La Conspiration des milliardaires – Tome III – Le Régiment des hypnotiseurs

Chapitre 4Un pickpocket qui joue de malheur

Ilfaisait nuit lorsque le Bellevillois débarqua à Ottega.

Sa légère valise à la main, son plaid et samusette en bandoulière, il s’en alla lui-même à la recherche d’unhôtel pour y passer la nuit.

« Demain, se disait-il, je verrai àprendre mes renseignements, à savoir de quel côté je dois mediriger. D’après les notes de cet animal de Bob Weld, Mercury’sPark est à cent vingt milles d’ici. Je trouverai bien quelqu’un quim’indiquera le chemin. »

Léon Goupit, en somme, était content du petitvoyage qu’il avait combiné.

Sa gaieté, son insouciance lui revenaient.

– J’avais besoin de cela pour me remettretout à fait, s’écriait-il. Mais quelle nouvelle tout de même…Jamais je n’aurais pensé que m’sieur Coronal épouse la fille deWilliam Boltyn.

Il ne pouvait pas s’habituer à cette idée.

« Mais, comment cela s’est-ilfait ? » se demandait-il sans cesse.

L’information du journal de New York ne luidonnait aucun détail.

Léon en était réduit aux conjectures.

« Bah ! tout s’expliquera,finissait-il par se dire. Toujours est-il que la chose est faite.Sapristi, ce n’est pas d’la petite bière, maintenant, que m’sieurOlivier : le voilà le gendre d’un milliardaire. Mais c’estégal, ça me chiffonne qu’il se soit marié avec une Américaine,tandis qu’il y a tant de jolies Parisiennes qui n’auraient demandéqu’à dire oui avec lui devant monsieur le maire. »

Lorsqu’il eut déposé sa valise dans le premierhôtel qu’il rencontra, une vaste bâtisse carrée, dont l’entrées’ornait de statues en zinc doré, quand il eut retenu une chambre àraison de deux dollars par jour, le Bellevillois, qui ne perdaitpas facilement ses habitudes, alluma une cigarette et, les mainsdans ses poches, s’en alla visiter la ville, en flâneur.

Son premier soin fut d’acheter un appareilphotographique, ainsi qu’il se l’était promis.

– Au moins, comme ça, j’ai l’air d’unAnglais, s’écria-t-il, en sortant du magasin, le Kodak enbandoulière.

Il continua sa promenade.

Inondée de lumière électrique, la rue danslaquelle il se trouvait devait être la principale de la petiteville. La foule s’y pressait, sans cesse renouvelée.

Un car aérien passait en sifflant à de courtsintervalles, prenant des voyageurs, en déversant d’autres, à chaqueintersection des rues.

Au bout d’une centaine de pas, Léon fut arrêtépar un groupe compact d’individus vociférant à qui mieux mieux,devant la façade d’une maison brillamment illuminée.

Il allait continuer son chemin lorsque, ayantlevé la tête, il aperçut une grande inscription se détachant enlettres de feu :

GREAT EVENT ! ! !

Aujourd’hui

Rencontre sensationnelle

FLIPPS BERWING,

Champion de l’Union

JOHN BRACKSTON,

Champion australien

Entrée un dollar

Au-dessous, sur un transparent lumineux, onvoyait les portraits des deux boxeurs en tenue de combat.

Le flot populaire grossissait à chaqueminute.

En attendant l’ouverture des portes, onéchangeait ses pronostics, on discutait les chances des deuxchampions.

– Brackston ne vaut pas un dollar,criaient les uns. Hurrah ! pour Berwing.

– Berwing ! il sombrera au premiercoup de poing, hurlaient les autres. Hurrah ! pourBrackston !

– Oh ! paraît que ça chauffe,s’écria le Bellevillois, que ces colloques amusaienténormément.

Ça chauffait tellement, pour parler le langageimagé de Léon Goupit, qu’une mêlée générale s’engagea entre lespartisans de Berwing et ceux de Brackston.

Les coups de poing pleuvaient dru comme grêle,les yeux se pochaient, les nez s’aplatissaient.

