La Conspiration des milliardaires – Tome III – Le Régiment des hypnotiseurs

Chapitre 14Un discours de Harry Madge

Unmoment de silence régna entre Olivier Coronal et son beau-père.

Ce fut William Boltyn qui parla lepremier.

– Je suis venu pour m’entretenirsérieusement avec vous, fit-il. J’ai une communication importante àvous faire.

– Allez, dit simplement Olivier.

Sans se laisser déconcerter par ce laconisme,le milliardaire reprit :

– Je n’ai pas l’intention de vous faireinutilement des éloges. Vous êtes un homme de valeur, je lesais.

– Où voulez-vous en venir ? demandaOlivier très attentif.

– Je vais avec vous droit au but. Vousconnaissez mes projets. Vous avez été assez habile pour lessurprendre, ajouta-t-il amèrement. Vous connaissez aussi ladéception qui m’atteint en ce moment. L’ingénieur Hattison estmort. Je viens simplement vous proposer de prendre sa place dans ladirection de mes laboratoires de guerre.

– Monsieur ! fit Olivier sedressant, les bras croisés, dans une attitude de défi, en face dumilliardaire qui continuait froidement.

– Ma proposition est bien faite pour voussurprendre. Mais avant de vous mettre en colère, attendez que jevous explique entièrement ma pensée.

– Quelle qu’elle soit, je lui feraimauvais accueil.

– Attendez, vous dis-je. Je vous ai ditque j’avais une haute opinion de votre talent. J’ai une estime nonmoins haute pour votre caractère. Je ne vous ferai pas l’injure devous offrir une somme de dollars – si considérable soit-elle – pourque vous abandonniez vos convictions. Votre éducation d’Européen,inaccoutumé à estimer les choses pratiques à leur juste valeur,vous ferait envisager votre conduite comme une trahison. Je veux,au contraire, servir vos projets.

– Servir mes projets ! reprit enécho Olivier Coronal, avec ébahissement.

– Oui, monsieur. Si je ne me trompe, vousvous êtes déjà signalé par plusieurs inventions militaires de laplus haute valeur, entre autres par votre torpille terrestre ;et vous n’avez fait cela, paraît-il, que dans le but d’arriver àproduire, grâce à la puissance exagérée des engins, la suppressioncomplète des guerres dans l’humanité.

– C’est exact, fit l’ingénieur, de plusen plus étonné.

– Eh bien ! monsieur, je viens toutsimplement vous proposer de continuer ici l’œuvre que vous avezcommencée en Europe. Vous aurez des millions et des laboratoires àvotre disposition. Vous pourrez réaliser vos plus follesimaginations, vos projets les plus osés… Découvrez des enginstellement meurtriers, des machines tellement redoutables, quel’Amérique elle-même n’ose s’en servir, dans la crainte d’amenerune destruction générale des peuples… Comme tous les grands hommes,vous devez négliger le détail pour ne voir que l’ensemble, vousdevez avoir des vues assez larges pour préférer le salut desgénérations futures au salut de la génération présente. Que vousimporte que ce soit l’Amérique ou l’Europe qui rendent, par votremoyen, la guerre prochaine impossible ! Votre pays ne vousfournirait jamais la possibilité de réaliser vos conceptions. Vouspouvez le faire ici en toute sécurité ; et si mesraisonnements sont exacts, votre conscience même vous ordonne de lefaire. Acceptez mes propositions. C’est l’occasion, uniquepeut-être, qui s’offre à vous de réaliser vos plus chersprojets.

Olivier réfléchit quelques instants.

– Monsieur, dit-il, votre proposition metouche. Je ne croyais pas que vous vinssiez jamais à considérer leschoses de la même façon que nous autres, Européens, gens inférieurspuisque nous aimons l’humanité. Mais, malgré tout, il m’estimpossible d’accepter votre offre.

– Par exemple ! sursauta lemilliardaire. Et pourquoi, s’il vous plaît ?

– Lorsque j’ai inventé la torpilleterrestre, j’ai failli causer une guerre européenne, dit Olivier,et si elle n’a pas eu lieu, c’est que les nations déploient toutesun tel acharnement à découvrir de nouveaux engins, de nouvellesarmes, qu’à peu de chose près, elles en sont toutes au mêmepoint.

– Ce ne peut pas être là la raison devotre refus, dit William Boltyn, en arrêtant sur Olivier son regarddur, métallique.

