La Conspiration des milliardaires – Tome III – Le Régiment des hypnotiseurs

Chapitre 6L’auberge de Skytown

Léonavait eu un moment la pensée de prévenir Olivier Coronal de sonmariage.

Puis je ne sais quel sentiment l’avaitarrêté.

« Je ne veux pas, s’était-il dit, queWilliam Boltyn et sa fille, qui surveillent sans doute lacorrespondance de mon maître, sachent que je suis à Skytown, ni ceque j’y suis venu faire. Voilà qui dérangerait tous mes plans.J’irai voir m’sieur Olivier moi-même plus tard. »

Léon expédia cependant quelques lettres.

Une d’abord à sa mère, dans laquelle il luiadressait la photographie de Betty exécutée par lui-même avec sonfameux appareil ; une autre aux Tavernier pour leur annoncersa visite et celle de sa jeune femme pour le printemps suivant.

Il n’oublia pas non plus, comme on le pense,les amis qu’il avait laissés en France.

Une énorme lettre de douze pages, illustrée dephotographies collées, et qui demanda bien huit jours de travail àLéon, fut envoyée à Paris.

Elle était collectivement destinée à LucienneGolbert, à son père, à Ned Hattison lui-même, sans oublierl’excellent Tom Punch.

Dans cette lettre Léon, tout en racontant sesaventures, exposait ses découvertes au sujet de Skytown, etdemandait conseil à ses amis.

Il eut soin d’ailleurs de mettre ses lettres àla poste à Ottega : car Betty lui avait appris que toutes lescorrespondances qui partaient de Skytown étaient décachetées etlues par les soins de l’ingénieur Hattison lui-même.

Après huit jours d’un voyage qui fut unvéritable enchantement, car M. et Mme LéonGoupit étaient étourdis et naïfs comme deux enfants, ils arrivèrentà Skytown, où Léon put visiter les propriétés que sa femme luiapportait en dot.

Ces propriétés se composaient essentiellementd’une petite maison de bois, recouverte de planches protégéeselles-mêmes par des plaques de carton bitumé.

Cette chaumière, située à quelques centainesde mètres de la muraille de troncs d’arbres qui formait lapalissade des ateliers, parut à Léon un véritable palais.

Suivant les conseils de sa femme, et pouréviter toute complication, il avait été convenu qu’il se donneraitcomme irlandais.

Betty dirait que c’était un de ses cousinséloignés, et que son mariage avec lui avait été résolu depuislongtemps.

Ces précautions prises pour assurer leurtranquillité, les époux s’installèrent gaiement.

Léon peignit, sur une planche, un portraitfantaisiste de son bon ami Tom Punch.

Et cela servit d’enseigne.

Comme le terrain, tout autour de la maison,n’appartenait à personne, Léon défricha quelques acres, les entourad’une haie de saules sauvages, et s’organisa un potager à la modeeuropéenne.

Il fit venir des graines d’Ottega, et en peude temps il eut de l’oseille, des choux, des petits pois précoceset des radis roses.

De place en place, des rosiers géantsfleurissaient les murailles de la maisonnette.

Léon planta même, à l’abri du toit, un grandpied de jasmin de la Virginie, dont les corolles répandaient unparfum délicieux. Betty était enchantée.

De jour en jour, la maisonnette prenait un airde fête, de gaieté et de confortable qu’elle n’avait jamais eu àl’époque où Betty était seule avec sa vieille compatriote.

Mais c’est qu’aussi Léon ne demeurait pasinactif.

Levé dès l’aube, tantôt il partait pour laforêt, la carabine en bandoulière, et ne rentrait jamais à lamaison que chargé d’un chapelet de perdrix, de pluviers, de dindonssauvages, et d’une foule d’autres oiseaux qui pullulent dans cesforêts, et dont il ne connaissait pas les noms.

Tantôt il allait relever les filets et lesnasses qu’il avait tendus la veille, dans les rochers duPacifique.

