La Conspiration des milliardaires – Tome II – À coups de milliards

Chapitre 8Manœuvres financières

L’ingénieur Hattison n’avait pas parlé à lalégère.

M. Michon venait d’être déclaré enfaillite, sans avoir encore pu s’expliquer grâce à quelenchaînement de circonstances.

Sa fortune semblait pourtant solidementassise.

Tout d’un coup, la débâcle était survenue.

Le matin même, tandis qu’il accompagnait sesamis les ingénieurs, jusqu’à l’embarcadère, pour leur souhaiterbonne réussite, on avait présenté, en même temps, à ses guichets,toutes les créances qu’il croyait disséminées, et qui se trouvaientréunies dans la même main. Pour faire face à cet événementinattendu, le banquier avait alors liquidé bon nombre d’actions desmines argentifères dont il venait de lancer une émission.

À la Bourse, les valeurs solides et biencotées la veille, étaient tout à coup descendues à rien.

Il avait vendu quand même, voulant à tout prixsauver sa signature.

Mais l’énorme perte, qu’il avait subie enagissant de la sorte, ne lui avait pas servi à grand-chose.

Deux heures après, un nouveau garçon de banquesurvenait, porteur d’autres créances.

Eût-il vendu de nouveau tout le reliquat deses valeurs minières, qu’il n’eût pas même réalisé la moitié de lasomme indispensable.

C’était la banqueroute, la ruine.

Pour la première fois de sa vie,M. Michon avait dû laisser partir le garçon de banque avec lesvaleurs impayées.

Ce coup de foudre l’atteignait au moment où,confiant et joyeux, il voyait l’avenir s’ouvrir devant lui, où ilcommençait à reprendre haleine, à se relâcher un peu de son durlabeur de trente années.

– Mais comment peut-il se faire que mesactions aient baissé subitement, sans motif apparent, alors qu’aucontraire elles étaient, depuis quinze jours, honorablement cotéesà la Bourse ? se demanda-t-il avec désespoir.

Ce problème demeurait, pour lui, mystérieux etinsoluble.

Affaissé devant son bureau, dans son fauteuil,le brave homme semblait atterré.

Dans le hall de la banque, les commischuchotaient entre eux.

On commentait la grosse nouvelle.

– Encore un qui saute, disait l’un.

– Bah ! nous connaissons ça. Maisvous savez, cette fois-ci, c’est bien joué ; car le patron estun malin.

– Croyez-moi si vous voulez, faisait unautre petit bonhomme à la figure chafouine et malicieuse, c’est levingt-cinquième que je vois fermer boutique. Je finirai par croireque je porte la guigne à mes patrons.

Et, se relâchant de leur zèle accoutumé,puisqu’ils s’attendaient à être remerciés, laissant se morfondredevant les guichets les clients et les garçons de recette, tous lescommis s’étaient réunis pour échanger leurs opinions.

M. Michon, sortant de son cabinet etgagnant la rue, ne les fit pas même se déranger.

– C’est bien là le premier signe, murmurale banquier. Au fond, ils ont raison. Que suis-je maintenant poureux ? J’ai perdu ma respectabilité, comme on dit ici. Dehors,au milieu de l’incessante bousculade des gens pressés, courant àleurs affaires, à leurs plaisirs, envahissant les bars, sautantdans les cars, M. Michon se retrouva, la tête martelée,l’esprit tendu comme un ressort qui menace de se rompre.

L’incohérence de ces événements, quibouleversaient sa vie du jour au lendemain, le stupéfiait, lelaissait sans force pour réagir.

Au bout de quelques minutes, l’air vif, lespectacle changeant des avenues, de la foule, avaient détendu sesnerfs.

Pour la première fois, il se demanda d’oùpouvait bien venir ce coup de massue, et quelle invisible puissanceavait prémédité la débâcle dont il était victime.

Car enfin, ce n’était pas naturel cette baisseimmédiate de ces actions minières, une affaire qu’il avait lancéeavec toutes les garanties possibles, et qui n’avait cessé deprospérer, au point qu’il préparait une seconde émission.

Il fallait bien que cette baisse fût l’œuvrede quelqu’un, le résultat de machinations financières.

Et qui donc, sinon William Boltyn, aurait pufaire cela ?

– J’aurais dû m’en douter, prendre mesprécautions, se dit le banquier qui commençait à voir clair, à serendre compte de la filière des événements. Ce qu’ils ont vouluattaquer en moi, c’est la locomotive sous-marine.

Il sauta dans un cab, et donna l’adresse ducottage Golbert.

