La Conspiration des milliardaires – Tome III – Le Régiment des hypnotiseurs

Chapitre 8Léon Goupit réalise ses projets

Tapidans une encoignure sombre, Léon ne perdait pas de vue un seul desmouvements du vieil ingénieur.

Sous le rayonnement des arcs électriques,Hattison, le dos légèrement voûté, les vêtements constellés detaches d’acide, l’œil féroce et la lèvre haineuse, avait l’air,entouré de ses noirs soldats de métal, d’un nécromancien des tempspassés au milieu d’une troupe de mauvais esprits soumis à sonpouvoir.

Il paraissait d’ailleurs satisfait.

Il avait doté ses automates d’un nouveauperfectionnement.

Grâce à une savante répartition des diversespesanteurs de la cuirasse et du mécanisme, les hommes de fer nepouvaient tomber que d’une façon : sur le dos.

Or, le fait même du choc produit par leurchute mettait en mouvement les éléments d’une pile spéciale qui, enmoins d’une demi-minute replaçait les appareils dans la stationverticale.

De plus, après l’épreuve qu’il venait d’enfaire, le savant était sûr qu’à condition de ne pas descendre à degrandes profondeurs, ils se comporteraient aussi bien dans l’eauque sur la terre.

À ce moment, les automates, partis de lamuraille qui faisait face au passage conduisant à la mer,s’avançaient au petit pas dans la direction de ce même passage.

Hattison, qui les contemplait en silence, eutun sourire de paternel orgueil.

Entre tant d’inventions, celle des hommesd’acier était sa préférée.

Il en était presque venu à chérir cesmannequins de métal.

Quelquefois même, dans la solitude de sonlaboratoire, perché comme une aire d’oiseau de proie au sommet durocher, il se plaisait à les interpeller, par des nomsimaginaires : Tom ! John ! Joë !…

« Ce n’est pas mal, se dit-il à lui-même.Mais il est temps de leur donner leur ration quotidienne d’acide etde les faire rentrer à la caserne… Comme ils sont biendisciplinés ! Si je ne les arrêtais pas, ils retourneraientd’eux-mêmes à la mer ! »

Et Hattison porta à ses lèvres le siffletd’argent autrefois dérobé à Olivier Coronal.

À ce moment précis, les mains nerveuses deLéon Goupit enserrèrent le cou du vieil inventeur.

Il laissa échapper le sifflet en poussant unrugissement étouffé.

Une lutte terrible s’engagea entre les deuxhommes.

Hattison était vigoureux.

Tout en cherchant à se dégager de sonétreinte, il tâchait de pousser Léon du coté d’une barre de métalchargée d’un formidable courant électrique.

Il n’y réussit pas.

Léon, dont un furieux désir de vengeancedoublait les forces, souleva dans ses bras le maigre corpsd’Hattison, le porta jusqu’au bord de la falaise, et le lâchabrusquement dans le vide.

Un grand cri traversa l’espace.

Léon entendit le bruit mat d’un corps quirebondissait de roc en roc et le bruit d’un plongeon sourd dans lesvagues du Pacifique.

Puis ce fut tout.

Un grand silence régna, que troublaientseulement la vague rumeur de la ville et le pas cadencé des hommesde fer qui continuaient à descendre impassiblement la pente duchemin voûté.

Léon Goupit s’était arrêté, glacé deterreur.

Il avait la sensation de se trouver perdu dansune sorte d’enfer de la mécanique, dans un monde d’horreur quin’avait rien à voir avec l’humanité ordinaire, et dont il nesortirait jamais.

Il fut tiré de cette espèce de stupeur par lebruit d’une détonation formidable.

L’aérostat dirigeable dans lequel il comptaitopérer sa fuite, l’Hattison, venait de faireexplosion.

Était-ce l’électricité dont la rampe de métalétait chargée qui avait enflammé l’hydrogène en suivant le chanvredu câble ?

Était-ce, comme Léon le crut plus tard, Joë,le vieux nègre muet, qui y avait mis le feu ?

C’est ce qu’il ne s’amusa pas à discuter.

Le péril devenait de plus en plusimminent.

