La Conspiration des milliardaires – Tome III – Le Régiment des hypnotiseurs

Chapitre 16La caverne

Surtoute la surface du globe terrestre, il arrive assez fréquemmentqu’en fouillant la terre soit pour y rechercher des gisements deminerai, soit pour y établir les fondements d’un édifice, ondécouvre des souterrains, des grottes ou des cavernes, dont onn’avait pas jusqu’alors soupçonné l’existence.

Quelquefois ces excavations communiquentdirectement avec l’air libre au moyen d’un corridor plus ou moinslarge.

Le plus souvent elles sont absolument isolées,encloses de tous côtés ; et il est permis de supposer qu’il enexiste en réalité bien plus que l’on n’en connaît.

C’est dans une de ces excavations que setrouvait Léon Goupit.

La configuration, la superficie des cavernesconnues varient à l’infini.

Tantôt on se trouve en présence d’une vastegalerie toute d’une pièce ; tantôt c’est une enfilade desalles de toutes formes et de toutes dimensions.

D’un passage étroit dans lequel on est obligéde ramper on accède tout à coup dans une immense nef dont onaperçoit à peine la voûte ; et ce n’est souvent que pourretomber ensuite dans une étroite galerie dont le plafond bas donnel’illusion d’une de ces salles funéraires dans lesquelles lesÉgyptiens déposaient les corps embaumés de leurs morts.

Dans une des îles de la Grèce, la célèbregrotte d’Antiparos, longue de soixante-dix mètres, large dequarante, était connue dès la plus haute Antiquité.

En France, les cavernes d’Osselles, celles deHan-sur-Lesse en Belgique, atteignent huit cents mètres desuperficie.

En Amérique, dans le Kentucky, les Mammouth’sCaves s’étendent sur une surface de quarante kilomètres carrés. Unesoixantaine de salles les composent. On y trouve des rivières, descascades, et des gouffres sans fond.

Toujours pratiques, les Yankees les ontaménagés, y ont installé l’électricité, et s’en font une source derevenus en faisant payer un fort droit d’entrée aux visiteursattirés par cette curiosité géologique.

La question de savoir comment ces cavernes sesont formées a donné lieu, pendant longtemps, à de nombreusescontroverses.

De nos jours, l’opinion la plus généralementadmise, c’est qu’elles sont le résultat du long travail des eauxs’infiltrant à travers la couche terrestre, se frayant un cheminentre les blocs de rochers, désagrégeant la masse des dolomitesargileuses et les entraînant.

Des milliers de siècles sans doute ont éténécessaires pour arriver à créer ces gigantesques excavations.

Quant aux stalactites et aux stalagmites quidécorent ces cavernes et leur donnent un aspect féerique, leurformation peut s’expliquer aussi, très simplement.

Ces mêmes eaux, qui avaient désagrégé toutesles matières argileuses, étaient saturées d’acide carbonique, ettenaient en dissolution du carbonate de chaux et de magnésie.Pendant des milliers de siècles, elles ont continué à s’infiltrerlentement, à tomber goutte à goutte sur le sol. L’eau s’estévaporée, les molécules solides se sont agglutinées, se sontsuperposées, en haut comme en bas, et ont fini par se rejoindre,pour former ces colonnes qui, disposées géométriquement, donnentaux cavernes des aspects de cathédrales. Tout cela ne fut qu’unequestion de temps.

Même les chatoyantes couleurs, les refletsdiaprés, les tons éblouissants dont la nature a paré son œuvre ontune explication chimique. Ils ne sont dus qu’à la présence dequelques oxydes de fer ou de manganèse.

Ces colonnes délicatement veinées de rouge, devert ou de noir, ces draperies de pierre qu’on dirait peintes parun artiste de génie doivent leur éclat à la présence de quelquessels et de quelques oxydes.

Mais le plus étrange, c’est cette impressiond’horreur à la fois et de respect que l’homme éprouve lorsqu’ilpénètre dans ces sanctuaires du silence et de l’immobilité.

Il ose à peine parler, comme si sa voix allaitréveiller quelque génie ou quelque monstre endormi. Le bruit de sespas l’effraye comme une chose mystérieuse, et ce n’est qu’aprèsbien longtemps qu’il parvient à s’accoutumer à ces mélancoliquespaysages.