– Quelle secousse va leur donner cettenouvelle, pensa-t-il. Sans doute, en ce moment, ils sont tout à lajoie d’avoir réussi leurs expériences du matin. Ce pauvreGolbert ! Et Ned ! Et Olivier !… Quelle stupeurlorsqu’ils vont apprendre que tout s’écroule, que je suis ruiné, etque je ne puis plus leur être utile.

Le cab filait le long des interminablesavenues, où les trains électriques passaient de minute en minutesur leurs ponts de fer.

Il sortit de la ville, laissant derrière luil’incessante fourmilière, des maisons de vingt étages oùs’empilent, sans air et sans soleil, des existences de labeurforcené et d’activité dévorante, loin de la nature et de la vielibre, belle et saine.

Les maisons, plus basses et plus rares,s’entouraient d’un peu de verdure.

Plus de hautes cheminées vomissant sans cessela fumée ; plus de sombres bâtisses le long desquelles courentdes tuyaux de plomb crachant la vapeur en souffles rythmiques.

Un soleil déjà chaud versait une impalpablepoudre d’or sur les champs où s’apprêtait la moisson prochaine, surles vergers en fleurs, sur les cottages aux couleurs gaies où dejoyeux enfants s’ébattaient.

Le cab s’arrêta devant la demeure desGolbert.

M. Michon y pénétra.

De gros soupirs gonflaient sa poitrine.

– Comme je vais leur faire de lapeine ! pensait-il.

Tout de suite, il remarqua l’air consterné deLéon qui était venu lui ouvrir.

Le Bellevillois, d’ordinaire si joyeux, siexubérant, avait les yeux rouges.

Il était silencieux.

– Mais qu’as-tu donc, Léon ? s’écriaM. Michon. Que se passe-t-il ?

– Ah ! ne m’en parlez pas, monpauv’monsieur. C’est une révolution dans la maison, unecatastrophe, quoi !

– Encore une catastrophe ! Mais noussommes donc maudits !

– Ah ! c’est à le croire.Figurez-vous, ces expériences de ce matin, une explosion qu’a toutdétruit ! Une vraie bouillabaisse, quoi. Paraît que tous lestravaux sont sens dessus dessous, comme si qu’une bombe auraitpassé par là… Et c’pauvre vieux ! Oh ! pardon, je voulaisdire, ce pauvre M. Golbert qu’on a ramené comme un cadavredans une voiture, avec tout l’derrière de la tête en sang et qu’estmaintenant dans son lit. C’est une désolation. Tout le monde avecdes figures pâles comme des linges. Ah ! c’est pas pourdire ; mais c’qu’on aurait mieux fait de rester àParis !

M. Michon l’écoutait, le cœur serré, touten se dirigeant vers la maison.

Les volets étaient clos, et le silence de cespièces qu’on eût dit désertes indiquait bien, par le contrastefrappant avec l’animation des jours précédents, qu’un malheur étaitsurvenu.

En montant les marches du perron,M. Michon se sentait accablé.

Les mots d’explosion, de blessure, decatastrophe, s’entrechoquaient dans son cerveau, sans qu’il eûtencore pu leur attribuer un sens réel.

Tout se confondait dans une penséed’angoisse.

Il n’osait pas prévoir, pas deviner ; etce nom maudit de William Boltyn planait dans sa mémoire ainsi qu’unoiseau de malheur.

Le brave homme, victime lui-même de la hainelatente et systématique qui venait, là aussi, de faire son œuvre,ne songeait seulement pas à lui-même, et s’accusait :

« Je devrais pouvoir les réconforter,faisait-il, leur apporter l’espoir. Et que vais-je donc pouvoirleur dire ? Que je suis ruiné ? Que je les ruine avecmoi ?… et que c’en est fait, pour longtemps, du chemin de fersubatlantique. »

Dans la salle à manger du rez-de-chaussée, Nedet Olivier, assis chacun à une extrémité de la table, setaisaient.

Qu’auraient-ils pu se dire ?

Hanté par la certitude que la catastropheétait l’œuvre de son père et de William Boltyn, Ned Hattisonéprouvait une pudeur à confesser, tout haut, ses pensées.

C’était l’irrémédiable : à quoibon ?

Une grande lumière se faisait en lui.

Il percevait distinctement les motifs de cettevengeance : fureur d’Aurora qu’il avait refuséd’épouser ; orgueil de William Boltyn, qui ne pouvait pascomprendre qu’on résistât à ses milliards ; et puis, encore etsurtout, la haine de son père, l’inventeur Hattison, dont l’âmeambitieuse et froide lui gardait rancune de la vie libre qu’ilavait choisie, et de son refus de continuer l’œuvre de destructionqui s’élaborait à Mercury’s Park.