Il prenait en abondance d’énormes homards, destourteaux, et de ces crevettes géantes que l’on appelle caranquesdans les pays chauds.

Les poissons, à cette latitude, étaient à peuprès les mêmes que ceux des mers d’Europe, et abondaient.

Quand il n’était ni à la chasse ni à la pêche,Léon travaillait au jardin ou dans la maison.

C’est ainsi qu’il adjoignit à leur maison unepièce supplémentaire, destinée à servir de salle à manger et delieu de réunion aux ouvriers de Skytown.

Léon s’improvisa pour la circonstancebûcheron, charpentier et menuisier.

Il abattit, équarrit, scia et transporta toutle bois nécessaire, planta des pieux dont il brûla l’extrémité,afin de les rendre moins putrescibles.

Enfin il recouvrit la construction, une foisterminée, d’une toiture en écorce de bouleau, à la manière desPeaux-Rouges.

Il fut si content de cette petite bâtisse,qu’il en orna le toit d’un gros bouquet et d’un petit drapeau,comme il l’avait vu faire à Belleville aux ouvriers qui terminaientla construction d’une maison de rapport.

Après tant d’aventures, Léon semblait avoirtrouvé le repos définitif.

Cette vie entre ces grands bois aux arbresmerveilleux et inconnus, entre cet Océan désert et majestueux,offrait des éléments de bonheur que l’on n’eût pu trouver nullepart ailleurs.

Aussi Léon se laissait vivre, s’abandonnait àce courant de prospérité.

La vie au grand air lui avait admirablementprofité.

Ce n’était plus le faubourien malingre etchétif que nous connaissons.

C’était maintenant un beau garçon, au teintbronzé, au visage plein, aux muscles solides, et qui, en quelquesmois, avait acquis un léger embonpoint.

– Est-ce que je vais bâtir sur le devant,disait-il, moitié riant, moitié stupéfait, en constatant sonaugmentation de tour de taille. Ah ! non, alors ! Sijamais on m’avait dit que je deviendrais comme Tompunch !…

– Tu n’en es pas encore là, heureusement,répliquait Betty qui, tout à fait embellie maintenant par la vieheureuse qu’elle menait avec son cher Léon, était devenue unepetite commère rondelette et proprette, affable avec tout le monde,et considérée, par tous ceux qui la connaissaient, comme la perledes ménagères.

Est-il besoin de le dire ? L’auberge desGoupit – car la maisonnette avait bien plutôt l’aspect d’uneauberge du bon vieux temps que d’un débit de boissons – étaitfréquentée par tous les ouvriers de l’usine.

La salle neuve, que Léon avait construite, nedésemplissait pas.

Chaque fois que les ouvriers avaient uninstant de liberté, c’était pour courir chez mistress Goupit,qu’ils adoraient.

Mais Betty était sévère pour les ivrognes.

Elle ne se gênait pas pour dire à ceux quiavaient trop bu :

– Allons, mon garçon, va te coucher. Tuen as assez pour ce soir. Quant à moi, je ne te verserai pas unepinte de bière de plus, quand même tu me donnerais dix dollars.

Le plus comique, c’est qu’il arrivait souventque Léon prenait parti pour les ivrognes, ce qui donnait lieu auxdiscussions les plus amusantes.

Quelquefois, pour mettre tout le monded’accord, on prenait pour arbitre un vieil ajusteur à longue barbeblanche, qu’on appelait le père Paddy. Quand il avait prononcé, sonjugement était sans appel.

Alors Léon prenait le buveur par-dessous lebras, et allait le reconduire, en causant amicalement avec lui,jusqu’à la grille de l’usine.

Cette tactique avait un but.

Léon, d’accord en cela avec Betty,interrogeait habilement sur Skytown tous ceux qui fréquentaientl’auberge ; et il avait l’air si bon diable, que personnen’aurait soupçonné qu’il cachât tant de subtilité et de diplomatie,sous ses airs d’insouciance.

Petit à petit, il apprit tout ce qu’il voulaitsavoir.