Plusieurs heures s’étaient écoulées depuis quel’incendie allumé par Léon Goupit s’était éteint dansl’éloignement ; et le jeune homme ne parvenait pas à détacherses yeux de l’horizon. L’admiration, la stupeur, l’épouvante leclouaient sur place.

Il se secoua pourtant, et reprit conscience desa situation.

Sur la berge, les ténèbres l’entouraient denouveau.

Avec plus de prudence que la première fois, ilramassa des branches et alluma du feu.

Un grand accablement s’emparait de lui. Lafièvre agitait ses membres endoloris. Il souffrait horriblement dela faim.

Son désespoir était sans bornes.

Affaissé sur son plaid qu’il avait étendudevant le feu, les yeux fixés sur le fleuve qui coulait à quelquespas de lui, il n’avait même plus le courage de faire unmouvement.

Il se voyait condamné à périr d’inanition danscette caverne, seul, au milieu de cette immensité silencieuse, àdes centaines de pieds sous terre, loin de sa chère Betty, loin desa mère, de tous ceux qu’il aimait, sans que jamais personne sût cequ’il était devenu.

Une infinie tristesse gonflait son cœur.

– Mon pauvre Léon, murmurait-il, tu peuxen faire ton deuil, tu ne reverras jamais la lumière du jour.

La seule satisfaction qu’il éprouvât, c’étaitd’avoir échappé aux milliardaires américains, de ne pas mourir deleurs mains, et d’avoir conservé sa liberté jusqu’au bout.

Puis il se disait que sa mort n’aurait pas étéinutile, qu’en détruisant Skytown, qu’en précipitant l’ingénieurHattison du haut de la falaise, il avait peut-être sauvél’humanité.

Cette pensée lui était douce, le consolait unpeu de son horrible souffrance.

Il avait fini par s’enrouler tout à fait dansson plaid, et la tête sur son carnier, les yeux grands ouverts etdilatés par la fièvre, le corps secoué de tremblements convulsifs,il s’abandonnait entièrement, sentant sa raison chanceler et ledélire s’emparer de son cerveau.

Tout à coup, devant lui, il entendit le bruitd’un corps tombant dans l’eau, puis un second bruit, puis untroisième.

D’un bond il se releva.

Tout d’abord il crut être le jouet d’unehallucination.

Sur la berge du fleuve, une dizaine d’animauxhideux, repoussants s’offraient à sa vue.

C’étaient de monstrueuses grenouilles, la têtenoire et tachetée de lueurs phosphorescentes, et dont le corpsnoirâtre et visqueux rappelait par sa forme celui du merlan.

Ces animaux mesuraient environ cinquantecentimètres de long.

Léon crut tomber à la renverse.

– Des grenouilles ! s’écria-t-il enbondissant, les mains tendues.

Il n’y avait plus chez lui qu’unsentiment : il avait faim !… Il allait peut-être pouvoirmanger.

Le dégoût, l’horreur que lui eussent inspiréces animaux monstrueux en temps ordinaire, tout cela disparaissaitdevant cette seule idée : manger !

L’instinct de conservation est plus fort quel’éducation et que la morale. Il fait taire toutes lesrépugnances.

Les unes après les autres, les monstrueusesgrenouilles antédiluviennes avaient sauté dans le fleuve. Léon,désespéré de n’en pas avoir attrapé une, les vit disparaître dansle courant.

Il allait s’abandonner de nouveau à sondésespoir, et retourner s’étendre auprès de son feu, lorsque, toutprès de la berge, et presque à fleur d’eau, il distingua soudainune sorte de poisson dont la tête, grosse à elle seule comme lamoitié du corps, était dépourvue d’yeux.

Entièrement noir, l’animal se tenait immobile.Par moments seulement ses nageoires s’agitaient. Il s’avançait dequelques centimètres, puis de nouveau demeurait immobile.

La joie de Léon ne connut plus de bornes,lorsque derrière celui-là il en aperçut un autre, puis untroisième, enfin un groupe entier qui s’avançait de la même façonlente et intermittente. Tous étaient privés d’yeux.

« Comment m’y prendrai-je bien pour encapturer quelques-uns, se demandait Léon en trépignantd’impatience. Je n’ai rien, ni filet, ni ligne, niappât. »

Il revint auprès du feu, et fouilla dans soncarnier.

