La Conspiration des milliardaires – Tome III – Le Régiment des hypnotiseurs

Chapitre 15Léon s’échappera-t-il ?

Il yavait à peine quelques heures que Léon Goupit, brisé de fatigue,s’était endormi dans une sorte de caverne naturelle, aux côtés d’unvagabond que le hasard lui avait donné comme compagnon de route,lorsqu’un bruit formidable le tira de son sommeil.

Ce bruit lui semblait à la fois proche etlointain.

Léon crut, un moment, que la montagnes’écroulait.

Puis il pensa qu’il avait peut-être entendul’explosion d’une mine, un coup de tonnerre répercuté par l’écho,ou tout autre bruit semblable.

Tout en faisant ses réflexions, il s’étaitinstinctivement précipité vers l’orifice de l’excavation qui luiservait d’abri.

L’obscurité était profonde.

Il étendit les mains en avant, et palpa lesparois du rocher.

À son extrême étonnement, ses mains netrouvèrent point l’ouverture.

En une seconde il entrevit la vérité.

Le bruit qu’il avait entendu était celui d’unéboulement causé dans la montagne par quelque tremblement deterre.

Il devait être muré au sein du rocher, commeces mineurs dont les faits divers lui avaient apprisl’histoire.

Le Bellevillois frissonna d’horreur à cettepensée.

« Mais, pensa-t-il brusquement, et lecamarade qui était avec moi ? Il ne bouge pas ! Il estpeut-être écrasé sous les décombres. »

Léon appela, cria.

Personne ne répondit tout d’abord.

Au bout de quelque temps, pourtant, Léondistingua, à travers la paroi du rocher, les éclats d’un ricanementdiabolique.

Léon comprit tout.

Il était bien muré, tout vivant, dans lacaverne, mais l’éboulement qui s’était produit n’était pas dû auhasard d’un cataclysme.

Quelque détective, sans doute !…

« En tout cas, réfléchit-il, je suispincé et bien pincé. Me voilà pris comme un rat dans une ratière.Aussi, quel naïf je suis d’accueillir ainsi les gens que je neconnais pas. C’est bien fait ! »

Léon n’avait plus aucune envie de dormir.

Il s’assit mélancoliquement sur un quartier deroc, en songeant au sort qui l’attendait.

« De toute façon, se dit-il, je suisperdu. Si on vient m’en retirer, ce sera pour me mener à lapotence. Tout ça n’est pas drôle. »

Instinctivement, sans trop savoir ce qu’ilfaisait, Léon chercha sa pipe dans la poche de son veston, labourra d’un excellent tabac de Virginie, et prit ses allumettesbougies dans la poche de son gilet.

Mais à peine ses doigts avaient-ils touché lapetite boîte de carton, qu’il poussa une exclamation de joie.

– Des allumettes !… Et dire que jen’ai pas songé à cela du premier coup !… Faut-il que je soissimple !… Mais je vais peut-être découvrir quelque crevassepar laquelle je pourrai m’échapper comme un renard… On ne saitjamais.

Au fond, le Bellevillois ne conservait pasgrand espoir.

Mais il était ravi, néanmoins, d’avoir songé àses allumettes.

Cette découverte lui donnait l’illusion d’undernier espoir.

Sa joie ne connut plus de bornes quand ildécouvrit dans un coin de son carnier le reste d’une chandelle, quilui avait servi à graisser ses bottes le matin de son départ.

– Du coup, j’illumine ! s’écria-t-ilavec cette bonne humeur dont les plus graves catastrophes neparvenaient pas à le guérir.

Avec mille précautions, Léon craqua uneallumette-bougie, alluma d’abord son bout de chandelle et sapipe.

Il écrasa soigneusement sous son talon lesdébris de l’allumette.

– Voyez-vous, que je mette le feu,dit-il, moitié sérieux, moitié plaisant. Avec les broussaillesqu’il y a là-dedans, je serais fumé de la belle sorte.

Mais le temps était précieux.

Le bout de chandelle ne devait pas durerindéfiniment.

Avec méthode et lenteur, Léon commençal’inspection de sa prison.

C’était une anfractuosité tout en longueur,une sorte de corridor naturel, dont la voûte allait en s’abaissantà mesure que l’on pénétrait plus avant.

Une circonstance qui ne donna pas peu defrayeur au Bellevillois, c’est qu’à quelques mètres de l’endroit oùil s’était assis, tout d’abord, s’ouvrait la bouche d’une sorte depuits, aux parois verticales, et dont il n’apercevait pas lefond.

Il y jeta une pierre, et une longue minute sepassa avant qu’il cessât d’entendre le bruit qu’elle faisait enrebondissant le long des parois granitiques.

