La Conspiration des milliardaires – Tome III – Le Régiment des hypnotiseurs

Chapitre 3Pacific Railway

Le trainavait décidément du retard.

Depuis plus d’une heure, le Bellevillois,revenu dans la salle d’attente, se promène de long en large, enjetant des regards impatients sur le cadran de l’horlogepneumatique.

L’éternel écriteau : Beware ofpickpockets, se balance aux guichets et le long desmurailles.

« Au moins, pense-t-il, voilà des gensqui ont le courage de se montrer tels qu’ils sont. C’est bienaimable à eux. On sait à quoi s’en tenir. »

Instinctivement, Léon s’assura que ses dollarsétaient toujours dans son portefeuille.

Et il boutonna son veston.

Le train ne paraissait toujours pas.

Léon commençait à ne plus pouvoir secontenir.

Il pestait contre la Compagnie du PacificRailway et protestait, à haute voix, contre le mépris qu’on affecteà l’égard du public en Amérique, plus que dans tous les pays dumonde.

– Sûr que des bandits ont encore arrêtéle train, criait-il. Ah ! si j’étais le gouvernement.

– Vous êtes pressé ? lui demanda ungentleman qui, comme lui, faisait les cent pas dans la salled’attente.

– Qu’est-ce que cela peut bien vousfaire ? répondit Léon en tournant les talons auquestionneur.

Il continua sa promenade, se dressant sur sestalons et roulant des yeux furieux.

Les jeunes misses et les ladies regardaientavec curiosité ce petit bonhomme, coiffé d’une casquette, et quifumait sa cigarette en lançant de côté des jets de salive, avec uneexpression d’indicible mépris.

Pour se distraire, le Bellevillois finit paracheter un numéro du New York Herald qui s’étalait à ladevanture d’un kiosque de journaux.

Et il s’installa, pour le lire, sur le banc,entre sa valise et sa musette à provisions.

– Rien d’intéressant dans cesjournaux-là, prononça-t-il d’un air dégoûté, après avoir jeté uncoup d’œil sur les colonnes serrées. Pas seulement de feuilletons.La Chambre des représentants… le prix du coton et du sucre ;les mines d’or… la question d’Orient, continua-t-il en parcourantdistraitement la feuille qu’il tenait grande ouverte devant lui. Çane vaut pas Le Petit Parisien tout cela !…Tiens ! Le mariage d’une milliardaire. Voyons cela.

Mais à peine Léon eut-il commencé la lecturede l’information qu’il sursauta sur son banc.

Sa figure exprimait l’étonnement le plus vifet le plus profond.

– C’est bien de lui qu’il s’agitpourtant, murmura-t-il. Ah ! bien, ça, c’est tropfort !

Et, pour se convaincre, il relut :

« Le mariage de miss Aurora Boltyn, lafille du milliardaire William Boltyn, dont le monde entier connaîtles immenses usines de conserves à Chicago, et de M. OlivierCoronal, inventeur français, célèbre par sa découverte d’unetorpille terrestre, a eu lieu hier à Chicago dans la plus stricteintimité. L’ingénieur Strauss, le propriétaire des usinesélectriques qui portent son nom, était au nombre destémoins. »

« Mais qu’est-ce que cela signifie ?se demanda le Bellevillois de plus en plus intrigué. M’sieurOlivier qui vient d’épouser la fille de William Boltyn ! Sûrque j’y perds mon latin ! »

Cette dernière affirmation était tout au plusune manière de parler, Léon n’ayant jamais pâli sur la grammaire deLhomond et le De viris illustribus.

Mais cette phrase avait du moins ce mérite debien rendre son effarement.

Il renonça à comprendre.

Soudain, un timbre électrique grésilla sur lequai.

Léon remit à plus tard le soin de chercher uneexplication à l’événement surprenant qu’il venait d’apprendre parle New York Herald.

Dans la salle d’attente, tous les voyageursavaient saisi leurs plaids et leurs menus colis, et s’étaientélancés vers le train.

Le Bellevillois en fit autant.

Sa couverture en bandoulière, sa musette d’unemain, sa valise de l’autre, il monte, ou plutôt il pénètre dans unwagon – puisque ces voitures sont de plain-pied avec le quai –avantage, il faut bien le reconnaître, que les gares américainesont sur celles de nos villes françaises.

Les portières claquèrent tout le long duconvoi.

La locomotive siffla.

On se mettait en marche.

Aussitôt installé dans un coin resté libre,sans même jeter un regard sur ses compagnons de voyage, le Parisientira de nouveau de sa poche le numéro du New YorkHerald.

La chose lui paraissait tellementextraordinaire, tellement impossible, qu’il fut tenté de croire àun de ces canards, une de ces informations burlesques, queles journaux les plus sérieux reproduisent parfois, quitte à lesdémentir le lendemain.

« Voyons, se disait-il, m’sieur Olivierne peut pas avoir fait ça. Il est parti pour Mercury’s Park dansl’intention d’y pénétrer de n’importe quelle façon et de s’y faireembaucher comme ouvrier électricien par l’ingénieur Hattison.D’après ce qu’il m’a dit, William Boltyn serait à la tête d’unesociété de milliardaires yankees qui en veulent auxEuropéens ; et ce Mercury’s Park serait un vaste arsenal danslequel ils entassent des engins de destruction, pour nous réduireen capilotade et s’emparer de notre argent.

