La Conspiration des milliardaires – Tome II – À coups de milliards

Chapitre 9Triste séparation

Quinzejours après, grâce à la sollicitude de Lucienne, M. Golbertétait complètement rétabli.

Une légère cicatrice rougeâtre lui restaitseule, comme marque de l’attentat où il avait failli périr avec Nedet Olivier.

On n’avait pu lui cacher longtemps labanqueroute de M. Michon, la débâcle complète des projetscommuns.

Ce qu’il avait souffert de voir ainsis’envoler son dernier espoir de réussite, l’expression douloureusede sa figure, vieillie subitement de plusieurs années, ledisait.

– C’est bien la fin, mon pauvre Ned,avait-il dit. Je comptais sur ma locomotive sous-marine pourcouronner ma vie. À mon âge, on ne recommence plus à espérer.

Il y eut un moment de véritable désespoir.

À quoi bon travailler de nouveau ?

Le laboratoire était désert.

Tout le monde errait, dispersé. C’est à peinesi, aux heures des repas, on se retrouvait à table, l’estomac et lecœur serrés, au milieu d’un silence désolant.

Seul, M. Michon, qui venait presque tousles jours au cottage, essayait de retrouver sa jovialitéd’autrefois, et de redonner du courage à ses amis, par de bonnesparoles.

Sa conduite avait vraiment été admirable.

Pas un seul instant, il ne s’était soucié delui, de l’effondrement de sa maison de banque.

Inlassable de dévouement, tout en affectant unair et des paroles bourrues, il avait épargné aux inventeurs tousles ennuis de la situation.

C’en était fait, maintenant, de l’animationdes chantiers, de la fièvre d’activité qui avait transformé lepoint de la côte d’où la voie du subatlantique s’enfonçait sous lesflots.

Le train avait été démonté, l’estacadedémolie, les ouvriers licenciés.

Çà et là, un pan de hangar encore debout, unéchafaudage à demi abattu, indiquaient seuls qu’on avait tenté deréaliser, là, l’œuvre gigantesque, de résoudre le problème descommunications, rapides et sans danger, entre les continents.

Puis, un à un, les derniers vestiges destravaux avaient disparu.

Et quand tout avait été terminé, balayé commepar le vent du malheur et de la fatalité, les trois hommes qui,chaque jour, des fenêtres de leur cottage, assistaient aubalaiement, s’étaient sentis gagner par une indicibletristesse.

Sans doute, tous trois se rendaient biencompte que la catastrophe était irrémédiable, qu’ils avaient luttévainement.

Et des noms bourdonnaient à leursoreilles.

Les mêmes noms hantaient leur insomnie :William Boltyn, Hattison, Aurora, noms qui signifiaient, pour eux,de la haine, de la cruauté et du mépris de l’humanité.

Mais tous trois se taisaient.

Ils évitaient de les prononcer, ces nomsmaudits, sentant bien quelle atroce souffrance c’était, pour Ned,d’avoir à constater que la main criminelle qui avait détruit lestravaux, attenté à leur propre vie, était celle de son père.

Lucienne, dans ces circonstances difficiles,avait fait preuve d’une grande intelligence, d’un tact parfait.

Bien qu’habituée à tout connaître des souciset des déceptions de son père et de son mari, elle n’avait faitaucune question.

Elle sentait bien qu’il y avait là quelquechose de terrible, que ce n’était pas un malheur ordinaire.

Elle s’était révélée l’affectueuse compagne,dont le sourire et la douceur un peu maternels mettent un baume surles pires souffrances.

Que de fois n’avait-elle pas arraché Ned à desombres rêveries, chassé le pli soucieux de son front, etcâlinement par un bon baiser, fait reparaître un peu de joie sur levisage de son père.

Un jour, comme en un pèlerinage,M. Golbert et Ned avaient parcouru la côte.

Plus rien ne subsistait des ancienstravaux.

Là où résonnaient les enclumes, où ronflaientles dynamos électriques, on n’entendait plus que le mugissement desvagues battant la falaise abrupte.

L’un après l’autre, les deux hommes marchaienten silence.

Qu’eussent-ils dit ?

Tous deux sentaient bien l’inutilité desparoles de haine.

Ce qu’il fallait, c’était de l’énergie, de laconfiance en soi-même.

