La Conspiration des milliardaires – Tome II – À coups de milliards

Chapitre 5Les travaux du Subatlantique

Dans legrand salon de la Septième Avenue, à Chicago, William Boltyn et safille prenaient le thé en tête-à-tête.

Entièrement meublé avec les plus récentsmodèles de Paris, les murs de laque blanche aux rehauts d’orrepoussé, les tentures et les tapis de soie claire, éclairés pardes lampes à incandescence disséminées dans un magnifique buissonde cristal polychrome, orné de tableaux de maîtres, ce salonn’avait guère son rival dans tous les États de l’Union.

Un luxe inouï présidait à l’agencement desmoindres détails.

Le marbre des cheminées était incrusté depierres précieuses.

Les guéridons supportaient des statuettesd’argent massif.

À la place d’honneur, se dressait un buste demarbre. C’était celui de miss Aurora Boltyn.

Par la porte entrouverte, on apercevait lagrande salle des fêtes de l’hôtel, et la perspective des colonnesde métal se terminant par des têtes de taureaux et de béliersquatre fois plus grandes que nature.

Un Européen, un Parisien surtout, eût étédépaysé au milieu de ce luxe coûteux et de mauvais goût, dans cesalon vaste et froid dont la disposition géométrique semblaitappeler l’ennui et prédisposer au spleen.

Il y manquait ce charme discret de la couleuret de la forme, cette impression d’intimité qui caractérisent lademeure européenne, mais dont se soucient fort peu les Yankees.

Du reste, les richesses amoncelées autourd’eux ne semblaient pas, pour le moment, rendre plus heureux lemilliardaire et sa fille.

Leurs figures compassées, la raideur de leurtenue, le silence qu’ils observaient depuis plus d’une heure, touteleur allure glaciale et renfrognée dégageaient la même impressiond’ennui lourd que la pièce où ils se trouvaient.

L’horloge électrique, que soutenait unecariatide de bronze patiné, sonna neuf heures.

William Boltyn posa près de lui le journalqu’il parcourait.

Il se versa une large rasade de whisky ;puis l’ayant absorbée d’un trait, il alluma un havane baguéd’or.

En face de lui, Aurora tapotait nerveusementla table à thé du bout de son éventail.

– Monsieur l’ingénieur Hattison, annonçaun domestique vêtu d’une livrée bleu-de-roi et chamarré comme ungénéral autrichien.

L’ingénieur pénétra dans le salon.

Toujours vêtu de son éternelle redingote, plusmaigre encore qu’à l’ordinaire, les yeux caves, la démarcheautomatique, M. Hattison, après avoir salué correctementAurora, s’assit à côté de William Boltyn.

Celui-ci ne sembla même pas s’être aperçu deson entrée.

Les deux hommes étaient cependant lesmeilleurs amis du monde ; mais en bons Yankees, ils nejugeaient pas à propos de dépenser leur temps à se serrer la main,à échanger des formules de politesse. Cette manière de voir ne leurétait pas particulière.

On serre, en Amérique, la main d’un hommelorsqu’il vous est présenté ; on la lui sert de nouveau s’ilpart en voyage, s’il vous quitte.

En dehors de cela, dans les rencontresquotidiennes, le shake-hand n’a plus rien à voir.

– Eh bien, mon cher savant, fit Boltyn,j’ai reçu vos communications. Vous êtes certain que, malgré lesmoyens que nous avons employés, Ned et ses amis ont tout de mêmetrouvé les capitaux nécessaires à leur entreprise ?

– J’en ai la preuve indéniable, réponditl’ingénieur. Depuis trois mois je sais, jour par jour, tout cequ’ils font. L’emplacement choisi comme point d’attache de leurvoie ferrée sous-marine est à quelques kilomètres de New York. Lestravaux sont déjà commencés.

– Mais qui peut bien leur avoir fournides capitaux ? fit violemment Aurora. Mon père m’a dit quetoutes les banques de l’Union s’étaient engagées à n’en rienfaire.

– Il faut bien qu’il y ait là-dessousquelque commanditaire puisque Ned, par suite de son entêtement, desa bêtise, se trouve maintenant presque sans un sou, et que de soncôté, le père de sa femme – en prononçant ce mot il eut un riresarcastique – s’est dépouillé pour assurer à sa fille une dotdérisoire de cent mille francs.