– Oui, c’est certainement lui, surtout,l’instigateur du complot. La locomotive sous-marine, une inventionfrançaise, aurait changé toutes les conditions économiques desrapports internationaux. C’étaient tous ses calculs déjoués ;et je le sais trop ambitieux pour avoir pu l’admettre. Et puis, jesuis un témoin gênant ; je connais l’existence de trop dechoses !… « Tu ne vivrais pas vingt-quatre heures,m’a-t-il dit, lors de cette scène violente qui clôtura notredernière entrevue, s’il t’arrivait de révéler le secret deMercury’s Park !… » Quelle âme cruelle. Et comme il estpossédé par l’ambition ! C’est bien cela. Il a saisil’occasion de me faire disparaître. Il n’a même pas hésité àenglober mes amis dans sa vengeance ; et ce n’est qu’à unmiraculeux hasard, à cette épave faisant éclater les torpilles, quenous devons d’être encore vivants.

Les dents serrées par la rage qui bouillonnaiten lui, Ned répétait mentalement :

« Ah ! le misérable esclave du lucreet de l’ambition ! On le proclame roi de la science ;mais à quoi la science peut-elle bien servir dans de pareillesmains, dans un cerveau monstrueux d’égoïsme comme le sien, si cen’est à perpétrer le malheur des hommes… Tout ce qu’il a rêvé deplus grand, de plus généreux, c’est de se mettre à la dispositionde William Boltyn, cet empereur des dollars, cet assoiffé depuissance, dont la fortune est un crime social ; et, d’accordavec lui et d’autres milliardaires, de combiner froidementl’écrasement de l’Europe. »

Skytown, Mercury’s Park !… Comme ces nomsrésonnaient lugubrement aux oreilles du jeune homme, tandis qu’illes évoquait, dans cette maison endeuillée, où gisait un blessé, lepère de sa chère Lucienne, l’inoffensif savant à l’esprit ouvertaux généreuses inspirations.

La présence d’Olivier Coronal, aussi, letroublait comme un reproche.

Cet homme qui, le premier, avait jeté dans soncœur la bonne semence de raison et de justice, dont les parolesétaient allées remuer en lui derrière la façade de son éducation,les rêves informulés, la croyance à autre chose que des capitaux etdes tarifs industriels, avait failli succomber le matin même.

En contemplant l’inventeur plongé dans unerêverie profonde, Ned se souvenait.

« Lorsque je l’ai rencontré, sedisait-il, encore Yankee par habitude, je me suis attaqué à lui.J’ai essayé de lui dérober le secret de sa torpille terrestre.J’étais encore un ingénieur Américain au service de mon père, etchargé de la mission qui m’apparaît maintenant si odieuse. Lui n’avu en moi qu’une intelligence égarée, ne m’a pas retiré sonestime !… Quelle âme haute que la sienne ; et comme ilaime l’humanité ! Comme il a foi en l’avenir !… Cettetorpille terrestre, ce foudroyant engin, n’était dans sa penséequ’une arme de progrès, un moyen pour rendre la guerre impossible,pour en hâter la suppression, pour faire revenir à leur destinationvéritable, les millions qu’engloutissent, chaque année, lesarmements continuels, que dévore la paix armée, comme on l’appelleironiquement… Et quel changement s’est effectué en moi, àl’entendre parler, cette nuit où, tous deux, nous nous promenâmeslongtemps, à travers la ville endormie et muette. « L’humanitéest supérieure, aux peuples, me disait-il. Que voudriez-vous fairede cette invention dont vous cherchez à surprendre le secret ?Une arme nouvelle augmentant l’horreur des tueries, changeant lesplaines en charnier !… Les moissons n’ont point besoin de cetengrais. La paix est supérieure à la guerre ; et si j’ai dotémon pays de ma découverte, c’est parce que je le crois, entre tous,le plus capable de montrer la bonne voie de civilisation et deprogrès. »

Toujours immobile dans sa rêverie, OlivierCoronal ne sentait pas, sur lui, le regard dont Ned l’enveloppait,non plus que l’expression de reconnaissance et d’admiration dujeune homme.

S’il avait encore su quel sacrifice OlivierCoronal avait accepté silencieusement, Ned n’eût pas trouvé de motspour le remercier.

Mais il ignorait l’amour qu’avait eu Olivierpour Lucienne ; il ne pouvait pas savoir à quel sacrificeOlivier avait consenti pour assurer le bonheur de la jeunefille.

