europe menacée, Olivier Coronal ne pouvait évoquer, sans unfrisson, les grands yeux métalliques de la jeune milliardaire.

Le cœur d’Olivier saignait.

Un combat atroce s’y livrait, entre son amour,et ce qu’il considérait comme son devoir, sa mission.

L’amour de l’humanité avait déjà triomphé unefois.

– J’irai jusqu’au bout, s’écria Olivieravec énergie en se relevant. Je mourrai, soit ; mais lorsquej’aurai épuisé la dernière ressource.

Une idée fantastique, irréalisable enapparence, venait de traverser le cerveau de l’ingénieur.

Fort et prêt à tout, il se retrouva debout,énergique et calme.

Il se dirigea vers le laboratoire, y pénétra,et remit sur la table de travail les dossiers qu’il avait emportés,effaça du mieux qu’il put les traces de son passage, sortit denouveau, referma la porte, et, d’un pas ferme, gagna le hangar deshommes de fer.

– Pourvu que je sois de leurtaille ! murmura-t-il en y pénétrant.

Il n’eut pas besoin d’allumer la lampe à arcpour apercevoir, noirs et rigides, les automates dont il avaitappris le fonctionnement quelques instants auparavant.

Dans le laboratoire, le jeune homme avaitdécouvert un sifflet d’un modèle spécial, sans doute celui quiservait à les commander.

Il s’en était emparé.

Son premier soin fut de comparer sa taille àcelle des soldats.

– Tout va bien, fit-il. Je suis un peuplus petit, mais avec les semelles de plomb et l’armure, je seraiexactement de leur grandeur.

Sans hésitation, Olivier Coronal jeta sondévolu sur un automate placé au centre du bataillon ; et,passant à travers les rangs, le renversa et le traîna endehors.

En acier coulé, chaque machine pesait près decent cinquante kilos.

Il ne parvint pas, sans effort, à remorquercelui qu’il avait choisi, jusqu’à un endroit, écarté, ayant soin dene pas toucher à la baïonnette du fusil, qu’il savait en contactavec les piles intérieures.

Aussitôt qu’il eut trouvé sur les établis deserrurerie les outils qui lui étaient nécessaires, le faux JonathanMills se mit en devoir de démonter l’automate et de séparerl’armure de l’organisme.

Il était habile.

Le danger, qui croissait de minute en minute,lui donnait des forces.

Son tournevis eut bientôt raison des plaquesexternes.

Il coupa les fils conducteurs des piles, isolatout le mécanisme.

Ne courant plus le risque d’être foudroyé parl’électricité Olivier Coronal put accélérer le démontage dumécanisme intérieur.

Bien que celui-ci fût construit avec uneextrême simplicité, il n’en était pas moins solidement ajusté.

Aussi, malgré, tout son désir de terminer latâche qu’il avait entreprise, le jeune ingénieur n’avançait-ilqu’avec peine.

Une à une, il détacha les bielles quitransmettaient les mouvements aux bras et aux jambes des automates.Le marteau et le tournevis remplaçaient, dans cette dissection d’unnouveau genre, le scalpel et les autres instruments de chirurgie.Les bielles gisaient sur l’établi, pareilles à des musclespuissants.

Puis il retira les piles électriques quiformaient comme un véritable cœur à l’automate d’acier. À coups detenailles il coupa les fils conducteurs comme un étrange réseaud’artères ou de nerfs, portant la force motrice aux extrémités del’automate.

Les rouages de l’appareil régulateur desmouvements, volèrent en éclats sous les coups de marteau d’Olivieret jonchèrent le sol, semblables à des os brisés.

Les accumulateurs furent ensuite mis enpièces. Il ne resta plus de ces entrailles métalliques que desplaques tordues et déchiquetées, gisant au milieu d’une mared’acides.

Enfin, Olivier Coronal s’attaqua au casque del’homme de fer, à ce casque qui lui tenait lieu de tête, et quirenfermait – cerveau étrange – tout ce que le vieil Hattison avaittrouvé de plus subtil en fait de mécanisme.

Les phonographes qui remplaçaient les oreilleset enregistraient les commandements, l’appareil qui transmettaitces derniers aux rouages intérieurs chargés de faire marcher toutle mécanisme furent impitoyablement pulvérisés. Et de cechef-d’œuvre de mécanique, si patiemment construit par l’ingénieurmilliardaire, il ne resta bientôt plus qu’une carcasse métalliquede forme humaine. Le bras droit, encore maintenu par un réseau defils, semblait menacer le ciel de la pointe de sa baïonnetteélectrique.

