La Conspiration des milliardaires – Tome III – Le Régiment des hypnotiseurs

Chapitre 5Irlandaise et gamin de Paris

Lelendemain, c’est avec plus de soin qu’à l’ordinaire que Léon Goupitprocéda à sa toilette.

Quoique avec son scepticisme gouailleur il nevoulût pas en convenir, le brave Léon était amoureux de la petiteIrlandaise.

« Après tout, se disait-il, en gagnantd’un pas allègre, une demi-heure au moins avant l’heure fixée, lesombrages du parc d’Ottega, pourquoi donc ne ferais-je pas unmariage en Amérique, comme mon patron ? Je demanderail’autorisation à maman par téléphone. Voilà qui sera diablementrigolo !

« Dans le fond, conclut philosophiquementle jeune homme, je crois que maman s’en fiche. Je lui présenteraila petite plus tard. Mais, par exemple, quelqu’un que jepréviendrai, c’est mon ancien patron, m’sieur Olivier… »

L’imagination de Léon allait grand train.

Quand il arriva à la grille du jardin public,il était déjà devenu, par la pensée, père d’une nombreuse famille,grand propriétaire foncier et chevalier du Mérite agricole.

Il n’y avait qu’une seule chose dont il nes’était pas préoccupé, c’était de savoir si la jeune Irlandaiseaccepterait ainsi ce mariage impromptu.

Il n’allait pas tarder à être renseigné.

Betty, arrivée justement une demi-heure àl’avance, comme Léon, s’avançait au-devant de lui, fraîche etsouriante, dans sa petite toilette de laine noire. Elle tenait à lamain le fameux sac aux bank-notes.

– Bonjour, monsieur Léon, fit-ellegaiement. Avez-vous bien dormi ?

– J’ai ronflé comme un chantre. Et vous,miss Betty ?

– Eh bien, moi, j’ai été moins favoriséeque vous. J’ai rêvé toute la nuit de pickpockets, d’explosions, demachines infernales. J’ai revu la figure de mon pauvre père, ce quim’arrive quelquefois, et me trouble toujours profondément. Une foisréveillée par le cauchemar, je n’ai pu me rendormir.

Une larme perlait au coin des yeux de la jeunefille.

– Vous rêvez quelquefois de votrepère ? dit Léon, apitoyé du chagrin de sa petite amie.

– Oui. Cela m’arrive très souvent depuissa mort, ou peut-être son assassinat, dans les ateliers deMercury’s Park.

– Son assassinat ! répéta Léon, enfrissonnant malgré lui au souvenir de ce qu’il avait entenduraconter de la cruauté du vieil Hattison. Mais, ajouta-t-il,j’espère que vous avez été demander justice, qu’on a ordonné uneenquête ?

– Non. Hattison est trop puissant. Tousceux auxquels je me suis adressée pour cela m’ont envoyée promener,en me disant que s’il fallait regarder comme des assassinats tousles accidents de travail, il faudrait doubler le nombre des juges.Seulement, comme je vous le disais hier soir, la Société desmilliardaires qui est propriétaire de Mercury’s Park m’a fait unepension de cent dollars par mois, que je toucherai pendant dixans.

– Mais quelle est cette Société demilliardaires ? interrompit Léon vivement intéressé.

– Je ne les connais pas. Je saisseulement que ce sont des gens choisis parmi les plus riches del’Union. C’était pour leur compte qu’on fabriquait toutes sortes demachines. Autrefois, ils venaient de temps en temps inspecter lesateliers et voir si tout était en ordre.

– Autrefois ? dit Léon. Ils n’yviennent donc plus maintenant ?

– Non. Mercury’s Park n’est plus àeux.

– Mais à qui donc ?

– Au gouvernement de l’Union.

Léon marchait de surprise en surprise.

Une horrible pensée, qu’il ne pouvait chasser,venait de lui traverser l’esprit.

Olivier Coronal, son maître, parti naguère enexpédition à Mercury’s Park, se serait-il laissé gagner ?

Aurait-il accepté d’entrer au service desAméricains contre l’Europe ?

La main d’Aurora serait-elle le prix d’unetrahison ?

– Expliquez-moi, dit-il avecprécipitation, comment le gouvernement a pu acquérir Mercury’sPark, qui était une propriété particulière.

– Mais vous n’avez donc pas lu lesjournaux ? s’écria la petite Betty avec surprise. Lesmilliardaires à qui appartenait Mercury’s Park ont fait une grossespéculation. Ils avaient été prévenus, paraît-il, que legouvernement américain voulait établir une grande manufactured’armes. Ils s’y sont pris à l’avance ; ils ont fait agir depuissantes influences ; et c’est leur usine qui a été achetéepar le Congrès. On dit que l’affaire leur a rapporté cent pourcent.

– Le gouvernement a tout acheté ?demanda Léon, rêveur, en songeant aux mystérieux engins dontparlaient les notes de Bob Weld.

– Oh ! pas tout, dit Betty, qui seprêtait complaisamment à l’interrogatoire. On a dirigé versSkytown, pendant la nuit, trois trains composés de wagons nombreux,hermétiquement fermés. Ce sont, paraît-il, des inventions secrètes,que les gentlemen milliardaires ont voulu garder pour eux.