– Rien du tout, répétait-il en remuant sacartouchière, la gourde qui avait contenu son gin, et quelquesautres menus ustensiles… Si, pourtant, fit-il tout à coup ensentant sous ses doigts des débris, ou plus exactement des miettesde viande. Il ne me manque plus qu’une ligne. Avec quoi en ferai-jebien une ?…

L’espoir qu’entrevoyait Léon de satisfaire safaim avait réveillé toute son ingéniosité. Il avait déjà employé, àconfectionner des torches, toute la doublure de son gilet. Ilarracha celle de son veston, en déchira deux bandes étroites qu’ilattacha l’une au bout de l’autre. En guise d’hameçon, il prit laboucle de sa ceinture, la cassa, et en recourba une des extrémitésà coups de pierre.

« Pourvu que je réussisse, murmurait-ilen pétrissant entre ses doigts les parcelles de viande qui devaientservir d’appât. »

Il n’avait pas pensé, dans sa hâte, à donnerdu poids à sa ligne. Il avait beau agiter la branche de boisfossile à laquelle il l’avait attachée, la doublure flottait surl’eau, ne descendait pas jusqu’aux poissons aveugles. Il dut yfixer une petite pierre. Tous ces retards l’exaspéraient. Sesforces étaient à bout.

Pendant plus d’un quart d’heure, allongé àplat ventre dans l’argile, il fit de vains efforts pour capturer undes cyprinodons.

Tout à coup Léon releva vivement sa ligneimprovisée.

Un des poissons se débattait, la gueulerefermée sur l’hameçon.

Léon poussa un véritable rugissement detriomphe, et serrant entre ses bras l’horrible animal, gambadantcomme un insensé, prononçant des paroles incohérentes, il courutvers son brasier.

Attendre que l’animal fût vidé pour le fairecuire, c’était au-dessus des forces de Léon.

Immédiatement le cyprinodon fut mis à rôtirdevant le feu.

Accroupi sur ses talons, les yeux effrayantsde désir et de convoitise, Léon Goupit en surveilla la cuisson. Uneodeur huileuse se dégageait de l’animal, dont la peau gluante serecroquevillait, découvrant une chair jaunâtre.

Mais c’était pour l’affamé un parfumdélicieux, qui le grisait, qu’il aspirait avec délices.

Combien y avait-il de temps qu’il n’avaitmangé ? Il n’en savait rien.

Son évanouissement, à la suite de sa chutedans la caverne, avait-il duré quelques heures ou bien une journéeentière ? Rien ne pouvait le lui indiquer.

Mais lorsque à pleines dents il mordit dans lachair à demi cuite du poisson, lorsque les premières bouchéespénétrèrent dans son estomac, il éprouva comme une sensation derésurrection.

Il dut bientôt s’interrompre.

Non pas qu’il n’eût plus faim ; maisaprès le long jeûne qu’il venait de subir, Léon sentait qu’ilallait étouffer s’il continuait à manger.

Malgré tout, ses jambes flageolaient déjàmoins sous lui. Il se sentait renaître.

Il prit sa gourde, la remplit d’eau qu’ilpuisa dans le fleuve, et but à longs traits.

Au bout de quelques instants, son malaise sedissipa.

Néanmoins, instruit par l’expérience, il secontraignit à laisser s’écouler un certain laps de temps avant desatisfaire complètement son appétit.

Cette seconde fois il dévora la moitié dupoisson. Alors seulement il commença à s’apercevoir de son goûthuileux et de son odeur nauséabonde.

Il mangea encore quelques bouchées, et rejetace qui restait avec un geste de dégoût.

Il éprouva même le besoin de se lever, demarcher un peu, se sentant alourdi et près de céder au sommeil.

– Ah ! fit-il en retournant boire aufleuve, qui m’aurait dit que je ferais mon régal d’un pareilfricot ?… Allons, poursuivit-il, du moment que je recommence àplaisanter, il y a du bon. Je crois bien, ma parole que j’allaisdevenir fou !

Involontairement, il reprenait de l’intérêtpour les choses environnantes.

Son feu menaçait de s’éteindre, il jeta dessusune brassée de bois fossile, et se prit à chercher par quels moyensil sortirait bien de la caverne.

C’était toujours le même problème, insolubleen apparence. Léon avait beau jeter ses regards de tous les côtés,il n’apercevait partout que l’immensité silencieuse. L’incendie,qui s’était produit quelques heures auparavant, n’avait éclairé quele même paysage fantasmagorique. Sa prison ne semblait pas avoird’issue.