Des lumières apparaissaient aux fenêtres deslogements ouvriers.

Une rumeur continue et croissante montait detoute la cité industrielle.

Au-devant de Léon, grimaçant un hideux sourirequi montrait le tronçon noirâtre de sa langue coupée, le nègre Joë,l’âme damnée d’Hattison, s’avançait, un large poignard à lamain.

Léon ne lui laissa pas le temps del’attaquer.

Exercé, dès le plus jeune âge, à la boxe et àla savate, il détacha sur la main du nègre un coup de pied sec quifit sauter l’arme à dix pas.

En même temps, un formidable coup de poing surle nez camus de Joë, et un croc-en-jambe, le mettaient à la mercide Léon.

Le jeune homme ramassa le couteau tombé parterre, et l’appuya sur la gorge du nègre.

– Si tu bouges, tu es mort… Fais-moisortir d’ici, et le plus vite possible. Ton patron n’existeplus ; et le moindre geste de révolte ou de résistance que tuferas sera immédiatement puni d’un coup de ton propre poignardentre les deux épaules.

Ce disant, Léon fit relever Joë en le tirantpar sa cravate ; et sans le lâcher, lui ordonna de le conduirejusqu’à la grille qui menait à l’enceinte suivante.

Joë exprima par des gestes d’acquiescementqu’il était tout prêt à faire ce qu’on lui disait.

Au fond, il n’en était rien.

Le vieil esclave, pour qui la vie n’était plusrien, puisque son maître était mort, n’avait plus qu’uneidée : venger Hattison !

À peine avait-il dépassé la grille de laseconde enceinte que le vieux Noir, se retournant brusquement,saisit à pleine main la tige de métal du blocus électrique.

Il savait qu’il allait être immédiatementfoudroyé.

Mais son ennemi le serait en même temps quelui.

Par bonheur, Léon avait vu le geste.

Il lâcha précipitamment le cou du vieillard,et fit un bond en arrière.

Au même instant, le cadavre de Joë roulait àses pieds, les yeux blancs et révulsés, et déjà à demi carbonisépar la puissance du courant.

Léon enjamba le cadavre et continua saroute.

Il n’y avait pas de temps à perdre.

Les cloches des ateliers tintaient.

La population entière des ouvriers de Skytownse levait en masse.

Léon se vit perdu.

Il se trouvait alors tout près de l’atelier deproduction centrale de la force électrique.

Il se glissa sous un hangar avoisinant, s’armaà tout hasard d’un marteau qu’il venait d’apercevoir, etattendit.

L’espèce d’appentis, où il s’était caché,n’était séparé de la chambre des machines à vapeur qui actionnaientde puissantes dynamos que par un mince mur de briques.

Léon écouta.

Puis, il se hasarda à desceller avec sonpoignard une des briques de la muraille.

Il n’y avait personne dans la chambre desmachines.

Accourus aux sons de la cloche, lesmécaniciens et les chauffeurs avaient déserté leur poste pour voirquel événement imprévu jetait ainsi le trouble dans l’immenseusine.

Léon réfléchit un instant.

Un espoir venait de briller à ses yeux.

Sortant précipitamment de sa retraite,toujours armé de son marteau, il se rua, plutôt qu’il n’entra, dansla chambre des machines.

En un clin d’œil, il eut éparpillé et éteintles feux, ouvert les robinets d’échappement de la vapeur.

Les immenses volants, après avoir tournéencore quelques instants en vertu de la force acquise,s’arrêtèrent.

Léon acheva son œuvre en démolissant, à grandscoups de marteau les organes délicats des machines électriques.

Une minute après, tout Skytown était plongédans une profonde obscurité.

– Il y a du bon, s’écria Léon. Maintenantles blocus électriques ne peuvent plus arrêter personne. La voieest libre. C’est à moi de profiter de la bagarre pour filer.

Dans Skytown, l’affolement était à son comble.Tout le monde croyait à une catastrophe.

Sauf quelques chefs d’ateliers, quicontinuaient à sonner la cloche dans l’obscurité, sans se douterqu’ils augmentaient ainsi la panique, la plupart des ouvrierss’étaient figurés que Hattison était en train de les anéantir tous,pour les empêcher de divulguer ses secrets.