« Puis, ajouta-t-elle, d’un air indécis,et en regardant peureusement autour d’eux, les ouvriers ont racontéqu’il y avait encore une autre histoire. Il y a un Français quis’est introduit, pendant la nuit, dans les ateliers secrets, et quiaurait été immédiatement assassiné, si la fille d’un desmilliardaires n’était devenue amoureuse de lui. On lui a fait grâcede la vie, à la condition qu’il l’épouserait. C’est bieninvraisemblable, n’est-ce pas, cette histoire ?

– Peut-être, répondit Léon évasivement.Et savez-vous comment se nomme cette jeune fille ?

– Je ne sais pas.

– Et bien, je vais vous le dire. Elle senomme miss Aurora Boltyn ; et le Français, qui s’est introduitdans les ateliers secrets, est un ingénieur nommé OlivierCoronal.

– Mais qui vous a dit tout cela ?fit Betty effrayée. Vous savez qu’il est défendu d’en parler. Si onsavait que je vous l’ai raconté, on supprimerait ma pension.

– N’ayez aucune crainte, miss. Je vaisvous expliquer pourquoi j’ai été si ému en apprenant ces détails,que je ne connaissais qu’imparfaitement. J’ai été longtemps l’amiet le serviteur d’Olivier Coronal. C’est un homme noble etgénéreux, un ami de l’humanité, un adversaire de la guerre. Sonmariage m’a beaucoup surpris. Mais j’ai la conviction qu’il a dûcéder à d’impérieux motifs pour agir ainsi.

Il continua :

– Et que sont donc devenus ses fameuxwagons dont vous parliez tout à l’heure ?

– Ils ont été dirigés vers Skytown.

– Ah ! oui, Skytown. Je me souviensaussi de ce nom. C’est l’autre ville infernale des milliardaires,le pendant de Mercury’s Park. Mais vous savez où se trouveSkytown ?

– Oui, fit la jeune fille en riant, je lesais puisque j’y demeure.

– Vous demeurez à Skytown ? C’estloin d’ici ?

– À une centaine de milles, à peu près,sur la côte du Pacifique. C’est une ville située dans un véritabledésert, entre les forêts et la mer. Elle n’a pour habitants que lesouvriers des usines, jalousement surveillés par l’ingénieur enchef, le vieil Hattison. On m’avait permis d’ouvrir, dans levoisinage des ateliers, une petite buvette. Une vieille Irlandaise,qui m’aidait dans ce commerce, est morte ; et j’en ai pristant d’ennui que je me suis décidée à faire le voyage d’Ottega pourtrouver une place.

– Ce n’est pas la peine d’en chercherune, interrompit Léon qui venait de prendre brusquement sonparti.

– Et pourquoi donc, monsieurLéon ?

– Parce que j’ai une… combinaison à vousproposer. Vous avez besoin de quelqu’un pour diriger votrebuvette ? Que diriez-vous de moi ?

– De vous ? dit Betty en rougissantun peu. Mais je crois qu’il ne serait pas très convenable que j’aieun employé du sexe masculin sous mon toit… Surtout étant donné quevous n’êtes même pas mon parent.

– Eh bien, quand on n’est pas parent, onle devient !

Betty avait relevé la tête d’un petit airdécidé.

– Monsieur le Français, je croiscomprendre ce que vous voulez dire, fit-elle avec un souriremalicieux. Mais il me semble que vous allez un peu vite en besogne.J’éprouve beaucoup de sympathie pour vous, surtout après le serviceque vous m’avez rendu…

– Eh bien, alors ? s’exclama Léon,en affectant une mine conquérante et tant soit peuprétentieuse.

– Vous m’êtes sympathique ; maismalgré toute ma bonne volonté, je vous connais vraiment depuis troppeu de temps pour prendre à votre égard une décision si grave.

Il y eut un moment de silence.

Léon était devenu tout triste et se creusaitvainement la cervelle pour découvrir un moyen de vaincre larésistance de la petite Irlandaise.

« Pourtant, se disait-il en lui-même,j’aurais, je crois, été véritablement heureux avec cette Betty.Elle est gaie, douce, sérieuse. Elle m’eût rendu plus sérieuxmoi-même. Nous aurions réuni nos deux petits magots, et j’auraistravaillé de bon cœur. Elle n’a pas de famille ; elle détestecomme moi l’Amérique et le vieil Hattison. J’aurais pu l’emmener enFrance plus tard ; en attendant j’aurais habité avec elle auxportes de Skytown, ce qui m’eût sans doute permis de connaître lesfameux secrets de ces milliardaires, avec qui je ne croirai jamaisque ce pauvre M. Olivier Coronal ait fait alliance pour debon. »

Betty, de son côté, réfléchissait.