On s’arrachait les cheveux avec un parfaitensemble.

Le sol était taché de sang.

Des vêtements en loques, des chapeaux bossués,des débris de cannes et de parapluies jonchaient la rue.

À Paris, la police serait accourue pourrétablir l’ordre, pour séparer les combattants.

Celle des villes américaines se garde biend’intervenir.

Les policemen laissent les énergumèness’apaiser d’eux-mêmes, et pourrait-on dire, en parodiant Corneille,« le combat cesse faute de combattants ».

Peu soucieux de recevoir quelque horion, Léons’était prudemment mis à l’écart.

– Kiss !kiss ! criait-il en riant à gorge déployée.Approchez, ladies et gentlemen. Pas besoin de payer un dollar pourvoir ça. C’est gratuit. Approchez, approchez voir.

Il contrefaisait à ravir le camelot.

Tout à coup il interrompit le boniment qu’ilvenait de commencer.

Une inspiration subite venait de traverser soncerveau.

Il sortit vivement de sa poche un petit paquetqu’il avait acheté avec son appareil photographique.

C’était du magnésium.

Il en prit une lamelle, craqua uneallumette.

Un flot de lumière éblouissante l’environnaaussitôt.

Il braqua son Kodak sur le spectacle desYankees, qui continuaient leur argumentation à coups de poing.

– En avant la musique, criait à tue-têtele Bellevillois, en agitant au-dessus de sa tête la lamelle demagnésium qui achevait de se consumer. C’est comme à la loterie. Àtous les coups l’on gagne ! Hip ! hip !hurrah !

La victoire se décidait en faveur despartisans de Brackston.

Ceux de Berwing perdaient du terrain.

Mais des deux côtés, le nombre des visagestuméfiés, des nez écrasés, des yeux disparaissant sous laboursouflure des chairs était sensiblement égal.

Tout à coup, les portes du hall, dans lequeldevait avoir lieu le match de boxe, dont ce public n’était quel’avant-propos, s’ouvrirent toutes grandes.

Dans la rue, le combat s’arrêta comme parenchantement.

Les plus contusionnés allèrent se fairepanser.

La foule s’engouffra sous le portail, aussiplacidement que si rien ne s’était passé.

« Faut-il tout de même qu’ils soientabrutis, se disait Léon en s’éloignant, pour n’avoir rien à fairede mieux que de se distraire au spectacle de deux hommes s’écrasantle visage et se défonçant les côtes !

« En voilà une drôle de passion ! Sic’est là qu’ils en sont arrivés avec tous leurs dollars, toutesleurs machines, ils n’ont vraiment pas de quoi être fiers. À Parison s’amuse d’une autre façon. Il y a des théâtres, des concerts… Ony joue La Dame aux camélias, Les TroisMousquetaires, Le Tour du monde d’un gamin de Paris,Michel Strogoff, Les Deux Gosses, des piècesépatantes, quoi ! »

Tout en philosophant de la sorte, leBellevillois reprit le chemin de son hôtel.

La soirée s’avançait.

Les rues devenaient presque désertes.

« Enfin, se disait Léon, je n’ai pas toutperdu. Il me reste l’instantané. Je ferai voir ça à m’sieurOlivier. »

Peu expert en matière de photographie, Léon nesavait comment s’y prendre pour développer la plaque, pour tirerles épreuves.

Mais dans le magasin où il avait acheté sonappareil, un écriteau lui avait appris qu’on se chargeait de tousles travaux.

Il s’y rendit donc de nouveau.

– Je compte l’avoir pour demain matin,fit-il à l’employé.

Comme il voulait payer, il s’aperçut que sonportefeuille, contenant toute sa fortune, n’était plus dans lapoche de son veston.

L’avait-il perdu en gesticulant ?

Lui avait-il été subtilisé par un adroitpickpocket ?

Mystère !

