La Conspiration des milliardaires – Tome II – À coups de milliards

Chapitre 7Une dépêche de Hattison

À la même heure, dans une des rues les plusanimées de New York, l’ingénieur Hattison pénétrait dans unpost office.

Ce n’était plus l’homme que nous connaissons,glabre, rasé, vêtu de l’éternelle redingote noire et duhaut-de-forme à bords plats.

Il était méconnaissable.

Le visage encadré d’une barbe grisonnante,vêtu à l’anglaise, d’un complet à carreaux et d’un chapeau defeutre mou, un petit sac de cuir en bandoulière, il eûtcertainement défié la perspicacité du policeman ou du détective lemieux exercé.

C’est que Hattison ne tenait pas à êtrevu ; et d’un bout à l’autre de l’Union tout le monde leconnaissait.

Pas de journal qui n’eût reproduit saphysionomie impérieuse et froide.

Pas de famille qui ne possédât la photographiedu plus grand inventeur des États-Unis.

Aussi, chaque fois qu’il se déplaçait pour sesaffaires personnelles, l’illustre savant mettait-il à contributionl’art des figaros yankees.

Il possédait chez lui, dans son domaine deZingo-Park dont on disait tant de merveilles, une collection depostiches qui eût fait la joie d’un comédien.

Cette particularité, connue de tout le monde,les fables qui circulaient de bouche en bouche au sujet desprodigieuses inventions qu’on lui attribuait, l’absence totale derenseignements sur sa propriété, dont quelques rares visiteursseuls avaient franchi le seuil, tout cela avait créé autour deM. Hattison un voile de mystère qui piquait la curiosité detous les Américains.

On disait encore qu’il existait, aux alentoursde son magnifique palais de Zingo Park, des souterrains quicontenaient des inventions merveilleuses, capables de changer laface du monde.

Chaque fois qu’on lui avait parlé, que desjournalistes avaient essayé de l’interviewer, Hattison n’avait rienconfirmé, de même qu’il n’avait rien démenti.

Un sourire énigmatique avait été sa seuleréponse.

Il s’était contenté d’annoncer, par lesjournaux, qu’il désirait être tranquille chez lui, et que, dureste, l’imprudent qui se hasarderait à vouloir pénétrer dans sondomaine, serait foudroyé, dès les premiers pas, par une déchargeélectrique.

Cette note n’avait fait qu’aiguillonnerdavantage la curiosité du public.

Des gentlemen très honorables avaient engagédes paris.

– Mille dollars, que j’entrerai chezlui.

– Tenu. Mille dollars.

Et malgré les précautions prises par lesenragés parieurs, les cinq ou six qui avaient tenté l’aventure yavaient laissé leur vie.

On comprendra facilement que rien que le faitde posséder une maison entourée d’un blocus électrique, eût rendupopulaire l’ingénieur Hattison, tout autant que l’énorme pas qu’ilavait fait faire à la science de l’électricité, qu’il avaitappliquée à presque tous les besoins de la vie.

Du reste, très habile, très observateur,Hattison avait toujours semblé fuir la renommée.

C’était un motif pour qu’elle lui fût venue,et cela en vertu d’une loi philosophique.

Souvent, en lisant les journaux qui parlaientde lui, l’illustre ingénieur souriait.

« Que serait-ce, pensait-il, si tous cesracontars se changeaient en certitude, si l’on savait vraimentquelles puissances je détiens, quels secrets je possède, si l’onconnaissait l’existence de ces formidables usines, Mercury’s Parket Skytown dont les hautes cheminées fument à l’abri des montagnesRocheuses, préparant la guerre de demain, la nôtre, la déchéance del’Europe et la gloire de notre nation. »

Et c’était un contraste frappant que cette âmeambitieuse et volontaire, logée dans un corps malingre et voûté,mais où les yeux, les terribles yeux froids et métalliques,décelaient l’opiniâtreté de l’égoïsme le plus monstrueux.

Dans le post office, au guichet dutélégraphe, Hattison attendait son tour.

– Dépêche chiffrée, prononça-t-il,lorsqu’il put enfin s’approcher, en présentant une feuille depapier.

Quelques instants après, William Boltynrecevait un télégramme.

Après quelques minutes de travail, il put enlire la traduction :

Comme je vous l’avais annoncé, les essaisde la locomotive sous-marine ont eu lieu ce matin. Tout était prêt,les engins déposés, les fils conducteurs amarrés au rivage d’où meshommes, soigneusement cachés, n’avaient qu’à attendre le momentpropice. Un hasard nous a contrariés. Au moment de faire jouer lesdétonateurs, les fils électriques se sont trouvés rompus. Etpourtant je sais qu’au moment où la locomotive s’engagea sur lavoie, une explosion se produisit qui souleva son avant, détruisitla presque totalité des travaux. M. Golbert a été blessé assezsérieusement à la tête. Je ne puis expliquer cette explosionprématurée que par le choc d’une épave qui aura touché une torpillequelques secondes avant le moment où nous devions nous-mêmes agir.La locomotive est intacte. Ned et l’ingénieur Coronal n’ont pas étéblessés. Mais je m’empresse de vous annoncer que cet échec estcompensé. Je veux parler du banquier Michon. Depuis huit jours,j’ai manœuvré selon vos instructions, et avec les crédits que vousm’avez ouverts, la banqueroute de Michon est une affaire faite. Jelui ai fait présenter, ce matin, la plus grande partie des créancesque vous avez achetées. Nos renseignements étaient exacts. Il n’apas pu payer, et a dû vendre, avec une perte énorme, toutes lesactions des mines dont nous le savions possesseur, et surlesquelles nous avons fait opérer un mouvement de baisse. Je suiscertain que sa banqueroute n’est qu’une question de quelquesheures, d’autant plus qu’ayant commandité la locomotivesous-marine, il lui sera impossible de payer les ouvriers et lesmatériaux. Je vais quitter New York demain.