Ah ! surtout, fuir au plus vitel’atmosphère déprimante de ce pays où semblaient toujours planer,pour eux, des menaces nouvelles.

– Je l’avais bien prévu, fitM. Golbert ; eût-on le génie pour soi, on ne peut luttercontre la force aveugle des milliards.

Le savant traduisait exactement leur communepensée.

Invinciblement, en parcourant l’emplacementcouvert de ruines de ces travaux qui devaient apporter la gloire etréaliser de hautes conceptions humanitaires, Ned songeait à cettecatastrophe, à cette explosion sous-marine dans laquelle ilretrouvait si bien la manière d’agir, cruelle et prudente, de sonpère, sa volonté d’arriver au but par tous les moyens, fût-ce mêmepar le crime.

– Mon père, dit-il tout à coup, en selaissant aller à son besoin d’expansion, ah ! comme je leméprise. Ne jamais revoir cette figure terrible et glaciale, cesyeux que n’embrase plus que le feu de l’ambition ; me laver decette parenté ; ne plus fouler le même sol que lui :retourner en France !

Les deux hommes s’étaient arrêtés.

– Mon pauvre Ned, s’écria le vieillard enlui prenant les mains, pourquoi parler encore du passé, del’irrémédiable ! Laissez ces souvenirs qui vous font souffrir.C’est ici votre véritable famille, celle que vous avez choisie etqui vous aime, qui ne veut pas vous voir malheureux.

Et véritablement émus, leurs regards secherchaient.

Ned se reprenait à sourire.

– Paris, s’écria-t-il, la ville qui m’atant transformé, où mon âme s’est ouverte à la joie d’aimer, moncœur à l’espérance, mon cerveau à la véritable science, comme j’aibesoin de te revoir ! Meurtri et las comme je le suis, qu’ilsera bon de retrouver notre petite villa de Meudon, les lieuxchers, les objets familiers, de recommencer, loin de ces luttesd’ambition et d’égoïsme, la vie tranquille et laborieuse, entre machère Lucienne et vous, mon véritable père d’adoption.

« Là, seulement, je pourrai me créer unesituation indépendante, assurer notre existence matérielle,m’adonner à tout ce qui m’intéresse dans la science, depuis qu’ellem’est apparue comme la source de toute vérité et de toute justice,rechercher la solution des problèmes sociaux, et toujoursapprofondir, toujours créer.

« Voilà les seuls moyens de résoudre laterrible guerre des races et des classes, de dissiper le malentendusanguinaire dont s’embarrasse encore l’humanité, après des milliersde siècles d’évolution.

La voix du jeune homme s’était élevée, songeste s’était élargi.

Ses yeux brillaient de la noble flamme del’enthousiasme.

– Ah ! comme vous me faites plaisir,mon cher enfant, s’écria M. Golbert, de reprendre goût àl’action, de renaître de nouveau à l’espoir. Vous êtes jeune ;ce n’est pas à votre âge qu’il faut s’attarder à des regrets,lorsque tant de problèmes s’offrent à vous, à votre activité. Vousl’avez dit : la science est la source inépuisable de vérité etde justice. On a beau la renier, la charger de tous les crimes, etproclamer son insuffisance, sa banqueroute, l’avenir est à elleseule ! Triomphante de tous les systèmes, elle seule apportela possibilité du bonheur universel, satisfait l’intelligence, etprépare pour l’avenir des sociétés plus libres, des mœurs plussaines et plus belles.

« Que de projets à réaliser ! qued’événements à hâter ! que de bonheurs à fairenaître !

« En créant des ballons dirigeables, onsupprimerait forcément les frontières, ces barrièresconventionnelles établies par le hasard des batailles, et qui sontdes entraves au progrès, aux relations des peuples.

« Plus de casernes, d’arsenaux oùs’enfouissent inutilement les millions et les énergies. À la place,des maisons spacieuses et agréables, aux planchers et aux murs deporcelaine, hygiéniques et confortables, bien aérées, pourvuesd’eau en abondance, éclairées et chauffées à l’électricité,desservies par le téléphone… tous avantages jusqu’ici réservés àquelques privilégiés.

« Telle serait la première victoirepacifique des classes pauvres.