Au dire de ceux qui l’approchaient, le vieilHattison, depuis l’aventure d’Olivier Coronal et la vente deMercury’s Park, était devenu plus misanthrope et plus sombre quejamais.

C’est qu’en somme, presque tous ses projetsavaient échoué.

La mort de Bob Weld et l’achat de Mercury’sPark par le gouvernement américain avaient donné l’éveil auxnations européennes.

En Angleterre, en France, en Italie, enAllemagne, en Russie, on construisait des cuirassés, on édifiaitdes manufactures d’armes et des parcs d’artillerie.

Le coup était manqué pour cette fois.

Le Vieux Monde était sur ses gardes, au moinspour quelques années.

Hattison était d’autant plus furieux queWilliam Boltyn et les autres milliardaires avaient très bien priscet échec, à cause du prix rémunérateur qu’ils avaient reçu de leurusine.

En véritables gens pratiques, ils s’étaientdit qu’en outre de la bonne affaire qu’ils avaient faite, leur paysse trouvait doté de la plus belle fabrique d’armes du monde, queles hommes de fer, Skytown et ses secrets restaient encore inconnusdu public, et qu’en somme on pourrait recommencer la tentative quin’avait qu’imparfaitement réussi à Mercury’s Park.

Le vieil Hattison avait reçu double part dansla distribution des bénéfices.

De plus, l’association continuait à mettre àsa disposition une somme de dollars à peu près illimitée.

Les milliardaires ne renonçaient à aucun deleurs projets, bien au contraire.

La plupart d’entre eux avaient eu trop de foisà lutter contre les difficultés matérielles de la vie, pour ne passavoir que l’on ne réussit pas toujours du premier coup.

Plus que jamais, ils étaient résolus à mener àbien leur gigantesque projet de spoliation de l’Europe.

Seul, Hattison enrageait.

D’abord le mariage d’Olivier Coronal etd’Aurora Boltyn l’avait atteint au cœur.

Il se disait que, malgré tout, ce Françaismaudit qui avait pris la place de son fils à lui, après l’avoirconverti aux idées européennes, serait toujours plus ou moinsinformé de ce qui se dirait dans les conseils secrets desmilliardaires.

Hattison n’avait pas la patience de sescommanditaires.

Il tremblait que quelque découverte d’unsavant européen ne vînt mettre à néant toutes les siennes, etassurer la défaite de l’Amérique en même temps que le triomphe desamis de son fils et de tous les Européens.

Son mécontentement se traduisait par unredoublement de mauvaise humeur et de sévérité.

Hattison était d’un tempérament bilieux.

Avec ses yeux d’or et son teint couleur devieux cuir de Cordoue, il avait quelquefois des accès de colèresilencieuse qui épouvantaient son seul domestique, Joë le vieuxnègre muet.

De plus en plus maigre, si desséché qu’onl’eût pris pour un automate découpé dans le tronc rugueux etrougeâtre d’un vieux gaïac, l’ingénieur était irrité, mais nondécouragé.

Il s’était remis au travail avec une ardeurque doublait sa haine.

La leçon qu’il avait reçue à Mercury’s Parklui avait profité.

Il avait cédé au gouvernement américain, enmême temps que les bâtiments et le matériel, tous les ouvriers dontil n’était pas sûr, tous ceux qui ne connaissaient pas quelquepartie de ses secrets.

En outre, quoique disposant de capitaux aussiconsidérables que par le passé, il avait restreint de beaucoup lagrandeur des bâtiments et le nombre des travailleurs.

C’était le grand nombre d’ouvriers employésqui avait permis à un audacieux aventurier de se glisser parmi eux.À tout prix, il fallait éviter cet écueil dans l’avenir.

En vertu de cette nouvelle manière de voir,Hattison avait abandonné, à Skytown, toute la grossefabrication.

Désormais, il ne s’occuperait plus que desrecherches délicates.