Ils se précipitaient vers les issues, etgagnaient la campagne environnante.

Léon n’eut donc aucune peine à se mêler auxfuyards, et à franchir la dernière enceinte de Skytown.

Pâle, haletant, défait, nu-pieds, car on serappelle qu’il avait abandonné ses chaussures pour monter dansl’aérostat dirigeable, Léon ne tarda pas à s’approcher de samaisonnette. Une faible lumière qu’il aperçut à la fenêtre de Bettyle fit songer à l’inquiétude dans laquelle devait être la pauvrefemme.

– Mais, s’écria-t-il tout d’un coup, etles hommes de fer, où sont-ils allés ? Voilà ce que je medemande. S’ils ont continué sans s’arrêter, ils doivent être àl’heure qu’il est loin d’ici, dans le fond de la mer !…

Comme si quelque puissance invisible eût voulurépondre à la phrase que venait de prononcer Léon, une explosionénorme et sourde retentit dans la direction de l’Océan.

Le giant plunger et les autressubmersibles, avec leurs immenses réserves de nitroglycérine etd’air liquéfié, venaient d’être anéantis.

Les ingénieurs, qui formaient l’équipage dessous-marins, devaient avoir trouvé une mort affreuse dans lacatastrophe.

Malgré l’enquête très soigneuse que fit plustard la justice américaine, on n’expliqua jamais entièrement lescauses du sinistre.

L’explication la plus logique qu’en donnèrentles savants, c’est que le bataillon des hommes de fer, dans samarche que personne n’était plus là pour diriger, avait dû heurterles détonateurs de quelques-unes des puissantes torpillesdormantes, disséminées par Hattison dans toute la baie.

Léon rentra chez lui plus mort que vif.

Après avoir mis, en deux mots, Betty aucourant des événements, il tomba sur son lit, brisé de fatigue etd’émotions.

Peu d’instants après, une bande de fuyards,parmi lesquels se trouvait Paddy, le vieil ajusteur, pénétra dansla salle du cabaret.

– Vous savez ce qui se passe ?s’écria l’un d’eux. Le vieil Hattison, sans doute devenu fou, esten train de faire tout sauter dans Skytown.

– Oui, dit un autre, nous croyons tousqu’il a voulu se débarrasser de nous pour éviter lesindiscrétions.

– Moi, dit le vieux Paddy, superstitieux,je ne suis pas éloigné de croire que le diable lui a tordu le couavant de l’emporter. Car ce ne pouvait être que Satan en personnequi l’aidait dans ses inventions, sous la figure du vieux Joë.

Un autre ouvrier affirma qu’il avait aperçu lecadavre du nègre, déjà tombé en putréfaction, à côté de la grillede la dernière enceinte.

Betty, glacée de crainte, écoutait tous cesdétails sans oser ouvrir la bouche.

Cependant le nombre des fuyards augmentait deminute en minute.

Bientôt la maisonnette de Léon Goupit fut troppetite pour les contenir.

Ils délibéraient bruyamment sur la conduite àtenir en présence des événements.

Un des plus hardis, qui avait fait autrefoispartie d’une bande de détrousseurs de chemins de fer dans le FarWest, prit la parole.

– Gentlemen, dit-il, le vieil Hattisonest mort. Son vieux nègre et ses ingénieurs aussi, probablement.Nous sommes les maîtres. Vengeons-nous de toutes les persécutionsque nous avons subies ici. Retournons à Skytown. Nous commenceronspar goûter le gin des cantines. Après quoi, nous chercherons lemagot des milliardaires, sans oublier de visiter les ateliers quele vieux singe nous cachait si soigneusement.

– À Skytown ! dit un autre.

– À Skytown ! répéta toute la banded’un accord unanime.

Quelques instants après, les amples provisionsde vivres, de vins et de spiritueux des réfectoires étaient misesau pillage.

Ivres, et ne respectant plus aucune autorité,les ouvriers se répandaient en chantant et en hurlant à travers lesenceintes jusque-là interdites.