C’était un étrange spectacle, aux lueursencore indécises du jour naissant, que celui de cette dissectionhâtive, fiévreuse, à laquelle se livrait un homme sur un automatehumain.

Lorsqu’il eut achevé son démontage, OlivierCoronal emporta tous les rouages, tous les organes d’acier qu’ilvenait d’extraire de l’armure, maintenant éparse sur le sol, et lescacha soigneusement sous des débris de ferraille.

– Pourvu que Hattison ne vienne pas avantque je sois prêt ! murmura-t-il avec anxiété. Trop prudentpour s’être hasardé seul, cette nuit, il ne va pas manquer devenir, ce matin, faire opérer ma capture.

Rapidement, sur ses vêtements, le jeune hommese mit à endosser, à fixer plutôt, l’armure qu’il venait d’enleverà l’automate.

Les jambières s’enfilèrent sans trop dedifficultés.

Mais les cuisses lui donnèrent beaucoup demal, ainsi que les bras et le torse.

La sueur mouillait son front.

Petit à petit, pourtant, son corps entierdisparut dans la gaine d’acier.

Son ingéniosité triompha de cesdifficultés.

Avec du fil de fer, il consolida certainesparties peu solides de son harnachement improvisé.

Bientôt il n’eut plus que la tête de libre. Ilprit à deux mains le casque et le posa sur sa tête, l’assujettitlégèrement, se saisit du fusil électrique, fit disparaître lestraces de sa transformation, et regagna la place de l’homme de ferqu’il venait de démolir.

Il n’y avait plus dans le hangar que cinquanteautomates d’acier, attendant, le fusil sur l’épaule.

Mais parmi ces machines inertes, un hommeétait venu, une intelligence s’était glissée.

Le bataillon avait un chef.

Dans sa main crispée, Olivier Coronal avaitgardé le sifflet.

Moins de dix minutes après, le jeune hommeentendait marcher dans la cour de la troisième enceinte.

Ainsi qu’il l’avait prévu, Hattison venait àsa recherche avec une équipe d’ingénieurs.

Pendant plus d’une heure, ils avaient exploréle hangar et le laboratoire dans leurs moindres recoins.

Hattison dirigeait les recherches avec uneopiniâtreté extraordinaire.

Sous son armure, impassible comme une statue,Olivier Coronal l’avait vu passer à côté de lui à plusieursreprises, les lèvres pincées, le regard terrible.

L’ingénieur avait promis cinq cents dollars àqui découvrirait l’espion.

– Il est ici, s’écriait-il. Mort ouvivant, il n’a pu s’échapper… Et Boltyn, et tous les autres quivont arriver dans quelques heures pour les expériences, avait-ilajouté entre ses dents, mais si bas, qu’Olivier Coronal l’entendità peine.

Heureusement qu’en prononçant ces dernièresparoles, l’ingénieur ne regardait pas le bataillon des hommes defer.

Il eut vu un automate tressaillir dans sonarmure.

Hattison avait bien été obligé de constater lepeu de résultat de ses recherches.

Il s’était retiré, dévorant sa rage, enrefermant sur lui et ses hommes le blocus électrique.

Il était temps.

Le bras droit d’Olivier Coronal était à demiankylosé par le poids du fusil et l’immobilité.

Quelques instants de plus, et malgré toute savolonté, l’arme lui eût échappé des mains.

Son fusil posé à côté de lui, n’osant enleveraucune pièce de sa carapace d’acier coulé, de peur d’être surpris,le jeune homme s’assit le mieux qu’il put, et attendit.

En toute autre circonstance, cetravestissement l’eût fait rire. Mais l’heure n’était pas gaie.

Sa vie, sa liberté, le salut de toutecivilisation peut-être, dépendaient du succès de sonentreprise.

« C’est donc aujourd’hui même que doiventavoir lieu les expériences, se dit-il. Dans quelques heures, commevient de le dire Hattison, William Boltyn et ses associés serontici… Décidément je suis bien perdu… Et quand même, qu’aurais-je pufaire ? Mon séjour dans ce hangar ne peut se prolongerlongtemps. Je n’ai d’un automate que l’apparence, et je mourrai defaim. »

Peu à peu, une idée, d’abord confuse dans soncerveau, se précisa, finit par le hanter : idée de meurtre,que toute sa sensibilité repoussait mais qui satisfaisait bien sahaine latente à l’égard d’Hattison et de Boltyn, les auteurs de lacatastrophe du chemin de fer transatlantique, les fondateurs de cesdeux cités de meurtre : Mercury’s Park et Skytown.