– Cent mille francs ! fit la jeunefille. Mais c’est à peine la moitié de ce que je dépense par anpour mes robes. C’est à croire que votre fils est devenu tout àcoup inintelligent ! En tout cas, l’éducation pratique quevous lui avez donnée ne lui a guère profité. Nous en parlionsencore, mon père et moi, ce matin au reçu de la dépêche annonçantvotre arrivée.

– Quels que soient les sentiments qui luiont dicté sa conduite, mon fils n’est plus maintenant pour moiqu’un ennemi. Au moment où nous touchons au but, où nos usines deMercury’s Park et de Skytown vont pouvoir mettre en ligne unepuissante armée, dont la puissance de destruction n’aura jamais euson égale ; au moment, dis-je, où l’écrasement de l’Europen’est plus qu’une question de temps, il a déserté notre cause,contrarié tous nos projets en passant au service de ces Européensque j’exècre. Je ne peux plus le traiter qu’en adversaire dangereuxqui possède nos secrets et qui pourrait s’en faire une arme… Quisait, ajouta-t-il violemment, s’il n’a point obtenu les capitauxdont il semble disposer par des révélations ?… Ah ! jesouhaite être dans l’erreur ; car, je le lui ai dit, le jouroù j’aurai la certitude de sa trahison, il ne vivra pasvingt-quatre heures.

– Non, fit William Boltyn, votre filsn’aurait pas fait cela. Mais il convient plutôt, pour le moment,d’aviser aux moyens que nous emploierons pour empêcher cesubatlantique d’être construit.

– Oui, s’écria rageusement la jeunefille, ce serait trop fort qu’après avoir renié son père, sapatrie, il vienne ici me narguer moi-même, afficher son unionstupide, et qui plus est, emprunter l’argent de nos compatriotespour lancer une invention française. Nous serions des lâches sinous ne relevions pas ce défi. Tous les moyens sont bons, lorsqu’ils’agit de châtier un Yankee renégat.

– C’est qu’il semble armé depersévérance, fit Hattison. Jusqu’à présent je n’ai rien ménagépour apporter des obstacles à la construction de leur trainsous-marin. Dès le commencement des travaux, mes agents secrets ontprovoqué une grève générale des ouvriers. On les a remplacés. Nedet ses amis n’emploient plus maintenant que des Français ou desIrlandais, qu’ils doivent payer fort cher puisque toutes lesnouvelles tentatives sont restées sans résultat. En outre, j’aiforcé la main aux usines métallurgiques qui leur fournissent lespièces d’acier. Mais la science que j’ai donnée à Ned, se retourneaujourd’hui contre moi. J’espérais provoquer une rupture, unaccident, par suite de la mauvaise qualité du métal. Bah !tout a été revu méticuleusement et soumis à un procédé spécial defonte, de trempage, qui décuple la résistance. Comme vous le voyez,nos adversaires sont bien outillés, et l’argent ne semble pas leurmanquer.

– Il ne nous manque pas non plus, fitBoltyn avec orgueil ; et quand j’y devrais dépenser jusqu’àmon dernier million, je jure bien de réduire à néant leur audace,de leur montrer qu’on ne s’attaque pas impunément à moi.

– Je suis complètement de votre avis, fitl’ingénieur, en apparence très calme.

Depuis le commencement de cette conversation,sa figure n’avait pas changé d’expression.

À peine ses yeux caves s’étaient-ils alluméssous l’influence de la colère qui grondait en lui.

Mais c’était une colère mathématique,glaciale, qui n’avait pas besoin de se traduire par des signesextérieurs.

– Je suis complètement de votre avis,venait-il de dire… Mais, ajouta-t-il avec un rire sinistre, nousn’aurons pas besoin de beaucoup dépenser. L’important est d’agirpromptement. Je suis forcé de reconnaître, poursuivit-il, que cesingénieurs ont fait preuve d’un indiscutable talent. Le bateausous-marin à roulettes et l’énorme ballon d’acier dont ils se sontservis pour poser leurs rails, sont de véritables merveilles, etprouvent une entente pratique des difficultés de ce genre detravail. Déjà le premier kilomètre est presque achevé. Lalocomotive elle-même sera prête d’ici peu ; et je sais desource sûre qu’on compte l’essayer dans les premiers jours du moisprochain.

– Et c’est maintenant que vous nous enavertissez, s’écria Aurora en repoussant sa chaise loin d’elle. Iln’aurait pas fallu la leur laisser construire, empêcher à tout prixces essais.