Ils brisaient les machines à coups de masse,démolissaient les vitres, et, pour s’amuser en même temps que pours’éclairer, ils mettaient le feu aux petites constructions debois.

C’est en vain que les plus sages et les plushonnêtes, tels que le vieux Paddy, essayaient de les arrêter.

En peu d’instants, Skytown fut la proie dedeux ou trois incendies partiels.

Les incendiaires furent d’ailleurs victimes deleur imprudence.

Ils ne s’étaient plus souvenus, dans la joiedu pillage et du triomphe, qu’il existait, dans la troisièmeenceinte, un énorme magasin de substances explosives.

Au moment où ils se réjouissaient sottement devoir flamber l’usine, une colonne de flamme jaillit en brasier,jusqu’à une prodigieuse hauteur, avec un grondement comparable àcelui d’une cataracte ou d’une trombe.

Presque tous périrent.

Et le lendemain, quand Léon et Betty, quiavaient recueilli le vieux Paddy, blessé dangereusement, voulurentjuger par eux-mêmes de l’étendue du désastre, ils constatèrent que,de la florissante ville créée par le génie d’Hattison et lescapitaux des milliardaires, il ne restait plus rien, qu’une plainenoirâtre, semée de pans de murs ruinés et de pièces d’acier torduespar la violence de l’explosion.

Léon avait fait à Betty un récit circonstanciédes événements de la veille.

Tous deux regardaient tristement ce paysagedésolé, semé de cadavres noircis, et qui semblait encore plusfunèbre sous le ciel d’hiver.

– Qu’allons-nous faire ? sedirent-ils.

– Il faut partir, dit Léon.

– Mais où aller ?

– Je ne sais. Aller retrouver OlivierCoronal, mon ancien maître, maintenant l’allié et le parent desmilliardaires, cela me semble inutile. Il ne nous reste qu’unechose à faire : retourner dans mon pays, en France. Là, j’aide nombreux amis. Je trouverai facilement un emploi qui, joint ànos petites économies, nous permettra de vivre.

– Je te suivrai partout où tu voudras,fit Betty avec résignation. Mais pourtant quel dommage ! Nousavons été si heureux dans cette petite maison ! J’ai le cœurgros, rien qu’à la pensée de la quitter.

– On ne peut faire autrement, reprit Léonpensif. Il est fort probable que je vais être poursuivi.D’ailleurs, je ne voudrais pas passer huit jours de plus dans celieu d’horreur et de désolation.

– Écoute, je suis la première à approuverce que tu as fait. Tu as vengé mon père et rempli ton devoir. Maisil faut te mettre promptement en sûreté. Je te gênerais dans tafuite. Pour moi, je resterai ici quelques jours encore, jusqu’à ceque le vieux Paddy, qui a eu la jambe atrocement brûlée, soit enétat de marcher. Aussitôt que possible je gagnerai Ottega, où jetâcherai de trouver un acquéreur pour notre maison et les jardinsque tu as défrichés alentour. Puis, je te rejoindrai à New York, àun endroit convenu ; et de là nous pourrons partir pourl’Europe.

– Cela me peine de t’abandonner ainsi,fit Léon. Mais je crois que tu as raison. Ne sois pas triste, machère femme. Tu connaîtras le pays de France, qui est le plus douxà vivre. Et nous visiterons aussi ton Irlande. Il y a encore dubonheur pour nous dans l’avenir.

Après une journée passée en préparatifs et enrecommandations, Léon partit à la pointe du jour, muni deprovisions et de quelques bank-notes.

Presque à la même heure, à plusieurs centainesde lieues de là, au moment où William Boltyn, le milliardaire,terminait sa toilette dans la salle de bains en marbre rose de sonpalais de Chicago, Stephen, le majordome qui avait succédé à TomPunch, lui présentait un télégramme sur un plateau de vermeil.

Boltyn brisa l’enveloppe, jeta un coup d’œilsur ce qu’elle contenait, et poussa un effrayant juron.

Voici le texte de la dépêche qui avait motivécette colère :

Hattison mort. Skytown détruitpar explosion. Arrive de suite.

Nicolas Broad,

Contremaître.

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