Une fois de nouveaux appareils découverts,l’or des milliardaires aurait vite fait de les multiplier à ungrand nombre d’exemplaires.

Hattison n’occupait donc plus, à Skytown,qu’une centaine d’ouvriers, choisis parmi les plus intelligents etles plus fidèles.

Le train de glissement qui reliait Mercury’sPark à Skytown avait été en partie détruit après le transport enwagons clos des appareils les plus importants, de ceux que lepublic ignorait encore, et qu’Hattison gardait comme une réservesuprême.

Des deux sortes de fabrication qui faisaientla spécialité de Skytown, les ballons et les sous-marins, Hattisonen avait abandonné une.

L’aérostation lui avait d’abord donné desrésultats merveilleux. L’ingénieur était presque arrivé à combinerles deux principes de la navigation aérienne.

Celui en vertu duquel un corps se soutientdans l’air, grâce à la différence de densité du gaz atmosphériqueet du gaz que contient l’enveloppe de l’appareil ; et leprincipe de l’aéroplane, qui permet à un corps pesant de sesoutenir dans un milieu de densité moindre, en prenant un pointd’appui dans ce milieu même, grâce à des appareils spéciaux, telsque des ailes et des hélices, mis en mouvement avec une granderapidité.

L’aérostation remonte comme on le sait à lafin du XVIIIe siècle, et tout le monde connaît les nomsdes frères Montgolfier qui construisirent le premier ballon gonfléà l’aide de l’air chaud, de Pilâtre de Roziers qui fit la premièreascension, de Blanchard qui traversa le premier la Manche en ballonet de tant d’autres.

Les célébrités de l’aviation sont moinsconnues. Nadar, de la Landelle, Ponton d’Amécourt, Bright, Penauxsont presque ignorés du grand public.

On conserve encore l’hélicoptère à vapeur enaluminium, que construisit Ponton d’Amécourt, ainsi que la machined’un mécanisme à peu près semblable, qu’imagina l’ItalienForlanini.

Et les spécialistes connaissent tousl’appareil imaginé par le Russe Philips, qui avait joint à uneboule métallique très solide et rempli d’eau une hélice à quatrebranches horizontales. Sous l’influence de la chaleur, l’eaucontenue dans la boule se vaporisait, s’échappait par de petitesouvertures symétriquement pratiquées dans les bras de l’hélice, quise mettait à tourner à peu près de la même façon que l’appareilconnu dans tous les laboratoires sous le nom de tourniquethydraulique, mais avec une vitesse bien supérieure. La rapidité dumouvement permettait à l’hélice de prendre un point d’appui surl’air et de s’élever à une certaine hauteur.

Une expérience publique de cet appareil futfaite en 1845, à Varsovie, et réussit parfaitement.

Malheureusement, jamais l’inventeur ne putréunir les capitaux qui lui eussent permis de réaliser en grand sonappareil.

Malgré de récentes expériences, le principe del’aviation est demeuré encore presque inutilisable dans lapratique.

L’aérostation a fait de plus sérieuxprogrès.

Les capitaines Krebs et Renard ont construitdes dirigeables qui, sans être l’idéal de la perfection, sontappelés à rendre dans les guerres futures de grands services.

En 1885, l’Allemagne expérimenta un dirigeableentièrement construit en aluminium, et que mettait en mouvement unmoteur à pétrole. Mais après s’être élevé à une hauteur d’environcinquante mètres, le ballon métallique chavira et ceux qui lemontaient ne durent leur salut qu’au hasard.

L’ingénieur Hattison, en combinant ces diverssystèmes, était, après de longs tâtonnements, arrivé à créer unappareil qui tenait à la fois du ballon, du cerf-volant et del’aéronef.

Imité, mais avec de grands perfectionnements,de la machine de l’Américain Meyets, il avait une forme aplatie quilui permettait d’agir comme voilure. Un guide-rope aérien,c’est-à-dire terminé par un châssis à balancier construit de façonà occuper toujours une position horizontale, permettait àl’aérostat de faire angle avec le vent et de se diriger vers unpoint donné quel que fût l’état de l’atmosphère.