– Au contraire, miss, répliqua Hattison,c’était dans mon plan d’attendre. Vous n’ignorez pas qu’unetentative de ce genre ne va pas sans quelques dangers, surtoutquand une main intelligente se fait complice de la nature. Qu’ya-t-il de plus simple ? Quelques torpilles placées çà et là,bien à propos, nous feront une jolie petite explosion, qui réduiraen miettes les inventeurs et leur invention.

Aurora se taisait, épouvantée. L’ingénieurHattison continua d’une voix sourde, où se trahissait la natureimplacable de ses sentiments.

– Ah ! si vous saviez miss, combienj’ai dû souffrir pour en arriver à parler ainsi. Si mon fils étaitun homme médiocre, je lui accorderais ce pardon que l’on donne àceux que l’on méprise. Mais son intelligence touche presque augénie. Je le sais, et je sens qu’il me dépassera un jour dans lavoie des découvertes scientifiques. Il eût pu réaliser entièrementmes espérances et mes projets, rendre l’Amérique maîtresse du mondepar l’argent et par la science. J’ai tout sacrifié pour lui et ilme trahit. Il me place dans la cruelle alternative de devenir soncomplice, d’être moi-même un renégat, de mentir aux principes detoute ma vie ou de le sacrifier. Que faire ?

Aurora dont il attendait une approbationdemeurait silencieuse, William Boltyn écoutait, avec une attentionplutôt bienveillante, les paroles de l’ingénieur.

– Oui ! s’écria de nouveau Hattisond’une voix étranglée, j’ai pris ma résolution. Et quoique je doiveen souffrir dans mon cœur paternel, je trouve plus honnête, plusloyal, et plus américain de sacrifier l’ingrat qui répudie toutesmes idées, que d’aider à son triomphe par ma faiblesse. Sans lesmesures énergiques que j’ai décidées, son projet réussirait ;la société des milliardaires aurait dépensé vainement d’immensescapitaux ; le Vieux Monde triompherait de l’Amérique.

Au mot de capitaux, William Boltyn avaitpoussé une sorte de grognement. Il n’était jamais entré dans sonidée, qu’aucun sentiment humain pût être mis en balance avec uneconsidération financière.

Malgré la colère et la haine qu’elle avaitpour Ned Hattison, Aurora ne put réprimer un frisson.

Pendant quelques secondes, tout le monde restasilencieux.

William Boltyn calculait en lui-même lesavantages et les inconvénients de cette tactique féroce, aussiplacidement que s’il eût été question d’un nouveau système desalaison des viandes.

Sa fille semblait plus agitée.

Elle se rappelait l’amour qu’elle avaitéprouvé pour Ned.

Le souvenir, en elle, luttait avec l’orgueilet la joie de la vengeance.

Mais son front, qui pendant quelques secondess’était éclairé, se rembrunit de nouveau.

Sa physionomie reprit son immobilitéhautaine.

Sa haine d’à présent l’emportait sur l’amourde jadis.

Quant à l’ingénieur Hattison, un sourireeffrayant semblait figé sur ses lèvres autoritaires.

Il observait l’effet de ses paroles sur sesdeux interlocuteurs.

– J’ai longtemps réfléchi, fit-il ;et je crois cette solution la plus pratique. Ned l’aura voulu. Lesecret de Mercury’s Park ne sera pas dévoilé. Il ne faut jamaismanquer une occasion de faire deux besognes à la fois.

– Ah ! s’écria Boltyn, comme je suisheureux de vous avoir choisi comme chef de notre patriotiqueassociation de milliardaires. Si tous les Américains possédaientvotre énergie, mon cher Hattison, nous verrions alors ce quepeuvent la science et l’entente pratique de la vie.

– Mon père a raison, fit Aurora, dont levisage n’avait plus un tressaillement. Il faut imposer notre génienational à tous ces barbares qui s’entêtent à vivre dans laroutine, qui entravent la marche des progrès. Le monde entier n’estpas trop grand pour notre activité.

– Mais, reprit le milliardaire, revenonsà la question qui nous intéresse. Poser des torpilles c’est bien.Savoir comment, c’est mieux. Faut-il faire venir un des sous-marinsde Skytown ?

– Non pas. Ce serait beaucoup troplong ; et cela pourrait éveiller des soupçons. Que nosmerveilles dorment encore à l’abri des regards indiscrets. Ellespourront bientôt se montrer au grand jour.

