La divine comédie – Tome 3 – Le Paradis

CHANT XXVI

 

Tandis que je craignais d’avoir perdu lavue,

l’éclat éblouissant qui me l’avaitéteinte[362]

laissa monter un souffle et semblantm’appeler

 

me dit : « En attendant de recouvrerla vue,

que tu viens de ternir pour trop vouloir mevoir,

tu peux dédommager cette perte en parlant.

 

Commence donc, et dis vers quelle finaspire

ton âme ; et cependant redis-toi que lavue

n’est pas morte pour toi, mais à peineengourdie.

 

La dame qui conduit dans ces saintescontrées

tes pas, dans son regard a la même vertu

qu’autrefois possédait la maind’Ananias. »[363]

 

Je dis : « Qu’à son plaisir, que cesoit tôt ou tard,

puissent guérir ces yeux, portes qu’elleemprunta

jadis, pour tous ces feux dont je brûletoujours.

 

Le Bien qui rend heureux ce palais est pourmoi

l’alpha et l’oméga de toute l’écriture

que m’enseigne l’Amour plus ou moinsardemment. »[364]

 

Et cette même voix qui m’avait enlevé

la crainte de rester soudainement aveugle,

de nouveau me poussait à prendre laparole,

 

en disant : « Il te faut, certes,passer cela

par un tamis plus fin : il te fautmaintenant

dire qui, vers ce but, a dirigé tonarc. »

 

« C’est grâce aux arguments de laphilosophie

et à l’autorité qui descend d’ici[365], dis-je,

nue cet amour a pu pénétrer dans mon cœur,

 

puisque le bien en tant que bien, sitôtconçu,

nous incite à l’amour, d’autant plusfortement

qu’en lui-même il comprend plus deperfection.

 

C’est à l’Essence donc qui dépasse lesautres

tellement, que le bien qui se trouve horsd’elle

n’est qu’un simple reflet de sa propreclarté,

 

qu’il faut, grâce à l’amour, plus qu’à touteautre essence,

que s’adresse l’esprit de tous ceux quidiscernent

l’abstruse vérité de ce raisonnement.

 

Celui qui m’a montré le premier des amours

de toute la substance existant àjamais[366],

propose à mon esprit la même vérité.

 

Du véritable Auteur la voix me la propose,

qui disait à Moïse, en parlant delui-même :

« C’est moi qui te ferai connaître toutle bien. » [367]

 

Tu me l’as dite aussi, dans l’illustrecriée[368]

dont l’exorde proclame au monde de là-bas

les arcanes d’ici, mieux que nul autrehéraut. »

 

J’entendis qu’il disait : « Parintellect humain

et par l’autorité qui concorde avec lui,

ton amour le plus haut se dirige versDieu.

 

Explique-moi, pourtant, si tu sens d’autrescordes

qui te tirent vers lui, pour que tu rendesclair

avec combien de dents cet amour-là temord. »

 

La sainte intention de cet aigle du Christ

ne me fut point cachée ; et je vis toutde suite

quel sens il faisait prendre à maprofession.

 

Je recommençai donc : « En effet,les morsures

qui peuvent ramener le cœur de l’homme àDieu

ont toutes concouru dans cette charité.

 

L’existence du monde, avec mon existence,

et la mort qu’il souffrit pour que je puissevivre,

et tout ce qu’avec moi les fidèlesespèrent,

 

et le savoir certain dont je viens deparler,

m’ont tiré de la mer de l’amour dévoyé

et m’ont mis sur le bord de l’amour le plusdroit.