– En effet, j’en ai une autre, repartitfroidement l’inventeur… Admettons que lorsque j’aurai fait unedécouverte capitale, il vous plaise de changer d’avis et de mecongédier. Je laisserais donc mon pays désarmé contre lesinventions meurtrières que j’aurais mises entre vos mains !…Je vous avoue que j’ai une trop grande expérience des mœursaméricaines pour croire beaucoup à votre générosité, à votredésintéressement.

– Comme il vous plaira, monsieur, ditBoltyn, furieux de se voir deviné. J’ai eu tort de descendrejusqu’à vous faire des concessions, jusqu’à entrer dans vos idées.J’aurais dû deviner mieux votre caractère et m’épargner à moi-mêmela démarche que je viens de faire.

Et William Boltyn se retira, en fermant avecviolence la porte du petit salon.

Comme il traversait l’avenue, il regardal’heure à son chronomètre électrique – mû par une pile minusculeque l’on rechargeait tous les trois mois – et il s’aperçut qu’iln’avait que juste le temps de remonter chez lui pour expédier soncourrier.

Depuis longtemps déjà, le milliardaire nedécolérait plus.

Ainsi ses associés allaient se réunir, et iln’aurait pas un homme à leur proposer.

Il était d’autant plus vexé que le spiriteHarry Madge, son adversaire dans une foule de questions, avait, parextraordinaire, annoncé sa visite pour ce jour-là.

Aurora, qui vint saluer son père, fut presquemal reçue ; et le milliardaire ne lui cacha pas les nouveauxgriefs qu’il avait contre Olivier.

– Cet homme m’a bravé, dit-il. J’ai eubeau dissimuler, renier devant lui les idées qui me sont chères,entrer dans ses projets insensés de paix universelle, mettre à sespieds mes millions et jusqu’à mes convictions, il a refuséfroidement mes offres, avec la sotte vanité des gens de sa race.Vraiment, c’est un grand malheur que tu aies épousé cethomme ! Si tu veux que nous restions amis, fais en sorte queje ne me trouve jamais devant lui.

Aurora essaya timidement de défendre sonmari ; mais son père lui coupa la parole.

– Je t’ai dit à l’instant même que je nevoulais plus voir cet homme. Je ne veux pas davantage en entendreparler. Il devrait être moins fier et se souvenir qu’il me doit lavie… Ah ! si je ne lui avais pas fait grâce, à taconsidération, après sa tentative d’espionnage, je n’aurais pasaujourd’hui l’humiliation d’être bravé par le mari de ma fille, etd’être obligé de supporter sa présence.

Aurora n’insista pas.

En elle-même elle donnait tort à Olivier.

Elle trouvait sa conduite injuste, et ellel’accusait tout bas de n’avoir pas cédé à son père, puisquecelui-ci avait fait les premières avances.

Elle rentra chez elle plus tard que decoutume, et ce fut pour faire sentir à Olivier le poids de samauvaise humeur.

Après quelques tentatives de réconciliationqui furent mal accueillies, le jeune homme se décida à garder lesilence ; et la soirée se passa le plus tristement du mondeentre les deux époux.

Désormais la discorde allait régner dans leménage.

William Boltyn ne dormit pas de la nuit.

Il se tournait et se retournait dans son litsomptueux, décoré, comme par une ironie du sort, de merveilleuxbas-reliefs représentant des faunes et des bacchantes qui sedisputaient des grappes de raisins.

Le lendemain matin, il reçut encore unemauvaise nouvelle.

Les sondages qu’il avait fait opérer dans labaie de Skytown, pour tâcher de retrouver l’un des sous-marins,n’avaient amené que la découverte de pièces d’acier émiettées ettordues comme par l’action d’un explosif formidable ; ontrouva aussi quelques masses métalliques qu’il reconnut, à ladescription qu’on lui en faisait, pour être les têtes dequelques-uns des fameux hommes de fer.

Comment se trouvaient-elles là ?Mystère !

L’exploration minutieuse des décombres n’avaitpas donné de bien meilleurs résultats.

Quelques machines à vapeur, quelques dynamos,une partie de l’attirail de la fonderie étaient seuls demeurés àpeu près intacts.

Les plans, si chèrement payés à M. Horst,lui avaient été l’occasion d’une autre déconvenue.

Ils ne contenaient que des épures relatives aupremier submersible construit par Ned Hattison au début del’entreprise.