« Ce ne serait pas la moins importante,assurément, que cette conquête de l’intérieur, cette délivrance del’étroit logis humide et fétide, bâti sans aucun souci del’hygiène, où l’haleine pestilentielle des plombs est une menaceconstante de typhoïde ou de tuberculose. La mortalité effrayante denouveau-nés diminuera, en même temps que les parents deviendrontmoins anémiés, moins alcooliques. Ce sera le commencement del’œuvre de la science.

Les deux hommes avaient repris leur promenadele long de la côte.

Le courage et la confiance en l’avenir leurrevenaient.

Une brise saline arrivait du large, fouettantleur visage animé par la causerie.

– La science, toujours féconde, tracerales sillons du laboureur et décuplera sa récolte, continuaM. Golbert. De l’azote, principe essentiel de toutevégétation, il en existe à l’état naturel, dans l’atmosphère,d’immenses provisions, facilement convertissables en azotates, quidonneraient au sol une richesse incalculable.

« Tous les objets de consommation, lesvêtements, les meubles, sortiraient sans fatigue de puissantes etingénieuses machines aux bras d’aciers ; et les forcesnaturelles, captées par le génie humain, en seraient lesinépuisables moteurs.

« Ce serait la fin du règne des usinesméphitiques, suintant la maladie, décimant les classes ouvrièrespar un travail malsain de douze et quatorze heures par jour, usantavant l’âge les organismes par la nécrose, la phtisie,l’alcoolisme, et préparant des générations lamentables etrachitiques.

« La science élargira le contrat socialen dissipant l’ignorance, en imposant la vérité.

« Elle fera disparaître de la terrel’abrutissant travail manuel.

« Parmi la joie de la nature, le labeurdes hommes ne sera plus qu’un exercice musculaire destiné àdévelopper sainement le corps, comme l’étude développera lecerveau.

« Déjà, rien que par les travaux desPasteur, des Charcot, des Brown-Séquart, on peut prévoir quelsprogrès effectueront la médecine et la chirurgie, qu’une sciencenouvelle, le magnétisme, vient de lancer sur une voie encoreinexplorée, mais qui promet de merveilleuses découvertes.

« Les rayons X, encore, la photographiede l’invisible, comme l’appelle le peuple, ouvrent le champ à desobservations plus parfaites de la nature humaine. Ses altérations,ses défaillances n’auront plus rien de caché.

« La terre se couvrira de villesenchantées, claires et gaies, et l’on oubliera la misère et lasouffrance des temps révolus. D’un bout à l’autre du monde, lesgrandes artères des chemins de fer, des trains sous-marins, deslignes aériennes, transporteront, comme un sang nourricier, lesproduits de l’activité des peuples sur tous les points del’univers.

« Libérée des longs siècles detâtonnements et d’oppression, la pensée courra le long des fils destélégraphes, s’imprimera librement, pour créer du bonheur enrecherchant la vérité, en dissipant les mystères…

Et dans la noblesse d’un geste d’enthousiasmeet de croyance, M. Golbert, le bras tendu dans la direction dela vieille Europe, semblait la prendre à témoin.

Sous ses longs cheveux blancs, son cerveauétait toujours aussi vigoureux, aussi épris de vérité et detravail.

Son cœur ardent battait toujours dans sapoitrine, dès qu’il s’agissait de l’humanité, de sa destinée, deson bonheur futur.

– Ah ! que je vous remercie pour cenoble élan, s’écria Ned. Moi aussi, je me sens plus fort,maintenant.

Ce soir-là, le cottage fut moins triste etmoins silencieux.

Fort avant la nuit, à côté de Lucienne qui,tout en suivant la conversation, occupait ses doigts à unebroderie, les deux hommes, renaissant à l’espoir, firent desprojets d’avenir.

On retournerait à Paris aussitôt quepossible ; on oublierait cette mauvaise période pour ne penserqu’à l’œuvre à accomplir dans la paix du foyer, loin des figureshaineuses et des complots ambitieux.

Olivier Coronal apprit, sans joie, qu’onallait retourner en France.

Chaque jour, il passait de longues heures àlire les journaux, et semblait de plus en plus sombre etcontrarié.

L’usage que le gouvernement faisait de latorpille terrestre, ce foudroyant engin dont il avait doté laFrance, lui donnait beaucoup de soucis.

Un grave différend venait de surgir avecl’Angleterre à propos de la politique coloniale.