– Alors ?

– Alors il est beaucoup plus simpled’acheter un petit sloop sur lequel j’embarquerai une équipe descaphandriers choisis parmi les ingénieurs, en qui j’ai touteconfiance. Les abords des travaux sont, il est vrai, éclairés nuitet jour par des phares électriques, et gardés par des compagnies depolicemen. Mais grâce à un millier de dollars bien distribués, lespoliciers s’occuperont de leurs affaires avant d’avoir souci desautres. Quant au chef électricien, c’est un de mes hommes qui aréussi à se faire embaucher en se donnant comme Français. Il saurabien provoquer dans la machinerie, un accident qui nous permette deposer nos torpilles en pleine obscurité… Ce ne sera du reste pastrès long, reprit Hattison après une pause. Une heure à peine. Nousdéroulerons, en nous retirant, les fils conducteurs jusqu’à lacôte. De cette façon, lorsque la locomotive sera engagée sur lavoie, nous n’aurons qu’à presser le bouton d’un appareilélectrique. Ce sera, comme vous voyez, très facile. Soyez sansaucune crainte, je me charge de tout.

– Vous savez que nous avons en vous uneentière confiance, fit William Boltyn visiblement satisfait. Vousnous tiendrez, n’est-ce pas, au courant des résultats ?

– Vous recevrez, comme à l’ordinaire, lesnouvelles par dépêches chiffrées. Je ne doute pas qu’elles nesoient bonnes. Toutes mes précautions sont prises… Je vais vousdemander la permission de me retirer, ajouta-t-il en se levant. Ilfaut que j’envoie à Mercury’s Park les instructions dont mesingénieurs ont besoin pendant mon absence.

Et de son pas d’automate égaré parmi deshumains, l’ingénieur Hattison regagna les appartements qui luiétaient réservés, à l’hôtel Boltyn, chaque fois qu’il y venait.

Cet homme, qui venait de sacrifier froidementla vie de son fils, n’avait pas eu un clignement de paupières, uneintonation de voix émue.

Il marchait vers son but, la satisfaction deson orgueil, mathématiquement, sans même soupçonner l’horreur deson cerveau déformé par l’ambition, sans s’imaginer qu’il en putêtre autrement.

Pendant qu’à Chicago s’ourdissait cetteconspiration contre lui et ceux qu’il aimait, Ned Hattison, penchésous sa lampe, travaillait à résoudre les dernières difficultés dela commune entreprise.

Par moments il s’interrompait.

Les yeux mi-clos, il laissait un instantvagabonder sa pensée.

Que de peines, que d’efforts il avait fallupour en arriver aux résultats déjà acquis.

Depuis qu’étaient commencés les travaux, lejeune ingénieur vivait dans de continuelles alarmes.

Il revoyait tout, les grèves qui avaientéclaté parmi les ouvriers sans qu’on pût s’expliquer pourquoi, lesdédits subits des usiniers qui, sans motifs, avaient refusé delivrer les commandes, ou bien n’avaient fourni que des piècesdéfectueuses ; plus tard les avaries inexpliquées survenues aubateau sous-marin qui servait à la pose des rails, les vols deplans, de documents.

Toutes ces contrariétés, selon lui, avaient lamême cause. Il les attribuait aux mêmes influences mauvaises de sonpère, de William Boltyn et d’Aurora.

Il sentait, autour de leur entreprise, lahaine d’une volonté jalouse dont l’inimitié se traduisaitjournellement par quelque nouvelle complication.

Pour lui-même, il ne craignait rien.

Mais M. Golbert ? MaisLucienne ? Et Olivier Coronal ?

Il se devait de les protéger contre le dangerqu’il sentait grandir au-dessus de leur tête, alors que, tout à lajoie de voir s’avancer, de jour en jour, le moment tant attendu oùle subatlantique s’élancerait à la conquête de l’Océan, les deuxhommes ne voyaient rien d’anormal dans les embarras journaliers,dont se hérissait la construction de la locomotive etl’établissement de la voie sous-marine.

M. Golbert surtout rayonnait.

Il était devenu l’ami intime deM. Michon, qui avait tenu sa parole, et dont la caisse étaitouverte largement à l’entreprise.

Le brave homme s’était même entremis auprèsd’autres capitalistes.