« Si je pouvais encore m’avancer à ladécouverte, au hasard, droit devant moi, se disait-il, jerencontrerais peut-être une ouverture, un boyau quelconque quicommunique avec l’air libre… Mais non, une forêt inextricable d’uncôté, un fleuve de l’autre… Je suis cloué sur place, et à moins deme lancer dans le courant… »

Le jeune homme s’interrompit tout à coup. Ilavait dit cette dernière phrase en manière de plaisanterie, pourbien se convaincre de son impuissance ; mais voilà qu’il sefrappait le front, maintenant, comme éclairé par une idéesubite.

« Pourquoi, pensait-il, puisqu’il y abien ici des arbres fossiles, sans doute amenés là par uncataclysme, n’y aurait-il pas aussi de vrais arbres transportésplus récemment par des tremblements de terre, et parfaitementflottables. Voilà ce qu’il faut que je découvre, et je ledécouvrirai. »

Léon se mit aussitôt en quête.

Par un bonheur extraordinaire, au bout detrois heures de courses dans la forêt fossile, il se trouva en faced’une sorte de ravin d’une grande profondeur, où semblait avoirglissé, et cela depuis peu, tout un pan de montagne, avec le boisqui le couvrait.

Les feuillages presque intacts, mais desséchéscomme à l’automne, montraient que ces bois n’étaient pas là depuisplus de cinquante ou soixante ans. Ils n’avaient pas encore eu letemps de se noircir et de se minéraliser.

– Victoire ! s’écria joyeusementLéon Goupit. Ce bois ne coulera pas à pic, j’espère. En abattantquelques troncs, en les attachant les uns aux autres, en lesrecouvrant de branchages et même au besoin de glaise, j’aurai unplancher assez solide pour me porter sur l’eau… Fallait-il que jesois simple pour m’amuser tout à l’heure à construire un radeauavec des pierres ! Il est vrai que je ne savais plus bien ceque je faisais avec la faim qui me tenaillait. Il est certain quema seule chance de salut est de ce côté. Peut-être bien que j’ylaisserai ma vie, mais en tout cas, mourir pour mourir, il vautmieux que ce soit en essayant de recouvrer ma liberté.

Sans tarder, Léon Goupit se mit à l’œuvre.

Le bois volait en éclats sous la pierretranchante dont il se servait comme d’une hache. Les branches,presque vermoulues, ne lui offraient que peu de résistance.

Il arrivait à les rompre à peu près au justeendroit où il voulait.

Lorsqu’il eut réuni une assez grande quantitéde branches terminées par des crochets – ce qui lui était facile,puisqu’il n’avait qu’à laisser subsister un tronçon d’une petitebranche à chaque branche plus grosse –, il commença parentrecroiser les troncs de manière à entrelacer les angles aigusdes crochets. Mais il fallait calculer la longueur des branches,recommencer vingt fois la même besogne, pour enfin tomber juste etobtenir la solidité nécessaire.

Léon déployait une activité fébrile. Soningéniosité avait raison de toutes les difficultés.

De temps à autre, il s’interrompait pouralimenter le foyer qui l’éclairait.

Pendant plusieurs heures, il travailla ainsisans prendre une minute de repos.

Il avait l’espoir ; la pensée qu’ilparviendrait peut-être à sortir de la caverne, à revoir la lumièredu soleil, la belle nature, à retrouver des êtres humains soutenaitsa volonté, lui communiquait une indomptable énergie.

Lorsqu’il eut terminé sa besogne, Léon eûtvolontiers pleuré de joie.

– À la bonne heure, s’écria-t-il, j’aibien fait d’apprendre pour mon compte le métier de charpentier àSkytown ! Ce n’est, ma foi, pas trop mal pour undébutant !… Allons ! si je ne laisse pas ma vie dans celieu maudit, je crois que je serai désormais à l’épreuve del’adversité.

Pour rendre plus solide encore le radeau qu’ilvenait de construire – plus confortable aussi, disait Léon avec samanie de toujours plaisanter –, il entrecroisa, par-dessus lestroncs, de solides branches, entre les interstices desquelles ilempila de menues brindilles, de façon à former une sorte dematelas, sur lequel il serait mieux que sur les troncseux-mêmes.

Il répéta même une seconde fois cetteopération.