Malgré l’énergie de son caractère, WilliamBoltyn passa toute cette journée dans un désappointement quitouchait au découragement.

Qu’allait-il dire, le soir, à sescollègues ?

Après mûres réflexions, il se promit de neleur exposer que ses projets ayant trait à l’installation desateliers dans une île isolée, et défendue par une ceinture detorpilles.

Il remettrait à plus tard le choix d’undirecteur capable de remplacer le vieil Hattison.

À huit heures, dans le grand salon doré quesupportaient des colonnes ornées de gigantesques têtes de bœuf, laréunion était au complet.

Harry Madge était venu, dans une singulièrevoiture aux parois de cristal, qu’il disait être mue par la seuleforce de la volonté.

Cette voiture attirait tous les regards.

Le spirite milliardaire semblait encore plusmaigre et plus desséché que de coutume.

Son corps, ratatiné comme celui d’une momie,flottait à l’aise dans un ample pardessus qui lui descendaitjusqu’aux pieds, et dont la coupe extravagante rappelait plutôtquelque robe de magicien qu’un honnête cover-coat fabriquépar un tailleur yankee.

Sa calvitie, si prononcée qu’on distinguait àtravers la peau, sèche comme une pellicule de colle de poisson, lespoints de suture de la boîte crânienne, son nez crochu, quirejoignait presque le menton par-dessus une bouche mince comme unfil, ses larges yeux, semés de paillettes d’or, et qu’on devinaitphosphorescents dans l’obscurité, tout achevait de donner à HarryMadge un aspect étrange et impressionnant.

Ses oreilles sèches et longues étaient ornéesd’un bouquet de poils blancs, et ses doigts osseux, pareils à desgriffes d’oiseau de proie, s’avançaient avec des mouvementsfébriles, couverts d’une infinité de bagues.

Dès le début de la réunion, le spirite demandala parole. Sa voix, comme effacée, sans timbre, semblait venir dequelque endroit très éloigné.

Cette voix, qui paraissait dépouillée de toutéclat et de toute force, commandait l’attention, et donnait l’idéed’un organe spécial, qui n’aurait été créé que pour exprimer deschoses de pure logique.

Un grand silence s’était fait, comme si lesmilliardaires eussent pressenti qu’ils se trouvaient en face d’unepuissance supérieure.

– Gentlemen, dit Harry Madge, malgré mesfréquentes absences de vos réunions, je ne m’en suis pointdésintéressé, comme vous auriez pu le croire… Du fond de laretraite où me confinent mes études sur l’invisible, j’ai suiviavec attention tous vos efforts. J’ai vu avec peine que, fauted’avoir voulu suivre mes conseils, vous aviez encouru plusieurséchecs. Par suite d’un enchaînement de circonstances qu’il étaitfacile de prévoir, la puissante organisation de force matérielleque vous aviez créée a péri.

« Il en sera de même chaque fois que vousessaierez de triompher de vos ennemis dans des conditions aussidéfectueuses.

« Pour vaincre ses ennemis, en effet, ilne faut pas suivre la même voie qu’eux. Du côté des canons, desexplosifs, des sous-marins et des engins de guerre de toute sorte,nous ne pouvons songer à devancer et à surprendre du premier coupnos ennemis du vieux continent. La France, l’Allemagne,l’Angleterre, la Russie possèdent des milliers d’ingénieurs. C’estentre eux un concours perpétuel pour découvrir, ou perfectionnerles engins destructeurs.

« Si nous obtenions un premier succès,grâce à l’imprévu de notre attaque, à l’inattendu de quelques-unesde nos découvertes, les chances s’égaliseraient vite dans un secondcombat. Après une longue et ruineuse guerre, nous nousretrouverions probablement dans la même situation…

Pendant ce préambule, le front desmilliardaires s’était obscurci.

William Boltyn, les sourcils froncés, sesentait blessé, plus que tout autre, dans son orgueil.

Il méditait une réponse foudroyante.

Ainsi donc, cet Harry Madge venait froidementproclamer l’impuissance de l’Amérique, l’inutilité de lagigantesque entreprise des milliardaires !

Harry Madge, dont les yeux pétillaient, commes’ils eussent dégagé des étincelles électriques, continua sanss’émouvoir, et, comme s’il eût deviné la pensée de sesinterlocuteurs.