« Expliquez-moi ça que m’sieur Coronalait épousé la fille de cet homme-là ! Ma parole ! Si cen’était pas imprimé tout au long, je ne voudrais pas le croire. Ildoit y avoir là-dessous quelque chose qui m’échappe… Sûrement… Etpuis, après tout, on ne sait jamais, c’est peut-être par amourqu’il a épousé miss Aurora. Ned Hattison est bien tombé subitementamoureux de Lucienne Golbert.

« Mais alors, conclut Léon, c’est àChicago qu’il faut que j’aille pour retrouver m’sieurCoronal !… »

Cette idée ne lui était pas encore venue.

Pendant quelques minutes, le Bellevilloisréfléchit.

« Ma foi, finit-il par se dire, puisqueje suis en route pour Mercury’s Park, j’irai jusqu’au bout. Cela mefera voir du pays. J’aurai toujours le temps de revenir àChicago. »

Léon était curieux, lui aussi, de se rendrecompte de ce qui se passait là-bas, dans les montagnes Rocheuses,d’aller visiter Mercury’s Park, et depuis si longtemps qu’ilentendait parler de lui, de voir l’ingénieur Hattison.

Léon avait pris du reste son billet pourOttega.

Les neuf cents dollars qu’il avait dans sapoche lui donnaient de l’assurance.

C’est presque un petit voyage d’agrément qu’ils’offrait.

Et, prenant au sérieux son rôle de touriste,il se promit d’acheter un appareil photographique.

Pour le moment, il s’occupait à regarder lepaysage.

Le train filait à toute vitesse pour rattraperson retard.

Léon s’accouda à la portière et alluma unecigarette.

Jusqu’à l’horizon, la plaine était couverte demaïs doré. Les paysans faisaient la moisson.

Cela lui rappelait les fermiers qu’il venaitde quitter, et les bonnes journées de convalescence qu’il avaitpassées chez eux.

Puis, ce furent des pâturages que le convoitraversa en ligne droite.

Des troupeaux de bœufs paissaient enliberté.

Ils levaient, dans la direction du train quipassait en sifflant, leurs gros mufles humides, comme poursaluer.

La silhouette d’un cavalier, sans doutequelque coureur de prairie, se profilait de temps à autre au milieudes hautes herbes.

Ces bœufs, à demi sauvages, ne sont pastoujours aussi paisibles.

Il leur arrive parfois d’envahir la voieferrée et de se précipiter à la rencontre des trains, qu’ils fontmême quelquefois dérailler.

Les wagons du train sont à couloir central etcommuniquent tous entre eux.

Assis de nouveau dans son coin, sur labanquette mobile qui, le soir venu, se transforme en couchette, leBellevillois regardait défiler les Yankees qui se promenaientgravement.

Il s’amusait à les critiquer, à deviner leurprofession, d’après leur mise.

En lui-même, il gratifiait les ladies et lesgentlemen d’épithètes peu charitables.

Du salon de lecture ou du fumoir, après avoirpris connaissance des feuilles, savouré leur havane, ou tiré ladernière bouffée de leur pipe, les honorables gentlemen quivoyagent sur le Pacific Railway, peuvent aller se rafraîchir auwagon-bar ; et si l’ennui les prend, gagner le wagon-théâtrepour y faire leur digestion.

La Compagnie des wagons-théâtres attache unede ses voitures à chaque convoi.

Tout le long du parcours, une troupe d’acteursdonne des représentations sous la direction d’un imprésario.

Dans chaque compartiment, une affiche indiquele programme du spectacle.

Léon Goupit, qui ne pouvait rester assis,avait pris le parti d’aller faire un petit voyage dereconnaissance, de se dégourdir un peu les jambes.

« Ma foi, se dit-il, après avoir arpentéune dizaine de fois le couloir central, un pareil événement, lemariage de m’sieur Olivier, ça vaut bien la peine d’être arrosétout de même. Je n’ai pas été à sa noce, faut au moins que j’boiveà sa santé. »

Il pénétra dans le wagon-bar où, derrière uncomptoir d’étain, trônaient deux boys en veste blanche, peignés etpommadés avec soin.

Une demi-douzaine de gentlemen étaient déjàinstallés sur de hauts tabourets, les pieds recroquevillés sur lesbarreaux.

Ils vidaient coup sur coup, avec une dignitésans égale, des pintes de stout, ou bien dégustaient, avec deschalumeaux, les mélanges bizarres que le garçon confectionnaitdevant eux dans un gobelet d’un quart de litre.

Les boissons américaines sont aussi variéesque possible.