Un système de plans inclinés et d’hélicesassurait la stabilité de la machine.

Ce superbe dirigeable, dont les plans avaientété autrefois commencés par Ned Hattison, avait, comme on dit, jouéde malchance.

Au jour fixé pour l’expérience, Hattison avaitréuni quelques-uns de ses ingénieurs dans l’enceinte intérieure deMercury’s Park.

Au milieu d’une vaste cour, l’aérostat, auquelle vieil ingénieur avait donné son nom, dressait son énormecarcasse de taffetas et d’acier.

On eût dit un immense oiseau de proie, sur lepoint de prendre son vol vers les régions encore inexplorées de lahaute atmosphère.

Hattison, silencieux, contemplait fièrementson œuvre.

Il pensait au bruit qu’allait faire sadécouverte dans le monde entier. Il se représentait l’effarementdes nations européennes incapables d’opposer avant longtemps desmoyens de défense efficaces au formidable engin de guerre qu’ilvenait de créer.

Un sourire de joie passait de temps en tempssur ses lèvres minces.

Sur un signe qu’il fit, les ingénieurs chargésde la manœuvre prirent place dans la nacelle et attendirent lesignal de départ.

Cependant Hattison était inquiet.

Depuis quelques instants le vent soufflaitavec violence.

Des nuages noirs, lourds de pluie, couraientdans le ciel.

Une tempête s’annonçait.

Comment allait se comporter ledirigeable ?

Parfaitement équilibré, l’aérostat reposaitsur le sol ; aucun câble ne le retenait.

Hattison hésitait à commander la manœuvre.Cependant il fit le geste que les ingénieurs attendaient.

Lentement, le ballon s’éleva dans l’air,jusqu’à la hauteur du mur d’enceinte.

Mais là, avant qu’aucun des aéronautes eût letemps de ramener la manette du commandement de marche au cran de ladescente, le ballon fut saisi par une rafale, projeté sur la crêtedu mur avec une violence inouïe.

Le choc fut terrible. Une partie du murs’écroula ; les aéronautes furent jetés hors de la nacelle etvinrent s’abîmer aux pieds de l’ingénieur, pendant que le ballon,qu’aucune volonté ne dirigeait plus maintenant, fuyait dans latourmente, vers le nord, emportant sur ses ailes étendues unepartie des rêves d’Hattison.

Découragé par cet échec, l’inventeur avaitabandonné momentanément des recherches sur l’aviation, et reprisses travaux sur la navigation sous-marine, et tout en continuantses recherches personnelles, il avait dès lors employé sestravailleurs à l’achèvement d’un immense submersible, une sorte decuirassé sous-marin : giant plunger.

Des précautions, plus minutieuses que jamais,avaient été prises pour que rien ne transpirât des détails deconstruction de ce formidable engin de guerre.

Les plans en avaient été tracés en caractèrescryptographiques, absolument privés de sens pour qui n’en possédaitpas la clef.

Des ouvriers spéciaux, choisis parmi les plusillettrés, avaient fondu et forgé séparément, sans savoir à quellesorte d’ouvrage ils travaillaient, les différentes pièces de lacoque de la machine.

Ces pièces avaient été boulonnées, non par desouvriers, mais par trois ingénieurs à la solde d’Hattison depuisplus de dix ans.

Les ingénieurs avaient seuls procédé auxessais du submersible, dans lequel ils avaient chacun un logement,et qu’ils ne quittaient guère.

Le giant plunger, amarré à fleurd’eau dans le bassin le plus secret de Skytown, n’avait encore étévu par aucun des autres travailleurs des ateliers.

La façon dont il était aménagé intérieurement,les machines qui le faisaient mouvoir, les formidables engins dontil était armé en faisaient une merveille de construction etd’ingéniosité.

Le giant plunger était le necplus ultra de la mécanique moderne. Il laissait bien loinderrière le Goubet, le Narval et les autres submersibles construitspar les Européens.