Lorsqu’il fut entièrement terminé, le radeaune mesurait pas moins de deux pieds de hauteur.

En admettant qu’il s’enfonçât dans l’eau d’unpied, il émergerait encore assez pour que Léon fût à l’abri del’humidité.

Tout en se félicitant d’avoir si bien réussison travail, Léon reprit dans son carnier ce qui restait de ladoublure de son veston, et l’utilisa parcimonieusement à seconfectionner une provision de torches.

Puis, lorsque tous ces préparatifs furentterminés, il se mit en devoir de mettre son radeau à flot.

Mais les troncs d’arbres s’étaient enfoncésdans la glaise molle.

Il dut s’aider d’un levier pour les soulever,et glisser en dessous des morceaux de jais à peu près ronds.

Il avait vu faire la même chose aux maçonslorsqu’ils avaient à transporter un lourd bloc de pierre.

En le poussant de toutes ses forces, enchangeant alternativement de place les rouleaux qu’il s’étaitimprovisés, il parvint à mener son radeau, à le faire glisserjusqu’au bord de l’eau.

Il embarqua dessus sa provision de torches, enalluma une, prit son plaid, sa carabine et son carnier, puis ils’installa à l’arrière du radeau qu’il fit démarrer avec une longueperche, et qu’il dirigea vers le milieu du courant.

Les eaux du fleuve souterrain ne couraient pascomme celles des cours d’eau ordinaires. Elles semblaient glisserpar nappes, sans faire aucun bruit, sans produire aucun remous,aucune vague ; mais la vitesse de leur marche était néanmoinsconsidérable.

Le cœur du fugitif bondissait dans sapoitrine.

Courait-il vers la liberté ? Ou bien versla mort ? Qu’allait-il advenir de lui et de son radeau ?Il se le demandait avec angoisse.

– N’importe, fit-il, que je réussisse ounon, le principal c’est d’avoir fait tout mon devoir, de ne pasm’être laissé abattre par la souffrance.

Léon s’était assis, du mieux qu’il avait pu,sur son plaid.

Sa torche à la main il observaitl’horizon.

Doucement d’abord, puis insensiblement plusvite, le radeau avait été emporté par le courant.

La vitesse qui l’animait grandissait à chaqueminute.

Il finit par filer avec une rapiditévertigineuse.

Le fugitif distinguait à peine les arbres dela forêt fossile qui continuait à s’étendre le long des rives.

« Je vais être projeté contre un rocher,se disait-il avec frayeur. Le radeau, que j’ai eu tant de peine àconstruire, va se briser en mille pièces, et je serai englouti oubroyé. »

Il finit pourtant par se rassurer. Le courantoccupait exactement le milieu du fleuve. Sur les bords l’eau étaitpresque immobile. Il ne courait donc pas le risque d’être jeté à larive.

Cependant, plus d’une fois, le fugitif crutbien sa dernière heure venue.

Il apercevait au loin d’énormes blocs derochers qui semblaient barrer complètement le passage.

Des ponts massifs ou bien des passerelles, quiparaissaient ne tenir que par miracle, enjambaient çà et là lecours d’eau.

Penché à l’avant du radeau, à la faible lueurde sa torche, il se voyait emporté à toute vitesse,irrésistiblement, vers une mort certaine.

En se couchant à plat ventre, il eut la chancede sortir sain et sauf de ces passes difficiles.

Il y avait plusieurs heures déjà que cettecourse folle, ce glissement vertigineux sur un fleuve d’unelimpidité de cristal continuait, et la caverne n’avait pas changéd’aspect. Les horizons succédaient aux horizons, uniformémentpareils et majestueux.

Par-delà la forêt fossile, toute blanche commeune étrange végétation de nickel, aussi loin que Léon pouvaitporter ses regards, c’était toujours la même splendeur terrifiante,le même enchevêtrement de colonnades et d’arcades, sur lesquellesles stalactites descendaient, ainsi que des milliers d’aiguillesgigantesques.

Mais Léon ne prêtait plus aucune attention auxfantasmagoriques paysages souterrains. Sa dépense d’énergie et deforces avait été trop considérable. L’excitation nerveuse quil’avait soutenu jusque-là, et sous l’influence de laquelle il avaitconstruit son radeau, l’avait abandonné tout à coup.

Exténué de fatigue, il luttait péniblementcontre le sommeil.