Il y en a pour tous les goûts, pour toutes lesheures de la journée depuis le morning ball (l’appel dumatin), qu’on prépare avec du sucre, du curaçao, de l’angostura, durhum, du citron et de la glace, jusqu’au night cap (lebonnet de nuit), et le last drink (la dernière boisson)qui s’obtient en mélangeant ensemble dans un gobelet à demi pleinde glace du cognac, de la chartreuse jaune, du sherry-brandy, duginger-brandy, du kummel et du sucre. Certaines de ces boissons, àdéfaut d’autres qualités, sont affublées de noms bizarres : letonnerre, l’huître des prairies, sans compter la collection descocktails de toute sorte.

Des œufs, du poivre, de la framboise, de lamenthe, du champagne, du lait, de l’anisette, il entre une infinitéde substances hétéroclites dans la composition de cesbreuvages.

L’alcool, malgré tout, domine.

Les Yankees de toutes classes en font uneeffrayante consommation.

Ils boivent comme ils mangent ; et cen’est pas peu dire.

Nos voisins d’outre-Atlantique ne sont plusles seuls, malheureusement, depuis quelques années, às’intoxiquer.

De même que la brasserie, le bar américain aconquis, chez nous, son droit de cité, s’est installé sur nosboulevards.

Les vieux cafés, pleins de souvenirsartistiques et littéraires, et qui faisaient l’orgueil du Parisien,disparaissent un à un, cédant la place au nouveau débit depoison.

La mode, le bon ton exigent, maintenant, quede cinq à sept, et après le dîner, tout ce qui, dans la capitale,prétend à l’élégance, se hisse sur le tabouret d’un bar, s’y tienneimpassible et roide, et se gorge consciencieusement de brandyand soda, de whisky ou d’un quelconque cocktail.

Il est vrai que, même en France, il y aparfois de l’intelligence à ne pas suivre la mode.

En matière de boissons américaines, leBellevillois, quoiqu’il n’eût guère passé plus d’un an à New Yorkou à Chicago, aurait pu tenir tête au barman le plus compétent.

Il les connaissait toutes, et en avait mêmeinventé une nouvelle : « la Bellevilloise », commeil l’avait patriotiquement dénommée.

À vrai dire, c’était tout simplement unerecette qu’il avait empruntée à Tom Punch, l’interprétant à safaçon, augmentant ou diminuant la quantité des substances liquides– il y en avait au moins une quinzaine – qui concouraient à formercette boisson, une des plus étranges, assurément, qu’on ait jamaisbues.

Léon avait escaladé un tabouret resté libreentre deux buveurs.

Il méditait une bien bonne farce.

– Que buvez-vous, lui demanda le boy àveste blanche. Une pinte de stout ? Il est très bon.

– Non, fit Léon, avec un aird’importance. Préparez-moi une « Bellevilloise ».

– Une Bellevilloise ! répéta legarçon abasourdi. Nous ne connaissons pas ça.

– Comment, vous ne connaissez pas laBellevilloise ? Que connaissez-vous, alors ! s’écria legavroche en feignant de s’emporter.

Ce colloque avait attiré l’attention desbuveurs qui, eux aussi, se demandaient ce que voulait dire, avec saBellevilloise, le jeune homme d’allure malicieuse qui setrémoussait sur son tabouret.

– Tenez, fit alors Léon en tendant unpapier avec un sérieux comique, voilà la recette, puisque vous nela connaissez pas. Dépêchez-vous, j’ai soif.

Les gentlemen du wagon-bar paraissaient fortintrigués.

Leur étonnement ne fit que s’accroîtrelorsqu’ils furent témoins des manipulations compliquées quenécessita la préparation du breuvage.

Léon ne s’était, depuis longtemps, amusé detelle façon.

Imperturbable, il soutenait, sans broncher,tous les regards curieux que lui lançaient ses voisins.

Après avoir passé dans une demi-douzaine derécipients, s’augmentant à chaque transvasement d’un nouvelingrédient, sa Bellevilloise, une sorte de limonade glacée etaromatisée, lui fut enfin servie.

– Excellent ! Voilà ce que j’appellequelque chose de bon, s’écria-t-il en faisant claquer salangue.

Il y eut un moment de silence etd’hésitation.

Triomphalement, Léon avait replacé dans sonportefeuille le papier sur lequel sa recette était inscrite, etavant de laisser la curiosité des Yankees se manifester par unequestion qu’il sentait déjà sur toutes les lèvres, il paya, sautade son tabouret et sortit dignement.

Cette espièglerie l’avait mis en bellehumeur.

La cloche du train sonnait pour annoncer ledîner.

Léon se dirigea gaiement vers lewagon-restaurant.

– Après ça, s’écria-t-il au moment d’ypénétrer, que je vais laisser perdre le poulet de mam’Tavernier !

Il fit demi-tour, se rendit dans soncompartiment, ouvrit sa musette et prit les provisions qui s’ytrouvaient.

Une bouteille de cidre dans chaque main, unpaquet sous le bras, il regagna le dining-car.

Son entrée fit sensation.

Mais lui, sans s’inquiéter autrement de lastupéfaction générale, développa son paquet, en tira un superbepoulet rôti qu’il installa sur une assiette, et repoussant avec unair méprisant la pinte de bière qui se trouvait devant lui, il fitprestement sauter le bouchon d’une bouteille qu’il avait emportéeet se versa majestueusement une rasade de cidre mousseux.

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