« Je l’ai échappé belle, pensa-t-il. Si,par malheur, j’avais fait dans l’obscurité trois pas de plus danscette direction, j’étais un homme mort. »

Contournant avec prudence l’orifice de cetespèce de gouffre, Léon, obligé de se courber à cause de la hauteurde la voûte, parvint jusqu’au fond de la caverne.

À sa grande joie, le passage, quoique trèsétroit, ne semblait pas s’arrêter là.

Il paraissait obstrué par un amas debroussailles.

Léon les écarta de la crosse de sa carabine,et vit un étroit couloir, où il était possible de se glisser enrampant.

Ce passage, brillant de lamelles cristallinesqui scintillaient aux reflets de la chandelle, paraissaits’enfoncer en pente douce jusque dans les entrailles de lamontagne.

– Pourvu, s’écria le jeune homme, quecela conduise quelque part ! Mais, je n’ai pas le choix de laroute à suivre.

Au moment de s’engager à plat ventre dansl’aventureux défilé, Léon eut une inspiration soudaine.

Déposant sa chandelle dans une anfractuositédu rocher, il déchira une page de son carnet et y écrivitrapidement, au crayon :

Je préfère mourir librement que de servirde risée à la populace yankee. Je lègue à tous les détectives del’univers la mission d’aller rechercher ma carcasse au fond de cegouffre.

L’Incendiaire de Skytown.

Il plaça soigneusement ce billet, à demi cachépar une grosse pierre, au bord du gouffre.

Pour achever de faire croire à son suicide, ilarracha la doublure de son gilet, et en accrocha les débris à despointes de rochers qui saillaient à l’intérieur de l’abîme.

– Comme ça, dit-il, ni vu ni connu…Heureusement que les Yankees n’ont jamais vu jouer Latudeou Trente-Cinq Ans de captivité… Après tout, si moncorridor souterrain ne conduit à rien, ce qui est bien possible,j’essaierai de trouver un passage en descendant dans le puits, oùl’on va croire que je me suis précipité.

Toutes ces précautions prises, Léon rattachasolidement son carnier, roula son plaid autour de ses reins, pritd’une main sa carabine pour tâter le terrain en avant de lui, et del’autre sa chandelle qu’il avait collée sur une ardoise plate, cequi faisait une sorte de bougeoir. Et, délibérément, il s’engagea,en rampant, dans la ténébreuse ouverture.

Les broussailles ne faisaient guère quemasquer l’entrée du couloir.

Lorsqu’il les eut franchies, en y laissant leslambeaux de ses vêtements et en s’égratignant quelque peu les mainset le visage, Léon vit que la paroi du chenal, dans lequel ils’était engagé, était humide et tapissée de salpêtre.

Il aurait bien voulu pouvoir effacer lestraces de son passage et rajuster un peu le rideau d’épines ;mais il ne fallait pas songer à se retourner.

Il avait à peine assez de place pour seglisser à plat ventre.

Il continua donc à s’avancer et parcourutainsi une trentaine de mètres.

Le salpêtre se détachait, s’émiettait, luitombait dans le cou et dans les oreilles.

Les parois suintaient d’humidité.

Il pataugeait, par moments, dans de véritablesflaques d’eau.

– Sapristi, s’écria-t-il, si je n’attrapepas de rhumatismes, j’aurai de la chance !

Tout en grommelant entre ses dents, ilcontinuait toujours de marcher en avant.

Il était soutenu par l’espoir que cet étroitpassage devait conduire à quelque issue par laquelle il pourraitéchapper aux poursuites, et recouvrer sa liberté.

La galerie souterraine allait toujours en serétrécissant.

Léon eut bientôt de la peine à s’ymouvoir.

Les bras en avant, les jambes allongées, illui fallait faire des efforts inouïs pour continuer às’avancer.

– Parbleu ! Ce n’est pas malin,fit-il tout à coup. J’ai roulé mon plaid autour de moi. C’est pourça que je suis gros.

Et il se mit en devoir de le retirer.

Ce n’était pas chose facile, comprimé comme ill’était dans ce boyau humide et visqueux.

Heureusement Léon ne manquait pas desouplesse.

Il exécuta un renversement de bras, au risquede se les disloquer, et parvint non sans peine, à défaire le nœudpar lequel il avait assujetti son plaid autour des reins.

Cette manœuvre terminée, il fit glisserl’étoffe le long de son corps et l’enroula autour de sa carabine.De cette façon il put encore avancer de quelques mètres.

Mais le corridor se rétrécissaitgraduellement.

Malgré tous ses efforts, Léon dut s’arrêter denouveau.