« Ils n’ont pas hésité devant le crime,argumenta-t-il en lui-même. Golbert a failli être leur victime. Ilsn’hésiteront pas à m’exécuter sommairement, à me faire disparaîtreavec le secret que je possède. Pourquoi les épargnerais-je,aujourd’hui qu’avec ce sifflet, j’ai dans la main le moyen de lesfoudroyer sur place, de diriger contre eux les fusils de cesautomates qu’ils ont armés contre l’Europe ? »

Dès lors, la résolution d’Olivier Coronal futarrêtée.

Son sacrifice ne serait pas tout à faitinutile. Il mourrait…

Mais il entraînerait avec lui dans la mortWilliam Boltyn et ses complices.

Miss Aurora ?… Il ne voulait pas ysonger !…

C’était vraiment un jour de triomphe pourl’ingénieur Hattison.

Son orgueil exultait.

Mais il n’en voulait rien laisser paraître, ets’appliquait, au contraire, à faire montre d’un sang-froidinébranlable.

Guidés par lui, les milliardaires se livrèrentà une battue générale, fouillant et remuant tout, explorant lesmoindres coins, s’excitant l’un l’autre par des exclamationshaineuses dans cette chasse à l’homme, à l’espion.

Ils l’eussent certainement lynché de leurspropres mains, dans l’accès de sauvage colère qui s’était emparéd’eux.

William Boltyn n’était pas le moinsacharné.

De formidables jurons lui échappaient.

Il donnait libre cours à sa fureur.

Le dernier, il prolongea ses recherches.

– Il y a là quelque chose que nous necomprenons pas, conclut Hattison. J’approfondirai cela… il doitêtre ici. Il y est… Mais il se fait tard. Suspendons nosrecherches.

Les milliardaires, un peu calmés, pénétrèrentdans le hangar.

Aurora les avait suivis.

Les cinquante automates étaient là, rigides,sur leurs jarrets d’acier.

Il n’y eut qu’un cri d’admiration.

En quelques mots, Hattison expliqua leurfonctionnement, leur rôle dans la guerre future.

– Voilà, s’écria-t-il, pourquoi je vousai tous convoqués. Dix années d’incessant labeur m’ont donné cerésultat… Ce sera le point capital de notre œuvre, celui qui nousassurera la victoire… Et n’ai-je pas raison, continua-t-il, sij’attache la plus grande importance à la capture de l’espion quis’est introduit ici, cette nuit même. Ce n’est pas un ouvrier. Sonpremier soin a été de prendre connaissance des plans de mes hommesde fer. Il a dérobé un sifflet. Dans quel but ? Je l’ignore.Tout indique donc que nous avons affaire à un ingénieur, un hommepour qui la mécanique et l’électricité n’ont pas de secrets.

Olivier Coronal entendait tout cela, immobilesous son armure, au centre du bataillon.

Par moments, il semblait au jeune homme qu’ildevenait fou.

Miss Aurora était là ! parmi ces hommesdont il préméditait la mort !…

Derrière le casque de métal, le visaged’Olivier se convulsait.

Vingt fois, pendant cette chasse à l’homme, ilavait été sur le point de se livrer lui-même, de renoncer à savengeance.

Et maintenant, c’était Aurora quis’interposait entre lui et ses victimes !

Cependant Hattison refrénait les marquesd’admiration et les hurrahs dont le gratifiaient lesmilliardaires.

– Laissez-moi faire manœuvrer devant vousnos futurs soldats, fit-il. Vous pourrez ensuite établir votrejugement sur des bases solides.

– Est ce que ce sont de véritablessoldats ? demanda le gros Philipps Adam au distillateurSips-Rothson, dont le visage, sous l’influence du claret, avaitpris des teintes vermillonnées.

– Nous allons bien le voir, répondit cedernier, qui, pas plus que le marchand de forêts, n’avait l’espritalerte.

Hattison installa tout le monde dans la courde l’enceinte sur le perron du laboratoire, et recommanda de ne pasbouger.

Puis il pénétra de nouveau dans le hangar,ayant à la main un sifflet semblable à celui que tenait OlivierCoronal.

Le jeune homme avait pris sa décision, ou dumoins, il croyait l’avoir prise.

Il irait jusqu’au bout de son œuvre.

Il sacrifierait Aurora.

Hattison approcha le sifflet de seslèvres.

Un son aigu, strident, déchira l’air.

Lourdement, faisant trembler le sol sous leurssemelles de plomb, les automates s’avancèrent, pénétrèrent dans lacour de l’enceinte, se dirigeant vers le laboratoire.