Par ses dimensions, le perfectionnement de sesorganes d’acier, il dépassait de beaucoup l’Aurora, cepremier sous-marin de moyenne grandeur, autrefois construit par NedHattison.

Le giant plunger n’était mû ni par lavapeur, ni par l’électricité.

Hattison l’avait pourvu d’un moteur-torpillelogé à l’arrière, dans une chambre à explosion, et qui permettaitde lui imprimer une vitesse à peu près illimitée.

C’était en somme une énorme torpille, unprodigieux boulet sous-marin que l’expansion des gaz azotéschassait sous les vagues, entre deux eaux, avec une rapidité quitenait du prodige.

L’emploi de ce genre de moteur constituait àlui seul un immense perfectionnement.

Avec la dynamite, plus de provisions decharbon, plus d’accumulateurs, plus de machines délicates etcompliquées qu’un rien peut fausser.

Quelques bonbonnes d’air liquéfié, quelqueskilogrammes d’explosif, quelques caisses de viande comprimées, etle giant plunger était approvisionné pour plus d’uneannée, et pouvait faire le tour du monde sans donner l’éveil àpersonne.

À lui seul, cet engin devait assurer lavictoire au peuple qui l’emploierait contre ses ennemis.

Il était d’ailleurs abondamment muni decisailles, propres à couper les câbles des plus gros navires, àtrancher les mailles des filets protecteurs, et pourvu aussi detubes lance-torpilles et de bombes sous-marines de tout genre.

Il devenait de la plus extrême facilité pourl’équipage de poser des torpilles à l’entrée de tous les portseuropéens, de détruire d’un seul coup des flottes entières, et mêmed’incendier, de bombarder sans risques toutes les villes d’unlittoral ennemi.

Hattison avait même conçu un projetdiabolique.

Une partie de la cale du giantplunger avait été aménagée de façon à pouvoir loger unecentaine des fameux hommes de fer, dont la construction lui avaitautrefois demandé tant de peine à Mercury’s Park.

Ces automates, encore simplifiés etperfectionnés, devaient être débarqués secrètement sur un pointquelconque de la côte européenne.

À la faveur de l’effroi que causerait leur vuesur les populations, il serait facile, à une compagnie dedébarquement, d’occuper un point stratégique important, de détruireun port militaire, ou de faire sauter un arsenal.

Pour rendre ce plan facilement réalisable,Hattison avait fait établir un passage en pente douce, etentièrement recouvert, au moyen duquel l’embarquement des automateset leur arrimage dans les cales du giant plungerpourraient s’effectuer sans que personne les soupçonnât.

Le chemin couvert, dont la pente avait étésoigneusement calculée, se prolongeait sous la mer, jusqu’àl’entrée même de la passe qui faisait communiquer les bassins deSkytown avec le large.

De cette façon Hattison pouvait, en casd’alerte, effectuer l’embarquement, sans même avoir besoin de fairerentrer le giant plunger à son mouillage habituel.

Ce n’étaient pas là les seules trouvailles duvieil ingénieur.

Il préparait encore dans ses laboratoires desbombes remplies de gaz vénéneux, liquéfiés, et capables d’asphyxiertous les habitants d’une ville ou tous les soldats d’une armée.

Reprenant une ancienne idée de Léonard deVinci, qui l’a notée dans ses Mémoires, il avait aussi jeté lesplans de chariots de guerre, destinés à hacher et à perforer lestroupes ennemies.

Ajoutons qu’il avait notablement perfectionnél’idée du vieux maître italien.

Les chars de guerre d’Hattison, mus parl’électricité, ou la détente de gaz comprimés, étaient pourvus devastes faux d’acier chromé, et de roues perpétuellement tournantes,aux rebords aiguisés.

Ceux qui devaient diriger l’appareil, dérobésà la vue des ennemis et à leur approche par des brumesartificielles de gaz noirâtre et vénéneux, se trouveraient dans unetourelle d’acier munie d’énormes verres lenticulaires, et où ilsrespireraient par des moyens chimiques.