Les parois le comprimaient avec force,l’empêchant presque de respirer.

Il était haletant. La sueur coulait le long deson visage.

– Eh bien ! me voilà dans une jolieposition, marmonnait-il. Plus moyen de faire un mouvement, ni enavant ni en arrière… Bloqué, quoi !

Tout autre que le Bellevillois se fûtdésespéré.

Mais lui s’arma de philosophie.

« Reposons-nous toujours quelquesminutes, se dit-il. J’ai le cœur qui bat comme un moulin. Nousverrons après s’il n’y a pas moyen de sortir de là. »

Ce qui ranima son courage, ce fut, lorsqu’ileut exploré le boyau avec sa carabine, de constater que l’endroitoù il se trouvait n’était qu’une sorte de goulot.

Quelques pieds en avant, la galerie étaitbeaucoup plus large.

– Allons ! Oust ! fit-il… Machandelle va bientôt s’éteindre. Je n’ai pas de temps à perdre. Ilfaut aller de l’avant. Ça doit bien conduire quelque part, cettemachine-là, quand le diable y serait.

Et, se roulant sur lui-même, en arc-boutantses genoux contre les parois visqueuses, se prenant à vingt foispour glisser de quelques centimètres en avant, Léon se démenaiteffroyablement.

Dans les efforts qu’il faisait, il sentait seshabits se déchirer.

Les aspérités de la muraille lui labouraientles chairs.

Tous ses muscles se contractaient.

Au bout de quelques instants de cet exerciceeffrayant, au moment où il croyait que ses forces allaientl’abandonner, il sentit s’atténuer la pression des parois.

Ses mouvements devinrent insensiblement pluslibres.

Quoique avec encore beaucoup de difficultés,il continuait à ramper ; mais le boyau s’élargissait àmesure.

Il put bientôt se soulever sur sespoignets.

– Ah bien ! c’est pas malheureux,fit-il. Ce qui m’étonne c’est que je ne me sois pas allongé de dixcentimètres.

Léon prit dans son carnier sa bouteille de ginencore à demi pleine, et en absorba quelques gorgées.

Il avait besoin de cela pour se remettre.

Une sorte de fièvre s’était emparée de lui.Ses dents claquaient.

Malgré tout, le jeune homme n’abandonnait pastout espoir de salut.

– Je pourrai peut-être battre la semelletout à l’heure pour me réchauffer, disait-il… C’est égal, si jeparviens à m’échapper, je ne l’aurai vraiment pas volé.

Toujours à plat ventre, mais avec beaucoupplus de facilité maintenant, le Bellevillois reprit sa marche,rampant en avant.

Au-devant de lui, sa chandelle éclairait lesparois du couloir souterrain.

Le salpêtre laissait filtrer de mincesgouttelettes d’eau qui, tombant toujours à la même place, avaientformé des dépôts, des agglutinements effilés, hérissés de pointesd’aiguilles de salpêtre, qui finissaient presque par rejoindre lesstalactites de la voûte.

Mais ce n’était pas là un obstaclesérieux.

Léon brisait à coups de crosse ces sortesd’arceaux naturels. Lorsqu’il avait déblayé le passage, il seremettait à ramper, jusqu’à ce qu’un nouvel enchevêtrement entravâtsa marche.

Il déployait une activité fébrile à cettebesogne.

L’espoir qu’il avait d’échapper auxmilliardaires soutenait ses forces.

Il se disait que cette galerie souterraineaboutissait peut-être, de l’autre côté de la montagne, à une grottesemblable à celle où il s’était endormi, et que ses effortspourraient bien aboutir à lui rendre la liberté.

Le couloir devenait de plus en plus large.

Léon s’y serait presque tenu à genoux.

Pour aller plus vite, il s’était de nouveaurechargé de son plaid et de son carnier.

Son rifle en bandoulière, il marchaitaccroupi.

Tout à coup, il sentit le sol se dérober sousses pieds.

Il essaya de se retenir, mais en vain.

La tête la première, il venait de tomber dansune ouverture béante qu’il n’avait pas remarquée.

Pendant plusieurs secondes, il demeura sansconnaissance.

Une peur horrible glaça son sang.

Il poussa un grand cri, en battant l’air deses deux bras.

Puis il se sentit rouler et rebondir comme surun tremplin, le long d’une muraille inclinée.

Sa tête heurta violemment un rocher.

Il s’évanouit de nouveau.

Quand Léon revint à lui, il eut la sensationde se trouver étendu dans une sorte de boue ou d’argile molle quiavait dû amortir sa chute.

Des bouffées d’un air humide et tiède lefrappaient au visage.