Par moments sa tête se penchait sur sapoitrine, ses yeux se fermaient malgré lui.

– Il ne faut pas que je m’endorme, fit-iltout à coup, en se secouant énergiquement. Ma torches’éteindrait ; et pis que cela, sur une aussi étroite surface,à la moindre secousse de mon radeau, je serais précipité dans lefleuve.

Par un prodige de volonté, il réussit à setenir éveillé pendant plus d’une heure encore.

La lueur de sa torche se reflétait sur l’eau,y traçait un sillon lumineux ; et le jeune homme terrifiévoyait accourir des bandes d’animaux inconnus, que son imaginationsurchauffée lui faisait voir plus monstrueux encore qu’ilsn’étaient.

Mais la fatigue de Léon eut cette fois raisonde sa volonté.

Après s’être plusieurs fois assoupi pendant decourts instants, il finit par tomber comme une masse sur soncarnier, sa torche allumée à la main. Ses forces étaient àbout.

Le fracas de l’explosion la plus violente nel’eût pas tiré de son sommeil de mort…

Lorsque Léon Goupit se réveilla, grelottant defroid et de fièvre, il se sentit mouillé jusqu’aux os, en mêmetemps que secoué rudement.

Mais il ne parvint pas tout de suite àrassembler ses idées, à se rendre compte de l’endroit où il setrouvait.

Il était encore sous l’impression d’unhorrible cauchemar.

Il avait rêvé qu’il était tombé entre lesmains des milliardaires américains, et que ceux-ci, pour se vengerde la destruction de Skytown et du meurtre d’Hattison, l’avaientcondamné à un supplice épouvantable.

On l’avait tout d’abord enfermé dans un cachotobscur que peuplaient des milliers de rats affamés. Pendant unenuit entière il avait dû se défendre contre l’assaut sans cesserenouvelé des sauvages animaux. Au moment où il allait être dévorétout vivant, la porte du cachot s’était ouverte, et la lumièreavait jailli de toutes parts. Un à un tous les milliardairesavaient pénétré dans le cachot.

Le dernier, drapé dans un suaire quidécouvrait seulement son visage décharné, dans lequel ses yeuxbrillaient comme des charbons ardents, Hattison, avait fait sonentrée.

Mais, chose étrange, Léon Goupit, lui seul,semblait s’apercevoir de la présence du fantôme qui était venu seplacer en face de lui, les bras croisés, et s’était tenuimmobile.

– Le voilà donc, l’assassin d’Hattison,l’incendiaire de Skytown ! avait rugi William Boltyn. Nousallons enfin pouvoir satisfaire notre vengeance. La mort est tropdouce pour un pareil crime ! Qu’on le torture !…

– Qu’on le torture ! s’étaientécriés tous les autres. Vengeons Hattison !…

Aussitôt la porte du cachot s’était ouverte.Des automates, pareils à ceux qu’avaient construits Hattison,étaient entrés lourdement. À la place de leurs yeux brillaient desampoules électriques. Ils n’avaient pas de bouche, pas de nez, etleur crâne de cristal était rempli de rouleaux d’or et de liassesde bank-notes.

Ils s’étaient rangés sur deux files. Léonavait remarqué que leurs doigts de nickel se terminaient par despointes effilées et dégageaient des étincelles électriques.

Cloué sur place par une force invisible, Léonsentait les regards haineux du spectre fixé sur lui.

Un diabolique sourire éclairait le visaged’Hattison. Il avait fait un signe. Les automates s’étaientavancés.

Le jeune homme s’était senti perdu.

Il avait poussé un grand cri, et s’étaitréveillé !…

Plusieurs secondes s’écoulèrent avant qu’ileût repris conscience de sa situation.

Il éprouvait de violentes secousses qui lerejetaient à droite et à gauche, sans interruption.

Des lames, qui lui parurent énormes, passaientau-dessus de sa tête avec un bruit de torrent, l’inondant, collantses vêtements sur sa peau.

L’obscurité profonde dans laquelle il setrouvait augmentait encore l’horreur de sa situation.

Ses deux jambes, prises comme dans un étau,baignaient complètement dans une eau glaciale qu’elles fendaientavec rapidité.

– Mon radeau ! s’écria-t-il d’unevoix étranglée… Je suis perdu !

Le jeune homme était engagé jusqu’à mi-corpsdans l’interstice de deux des troncs d’arbre qui formaient leplancher de son radeau.