– J’ai dit que, dans cette lutte del’Amérique avec l’Europe, nos chances seraient égales. Je n’ai pasdit qu’elles seraient défavorables pour nous. Mais ce n’est pasassez. Il faut triompher sûrement, immanquablement. Je suis venuici pour vous en offrir les moyens.

– Et comment cela ? s’écria enhaussant les épaules William Boltyn, incapable de se contenir pluslongtemps. Par les esprits, sans doute ?

– Avant de vous moquer de moi, répliquasévèrement Harry Madge, en arrêtant ses prunelles magnétiques surcelles du fabricant de conserves, savez-vous ce que c’est que lespiritisme ? Vous faites-vous une simple idée, homme plongédans la matière, des forces mystérieuses qui voltigent autour denous, qui nous coudoient, qui nous enserrent, et qui dirigent nosactions la plupart du temps, que nous le voulions ounon ?…

Chacun se demandait où l’orateur voulait envenir.

Tous étaient fortement impressionnés.

– Gentlemen, poursuivit le milliardairespirite, sans paraître remarquer l’effet produit par ses paroles,je vais vous demander la permission de citer ici quelques anecdotesdont je vous certifie l’exacte véracité.

« Apprenez les merveilles que peuvent lavolonté et la méditation.

« Il y a à peine une cinquantained’années, dans les possessions anglaises de l’Inde, un homme sefaisait enterrer vivant. Un mois entier, il demeurait à six piedssous terre dans son cercueil. Puis il revenait à la vie, sansparaître avoir éprouvé aucun inconvénient… Voilà un résultat qu’ilest impossible d’obtenir avec des dollars !…

Comme William Boltyn souriait, HarryMadge ajouta :

– Le fait que j’avance est absolumentexact. Il est certifié par un procès-verbal dressé par unmagistrat, et contresigné par trente honorables officiers del’armée anglaise dont on ne peut suspecter le témoignage.

« Du reste, pour éloigner de votre esprittout soupçon de charlatanisme, permettez-moi de vous donner desdétails sur cette merveilleuse inhumation.

« Quelques jours avant la date fixée pourl’expérience, le sujet – c’était un fakir – s’enferma dans unecahute avec un de ses disciples. Ils passèrent plusieurs journées àjeûner, à dire des prières et à respirer des parfums.

« À l’heure dite – le magistrat quidevait dresser le procès-verbal, et les trente officiers étantprésents –, le fakir, dont l’immobilité était déjà presque absolue,commanda qu’on lui retournât la langue, de manière à ce qu’ellevînt s’appliquer sur l’orifice du larynx.

« Cette première opération accomplie, onlui ferma les yeux, on lui boucha le nez et les oreilles avec de lacire, et, sur la bouche, on lui appliqua un bandeau. Tous cespréparatifs terminés, on enferma le fakir dans un sac de cuir, quifut fermé et plombé, en présence des témoins. On le mit ensuitedans un cercueil muni d’une serrure qui fut fermée, et dont lesassistants prirent la clef. Après quoi, le cercueil fut enfindescendu dans une fosse maçonnée dont les parois avaient undemi-mètre d’épaisseur.

« Toutes les précautions étaient prises,pour que personne ne pût s’approcher du fakir inhumé. La fosseavait deux mètres de profondeur. Le cercueil fut recouvert deterre, et, pour comble de précautions, on sema de l’orge sur lafosse et dans tout le terrain avoisinant. On cerna le champ avecune palissade, et, pendant un mois, trois sentinelles montèrent lagarde nuit et jour.

« Est-il possible, dans ces conditions,qu’une supercherie se soit produite ?

« Non, évidemment… Eh bien, pourtant,gentlemen, le fakir ne mourut pas.

« Lorsque les trente jours furentécoulés, le magistrat et les trente officiers pénétrèrent dans lechamp, accompagnés d’ouvriers et de médecins.

« En leur présence, on retira le cercueilde la fosse. Avec la clef, qu’ils avaient toujours conservée, ilsl’ouvrirent… Le plombage du sac de cuir était intact.

« Immobile, le corps glacé comme celuid’un reptile, le fakir s’offrit à leurs regards. Ses narines, sesoreilles étaient toujours bouchées par de la cire. On retira lebandeau qu’il avait sur la bouche, on desserra ses lèvres.

« La langue était toujours dans sa mêmeposition, retournée et bouchant l’orifice du larynx.

« On se mit en devoir de frictionner lecorps.