Un parfum vague de moisissure, à la foismusqué et sucré, montait à ses narines.

Hébété, comme un homme ivre, le Bellevilloisporta la main à son front.

Il se sentait très faible, et tout endolori,comme si on l’eût battu à coup de verges.

Il poussa un profond soupir. Des voixdouloureuses semblèrent lui répondre, avec un accent silamentablement déchirant qu’une sueur froide mouilla ses tempes etson dos.

À plat ventre dans l’argile molle, en proie àune terreur inexprimable, il n’osait ni remuer, ni parler, ni mêmerespirer.

Il sentait la folie l’envahir.

Par un surhumain effort, il essaya derassembler son énergie.

Sa première pensée fut pour sa chandelle etses allumettes.

Ses allumettes, il les avait bien ; mais,où était sa bougie ?

Avec mille précautions, il essaya de selever.

À sa grande joie, il s’aperçut que, même enlevant le bras, il ne pouvait, à présent, toucher la voûte, quidevait s’étendre au-dessus de lui.

Il craqua une allumette, ralluma sa chandelle,qu’il avait facilement retrouvée dans la glaise, et il constataqu’il se trouvait sous une sorte de voûte très spacieuse dont lesparois scintillaient de mille cristaux, et qui se prolongeaitindéfiniment.

L’air était épais et chargé de lourdesvapeurs.

Léon voyait son haleine flotter devant lui,sous forme de petits nuages blancs qui, au lieu de se dissiper,ainsi que cela a lieu à l’air libre, s’élevaient lentement,attardés près du sol.

Pour se donner un peu de courage, car il avaitperdu toute notion du réel, et ressentait cette horreurindéfinissable qu’inspire, même aux âmes les plus fortes, laprésence du mystère, il eut recours à son gin.

Un peu rasséréné, mais encore tout tremblant,et persuadé, par moments, qu’il se trouvait dans le royaume desfées ou des génies, il continua d’avancer.

Le bruit de ses pas, étouffé cependant parl’argile qui recouvrait le sol, se répercutait au loin, éveillaitd’interminables échos, et revenait à ses oreilles en grondementspareils à d’étranges chuchotements.

Au bout de quelques minutes de marche, Léons’aperçut que sa chandelle était presque entièrement consumée.

Le couloir dans lequel il se trouvaits’élargissait de plus en plus, finissait par aboutir à un immenseespace vide, dont la faible lueur de sa chandelle ne parvenait pasà éclairer la profondeur.

Il fit encore quelques pas.

Il n’y avait plus, sur sa plaque d’ardoise,qu’une mèche à demi carbonisée, grésillant sur une flaque desuif.

Avant qu’il eût pu distinguer autre chosequ’un horizon nuageux et blanchâtre qui semblait s’étendre àl’infini, qu’un panorama de montagnes déchiquetées couronnéesd’immenses banderoles flottantes, qu’une vision de gigantesquesglaciers, Léon Goupit se trouva dans l’obscurité.

Une terreur folle, comme il n’en avait jamaiséprouvé, s’empara de lui.

Sa gorge se serrait. Il était cloué surplace.

Il avait beau se retourner de tous côtés,plonger son regard dans toutes les directions, il ne distinguaitabsolument rien.

C’était partout les ténèbres, et partout lesilence absolu.

Le jeune homme respirait avec difficulté,comme s’il se fût trouvé au milieu d’un épais brouillard.

Il était enveloppé comme d’un suaire par cetteatmosphère humide et tiède qui n’avait pas un frémissement, quisemblait stagner lourdement.

Peu à peu, cependant, il se remit.

Dans son cerveau, la curiosité l’emporta surla terreur.

– Je ne peux pas cependant rester danscette situation, murmura-t-il. Grands dieux, dans quel endroitsuis-je ? Il fouilla dans sa poche pour y prendre sa boîted’allumettes.

La première chose indispensable, c’était d’yvoir clair.

Il en craqua une.

Tout autour de lui, des ombres fantastiques semirent à danser.

C’étaient comme des végétationsextraordinaires, des troncs énormes, des feuillages bizarrementdécoupés et recouverts, on aurait dit, d’une couche de givre.

Il éleva son allumette à bout de bras pouressayer de se rendre compte du lieu singulier dans lequel il venaitde pénétrer.

Il dut y renoncer.

« Voyons si je ne trouverai pas quelquechose à allumer », se dit-il.

Tout en explorant le sol, il fit quelques pasdans la direction de la sorte de forêt qu’il venaitd’entrevoir.

Il ne trouva rien. Son allumette s’éteignit.De nouveau les ténèbres l’environnèrent.