 

Les feuilles dont remplit son jardin toutentier

l’éternel Jardinier me sont d’autant pluschères,

que sur chacune il met le sceau de savertu. »[369]

 

Sitôt que je me tus, un chant des plussuaves

retentit dans le ciel, et ma dameelle-même

disait avec le chœur : « Saint,saint et trois fois saint ! »

 

Comme, quand nous réveille une fortelumière,

grâce à l’esprit visif qui court à larencontre

de la clarté passant d’une membrane àl’autre,

 

le réveillé répugne à ce qu’il voitd’abord,

tant le rappel soudain le laisse inadapté,

s’il n’est pas assisté par sonestimative ;

 

de même Béatrice éloigna de mes yeux

le tain qui les voilait, d’un seul rayon dessiens

dont l’éclat pénétrait à plus de millemilles.

 

Grâce à cela, je vis, mieux que je n’avaisvu,

et, presque stupéfait, je fis desquestions

sur un quatrième feu que je vis près denous.

 

Et ma dame me dit : « Au sein de cesrayons

aime son créateur la première des âmes

qu’à la Vertu première il a plu decréer. » [370]

 

Et pareil au rameau qui fait fléchir sacime

au passage du vent et se relève ensuite,

par sa propre vertu qui la ramène en haut,

 

tandis qu’elle parlait, tel je devinsmoi-même,

de stupeur ; mais bientôt je reprisassurance,

pressé par le désir que j’avais de parler.

 

Alors je commençai : « Ô fruit quifus unique

à naître déjà mûr, père antique de qui

n’importe quelle épouse est la fille et labru,

 

le plus dévotement que je puis, je te prie

de vouloir me parler ; car tu vois mondésir

que je ne te dis plus, pour t’entendre plustôt. »

 

Comme un cheval bronchant sous lecaparaçon,

qui manifeste ainsi le besoin qui l’agite

par la housse qui suit les mouvements ducorps,

 

de la même façon la première des âmes

m’avait rendu visible à traversl’enveloppe

avec combien de joie elle allait mecomplaire.

 

Puis elle prononça : « Sans que tume l’exprimes

toi-même, je lis mieux dans ton propredésir

que tu ne saurais voir les objets les plusclairs,

 

puisque je les contemple au miroirvéridique

et qui contient en lui tous les autresobjets,

alors que rien ne peut le contenirlui-même.

 

Tu veux savoir de moi depuis combien detemps

Dieu m’a mis au jardin sublime où celle-ci

te rend apte à gravir une si longueéchelle ;

 

combien de temps il fut de mes yeux laliesse ;

du grand courroux de Dieu quelle est la causevraie ;

quelle langue j’ai faite et j’ai mise enusage.

 

Or, mon fils, ce n’est pas le bruit de l’arbreen soi

qui fournit la raison d’un aussi longexil,

mais le fait seulement d’outrepasser lesbornes.

 

Et là-bas, d’où ta dame a fait venirVirgile,

quatre mille trois cents et deux tours desoleil

m’avaient vu désirer cette réunion[371].

 

Je l’avais déjà vu passer par tous lessignes

qui marquent son chemin, neuf cent et trentefois,

pendant que j’habitais moi-même sur laterre.

 

La langue a disparu, que j’ai d’abordparlée,

dès avant que Nemrod et son peupleperdissent

leur peine au bâtiment qu’on ne pouvaitfinir ;

 

car l’effet que produit la raisonelle-même

ne vit pas longuement, du fait du goût deshommes,

qui sans cesse évolue et change avec leciel.

 

Le langage de l’homme est un faitnaturel ;

mais quant à la façon de parler, la nature

vous permet de choisir selon qu’il vousconvient.

 

Avant que je descende à l’angoisseinfernale,

on donnait le nom d’I sur terre auDieu suprême,

à qui je dois la joie où je me suis logé.

 

Plus tard on l’appelait El[372], et c’était normal,

l’usage des mortels étant comme lesfeuilles :

si l’une tombe, une autre aussitôt laremplace.

 

Sur le mont le plus haut qui domine lesondes[373]

je vécus innocent, puis je vécus coupable

de prime jusqu’à l’heure héritant de lasexte,

 

après que le soleil a changé dequadrant. »

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