Des remous furieux soulevaient le frêleesquif.

Tout l’édifice de branchages que Léon avaitempilé sur les troncs avait été emporté ; et ceux-cimenaçaient eux-mêmes de se disjoindre sous l’assaut sans cesserenouvelé de vagues énormes, qui maintenant ballottaientl’embarcation et la soulevaient à plusieurs mètres de hauteur.

En faisant des efforts inouïs, Léon parvint àdégager ses jambes, à reprendre la liberté de ses mouvements.

Sa première pensée fut de faire de lalumière ; mais sa boîte d’allumettes était en bouillie, sapoche remplie d’eau.

Le fugitif fut pris d’un violentdésespoir.

Le courant semblait augmenter d’intensité àchaque instant. Le radeau tournoyait sur lui-même avec violence,s’élevait au sommet d’une montagne d’eau, puis retombait au fondd’un gouffre. Les uns après les autres les troncs sedisjoignaient.

Bientôt, une secousse encore plus formidableque les précédentes, acheva de désagréger le plancher de bois, Léonn’eut que le temps de se cramponner de toutes ses forces à l’un destroncs.

Il eut la sensation de glisser, en tournoyant,le long des parois d’un immense entonnoir.

L’air passait devant sa bouche sans qu’ilparvînt à respirer ; le sang affluait à sa tête ; sestempes battaient avec furie.

Cela dura plusieurs minutes.

La vertigineuse descente semblaitinterminable.

Puis, tout à coup, Léon se sentit comme happéau passage comme par la gueule d’un monstre sous-marin. Il futentraîné à des profondeurs incommensurables.

Il lui sembla que ses membres allaient êtrearrachés.

À demi asphyxié, le cerveau halluciné par uneangoisse folle, meurtri de tous côtés par des arêtes de rocher surlesquels il était roulé par une véritable trombe, Léon eut enfin lanotion d’être repris par mouvement ascensionnel.

Sa tête émergea de l’eau ; mais ce ne futqu’un éclair.

En ligne droite, maintenant, le courantl’entraînait avec furie.

Ses pieds par instants frôlaient une surfaceplane. Il pouvait se croire dans une sorte de vasque peuprofonde.

Puis, de nouveau, les vagues le reprenaient,le ballottaient inerte, les yeux clos, les mains crispées sur letronc d’arbre.

Brusquement, la violence du courants’atténua.

Il y eut encore quelques secoussesintermittentes, quelques tourbillonnements, mais ce n’était plusque comme des répercussions affaiblies du gouffre que le fleuvevenait de franchir.

Emporté par un courant rapide, mais sansheurts, sans secousses, Léon n’éprouvait plus qu’un engourdissementgénéral de ses membres et de violentes douleurs de tête.

À mesure qu’il continuait sa course, le fleuves’apaisait. Les ondes redevenaient tranquilles, et finissaient parcouler doucement. La vitesse du courant n’était presque plussensible.

En ouvrant les yeux, Léon aperçut le cielconstellé d’étoiles !…

Dans son pauvre cerveau meurtri, terrifié, àtravers son engourdissement, ce fut comme une vision merveilleuse,et qu’il n’espérait plus.

Malgré sa lassitude, il continua de nager,soulevant sa tête hors de l’eau, autant que sa faiblesse le luipermettait.

Il doutait encore de la réalité du spectaclequi s’offrait à ses yeux.

Le fleuve courait maintenant au milieu d’unparc somptueux, planté d’arbres géants.

Sur chaque rive, des saules au feuillageargenté apparaissaient, aux tranquilles lueurs de la lune, baignantdans l’eau les extrémités de leurs branches inférieures.

Le cœur débordant d’une joie immense, Léon sedirigea vers le rivage, qu’il atteignit en quelques brassées ;et saisissant une des branches il s’y cramponna, se souleva à laforce des bras, et se hissa sur la berge.

– Sauvé ! Je suis sauvé !répétait-il en trépignant sur place, et sans prendre garde à l’étatpitoyable dans lequel étaient ses vêtements.

Il avait perdu son bonnet de loutre.

Ruisselant d’eau, les cheveux collés sur lefront et sur les tempes, son veston et son pantalon en loques, sesbottes détrempées et remplies de vase, pâle comme un spectre, etgrelottant de froid au point que ses dents s’entrechoquaientconvulsivement, le fugitif, dans la clarté lunaire, avait plutôtl’apparence d’un être fantastique que d’un homme civilisé.