Dans l’obscurité, Léon compta ses allumettes.Il ne lui en restait qu’une douzaine.

– Bigre, fit-il, si je les use toutescomme cela, qu’est-ce que je deviendrai ensuite !… Sij’allumais un morceau de papier ! Je dois bien en avoir surmoi. Cela durera plus longtemps.

– Tiens, qu’est-ce que c’est,s’écria-t-il tout à coup en mettant la main dans une de ses pochesoù se trouvait un petit paquet.

À tâtons, il déchira l’enveloppe.

– Du magnésium ! s’écria-t-il, ensentant sous ses doigts une petite boîte en carton.

À Skytown, en effet, Léon, grand amateur dephotographie, avait toujours dans sa poche des lamelles demagnésium.

Précipitamment, il en incendia une, qu’ilavait eu soin de fixer à l’extrémité d’un papier tortillé, pourpouvoir la tenir sans se brûler les doigts.

Aussitôt, dans le flot de lumière quil’environna, ce fut comme une apparition stupéfiante de grandioseet d’imprévu.

L’endroit dans lequel il se trouvait étaitimmense. On n’en apercevait l’extrémité.

La voûte, à plusieurs centaines de mètres dehauteur, se fondait, se noyait dans des fumées blanchâtres que lalumière du magnésium ne parvenait pas à traverser complètement.

Et jusque à l’horizon, de tous les côtés,c’était un spectacle magique, une apothéose de marbre, d’albâtre,de givre et de pierreries.

Des colonnes gigantesques que surmontaient descariatides découpées en plein rocher, les unes verticales, lesautres obliques, unissaient leurs lignes audacieuses, au moyen deportails en arceaux, dont les ciselures semblaient une transparentedentelle de pierre.

De colossales statues, aux formes grimaçantesou nobles, avaient pour niches naturelles de profondes chapellesdont la perspective de piliers s’enfonçait dans la montagne, àtravers un nuage qu’on eût pris pour des vapeurs d’encens.

Bas-reliefs, fûts de colonne, portiquesajourés, balcons enguirlandés de végétations merveilleuses, cirquesdont les gradins se succédaient avec une régularité mathématique,ogives, festons, chefs-d’œuvre que n’eût pas désavoués l’histoire,cathédrales entières avec leurs tours, leurs flèches et leursjambes de force, tout cela se dessinait nettement, s’illuminait dereflets et de scintillements.

On eût dit quelque temple grandiose d’unereligion disparue.

Des voûtes au sol, c’était un déploiement desplendeurs.

Les yeux agrandis par l’étonnement, Léonessaya d’embrasser, d’un coup d’œil, le magique panorama.

Mais tous les objets dansaient devant lui dansune brume de clarté, et leurs couleurs chatoyantes l’éblouissaient.Cependant, un détail, plus surprenant que les autres, lefrappa.

Il apercevait, un peu à sa gauche, unevéritable forêt, dont les arbres, d’une blancheur éblouissante,paraissaient chargés de neige.

À ce moment, le fragment de magnésiums’éteignit, plongeant de nouveau le fugitif dans une profondeobscurité.

Il craqua une nouvelle allumette, ralluma uneautre lamelle de magnésium.

Le fantastique paysage reparut ;l’extraordinaire forêt était toujours là, à sa gauche.

Délibérément, Léon se dirigea de ce côté.

– Mais, ce sont des sapins, s’écria-t-iltout à coup. Ça, par exemple c’est trop fort.

La forêt s’étendait à l’infini, entremêlée decolonnades d’albâtre et de jaspe, toute blanche depuis la racinedes arbres jusqu’aux plus hautes branches.

Par quel phénomène cette forêt setrouvait-elle là, dans ce merveilleux décor hivernal ?

Léon ne chercha pas à se l’expliquer.

Très intrigué, il s’approcha, en enjambant desblocs de rochers. Puis montant sur l’un d’entre eux, il mit la mainsur une branche, et l’attira à lui.

La branche se cassa net ; et Léonconstata avec surprise que le bois était noir comme de l’ébène,avec des reflets bleutés à l’endroit de la cassure.

Il essaya de la rompre de nouveau, enl’appuyant sur ses genoux, mais il ne put y parvenir.

Il la posa alors sur une pierre, et frappadessus avec son talon.

La branche se brisa en plusieurs morceaux, etle choc la fit se dépouiller de sa couche de givre.

Léon se trouvait en présence d’une matièrenoire, dure et brillante.

Depuis des milliers d’années qu’elle avait étéamenée là, sans doute par un tremblement de terre, un cataclysmequelconque, toute d’une pièce, avec la terre qui nourrissait sesracines, la forêt semblait n’avoir pas changé de forme.