– Ah ! ben, elle n’est pas mauvaise,s’écria-t-il, tellement surpris qu’il ne pensait pas à se mettre encolère. Me voilà dans une belle situation… sans le sou !Qu’est-ce que je vais devenir ? Si seulement j’avais eu l’idéede payer ma chambre d’avance, je saurais où coucher cette nuit.Décidément je n’ai pas de chance !…

Vainement, dans l’espoir d’y retrouver sonportefeuille, il se rendit à l’endroit où s’était passée la scènedu pugilat entre les partisans de l’Américain et del’Australien.

Il eut beau explorer les abords du hall, seremémorer tout ce qu’il avait fait : rien n’y fit.

À visiter les moindres recoins, il brûlapresque son paquet de lamelles de magnésium, sans riendécouvrir.

Consterné, tête basse, d’un pas traînard, LéonGoupit se remit à se promener, sans but, puisqu’il n’avait pasmieux à faire pour le moment.

Plus de vingt fois il fouilla ses poches lesunes après les autres.

Peine inutile. Le portefeuille n’y étaitpas.

Dans sa blague à tabac, pourtant, le jeunehomme retrouva un shilling qui s’y était glissé.

Cette découverte lui fit un plaisirénorme.

– Ah ! ça va mieux. Je ne peuxtoujours pas dire que j’suis sans l’ sou ! fit-il. Si j’allaisboire un verre de gin !… Les nuits sont fraîches. Ça medonnera du cœur au ventre.

Comme il allait, en effet, passer la ported’un bar, la seule boutique qui fut encore ouverte et qui projetâtsa lumière parmi l’ombre de la rue déserte, le Bellevilloisentendit tout à coup un bruit de pas et des éclats de voix.

Un homme courait, poursuivi par une jeunefille qui criait : « Au voleur ! » avec desintonations désespérées.

« Bon. Encore un ! Il n’y a donc queça dans cette sale ville, pensa Léon. Attends un peu, mon gaillard,tu vas payer pour celui qui m’a joué le tour tout àl’heure. »

Essoufflée, la jeune fille avait cessé sapoursuite.

L’homme galopait toujours, venant droit auBellevillois.

D’un magistral coup de tête en pleinepoitrine, accompagné d’un croc-en-jambe, Léon l’arrêta net etl’envoya rouler sur la chaussée.

Malgré sa petite taille et son air quelque peumalingre, le gavroche possédait ce qu’on appelle une « joliepoigne ».

Il eut vite fait de réduire le pickpocket àl’impuissance.

Esquivant les coups de pied et les coups depoing, il était parvenu à s’asseoir sur la poitrine de l’homme, ungrand diable roux et déguenillé, et il le tenait en respect avecson revolver.

La jeune fille s’était approchée.

Elle était petite, blonde, avec des grandsyeux bleus, simplement vêtue d’une robe de laine noire, et coifféed’un petit chapeau de paille.

– Alors, comme ça, miss, demanda LéonGoupit, ce malandrin sur lequel je suis assis vous a dévalisée.

– Il m’a volé un petit sac que je tenaisà la main, dit-elle. Il y a dedans une centaine de dollars. Combienje serais heureuse si vous pouviez me le rendre.

– Eh bien, j’peux dire que j’suis logé àla même enseigne que vous. Seulement, moi, je ne tiens pas monvoleur. Tout près de mille dollars, miss, toute ma fortune, et leportefeuille avec. Enfin, nous allons toujours voir pour votrepetit sac.

« Eh bien, mon vieux, tu sais,continua-t-il en s’adressant au pickpocket dont les yeuxexprimaient l’épouvante, ce n’est pas la galanterie qui tegêne ! C’est égal, tu ne t’attendais pas à celle-là ! Çat’apprendra, une autre fois, à te frotter aux Bellevillois. Enattendant, nous allons procéder à la visite. Ayez pas peur, miss,je le tiens bien. Il n’y a pas d’ danger qu’il se sauve !

Voyant qu’en effet son voleur était réduit àl’immobilité, la jeune fille s’enhardit jusqu’à prêter main-forte àLéon.

– Prenez le revolver, miss, fit celuici ; et si le malotru fait mine de bouger, logez-lui une balledans la tête. Puisqu’il n’y a pas de police dans ce pays desauvages, nous allons la faire nous-mêmes.