« Au bout de quelques heures, le fakirdonnait de légers signes de vie. Enfin le cœur se remit àbattre !…

Malgré leurs convictions nettementmatérialistes, et le dédain qu’ils avaient toujours professé pources sortes de choses, le discours de Harry Madge fit passer unfrisson dans l’âme des milliardaires.

C’est qu’aussi leur collègue spirite, avec satête d’oiseau de proie, dans laquelle brillaient ses yeuxphosphorescents et comme pailletés de mica, avec sa voix sans âmequi semblait sortir on ne savait d’où, avec sa manière de parler,sans un geste, eût impressionné les gens les plus endurcis et lesplus incrédules.

De temps à autre seulement, il jetait unregard sur son auditoire.

Le reste du temps, les yeux au plafond, ilsemblait suivre un rêve intérieur.

Voyant que tous les milliardaires – WilliamBoltyn lui-même – restaient bouche bée, et ne trouvaient pas unephrase pour lui répondre, il continua :

– Le fait que je viens de vous raconter,poursuivit il en laissant tomber ses paroles lentement, une à une,n’est pas le seul qui se soit produit dans l’Inde. Les phénomènesde lévitation n’y sont pas rares.

« Rien que par la puissance de leurvolonté, des fakirs arrivent à s’enlever dans les airs à plusieursmètres de hauteur, et à s’y tenir immobiles durant quelquesinstants.

« Qu’y a-t-il d’invraisemblable aprèscela, gentlemen, à ce que le même agent – la volonté – puisseactionner un véhicule ?

« Quelques fakirs même, après des annéesd’études et de méditation, parviennent à un état supérieur qui leurpermet de se séparer de leur corps, ou, si vous préférez, d’isolerleur âme.

« Sur le flanc d’une montagne, dans uneanfractuosité de rocher, ils abandonnent leurs enveloppesterrestres, et leurs âmes s’en vont parcourir d’autres cycles, dansdes régions éthérées. Dans une attitude de prière, les bras levéscomme pour une évocation, leurs corps demeurent, pendant ce temps,immobiles et insensibles, leurs ongles croissent démesurément,pénètrent dans les chairs, leurs yeux demeurent grandsouverts ; et les oiseaux de la plaine viennent se nicher dansleur chevelure.

« Ne sont-ce pas là des résultatsmerveilleux ? continua Harry Madge. Les sciences matériellesont-elles jamais produit rien de semblable ? Le chimiste leplus génial, le physicien le plus subtil peuvent-ils lesreproduire ?…

L’étonnement des milliardaires croissait deminute en minute.

Il y eut quelques secondes d’un silencepoignant.

– Ce n’est pas seulement dans l’Indequ’on est arrivé à de tels résultats, reprit le spirite après avoirposé, sur son crâne dénudé, un bonnet de cuir que surmontait uneboule de métal. En Europe, au Moyen Âge, une des pratiques les plusterribles et les plus répandues était celle de l’envoûtement.

« L’envoûtement, gentlemen, rien ne peutêtre comparé à cette chose terrifiante. C’est l’apothéose de lavolonté. Voici comment on procède.

« On se procure quelques objets ayanttouché de très près la personne que l’on a choisie pour victime,des parcelles d’ongles ou des mèches de cheveux de préférence,qu’on mélange, qu’on pétrit avec de la cire. Avec cette cire, onmodèle une petite statuette. C’est l’image de la personne que l’onveut faire périr.

« On prend une longue aiguille d’acier eton l’enfonce à la place du cœur, en même temps qu’on concentre savolonté et qu’on la projette en effluves, dont on sature en quelquesorte la statuette.

« Il faut que la personnemeure !

« Et chaque jour on répète l’opération,on enfonce l’aiguille davantage, en prononçant certaines formulesd’incantation, en couvrant la statuette de malédictions.

« Fût-ce à mille lieues de distance,l’envoûté a commencé de dépérir depuis le moment où l’aiguilled’acier s’est enfoncée dans la cire.

« Son état s’aggrave à mesure que, chaquejour, la pointe de métal poursuit implacablement son chemin. Etlorsque cette pointe est parvenue à la place du cœur, aucun remèdene saurait empêcher l’envoûté de mourir !

« Dans les temps modernes, ces pratiquesn’ont point disparu, continua Harry Madge, sans qu’aucun muscle deson visage trahît une émotion quelconque.