Une invention encore plus redoutable était àl’étude.

Mais Hattison n’en avait encore que l’idéepremière.

Il voulait, à l’aide de piles géantes etd’appareils spéciaux, condenser, pour les projeter au loin surl’ennemi, des décharges électriques assez puissantes pour coucher,d’un seul coup, sur le sol, des milliers d’hommes.

Léon Goupit, on peut le croire, n’était pas aucourant de tous ces détails ; mais le peu qu’il en avaitappris lui faisait deviner des choses terrifiantes.

Hattison et Skytown faisaient ombre au bonheurde Léon.

Certains jours, il demeurait plongé dans deprofondes rêveries dont sa chère Betty avait grand-peine à le fairesortir.

Les semaines et les mois passaient, et Léonsentait bien qu’il ne pourrait jamais rien contre Hattison.

Ce vieillard bilieux, à la face crispée d’unperpétuel rictus de haine, lui apparaissait comme un êtrevéritablement diabolique, comme l’incarnation de la guerre et de ladestruction, comme la véritable personnification de l’intelligencehumaine vouée au mal.

Léon parlait rarement de ses idées àBetty.

Il savait que le seul nom d’Hattison avait ledon de la rendre triste, et il n’avait jamais osé lui dire ce queles propos des ouvriers et ses propres observations lui avaientrévélé au sujet de la mort de son père.

Personne, parmi les ouvriers qui avaienttravaillé à Mercury’s Park, ne mettait la chose en doute.

Le vieil Irlandais, qu’un mouvement decuriosité avait un jour poussé à essayer de franchir une enceintedéfendue, avait été froidement assassiné par l’ingénieur.

Cette anecdote ne contribuait pas peu àmaintenir, dans les rangs des travailleurs, une disciplinesévère.

Hattison avait trouvé le moyen, dans un paysqui, comme l’Amérique du Nord, affiche les principes d’une libertéabsolue, de réaliser ce qu’on raconte de plus sinistre et de plusodieux sur les tyrans de l’Antiquité.

Aucun des ouvriers de Skytown n’aurait osé seretirer. Néanmoins, tous craignaient de rester, sachant bien qu’ilsseraient sacrifiés impitoyablement, le jour où l’on voudraits’assurer de leur discrétion, ou simplement se débarrasserd’eux.

« Il faudra pourtant, se disait Léon, queje règle mon compte avec cette vieille crapule. Je n’ai pas oubliécomment il a fait sauter la voie du chemin de fer subatlantique, nicomment il a tenté d’assassiner tous mes amis. »

Léon ruminait chaque jour ses projets devengeance ; mais moins que jamais il voyait approcher le jouroù il pourrait les réaliser.

Hattison, rendu plus prudent par son échec àMercury’s Park, avait multiplié, contre les indiscrets, lesprécautions minutieuses.

Il était absolument impossible de pénétrerdans certaines parties de Skytown.

Hattison, délaissant l’ancien cottageautrefois habité par son fils Ned, avait perché son laboratoire ausommet de la falaise qui s’élevait à gauche des bassins deradoub.

La dynamite, en faisant disparaître touteaspérité, avait rendu absolument accores les parois de ce roc dedeux cents pieds de haut.

Du côté de la terre, de hauts murs, deschemins de ronde, de formidables courants d’induction protégeaientle laboratoire.

Hattison avait tant de confiance dans lesprécautions prises, qu’il ne s’était même pas inquiété de laprésence d’un étranger, tel que Léon, aux abords des ateliers.

Les renseignements superficiels qu’il avaitpris lui avaient seulement fait connaître que le mari de Bettyétait un Irlandais, tout jeune, sans malice, et chantant toute lajournée.

Il s’en était tenu là.

D’ailleurs, par un sentiment que nousn’essaierons pas d’expliquer, Hattison n’aimait pas entendre parlerde Betty ni s’occuper d’elle.

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