Une rupture diplomatique était imminente et,pour l’inventeur, c’était aussi l’écroulement de son rêvehumanitaire.

Cette torpille, qu’il avait destinée à rendrepresque impossible une guerre prochaine, qu’il avait confiée augouvernement français dans l’espoir qu’il saurait s’en servirpacifiquement, menaçait, à présent, d’être l’instrument d’un nouvelégorgement, d’un carnage fratricide.

L’attitude du ministère avait, en effet,changé du tout au tout, depuis qu’il se savait en possession decette arme formidable. De pacifique et même indolente, son attitudeétait devenue presque agressive.

Olivier Coronal expliqua tout cela à sesamis.

– Nous allons donc nous séparer,fit-il ; car je ne veux pas rentrer en France, du moins pourle moment. Trop de déceptions m’y attendent, et je n’ai pas lecourage de les affronter. Avouez que, pour moi, ce serait un tristespectacle, cette lutte entre les peuples que j’aurais contribuée àrendre plus meurtrière.

– Mais elle n’aura pas lieu !s’était-on écrié. Ce serait un bouleversement économique dont seressentirait le monde entier. Jamais le gouvernement ne voudralancer la France dans une telle aventure.

Doucement, mais obstinément, Olivier Coronalavait refusé de retourner à Paris.

– Non, avait-il dit. Je viens de recevoirdes propositions fort acceptables d’un ingénieur américain deChicago. Je vais rester ici en attendant les événements. Plus tard,nous verrons.

Léon Goupit ne s’était pas accommodéfacilement de cette perspective. L’Amérique avait perdu beaucoup deprestige à ses yeux.

– Ben, quoi ! c’est un pays comme unautre, faisait-il ; seulement qu’les gens ont toujours l’air,tant ils ont des mines renfrognées, d’avoir perdu leur père lematin. C’est pour ça qu’ils se dépêchent toujours, comme s’ilsallaient commander les billets d’enterrement.

Évidemment, le Bellevillois étaitdésillusionné.

Les romans-feuilletons, les aventuresmerveilleuses chez les sauvages, lui paraissaient maintenant bienexagérées.

Et puis, il s’était attaché à Ned et àM. Golbert ; et cela lui faisait de la peine de lesquitter.

Plutôt que de rester chez les boulotteurs dejambon, comme il appelait toujours, pittoresquement, les Yankees,il eût bien mieux aimé revoir Belleville et sa mère, la bravemarchande des quatre-saisons, devenue, grâce à lui, fruitière enboutique.

Mais puisque son maître avait décidé d’aller àChicago, il l’accompagnait, sans demander d’explications.

Quinze jours après, tout était réglé pour ledépart.

Ned, Lucienne et son père s’embarquaient denouveau à bord de la Touraine. M. Michon, ayanthonorablement réglé toutes ses affaires mais n’ayant pu sauver, desa fortune, que quelques milliers de francs de rente, accompagnaitses amis en France.

L’ancien matelot, le banquier d’hier, s’enallait, comme il l’avait dit, planter paisiblement ses choux, etfumer sa pipe au bord de la mer, dans sa petite maisonnette deGranville.

Il avait chargé un businessman de vendre lecottage où habitaient ses amis, et de lui en faire parvenir leprix.

Les adieux furent touchants.

Dans la poignée de mains qu’il donna à sesamis Olivier Coronal mit tout le chagrin qu’il éprouvait de nepouvoir les accompagner.

– Notre séparation n’est pas définitive,fit-il. Attendez-vous à me voir arriver chez vous d’un jour àl’autre. Cela dépend de la tournure que prendront les événements enFrance.

Léon Goupit, cachant son émotion sous uneallure dégagée, avait dit de sa voix gouailleuse :

– Pour sûr que moi aussi je compte bien yretourner, à Paris, est-ce pas M. Olivier ? En tout cas,dites donc, m’sieur Ned, si vous r’voyez mon ami Tom Punch, vouspouvez lui serrer la main pour moi.

La cloche du départ avait tinté…

Et tandis que la Touraine gagnaitl’Océan à travers la flottille de vapeurs et de ferry-boats quisillonnaient les eaux boueuses de l’Hudson, Olivier Coronal et LéonGoupit s’installaient dans un cab avec leurs valises, et sefaisaient conduire à la gare, où les attendait le train deChicago.

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