Il ôta ses haillons, les nettoya rapidement dumieux qu’il put, quitta son veston, le tordit, et le remit sur sesépaules.

Des frissons de fièvre lui parcouraientl’épiderme.

Son regard fixe et comme hébété fouillaitl’horizon.

Le froid s’emparait de lui de plus en plus.Des contractions nerveuses serraient son estomac, lui causant uneintolérable douleur.

Instinctivement, il se mit à marcher pourrétablir la circulation du sang.

Au bout de quelques minutes de cet exercice,il sentit se dissiper un peu son malaise.

Sa robuste constitution triomphait encore unefois des dures épreuves qu’il venait de traverser.

La lancinante douleur qu’il ressentait aucreux de la poitrine disparut petit à petit ; et quoiquemouillé encore des pieds jusqu’à la tête, il reprenait possessionde lui-même, il parvenait à assembler ses pensées.

Il regardait le ciel constellé d’étoiles, lesarbres qui l’entouraient, sans arriver à se rassasier du spectaclede la nature.

– Je suis donc enfin sorti de la caverne,faisait-il d’une voix entrecoupée par l’émotion… De vrais arbresavec des feuilles… Le ciel !… Je suis sauvé, répétait-il sansse lasser… Dans quel gouffre suis-je passé ! Et dire que j’ensuis sorti vivant !… J’ai bien cru que je ne reverrais jamaisle ciel !… Quelles terribles aventures !

Tout à la joie de se retrouver libre, d’êtresorti – sans savoir comment, il est vrai – de la caverne, Léon nepensait même pas à se demander dans quel endroit il venaitd’aborder.

Il s’était mis à marcher, il s’enfonçait dansune vaste allée qui commençait au bord du fleuve.

Des massifs de cyprès et de sycomoresalternaient avec des tertres de lys et d’iris noirs.

De place en place, Léon apercevait uneclairière au milieu de laquelle, sur un piédestal gigantesque, sedressait un sarcophage égyptien dont les hiéroglyphes dorés sedétachaient sur la teinte violâtre du granit.

L’aspect général du parc était à la foisimposant et funèbre.

Très intrigué par tout ce qu’il voyait,convaincu maintenant qu’il se trouvait dans une propriétéparticulière, Léon s’avançait toujours, en jetant des regards detous côtés.

« Pauvre Betty, se disait-il. Il a tenu àbien peu de chose que je ne te revoie jamais !… J’ai vu lamort de près, je puis le dire… Pourvu, ajouta-t-il, que de nouveauxobstacles ne viennent pas se dresser devant moi !… Ce seraitdommage vraiment, après avoir enduré tant de souffrances, de ne pasréussir à m’échapper !… Les milliardaires seraient tropcontents… C’est égal, je pourrai me vanter de les avoir roulés dela belle façon, eux et leur détective. »

Il avait déjà fait plusieurs centaines de pas,sans rien apercevoir que des arbres et des massifs de fleurs,lorsqu’il crut distinguer, presque à ras du sol, une lueur à peineperceptible, et qu’il attribua tout d’abord à un reflet de lune surune feuille.

Pourtant, à mesure qu’il s’approchait, lalueur devenait plus distincte. Tout à coup, au détour d’une allée,Léon se trouva en présence d’une immense construction, massive etsévère, qu’entourait une vaste cour pavée de mosaïque violette.

Toutes les fenêtres du bâtiment étaientplongées dans l’obscurité.

Seulement, dans un recoin de la muraille, unsoupirail éclairé laissait échapper un étrange rayonnement delumière bleue.

« Qu’est-ce encore que ce bizarrejardin ? se dit Léon. Peut-être celui de quelque milliardaireyankee. Seul un individu de ce genre peut s’être commandé un palaisd’une architecture aussi fantastique que celle-ci. »

Tout en faisant ses réflexions, Léon s’étaitapproché du soupirail, et plongeait ses regards dans l’intérieur dumystérieux palais.

Il écouta d’abord distraitement, puis avecplus d’attention.

Ce qu’il voyait et ce qu’il entendaitl’intéressait à un tel point que malgré le froid et la faim, malgréle danger qu’il courait à chaque minute, il ne pouvait se décider àquitter son poste d’observation.

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