Au bout de quelques instants, elle pritdoucement la main de Léon, et prononça d’une voix grave :

– Mon cher ami, je ne vous cacherai pasque votre air de franchise et d’honnêteté, votre bravoure et votrebonne humeur m’ont beaucoup plu. Mais véritablement je veux vousconnaître un peu mieux, je veux étudier, au moins pendant quelquesjours, vos qualités et vos défauts. Si au bout de ce temps, jem’aperçois que nous ne nous convenons pas, nous nous quitteronsbons amis ; et je vous garderai une reconnaissance éternelledu service que vous m’avez rendu hier soir.

Léon, sans attendre la fin de la phrase,s’était levé, le visage rayonnant de joie, et frappait avecenthousiasme dans ses mains.

– Mais alors, ça va, mam’zelle Betty.C’est entendu ! Puis, vous savez, je ne crains pas pour lesrenseignements. J’en ai, des références ! Et descertificats !… Et même un petit paquet de bank-notes,ajouta-t-il en brandissant triomphalement son portefeuille… Voilàqui nous permettra d’entrer en ménage sans craindre pourl’avenir.

– Encore une fois, monsieur Léon, pastant de hâte. Rien n’est encore conclu. Vous me paraissez bienpressé pour un fiancé du Vieux Continent ! Je crois qu’à forcede voyager, vous avez fini par gagner quelques-uns des vicesaméricains.

– Je ne suis pas encore à la hauteur,sourit-il. Savez-vous ce que j’ai lu, hier, dans le New YorkHerald ! Un habitant de San Francisco a épousé, enrevenant du cimetière, dans l’église même où il venait d’assisteraux obsèques de sa première femme, une jeune veuve… dont il avaitfait la connaissance derrière le corbillard.

– Voilà qui est monstrueux ! Maisvous n’auriez pas eu le cœur d’agir de la sorte, monsieurLéon !

– Pour sûr.

Et le Bellevillois roulait des yeux féroces àl’adresse de l’habitant de San Francisco, désormais célèbre danstoute l’Amérique par la rapidité avec laquelle il s’étaitconsolé.

Cette conversation se fût longtemps continuéeentre les deux amoureux, sans l’approche de la nuit qui les surpriten train de se livrer à l’étude réciproque de leurs caractères,ainsi que cela avait été convenu.

– Vous savez, avait dit Betty, que c’estaussi bien dans votre intérêt que dans le mien que j’ai fait cetteconvention.

« Vous verrez qu’au bout de deux ou troisjours, vous m’aurez découvert des quantités de défauts. Je suisbabillarde, étourdie et coquette.

– C’est ça qui m’est égal.

Et Léon, offrant son bras à sa prétendue avecune élégance toute mondaine, l’entraîna du côté d’undining-room, ou restaurant, qu’il appelait plaisamment unboulotting-room.

Après dîner, il conduisit Betty dans unmusic-hall, où une troupe de nègres violonistes, coiffés d’énormeshauts-de-forme gris, et des comiques en larges pantalons à grandscarreaux leur arrachèrent de longs éclats de rire.

Le soir, Léon reconduisit cérémonieusement lajeune fille jusqu’à la porte de l’hôtel où elle était descendue, etprit congé avec une profonde révérence.

Il était sûr d’avoir fait un grand pas dansl’estime de Betty ; et c’est d’un cœur plein d’allégressequ’il regagna le Grand Hôtel d’Ottega, en sifflant LaMarseillaise. Le lendemain, Léon qui, comme tous les enfantsdu peuple, était un sentimental voulut régaler Betty d’unepromenade dans les superbes forêts qui environnent la villed’Ottega.

– Si nous étions à Paris, dit-il, je vousaurais menée au bois de Boulogne, au bois de Vincennes ou bien aujardin des Plantes. Voilà des endroits épatants ! Mais nousirons visiter tout cela un beau jour ensemble. En attendant,contentons-nous de ce que nous avons. Allons voir leur bois, bienqu’il n’y ait pas seulement une route pour les promeneurs.

Ils en revinrent avec un superbe bouquet defleurs sauvages, et des photographies que Léon, qui ne quittaitplus son appareil, se promettait bien d’envoyer à sa mère.

Betty, enchantée des façons galantes de sonadorateur, semblait définitivement conquise.

Le surlendemain, après une promenade enbateau, elle se décida à donner le consentement attendu.

– Vous savez, ajouta-t-elle d’un petitton résolu de ménagère sérieuse, il faut nous marier bienvite ; car si je mettais plus longtemps à me décider, vousdépenseriez toutes vos économies à me faire la cour.

Les formalités du mariage, en Amérique, nesont ni longues ni compliquées.

Le lendemain, Léon Goupit et miss Bettyétaient dûment unis par le ministère d’un vieil abbé catholique,unique desservant d’une petite chapelle, dorée et peinturluréecomme une salle de concert ou la boutique d’un marchand decouleurs.

Le jour suivant, après un repas de nocestrictement intime, car il n’y eut pour convives que le vieil abbéet le commis du photographe qui avait vendu à Léon son appareil,les deux nouveaux mariés prirent le train pour se rendre àSkytown.

Le chemin de fer n’allait pas jusque-là ;mais ils devaient gagner la côte du Pacifique à l’aide d’un servicede voitures, assez semblables aux anciennes diligences que l’onrencontre encore dans certaines provinces de France.

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