Au-dessus de la salle à manger, un bruitétouffé de pas résonna doucement dans le silence de la maison.

C’était Lucienne, qui veillait au chevet deson père blessé.

La porte d’entrée, qui donnait sur le perron,s’ouvrit.

On entendit marcher dans le corridor.

M. Michon entra.

Ned et Olivier s’étaient levés.

– Ah ! mes pauvres amis s’écria lebanquier, la main tendue et des larmes dans la voix. Comme je vousplains ! Est-ce horrible, cet accident !

– Ah ! vous avez appris ! fitNed.

– Oui. Léon m’a tout raconté. Au moins,cette blessure, ce n’est pas grave ?

– Non, heureusement, répondit Olivier. Ildort, là-haut, très affaibli. Pourvu que la fièvre ne se déclarepas, il en sera quitte pour une quinzaine de repos. Mais quelhasard, si nous sommes encore en vie !

Et Ned raconta tout, la descente, la mise enmarche, l’épave aperçue par M. Golbert et l’explosion subitedont le remous avait soulevé l’avant de la locomotive, détruit tousles travaux et fait tomber le vieux savant, à la renverse, sur lesmarches d’un escalier de fer, où c’était miracle qu’il ne se fûtpas tué.

Olivier, lui aussi, expliqua comment, la nuitprécédente, il s’était aperçu de l’extinction subite des phares quiéclairaient les travaux, et comment, après, il s’était étonné de laréponse vague de l’électricien responsable.

Pour chacun de ces trois hommes, il n’y avaitaucun doute sur la cause de ce monstrueux attentat.

Mais, pas plus qu’Olivier Coronal,M. Michon n’osait en parler.

Tous deux pressentaient l’horrible souffrancede Ned, obligé de constater que le crime, qu’un hasard seul avaitempêché, avait été conçu par son père.

Ils respectaient sa douleur.

Le silence se fit, de nouveau, dans la salle àmanger.

Olivier était retombé dans sa rêverie.

Affalé sur une chaise, M. Michon netrouvait pas une parole de consolation.

– Ils ne se doutent pas du nouveaumalheur qui nous atteint, pensait-il. Peut-être ont-ils l’espoir derecommencer les travaux !

Il ne pouvait se décider à leur conter saruine, la banqueroute imprévue dans laquelle il sombrait.

– Mes pauvres amis, fit-il pourtant avecun tel accent désespéré que Ned et Olivier le regardèrent… Oui, mespauvres amis, reprit-il en se faisant violence, vous ne connaissezpas toute l’étendue du désastre.

Les deux hommes sursautèrent.

– Comment, s’écria Ned, que voulez-vousdire ?

– Je veux dire que notre entreprisesous-marine a soulevé bien des haines, que l’invisible ennemi quila poursuit ne s’est arrêtée qu’après l’avoir totalement anéantie,que nous n’avons plus d’argent. Je vais, sans doute, être déclaréen faillite.

– Vous êtes ruiné ?

– Hélas ! oui. Ma banque semblaitprospère, n’est-ce pas ? Ma dernière émission des minesd’argent avait réussi. Tout s’est effondré. Je ne connais qued’aujourd’hui l’étendue du désastre : partout l’on refuse monpapier.

Et M. Michon leur exposa la successiondes événements, refit les calculs.

– Vous voyez, fit M. Michon enconcluant, que la chose était préparée de longue date. Ce pauvreGolbert, il faut lui cacher soigneusement tout cela, jusqu’à saguérison. Le coup serait trop dur !

Devant un mouvement commun d’admiration, Nedet Olivier s’étaient emparés des mains du banquier.

Ils se taisaient ; mais on pouvait liredans leurs regards tout leur respect pour la grandeur d’âme de cethomme, qui oubliait sa ruine et ses ennuis personnels pour nepenser qu’à consoler de leur défaite les inventeurs dusubatlantique, cette invention qui était la cause même de sadébâcle financière.

– Mais oui, c’est pour vous et aussi pourles œuvres philanthropiques que je soutenais que cela me contrarie.Un bonhomme comme moi n’a pas besoin de grand-chose. J’ai, là-bas,de l’autre côté de l’Atlantique, à Granville, une petite baraque aubord de la mer, où je pourrai tranquillement fumer ma pipe enracontant des histoires aux mioches sur le rivage. Que voulez-vous,mes amis c’est la vie. Seulement, fit-il avec un mélancoliquesourire, je ne vous cache pas que j’aurais bien voulu retourner aupays dans votre locomotive sous-marine. Pour un vieux mathurincomme moi, ç’aurait été drôle !

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