À son grand étonnement, Léon distingua, aumilieu des branches, des nids d’oiseaux merveilleusementconservés.

Le bois s’était simplement desséché, carbonisésur place.

Ce n’était plus du bois ; ce n’était pasencore de la houille.

Léon Goupit n’était pas assez savant pours’intéresser plus que de raison à tout cela.

Il ne voyait qu’une chose, c’est que, nepossédant plus qu’une dizaine d’allumettes et quelques lamelles demagnésium, c’est-à-dire de quoi y voir clair pendant dix minutes, àpeu près, il allait peut-être, avec ce bois inespéré, pouvoir fairedu feu, sécher ses vêtements, et tâcher de découvrir ensuite uneissue.

Il cassa sans difficulté la partie la plusmenue de la branche qu’il venait d’arracher, et, sous cesbrindilles, il mit un morceau de papier qu’il enflamma.

Le jais – car ce n’était pas autre chose –brûlait admirablement bien.

Il abattit d’autres branches. Quelques minutesaprès, il avait devant lui un foyer pétillant, dégageant unechaleur intense.

– Victoire ! s’écria-t-il. J’avaisbien raison de ne pas me désespérer. Sapristi ! ce n’esttoujours pas le combustible qui me manquera !…

Mouillé jusqu’aux os comme il l’était, par sonpassage dans l’étroit boyau tapissé de salpêtre et rempli deflaques d’eau, le fugitif se hâta de planter quelques piquets toutauprès du foyer, et d’étendre ses vêtements dessus.

Le bois fossile, en brûlant, dégageait unefumée noirâtre qui s’élevait en tourbillonnant sous les hautesvoûtes.

Le crépitement du feu se répercutait auloin.

Et toujours les mêmes voix, gémissantes etdouloureuses, semblaient se répondre par intervalles, dans lesprofondeurs mystérieuses ; et toujours la même odeur musquéeet le même parfum de moisissure prenaient Léon à la gorge.

– Ah ! ça va tout de même un peumieux, fit-il lorsqu’il eut repris ses habits séchés en un clind’œil.

À la suite de toutes ces fatigues, de toutesces émotions, maintenant qu’il était un peu plus calme, Léon sesentait l’estomac délabré.

Machinalement, il ouvrit son carnier.

– C’est vraiment dommage, dit-ilmélancoliquement. Je me sens une faim canine. Il me semble que jedévorerais la moitié d’un bœuf.

Il dut se contenter de boire ce qui restait degin dans sa gourde, en se faisant à lui-même ses réflexions.

« C’est égal, se disait-il, trouvantencore le courage d’être gai malgré l’horreur de sa situation, jedonnerais bien dix dollars pour voir la tête de mon détective quandil va revenir pour me chercher dans l’excavation où il se figureque je suis encore à me morfondre… Tout est bien disposé pour qu’ilcroie que je me suis suicidé afin de ne pas tomber entre ses mains.Il n’aura pas un seul instant l’idée que j’aie pum’échapper. »

« Oh ! m’échapper, reprenait-il,c’est une manière de parler. Je n’ai fait que changer de prison, etj’ai conquis le droit de mourir tout seul.

Pendant quelques minutes, la tête dans sesmains, Léon s’abandonna à la tristesse.

Mais il était trop vaillant pour s’avouerainsi vaincu.

– Allons ! de l’énergie,s’écria-t-il en se secouant. Plutôt que de m’apitoyer sur le sortqui m’attend, je ferais mieux de chercher le moyen de sortir d’ici.D’abord, ce n’est rien moins que confortable. De la terre glaisecomme matelas, des pierres pour oreiller ! Et puis, quandmême, il y aurait tout le luxe et tout le confort désirables, celane m’empêcherait pas de mourir de faim à bref délai. Commentfaire ?

Il commença par se confectionner tant bien quemal une torche, en réunissant de menues brindilles qu’il attachaavec ce qui lui restait de la doublure de son gilet.

Sa décision était prise. Il allait partir à ladécouverte.

« Je vais longer cette forêt, s’était-ildit. Comme cela, j’aurai toujours de quoi confectionner une autretorche lorsque la mienne sera consumée. »

Pendant plus d’une heure, il s’avança dans lamême direction.

Ses bottes enfonçaient dans la glaise humidequi recouvrait le sol. Il marchait avec peine.

À droite, à gauche, devant lui, le paysage serenouvelait, sans perdre son caractère primitif.

Les colonnes géantes se succédaient. Lesarceaux, les ogives fuyaient à perte de vue. D’immenses draperies,éblouissantes de blancheur pendaient aux voûtes, comme soulevéespar une brise.