« Un savant européen a reconstituél’envoûtement.

« Voici comment il a procédé. Il aphotographié un médium, et pendant quelques instants il a soumisl’image photographique aux regards de celui-ci, en le priant deconcentrer toute sa volonté et de la projeter puissamment surl’épreuve. Cela fait, on éloigna le médium, on l’enferma dans uneautre chambre, en compagnie de personnes chargées de surveiller sesmoindres mouvements. Puis, sur la photographie chargée de fluide,le savant fit, avec une pointe d’acier, une croix sur l’une desmains.

« Sur la main correspondante du médium onretrouva la même croix. La peau était égratignée ; etcependant le médium n’avait pas fait un seul mouvement. Ses mainsétaient restées bien en évidence, à plat sur une table.

« Je pourrais, gentlemen, vous citer desmilliers de faits analogues, qui tous proclament le néant dessciences matérielles.

« Un autre savant est parvenu àphotographier l’esprit qui, depuis quelques années, vit avec lui.Vous avouerez que les plaques photographiques ne peuvent êtreaccusées de complicité ou de mensonge.

« Des centaines d’expériences, faitesdevant témoins, sont là pour confirmer mon dire, pour proclamer lapuissance du spiritisme, cette science dont William Crookes a jetéles bases, et qu’on ne saurait plus mettre en doute maintenant.

« Les liseurs de pensée vous sont assezconnus pour que je n’entre pas dans des détails complémentaires.Les phénomènes d’hypnotisme, de magnétisme, d’extériorisation, detélépathie sont chaque jour étudiés davantage, notés, classés,approfondis par une armée de chercheurs, de penseurs et desavants.

– Mais, interrompit William Boltyn qui,le premier entre tous ses collègues, s’était remis de la sorte destupeur qu’avait produite le discours du milliardaire spirite, jene vois pas bien le rapport qui peut exister entre tout cela et laréalisation de nos projets.

– Vous avez raison, fit Harry Madge.Aussi viendrai-je tout de suite au fait.

« Je n’ai pas l’intention de vousconvaincre par des paroles.

« J’ai dit tout à l’heure que, pourvaincre nos ennemis, il nous fallait chercher une autre voiequ’eux-mêmes. Laissons-les fondre des canons, construire desmitrailleuses, inventer des fusils, mettre sur pied des cuirassés.De ce côté, les chances de victoire seraient par trop égales.

« Ce qu’il nous faut, c’est être les plusforts indiscutablement ; c’est pouvoir écraser les Européensen bloc, avec des armes qu’ils ne connaissent pas, contrelesquelles ils ne pourront pas se défendre.

« Une force mystérieuse et terribleexiste. C’est elle qui permet à deux individus qui éprouvent l’unpour l’autre de la sympathie, de correspondre à des milliers delieues sans le secours d’aucun télégraphe. C’est elle qui peutsoulever de terre des blocs pesant des milliers de kilogrammes,sans qu’il soit besoin pour cela d’aucune machine.

« Eh bien ! gentlemen, cette forceinvisible et illimitée, je l’ai canalisée en partie, et c’est elleque je viens vous proposer aujourd’hui d’employer contre nosennemis… Cette force, d’ailleurs, sera décuplée par la puissance denos dollars !…

La stupéfaction des milliardaires étaitimmense.

Ils se regardaient entre eux, comme pour sedemander s’ils devaient applaudir ou se fâcher.

L’assurance de Harry Madge était telle qu’elleleur imposait ; mais ce qu’il disait était si extraordinairequ’ils ne savaient plus que penser.

– Gentlemen, continua le spirite, voussavez que je me suis fait bâtir, il y a quelques années, un palaisdans les environs de Chicago, au bord du lac. Je ne puis, ni neveux, vous donner ici les explications que vous attendez de moi.Mais tout est préparé, dans les salles souterraines de mon palais,en vue d’une série d’expériences qui doivent achever de vousconvaincre. Je vous demanderai donc de vouloir bien accepter dedevenir mes hôtes pendant quelques heures, de suspendre cetteréunion et d’ajourner le jugement que vous pourriez porter sur mesthéories. Tous les faits, toutes les anecdotes que je vous airacontés sont bien au-dessous de ce que j’ai réalisé. Il ne tientqu’à vous-mêmes d’en juger…

Bien qu’intérieurement plus d’un milliardaireeût la conviction que Harry Madge ne jouissait pas de toute saraison, personne cependant n’éleva d’objection.