Il assurait que l’argent ne manquerait paspour continuer les travaux.

Tout le monde le bénissait.

Mais lui, bonhomme et souriant, ne voulaitrien entendre des remerciements.

– Peuh ! faisait-il avec jovialité,ça représente au moins du cinq cents pour cent ce placement-là.Dans dix ans on s’arrachera les actions du subatlantique. Vousvoyez donc bien que tout le monde à ma place eût agi comme moi, etn’eût pas laissé échapper ce placement de père de famille.

– Oh ! dites tout c’que vousvoudrez, s’écriait le Bellevillois. N’empêche que M. Ned etmoi, nous nous sommes rudement baladés dans New York, pour couriraprès les picaillons de ces messieurs.

Le domestique d’Olivier avait conquis lasympathie de tout le monde.

On lui pardonnait volontiers son langage degavroche, tant il se montrait serviable.

M. Michon surtout l’avait en grandeestime.

L’ancien mathurin, devenu millionnaire, et legamin de Paris s’accordaient bien ensemble.

L’un fumant sa pipe, et l’autre sa cigarette,ils étaient allés, plus d’une fois, faire de longues promenadesdans les bars de New York, au grand amusement du banquier qui, touten absorbant des cocktails, racontait à Léon ses premièrestraversées et les bordées fantastiques de sa jeunesse dematelot.

Le Bellevillois était riche maintenant.

Il avait dû accepter, M. Michon menaçantde se fâcher, une petite bourse contenant deux mille dollars, enrécompense des trois cent mille francs trouvés par lui, de siheureuse façon, dans un cab.

Léon avait tout de suite pensé à sa mère, labrave marchande des quatre-saisons qui devait toujours traîner sapetite voiture dans les rues de Belleville : et c’est avec deslarmes de joie qu’il lui avait envoyé la moitié de cette somme.

– Pas vrai, faisait-il, comme ça, à laplace de tirer la chignolle par des temps d’chien, ellepourra s’mettre fruitière en boutique. Faut bien aider ses vieux,quoi ?

– Tope là, mon garçon, s’était écrié sonbienfaiteur. Aussi vrai que je suis un gars de Granville, tu es unbrave cœur.

La jovialité du banquier réchauffait tous lescourages.

Sa bonne humeur, qui ne se démentait jamais,la rondeur de ses manières de philanthrope bourru, rendaient pluslégers les soucis, les préoccupations qu’apportaient, chaque jour,les travaux du subatlantique.

– Nous y arriverons, répétait-il sanscesse à ses trois amis. Que voulez-vous, on ne cueille pas de rosessans se piquer les doigts. Tout cela n’empêchera pas que nous ironsrevoir Paris en faisant la nique aux paquebots.

Les journaux de l’Union, le New YorkHerald en tête, se montraient très favorables auxinventeurs.

Les noms de Golbert, d’Olivier et de NedHattison y étaient louangés. On donnait leurs photographies.

En France même, la locomotive sous-marinefaisait le sujet de toutes les chroniques.

On flétrissait l’incurie du ministère quin’avait pas accueilli les propositions des ingénieurs, et avaitlaissé bénéficier l’étranger de cette invention destinée à changerla face du monde maritime.

– Je reconnais bien là les Français,faisait M. Golbert chaque fois qu’une de ces chroniques luitombait sous les yeux. Il n’y avait pas assez de voix pour traiternos projets d’absurdes ou tout au moins d’utopistes quand nous noussommes adressés à eux. Aujourd’hui qu’il est trop tard, que nousavons dû nous expatrier, nous sommes des génies. Et dire que cesera toujours la même chose.

Tout ce bruit qu’on avait fait, en France,avait au moins servi à quelque chose.

Ému par les nouvelles alarmantes qu’avaientpubliées les journaux américains, c’est-à-dire par le récit desgrèves successives et des avaries qui s’étaient produites chaquejour dans le matériel, sans qu’on pût expliquer comment, legouvernement français avait fait d’amicales représentations augouvernement américain, lui demandant de faire protéger les travauxen cours du subatlantique.

Dans ces circonstances, la Chambre desreprésentants s’était conduite d’une façon irréprochable.

Quelques jours après plusieurs compagnies desoldats et de policemen surveillaient, nuit et jour, le point de lacôte d’où partait la voie sous-marine.

Dès lors les travaux avaient marché beaucoupplus rapidement.

