La Faneuse d’amour

Chapitre 6

 

Le souper fumait sur la nappe proprette.Nikkel venait de rentrer, l’air soucieux, l’œil se dérobant auxmuettes interrogations de sa femme. Contre son habitude, iln’embrassa pas même sa fillette, profondément endormie et s’attablasans un mot.

Comme Rikka le questionnaitdirectement :

– Oui, fit-il en repoussant son assiettée, jeme sens tout drôle et les morceaux ne passent pas. Je bus un couppuis un autre, pour remettre le cœur à sa place. Genièvre perdu.C’est qu’on transporta cette après-midi un des nôtres à l’hôpitaloù les carabins sont sans doute en train d’étriper et de charcutersa carcasse. Voilà le quatrième accident depuis mon embauchage. Pasgaies ces culbutes. Elles finiraient par vous dégoûter du métier…La bâtisse du boulevard Léopold était sous toit. Suivant lacoutume, on la pavoise du haut en bas, on plante un mai à chaqueétage. Arrivent l’entrepreneur et le propriétaire qui, inspectionfaite, finissent par se déclarer satisfaits et nous remettent dequoi baptiser largement la cambuse. Le « vitriol » decouler par litres. On soiffe ferme, les manœuvres aussi bien queles compagnons et, ceux-ci excitant ceux-là, par bravade les gaminsen sifflent bientôt plus qu’ils ne peuvent cuver.

Il fallait encore une fois cette arsouille deBastyns, ce grand lendore à la figure de pain d’épice, pours’amuser à soûler les petits hommes si bien qu’à la reprise dutravail plusieurs de ces galopins flageolaient sur leursquilles.

Le premier gamin qui nous apporte des briques,a failli dégringoler de l’échelle. Bastyns se tient les côtes derire. Le goujat lui, se met à braire et déclare qu’il ne regrimperaplus. Les autres manœuvres se défient également du jeu. Les plusraisonnables des nôtres écoutent ma proposition de suspendre letravail. On ne fera pourtant plus rien qui vaille. Le Bastyns etdeux ou trois massacres de sa tremps s’acharnent à la besogne, pourla première fois de leur vie ; ils entendent ne pas perdre uneheure de salaire et réclament, en sacrant de plus en plus fort, lemortier et les briques. Tous les petits, nonobstant, refusent leservice. Il y a jusqu’à cet innocent de Duffel, le gars à toutfaire, tu sais le grand camarade de notre petite, qui rechigne à ladangereuse corvée. Cette grève ne fait pas le compte des mauvaisfarceurs, Bastyns à leur tête. « Mouton, vocifère cebraillard, holà vilain boudeur, vas-tu bientôt te décider à faireton service ou me faut-il descendre pour te montrer le chemin àcoups de sabots ? » Les autres aides pour gagner du tempset détourner d’eux-mêmes l’attention des tourmenteurs, harcèlent etaiguillonnent, de leur côté, le pauvre diable. « Rien qu’unemontée ! Plus qu’une charge de briques ! Ladernière ! » Le voilà qui se dévoue, qui se laisse faireet qui, riant déjà – ah l’ingénu ! – entre ses larmesd’effroi, épaule le panier abandonné par son camarade prudent.« Non, non ! intervenons-nous, assez de bêtises, n’y vaspas Flupi ! » Il était déjà parti. Il se guinde tant bienque mal jusqu’au deuxième étage. Il va monter aux combles où nousachevons les souches de la cheminée. Nous ne le voyons pas, maisnous l’entendons souffler. « Haâruh fainéant ! »hurle ce vilain Bastyns.

Ah misère ! Comment le pauvre garçon s’yest-il pris ? On ne nous le dira jamais. Tout ce que je sais,c’est qu’au moment où il approchait du toit, j’entends un fracas,comme un craquement, patatras ; puis un autre plus sourd…pardouf ! Tous nous jetons là nos outils et nous nous portonsau bord de l’échafaudage, interrogeant le sol, là, sous nous.Ah ! quelle bordée de jurons s’échappe de nos gorges ! Ahoui il est temps de jurer et de s’arracher les cheveux àprésent ! Tâchez de le rattraper, le Mouton ! Il netraîne plus, hé Bastyns ? Fini ! Capot ! Il y alongtemps qu’il est en bas. Des passants l’ont vu cogner d’abordl’arrête du toit de l’écurie voisine. Ç’a été le premier coup. Il aété touché dans le dos, sous la nuque, et il a dû se briser lacolonne comme je casserais cette latte sur mon genou. Puis ildévala la pente et s’abattit sur le pavé à côté de l’aire à chaux.Quand je fus en bas – je me jetais de l’échelle plutôt que je n’endescendais – Flupi remuait encore les bras et les jambes. Ainsi,les moineaux lapidés battent une dernière fois des ailes. Ses yeuxroulaient déplorablement ; peu à peu ils se sont éteints. Il aouvert et fermé la bouche comme un poisson retiré de l’eau. Puiscette bouche est restée béante, tout à fait la gueule du crapauddes dix-mille au jeu de tonneau… Un médecin s’est approché – ils nesont jamais loin des morgues, ces corbeaux. – La main sur le cœurdu pauvret, il comptait les battements. Il a hoché la tête :on comprenait. Nous n’avions plus qu’à charger la trop bonne piècesur la civière. En aidant à le ramasser, le camarade, – ah quellebouillie rose et blanche, de la brique pilée dans du mortier !– j’ai cru qu’il m’en resterait des morceaux dans les mains :c’étaient ses vêtements qui maintenaient encore ensemble lacarcasse et les membres ! – La tête ballottait comme celled’une poupée mal bourrée de son ; elle montrait, vers lanuque, un trou assez large pour y loger mon poing, par oùs’échappait la cervelle. Qui lui en refusait de la cervelle, à cesimple ? Nous plongions dans le sang et la moelle. Ah !chienne de vie ! Canailles de vivants ! C’est égal, je nevoudrais pas avoir cette mort sur la conscience comme ce lâcheBastyns. Ils étaient aussi blêmes, les farceurs, que la cendre deleur pipe. À qui le tour à présent ? Pauvre Flupi, pauvreMouton ! Une fichue commission que ceux de Duffel portèrent cesoir aux parents ! »

Les époux sursautèrent. Rikka empoignait sonépoux par le bras et lui montrait Clara réveillée, assise dans sonlit, un indicible martyre tiraillant son visage de petite exaltéesanguine ! De grosses larmes lui coulaient des joues.

« Flupi ! monFlupi ! »

Et tout à coup, elle fit un long cri et tombadans des convulsions si violentes que les Mortsel pensèrent, toutela nuit, la voir passer entre leurs bras.

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