La curiosité générale était éveillée par lediscours du spirite.

Tous les assistants furent d’avisd’accompagner Harry Madge chez lui.

Même s’il n’eût pas été question du succès del’entreprise, un autre motif les y aurait décidés.

Beaucoup de légendes, en effet, couraient surle palais de Harry Madge.

On le disait plein de choses fantastiques, etparfois, assurait-on, on y avait entendu des bruits inexplicablesqui semblaient sortir des profondeurs de la terre.

Le milliardaire vivait à peu près enreclus.

Les rares fois où il recevait quelqu’un,c’était toujours dans une même pièce, très simplement meublée.Personne n’avait visité l’hôtel entièrement.

Aucun des assistants n’eût voulu laisseréchapper l’occasion qui s’offrait de satisfaire sa curiosité.

Tout le monde sortit du grand salon doré.

Au moment de prendre place avec ses collèguesdans l’ascenseur, William Boltyn fut rejoint par son majordomeStephen, qui lui tendit un télégramme.

Il ne put étouffer tout à fait un juronlorsqu’il en eut pris connaissance.

C’était le directeur du Chicago Lifequi lui télégraphiait :

L’assassin de Skytown, qui était pris dansla caverne, s’est suicidé.

Si Boltyn eût été seul en ce moment, il se fûtcertainement livré à un débordement de fureur.

Pendant quelques secondes, il ne distinguaplus rien autour de lui.

Son sang bouillonna dans ses veines.

Ses mains se crispèrent, comme pour étreindreun ennemi imaginaire.

Depuis une heure, depuis que Harry Madge avaitpris la parole, il avait fait des efforts inouïs pour dissimuler sacolère.

Il se voyait supplanté dans son rôle, dans sonautorité, par le président du club spirite.

Sa vanité en souffrait cruellement.

Ce dernier coup de massue l’atteignait enpleine poitrine.

Lui fallait-il aussi renoncer à savengeance ?

– Malédiction ! murmura-t-il, lesdents serrées, le visage convulsé, par le dépit et la rage.

Il ne se sentait plus aussi solide sur sesjarrets.

Son énergie semblait l’abandonner.

Il commençait à douter de lui-même et de sesmilliards.

Pourtant il se raidit, et se composa un visageimpassible.

Il ne voulait pas que ses collèguess’aperçussent de son trouble.

Il fallait qu’il restât pour eux le dominateurorgueilleux qu’il avait été jusqu’alors.

D’un pas ferme, il rejoignit sescompagnons.

On n’attendait plus que lui pour partir.

Quelques instants après, une processiond’autocars de toute nature parcourait les rues de Chicago à uneallure désordonnée. Une sorte de match s’était engagé entre lescochers.

Graves sur leurs sièges, avec leurs longsfavoris et leur livrée boutonnée jusqu’au col, les yeux fixés surl’horizon, la main sur la poignée d’argent des moteurs, ilsluttaient de vitesse, parcouraient les avenues, traversaient lesplaces avec une rapidité vertigineuse.

Autocars à pétrole, à vapeur, landausélectriques se suivaient à quelques mètres de distance, passaientles uns devant les autres.

Les trompes sonnaient sans discontinuer, lesmachines trépidaient.

Dans Chicago, presque désert à cette heure dela nuit, le long des avenues rectilignes, le cortège dévalait àtoute vitesse.

Les rares passants se demandaient quelle étaitcette cavalcade échevelée.

– Les milliardaires !…murmurait-on.

Dans la campagne rase et plate, la course secontinua.

Les uns après les autres, les autocarstraversaient les passages à niveau d’une vingtaine descinquante-deux lignes de chemins de fer qui aboutissent àChicago.

On n’apercevait plus que les lumièrestremblotantes des lanternes électriques, s’enfonçant dans la nuitopaque.

Dans son chariot aux parois de cristal, HarryMadge, bien en avant des autres, apparaissait comme dans uneauréole phosphorescente. Par moments, les roues de son étrangevéhicule semblaient former une solution de continuité avec lesol.

Immobile, les yeux fixés sur un cadran demétal qui paraissait actionner une roue tournant avec furieau-dessus de sa tête, le milliardaire spirite, avec son bizarrebonnet à boule de cuivre, volait à ras de terre, comme unbrouillard lumineux emporté dans un coup de vent.

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