Mais, par une coïncidence que M. Golbertet M. Coronal ne s’étaient pas expliquée, les journaux avaientcessé de publier des informations, des articles surl’entreprise.

Quant à Ned, prédisposé comme il l’était, iln’avait pu s’empêcher de voir là, toujours, l’influence mauvaise deWilliam Boltyn et de son père.

Il savait le milliardaire assez puissant pourimposer silence aux feuilles de l’Union. Mais pourquoi cetteconduite ? Où voulait-il en venir ?

Et c’était, pour lui, le continuel souci de sesentir guetté nuit et jour, poursuivi par cette haine jusqu’alorsinvisible, mais qu’il craignait de voir s’affirmer, un jour, parquelque catastrophe.

Pourtant tout allait à merveille.

Le premier kilomètre de rails était posé.

On avait dressé des cartes des bas-fondsocéaniens.

Jusqu’à présent, l’affirmation de ce savantanglais prétendant que si l’Atlantique se desséchait, on pourraitaller en carrosse de New York en Irlande, sur un vaste plateaucalcaire de niveau à peu près constant, semblait êtrejustifiée.

Au moyen de puissantes cartouches de dynamite,on avait fait la place nette de la luxuriante végétation de fucusgéants, d’algues et de lichens dont l’enchevêtrement compact eutrésisté à tout autre mode de déblaiement.

La lumière électrique éclairait jusqu’aumoindre repli de ces solitudes jusqu’alors inviolées.

Effrayés, les squales et les pieuvresgigantesques s’enfuyaient vers des abris plus sûrs.

Entièrement terminé, le train subatlantiqueattendait, dans les chantiers, les premiers essais qui devaientavoir lieu dans quelques jours.

Sous l’effort de la fiévreuse activité desinventeurs, ce coin de la côte de l’Atlantique avait pris unenouvelle physionomie.

Des phares puissants projetaient une lumièreétincelante jusqu’à plusieurs kilomètres en mer.

Les équipes de travailleurs se renouvelaientnuit et jour.

Une armée de mécaniciens, d’ajusteurs,d’électriciens, mettait la dernière main au colossal train d’acierqui devait pour la première fois, s’engager avec la vitesse d’unexpress dans les profondeurs de l’Océan.

La veille des premières expériences, toutétait prêt.

On s’était séparé de bonne heure, après ledîner.

Chacun avait besoin de prendre des forces pourle lendemain.

Il pouvait être dix heures du soir.

Dans l’ombre épaisse des vieux arbres quil’entouraient, le cottage était assoupi.

Pas complètement cependant.

Accoudé à la fenêtre de sa chambre, audeuxième étage, Olivier Coronal, avant de se coucher,s’immobilisait dans une paresseuse rêverie.

Tandis, qu’au loin, une large tache delumière, baignant la côte, indiquait l’emplacement des travaux,qu’à l’opposé New York tachait de mille flamboiements l’horizon deténèbres, Olivier songeait au passé, et sentait monter en lui uneinfinie douceur.

Tout à coup, comme il venait de relever latête et se disposait à fermer sa fenêtre, les phares électriques dela côte s’éteignirent.

La grande tache lumineuse que faisaient lestravaux était rentrée dans la nuit.

– Que se passe-t-il encore ? se ditl’ingénieur. Quel nouvel accident est-il arrivé ?

Sa première pensée fut de prévenir sesamis.

– Mais, pensa-t-il, M. Golbert etNed dorment sans doute. Les réveiller ? Ce n’est peut-êtrequ’une chose sans importance, un dérangement des dynamos, larupture d’un fil conducteur. Dans quelques minutes, les phares vontse rallumer.

Et, dans l’incertitude, il attendit, observantl’horizon.

L’idée que cette obscurité était voulue,qu’elle servait à favoriser une trahison, ne lui vint même pas.

Pendant plus d’une heure, la côte restaplongée dans les ténèbres.

Il allait se décider à prévenir quand même sesamis lorsque, subitement, la lumière reparut.

– Oui, j’avais raison, fit-il. C’était unaccident sans importance.

Et rassuré par cette idée, il ferma safenêtre.

Il eût été sans doute moins tranquille si,dans un petit sloop filant à toute vitesse, il avait pu voirl’ingénieur Hattison, entouré de quelques hommes vêtus enscaphandriers, écouter attentivement le récit de l’un d’eux, levisage éclairé d’un sinistre sourire.

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