Sans attendre davantage, il se mit à fouillerl’homme. La jeune fille avait pris l’arme, et le tenait en joue.Dans une des poches, le Bellevillois trouva tout d’abord deuxmontres.

– Ah ! fit-il, il paraît que lajournée a été bonne. Nous ne perdrons toujours pas tout. Il ne l’apas mangé, votre sac. Nous allons le retrouver, quediable !

Tout en parlant, Léon continuait gravement soninspection.

Plusieurs porte-monnaie étaient dans une autrepoche avec un portefeuille.

Ce dernier objet attira tout de suitel’attention du gavroche.

Un cri de surprise et de joie lui échappaaussitôt qu’il l’eut examiné.

– Ma parole, c’est le mien, s’écria-t-il.Du moins il lui ressemble énormément. Mais oui, y a pas d’erreur,c’est le mien… Voilà ma recette pour préparer la Bellevilloise, mesbank-notes, tous mes papiers.

Léon ne pouvait contenir sa joie.

– Ça, c’est trop fort, répétait-il surtous les tons, ne trouvant pas autre chose à dire, tant étaitgrande sa joie.

– C’est le portefeuille qui vous a étévolé ? lui demanda la jeune fille.

– Mais oui. C’est drôle tout de même dele retrouver en cherchant votre sac. Tenez, la preuve, voilà monpasseport : Léon Goupit, né à Paris, et cætera…

– Vous êtes français, monsieur ?

– Et même, comme vous voyez, plus quefrançais, si on peut dire, parisien ! Mais nous verrons çatout à l’heure. Ne perdons pas trop notre temps. Il s’agit deretrouver vos dollars.

Le pickpocket semblait avoir pris son parti del’aventure.

Toujours étendu sur le dos, il ne faisait pasun mouvement, ne disait pas une parole.

Voyant qu’on allait le fouiller de nouveau, ilse décida à parler.

– Je veux bien vous rendre le sac,fit-il, à la condition que vous me laisserez partir, en me rendanttout ce qui n’est pas à vous, et que vous ne me dénoncerez pas.

– Pour sûr, que je te laisserai aller tefaire pendre ailleurs, s’écria Léon… Pourvu que miss rentre enpossession de ses dollars… J’ai les miens. Le reste m’est bienégal.

– Eh bien, alors, laissez-moi me relever.Je vous donne ma parole que je vais vous donner satisfaction.

– Entendu, fit le Bellevillois.Seulement, tu sais, mon vieux, ajouta-t-il en prenant le revolverdes mains de la jeune fille, gare à toi si tu ne tiens pas tapromesse.

En un clin d’œil le pickpocket fut debout.

– Voilà, fit-il en tendant le petit sacen maroquin rouge qu’il avait caché sous ses vêtements. Je n’y aipas touché. Rendez-moi les porte-monnaie, nous serons quittes.

Après s’être assuré que le contenu du sacétait intact, le Bellevillois s’exécuta.

– Maintenant, bonsoir, l’ami, fit-il. Etpas de rancune. Ne recommençons pas, par exemple, parce que çapourrait te coûter plus cher qu’aujourd’hui.

Sans demander autre chose, l’homme s’éloignaet disparut bientôt au coin d’une ruelle.

Les deux jeunes gens restèrent seuls.

Léon Goupit éclata de rire.

– Voilà ce qu’on peut appeler avoir de lachance, fit-il. Je veux bien être pendu si je comptais retrouvermon portefeuille de cette façon. Enfin, tout est réparé. Ce n’estpas trop tôt. J’avais toutes les chances de coucher dehors.

– Laissez-moi vous remercier, fit à sontour la jeune fille, et vous féliciter de votre courage. J’étaisbien ennuyée, moi aussi. Ces cent dollars représentent toute mafortune.

– Mais c’est moi, ma parole, qui remerciele hasard qui m’a fait vous rencontrer, répondit galammentLéon.

Tous deux s’étaient mis en marche.

Le Bellevillois offrit son bras à sacompagne.