Léon, dans sa marche, avait soin de ne pass’écarter de la forêt fossile.

Plusieurs fois il dut renouveler satorche.

Tout à coup, il s’arrêta et prêtal’oreille.

Il venait d’entendre comme un murmure lointaind’eau courante.

– Je ne me suis pas trompé, s’écria-t-ilquelques pas plus loin. Il doit y avoir une source, un ruisseau,là, devant moi.

Il pressa le pas, dans la direction où ilavait entendu le bruit.

Un cri de surprise lui échappa.

Il se trouvait sur le bord d’un large fleuvedont les eaux, d’une limpidité de cristal, si pures, sitransparentes qu’elles donnaient l’illusion d’un miroir, couraientpresque à ras du sol.

Sans le léger clapotement qui le lui avaitsignalé, Léon fût certainement tombé dans le courant sans s’enapercevoir. Pas un atome de poussière, pas une vague n’enternissaient, n’en ridaient la surface.

Pas une plante, pas un brin d’herbe n’enégayaient les rives.

Alentour, le paysage était morne etdésolé.

– Un fleuve ici ! s’écria le jeunehomme. Voilà ce qui dépasse tout ce que je me serais imaginé.

Coupée en deux par le cours d’eau, la forêtfossile continuait à étendre le long des rives l’inextricable lacisde ses arbres poudrerizés.

Elle obstruait complètement le passage.

De nouveau, le fugitif cassa des branches etfit du feu.

Malgré la douceur de la température, ilgrelottait de froid dans ses vêtements imbibés de vapeur d’eau. Sonestomac criait de plus en plus famine.

Assis sur un fragment de rocher, il réfléchitau parti qu’il devait prendre.

« Pas moyen de continuer à marcher lelong des rives, se disait-il. Un singe seul pourrait tenter cetexercice… Pourtant, il me semble que la meilleure solution seraitde suivre le cours du fleuve. Ce serait bien extraordinaire, si, decette façon, je ne trouvais pas d’issue.

« Oui, mais comment faire ? S’il n’yavait qu’un kilomètre ou deux à franchir, je me risquerais à fairele plongeon. Mais, dame ! je ne suis pas de force à nagerpendant des lieues. »

Debout au bord de la nappe liquide, Léonscrutait l’horizon.

Mais son feu n’éclairait guère que dans unrayon d’une centaine de mètres.

Au-delà, c’étaient toujours les ténèbres et lemystère.

Le fleuve continuait en ligne droite sa coursesilencieuse.

« Eh ! qui sait ? se disait lejeune homme. Je suis peut-être à deux pas d’une issue. Seulement,je ne la vois pas. »

À force de se creuser la tête, Léon eut tout àcoup une idée, qui fit renaître un peu d’espoir dans son cœur.

– Comment se fait-il que je n’y aie passongé plus tôt, s’écria-t-il. C’est bien simple pourtant… Je vaisassembler quelques branches solides, de manière à former unradeau ; je dresserai dessus un bûcher, j’y mettrai le feu etj’abandonnerai le tout au courant du fleuve. Comme cela, je verraibien s’il n’y a pas quelque issue dans les environs.

Sans perdre une minute, il se mit àl’œuvre.

Quoique dégageant beaucoup de fumée, son feuéclairait assez pour qu’il pût s’en éloigner de quelques mètressans cesser d’y voir clair.

Les lueurs du brasier animaient le paysaged’ombres fantastiques et grimaçantes, s’allongeant, serecroquevillant, affectant des formes de cauchemar, des aspects demonstres dansant une sarabande effrénée.

Dans une attitude d’invocation et de prière,des statues colossales se profilaient au loin, soulevant leurlinceul immaculé, avec un geste solennel et terrifiant.

Et toujours les mêmes chuchotements étouffés,les mêmes plaintes douloureuses, les mêmes râles d’agonisantspassaient dans l’air humide et tiède.

Le jeune homme avait pénétré dans laforêt.

Sans autre instrument que son couteau dechasse, il s’attaqua aux troncs qui lui paraissaient les moinssolides, les plus faciles à déraciner.

Il se rendit bientôt compte qu’il n’arriveraità rien de cette façon. La lame de son couteau s’ébréchait sur lejais, sans l’entamer.

« Agissons autrement, se dit-il alors. Jeperdrais mon temps et ma peine à vouloir couper et jeter par terrede pareils troncs. Mon couteau se brise dessus. Eh bien, je vais ymettre le feu. »

Bientôt un nouveau brasier crépita à la basedes arbres que Léon voulait abattre.

Il ne s’était pas trompé dans sesprévisions.