– Hurrah ! pour Hattison, cria lepremier William Boltyn.

– Hurrah ! Hurrah ! s’écrièrentà pleine voix les milliardaires.

Soudain, clamé par un chœur invisible, leYankee Doodle se fit entendre.

Hattison venait de mettre en branle une sériede phonographes.

L’effet fut saisissant.

L’ingénieur n’avait pas compté en vain sur lechauvinisme de ses hôtes.

Ceux-ci se sentirent comme électrisés.

Aurora elle-même applaudit frénétiquement.

Les hurrahs redoublèrent.

Impassible en apparence, Hattison surveillaitla marche de ses hommes de fer.

Magistralement, il les arrêta d’un coup desifflet, à quelques mètres du perron sur lequel se tenaient lesmilliardaires, William Boltyn en tête.

Que se passa-t-il alors dans l’âme d’OlivierCoronal ?

Allait-il exécuter son plan, intervenir,dépouiller son masque d’automate.

La vie de tous ces Yankees luiappartenait.

Il lui suffisait de vouloir.

L’Europe serait sauvée.

Une volée de mitraille ferait justice.

La société des milliardaires aurait vécu.

Mais Aurora ?

Aurait-il la force de la sacrifieraussi ?

Hattison avait rejoint ses hôtes sur leperron. L’exaltation était à son comble.

On eût porté l’ingénieur en triomphe, s’il nes’en était défendu.

Les phonographes à pavillon dévidaienttoujours le Yankee Doodle.

Leurs notes puissantes se prolongeaient enéchos.

Soudain, un coup de sifflet se fitentendre.

Ce n’était pourtant pas Hattison qui avaitcommandé la manœuvre.

Les hommes de fer s’agenouillèrent.

Un second coup de sifflet résonna !

Avant que, cloués sur place par la stupeur,les milliardaires eussent fait un mouvement, tous les fusilss’abaissèrent.

L’instant était suprême.

D’un mouvement brusque, Olivier Coronal avaitenlevé son casque et rejeté son arme loin de lui.

Tête nue, d’une pâleur livide, il apparut,debout, dominant le bataillon agenouillé, dont les fusils tenaientenjoué les milliardaires.

Les yeux du jeune Français étaient fixés surAurora.

Une horrible souffrance convulsait sonvisage.

Son bras se souleva.

Le sifflet toucha presque ses lèvres.

C’était le dernier signal.

Les automates allaient faire feu sur le perrondu laboratoire.

À ce moment, un cri déchirant se fitentendre.

La jeune milliardaire venait de reconnaîtrel’inventeur.

– Olivier Coronal !s’écria-t-elle.

Ce cri pénétra jusqu’au cœur du jeunehomme.

La jeune miss s’était avancée vers lui.

Son bras retomba, sans forces.

Il était vaincu, désormais.

Cependant les milliardaires étaient revenus deleur stupeur, de leur effarement.

– L’espion ! s’écrièrent-ils, levoilà ! Il est à nous !

Hattison avait sorti un revolver de sa poche.Il s’était élancé à son tour.

Mais avant lui, Aurora était parvenue près dujeune homme ; et, oubliant toute dissimulation, essayait del’entraîner.

– Ils vont vous tuer !s’écria-t-elle.

Autour du prisonnier, maintenant, en dehors dubataillon des hommes de fer, tous les Yankees étaient accourus.Presque tous, à l’exemple d’Hattison, avaient le revolver au poing.Leur attitude menaçante ne laissait aucun doute sur leursintentions.

– Rendez-vous ! cria Hattison.

– Jamais ! répondit l’inventeur.

Tous les revolvers étaient braqués surlui.

– Mon père, s’écria alors Aurora, vousêtes le maître ! Sauvez cet homme !

– Cet espion ! rugit William Boltyn.C’est impossible. Il faut qu’il meure !

Son doigt appuyait sur la gâchette. Mais iln’eut pas le temps de faire feu.

Folle, échevelée, Aurora lui avait arraché desmains le revolver, et s’était placée devant Olivier.

– Si vous touchez à cet homme,clama-t-elle, je me tue !… Vous aurez deux cadavres au lieud’un !

Il y eut une minute d’hésitation.

L’attitude d’Aurora était sublime.

– Ma fille ! ma fille !… hurlaWilliam Boltyn, fou de douleur.

Il s’était rué en avant, les yeux terribles,les poings serrés ; et c’était lui, maintenant, qui protégeaitles deux jeunes gens.

– Que personne n’attente à la vie de cethomme ! commanda-t-il d’une voix formidable.

Olivier Coronal était sauvé.

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