– Je suis d’avis, fit-il, qu’un verre dequelque chose ne nous ferait pas de mal, après toutes cesémotions-là. Voulez-vous qu’on entre dans le bar qu’on aperçoitlà-bas ? On ne peut pas se séparer comme ça !

– Si vous voulez, acquiesça la jeunefille.

Le Bellevillois tenait à se montrergalant.

Il s’était aperçu avec plaisir qu’il était àpeu près de la même taille que sa compagne, et que cette dernière,sans être tout à fait jolie, était jeune, fraîche, et qu’elle leregardait avec une expression de reconnaissance.

Quelques instants après, ils étaient installésdevant des grogs.

– Vous me direz bien votre nom ?interrogea Léon.

– Mais oui. Je me nomme Betty. Ma familleest irlandaise.

– Vous n’êtes pas américaine !s’écria le Bellevillois. Ah ! bien, j’en suis content !Il faut vous dire que les Yankees et moi n’avons jamais été bonsamis. Tous ces mangeurs de jambon me font l’effet de vilainspantins articulés.

– Oh ! je les déteste aussi, fitBetty avec une intonation grave. Mon père ne serait peut-être pasmort si nous n’étions pas venus ici. Je ne serais pas seule dans lavie.

– Le mien aussi est mort, il y a bienlongtemps. Mais j’ai encore ma brave femme de mère, à Paris.

Tous deux éprouvaient un plaisir à se fairedes confidences, à se raconter leur vie.

– Je me souviens bien, reprit Betty, dutemps où nous habitions une cabane dans un petit village del’Irlande ; mon père était laboureur. Quand ma mère mourut, jen’avais pas encore dix ans. J’étais l’aînée de trois autresenfants ; et mon père se donnait beaucoup de mal pour nousfaire vivre misérablement. Nous ne mangions que des pommes de terregâtées. Le pain noir était un luxe pour nous. Les impôts de toutessortes ne nous laissaient pas un sou lorsque nous avions vendu lesrécoltes.

« Une année, il ne cessa de pleuvoir.Tout fut pourri dans les champs. Mon père ne put payer le fisc. Onvendit ce que nous possédions.

« On nous expulsa de notre cabane. Uneépidémie ravagea le pays. Mes trois frères moururent. Je restaiseule avec mon père, et nous allâmes à la ville.

« C’est alors que mon père s’expatria,vint ici. Le malheur semblait nous poursuivre. Au bout de quelquesannées, nous nous retrouvâmes sur la route, sans abri, après avoirfait nombre de métiers, sans avoir réussi dans aucun.

« Comme nous traversions ce pays, monpère entendit dire qu’on venait de construire une grande fabriquedans les environs.

« Il réussit à s’y faire embaucher commemanœuvre. Le pauvre homme ne se doutait guère du triste sort quil’attendait. Il fut victime d’un accident : un marteau-pilonl’écrasa, par suite d’une fausse manœuvre, et j’ai dû quitterMercury’s Park.

– Mercury’s Park, interrompit Léon. C’estlà que vous étiez !

– Mais oui, fit Betty. Qu’y a-t-il ?Vous connaissez cette ville ?

– Non, pas précisément. Mais j’en aientendu parler.

– Je disais donc, reprit Betty, que j’aidû quitter Mercury’s Park et venir ici pour chercher une place.Malheureusement, depuis deux mois, je n’ai encore rien trouvé. Maisl’ingénieur Hattison, directeur des usines, m’a fait obtenir unepension à la suite de l’accident qui coûta la vie à mon père. Ilest vrai que c’est lui-même qui a commis la fausse manœuvre ;et je ne sais pourquoi j’ai toujours soupçonné qu’il y avaitquelque chose d’extraordinaire là-dessous, et qu’on avait voulu sedébarrasser de mon père…

Accoudé sur la table du bar, Léon n’écoutaitplus que distraitement.

Sa surprise était grande.

Comment, cette Betty, qu’un hasard lui faisaitrencontrer, était la fille d’un ouvrier tué à Mercury’s Park !Décidément l’aventure devenait intéressante.

Malgré tout, le Bellevillois étaitperplexe.

Devait-il s’abandonner à la sympathie quil’entraînait vers Betty, lui raconter comment il se trouvaitlui-même à Ottega et le but de son voyage ?