Le bois s’enflamma avec rapidité, dégageantune chaleur intense. Il eut bientôt devant lui un cercle de feu,dont les flammes s’élevaient à plusieurs mètres de hauteur.

Des craquements se firent entendre.

Ébranlés sur leur base, les arbres oscillaientet tombaient sur le sol les uns après les autres, avec un bruitsourd.

D’interminables échos répondaient au loin.

Des voix semblaient rugir sinistrement, commepour protester contre la présence d’un être humain dans cet endroitde mystère et de désolation.

Par le même procédé, Léon sépara des troncsles grosses branches dont il avait besoin pour construire sonradeau.

Il avait brisé son couteau sur le bois, sansparvenir à l’entamer ; en revanche, il observa que lesbranches, très cassantes, s’éclataient facilement, rien qu’en lesfrappant avec une pierre.

Il put donc réunir les matériaux dont il avaitbesoin.

N’ayant aucun des outils nécessaires à laconstruction d’un radeau Léon dut y suppléer à force d’ingéniositéet de patience.

Il commença par aligner sur le sol un certainnombre de branches, de manière à former une sorte de plancher. Puisil choisit d’autres branches plus petites, ayant à leur extrémitéun crochet naturel, et les disposa, en dessus et en dessous, enentremêlant les branches principales.

En ajustant les crochets, en les faisants’ancrer les uns dans les autres, se consolider mutuellement, ilréussit, en moins d’une heure de travail, à assujettir les partiesprincipales d’un radeau, à le rendre assez solide pour pouvoirtransporter le bûcher dont il voulait le charger.

Léon essaya alors de faire glisser son radeaujusqu’à la rivière et de l’y lancer.

À son grand désappointement, la machine quilui avait coûté tant de peine à construire s’enfonça, et coula àpic.

Léon n’avait pas réfléchi que ce boisminéralisé, devenu fossile, était incapable de surnager.

Le jeune homme tomba dans un profonddésespoir. Les larmes lui vinrent aux yeux. Il ne se sentait plusle courage de continuer la lutte.

Il se coucha près de ce fleuve glacial, résolude ne plus faire aucun effort pour éviter la destinée.

Ses yeux se fermèrent dans une sorte detorpeur où la fatigue avait autant de part que ledécouragement.

Combien de temps demeura-t-il dans cetétat ? Il lui fut impossible de s’en rendre compte ; maisil en fut tiré d’une façon tout à fait violente.

Une aveuglante clarté, une rouge aurored’incendie illuminait maintenant l’horizon.

Léon avait eu l’imprudence de ne pas éteindrele feu qui lui avait servi à abattre des arbres.

Maintenant tout un coin de la forêtflambait.

Le crépitement du brasier, qui allait toujourss’élargissant, le bruit sourd des troncs s’écroulant un à un dansla flamme devenaient effrayants, répercutés par les échos.

Une fumée âcre s’entassait en nuages rouxau-dessus des arbres.

Léon se mit à fuir éperdument, en suivant,autant qu’il le pouvait, le cours de la rivière.

Haletant, ruisselant de sueur, il constatait,à la lueur de l’incendie, que le paysage de pierre s’étendait àl’infini.

Des salles se succédaient sans interruption,tantôt longues et étroites comme des chapelles, tantôt circulairescomme des amphithéâtres ; et les stalactites de la voûtecouvraient tout cela de leurs penditifs géométriques.

À mesure que Léon Goupit s’éloignait, le feuilluminait de nouveaux horizons toujours semblables aux précédents,aussi mornes, aussi désolés, aussi funèbrement grandioses.

Les colonnades d’albâtre et de jaspe, lesportiques et les arceaux évoquaient l’intérieur d’immensescathédrales gothiques.

Des tourelles, des pignons, des beffroisentiers émergeaient subitement des ténèbres.

C’étaient ailleurs des visions pétrifiées demonstres inconnus se ruant à l’assaut du ciel, l’escaladant dansune galopade effrénée.

Le fleuve, semblable à un grand serpent deverre, roulait toujours silencieusement la masse de ses eauxlimpides et froides entre ses rives désolées. Bientôt les lueurss’atténuèrent, se fondirent, dans un nuage opaque et tiède.

À l’horizon, si loin qu’on ne pouvait pasapprécier la distance, l’incendie disparaissait petit à petit.

Immobile, Léon s’obstinait toujours à lecontempler, glacé d’épouvante, le cerveau hanté par une terreurfolle, écrasé, stupéfié par le mystère des chosesenvironnantes.

Il ne distinguait plus à l’horizon qu’un pointrouge s’enfonçant dans les ténèbres, et qu’on eût pris pour unsoleil couchant.

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