William Boltyn se frotta les mains.

La contrariété, le dépit qui s’étaient peintssur son visage à la lecture de la première partie du télégramme,avaient complètement disparu.

– Ah ! ah ! s’écria-t-il enquittant son bureau, et en redressant sa stature de lutteur, voilàce qu’on appelle de la bonne besogne.

Un rire strident lui échappa, et ce rire étaittellement peu dans ses habitudes qu’on eût dit plutôt unricanement.

– Ah ! vous avez voulu me braver,continua-t-il sans colère, vous avez cru qu’on pouvait s’attaquer àmoi, comme si je n’étais pas tout-puissant, aussi bien par mongénie que par mes milliards. Eh ! bien, vous voilà satisfaitsmaintenant. Vous avez essayé votre force ; il vous en coûte.Il fallait d’abord vous assurer des armes, avant d’entamer lalutte.

Depuis fort longtemps, William Boltyn n’avaitété aussi satisfait.

Une fois de plus, il sortait vainqueur d’uneentreprise pleine de périls.

Il n’en doutait pas, cette banqueroute sisavamment combinée, entraînait avec elle la ruine certaine desprojets industriels de Ned et de son beau-père.

Presque tous leurs travaux avaient étédétruits par l’explosion. Ils n’allaient ni pouvoir tenir leursengagements, ni payer leurs ouvriers et leurs fournisseurs.

Jamais ils ne se relèveraient d’un telcoup.

– Il a refusé d’épouser ma fille, pensaitBoltyn. Elle est bien vengée.

Justement, Aurora venait chercher son père,pour une promenade à cheval.

On pouvait dire, vraiment, que sa rancuneavait transformé la jeune fille.

Depuis le jour où elle avait appris le mariagede son ex-fiancé Ned Hattison, en même temps que son arrivée à NewYork, sa mélancolie, sa tristesse, son expression nonchalanteétaient disparues.

– Je me vengerai, avait-elle dit.

Et cette idée fixe semblait lui avoircommuniqué une force, une énergie nouvelles.

Plus éprise de sports que jamais, elleparcourait, chaque matin, la campagne environnante, nerveuseamazone dont la jupe impeccable flottait au vent, faisait de labicyclette l’après-midi, et s’était adonnée de nouveau à l’escrimeet à la photographie.

Entre-temps, les courses en autocar dans lesmagasins, la lecture des revues scientifiques, l’intérêt qu’elleapportait à toutes les inventions nouvelles, satisfaisaient sonbesoin de dépenser de l’énergie.

La cravache à la main, elle pénétra chez sonpère.

– Pas encore prêt ? Et que fais-tudonc à marcher ainsi de long en large ?

Le milliardaire s’était retourné.

Son visage, impassible et compassé àl’ordinaire, était éclairé d’un sourire de triomphe.

– Allons, ne te fâche pas, fillettefit-il en souriant ; si je ne suis pas encore prêt àt’accompagner, je puis t’annoncer, en attendant, une bonnenouvelle.

– Il s’agit de Ned, n’est-ce pas ?s’écria la jeune fille.

– Précisément. C’est étonnant comme tu esperspicace. Tiens, lis, fit-il en lui donnant la traduction de ladépêche. Voici les nouvelles que me communique Hattison.

– Fort bien, mon père, fit-elle après enavoir pris connaissance. Je reconnais là votre intelligence.Provoquer la banqueroute de Michon, c’était assurément la manièrela plus sûre de terrasser vos adversaires, de leur enlever tous lesmoyens de réussir. Et c’est sérieux, cette blessure ?

– Je n’en sais pas plus que toi. Mais neserais-tu pas contente ? Cela te chagrine qu’un malencontreuxhasard ait préservé Ned de l’explosion ? Qu’à cela netienne ! Il est encore temps…

– Mais non, mon père, interrompit-elle,je ne suis point si sanguinaire. Il vaut mieux, au contraire, quetout se soit passé sans qu’il y eût mort d’homme. Je m’estimesuffisamment vengée par la défaite de ce Ned orgueilleux qui, jecrois, n’a plus maintenant qu’à retourner en France, son paysd’adoption.

– Et la banqueroute de Michon ?s’exclama le milliardaire, encore tout à la joie du succès de sesmanœuvres financières. Est-ce bien combiné ? Va, n’aie paspeur, celui qui me vaincra n’est pas encore né.

– Est-ce bien certain que Michon ne serelèvera pas de ce coup ?

– Absolument sûr. Je guettais sasituation, depuis que je le savais commanditaire de la locomotivesous-marine, et j’ai choisi le moment propice.

Aurora ne répondit pas.

Elle enveloppa son père d’un regardd’admiration où se lisait, avec l’orgueil du triomphe, la joiefarouche d’être vengée de cet amour qui l’avait tenue, pendant unan, dans la mélancolie et dans les larmes.

Au loin, par les fenêtres du cabinet detravail, on apercevait Chicago, la ville monstrueuse, étendantjusqu’à l’horizon sa perspective géométrique et monotone.

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