La jeune fille lui paraissait loyale etfranche.

Pourtant il hésitait à lui confier cela.

Il serait toujours temps de le faire s’il lejugeait à propos.

La conversation continua, amicalement, entreles deux jeunes gens.

– Vous me permettrez bien de vousaccompagner jusqu’à votre domicile ? fit Léon lorsqu’ilseurent quitté le bar. Ce ne serait pas la peine que j’aie arrachévos dollars des griffes d’un pickpocket, pour qu’un autre vousdévalisât de nouveau.

Pour toute réponse, la jeune fille prit lebras de son compagnon.

Dans les rues désertes, ils marchaientsilencieusement, ne trouvant plus rien à se dire, mais profondémentheureux de s’être rencontrés.

– Savez-vous, miss Betty, déclara leBellevillois, que je compte bien vous revoir. Les Irlandais, c’estcomme qui dirait des Français du Nord. On est de la même race, dumoment qu’on n’est pas américain.

Sous son petit chapeau de paille, miss Bettyavait un doux visage qu’éclairait un regard intelligent etdécidé.

Ses lèvres n’étaient pas minces et pincéescomme le sont ordinairement celles des Anglaises.

Fortement accusées, elles étaient l’indiced’une grande bonté naturelle, d’un tempérament affectueux.

Quoique jeune, l’ensemble de sa physionomieavait un certain air de gravité.

On sentait que Betty était réfléchie, que lesdures épreuves qu’elle avait traversées avaient mûri de bonne heureson intelligence et son jugement.

Elle accepta le rendez-vous que lui proposaLéon.

La nuit était trop avancée pour qu’ils pussentcontinuer leur entretien.

Ils se rencontreraient, le lendemain, dans unpetit jardin public que désigna la jeune fille.

– C’est ça, approuva le Bellevillois.Nous pourrons causer à notre aise. Je ne sais pas si je pourrairester ici plus de quelques jours ; mais d’ici là…

Il n’acheva pas sa pensée.

« Pour le moment, conclut-il, je vaisregagner mon hôtel. Ça vaut mieux que de passer la nuit dans larue, comme j’ai été en danger de le faire. C’est égal, pour unedrôle d’aventure, c’en est une. Mais tout est pour le mieux,puisque j’ai eu le plaisir de faire votre connaissance.

– Je suis moi-même enchantée de vousavoir rencontré, dit Betty en rougissant un peu.

Les jeunes gens échangèrent un cordialshake-hand, et se séparèrent en se souhaitant mutuellement unebonne nuit.

– Ce que c’est tout de même que lehasard, monologuait Léon, tout en se dirigeant vers la grandebâtisse dans laquelle il avait retenu une chambre. Tout à l’heurej’étais sur le pavé, sans le sou, et je n’en menais pas large. Mevoilà rentré en possession de mes dollars, et j’ai fait unerencontre extraordinaire, il faut l’avouer. Miss Betty connaîtMercury’s Park. Elle y est restée pendant plus d’un an. Ellepourrait certainement me fournir des renseignements sur ce qui s’ypasse. Pourtant, je crois que j’ai bien fait de ne pas lui diretout de suite le but de mon voyage. J’attendrai de la connaîtredavantage.

Le Bellevillois augurait bien de sa rencontre.L’avenir lui apparaissait sous de riantes couleurs.

Il avait allumé une cigarette ; et sonappareil photographique en bandoulière, les mains dans les poches,il s’avançait en sifflotant allègrement.

– Avec ça qu’elle est jolie !murmurait-il, répondant sans doute à une pensée intime. On voitbien qu’elle n’est pas américaine ! Elle est bien tropaimable, pour sûr, quoique sérieuse. Faut bien qu’elle le soit,pour vivre seule, depuis que son père a été tué à Mercury’s Park.C’est moi qui ne serai pas en retard, demain, à monrendez-vous !

Et Léon sourit à cette idée, en appuyant avecfrénésie sur la sonnerie du Grand Hôtel d’Ottega, où il étaitdescendu.

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