La San-Felice – Tome I

IX – LA SORCIÈRE.

Pour l’intelligence des faits que nousracontons, et surtout pour l’harmonie que ces faits doiventforcément conserver entre eux, il faut que nos lecteurs abandonnentun instant la partie politique de cet ouvrage, à laquelle, à notregrand regret, nous n’avons pas pu donner une moindre extension,pour continuer avec nous une excursion dans les partiespittoresques qui s’y rattachent de telle façon, que nous nesaurions séparer l’une de l’autre. En conséquence, nous allons,s’ils veulent bien toujours nous prendre pour guide, repasser surla planche que, dans son empressement à apporter la corde quidevait si puissamment aider au salut du héros de notre histoire, –car notre intention n’est pas de cacher plus longtemps que nous luidestinons ce rôle, – Nicolino Caracciolo a oublié d’enlever de sondouble appui ; puis, la planche repassée, remonter le talus,sortir par la même porte qui nous a donné passage pour entrer,redescendre la pente du Pausilippe, jusqu’à ce qu’ayant dépassé letombeau de Sannazar et le casino du roi Ferdinand, nous fassions,au milieu de Mergellina, halte entre le casino du roi Ferdinand etla fontaine du Lion, devant une maison communément appelée à Naplesla maison du Palmier, parce que, dans le jardin de cette maison, unélégant individu de cette famille panache au-dessus d’un dômed’orangers tout constellés de leurs fruits d’or, et qu’il dominedes deux tiers de sa hauteur.

Cette maison, bien désignée à la curiosité denos lecteurs, – de peur d’effaroucher ceux qui pourraient avoiraffaire à une petite porte percée dans le mur, qui fait justementface au point où nous sommes arrêtés, – nous allons quitter la rue,longer le mur du jardin et gagner une pente, de laquelle nouspourrons, en nous haussant sur la pointe des pieds, surprendrepeut-être quelques-uns des secrets que ses muraillesrenferment.

Et ce doivent être des secrets charmants etauxquels nos lecteurs ne pourront manquer d’accorder toute leursympathie, rien qu’à voir celle qui va nous les livrer.

En effet, malgré le tonnerre qui gronde,malgré l’éclair qui luit, malgré le vent qui, en passant plusfurieux et plus strident que jamais, secoue les orangers dont lesfruits, se détachant de leurs branches, tombent comme une pluied’or, et tord sous ses rafales réitérées le palmier dont les longspanaches semblent des tresses échevelées, une jeune femme devingt-deux à vingt-trois ans, en peignoir de batiste, un voile dedentelle jeté sur la tête, apparaît de temps en temps sur un perronde pierre conduisant du jardin au premier étage, où semblent êtreles appartements d’habitation, s’il faut en juger par un rayon delumière qui, chaque fois qu’elle ouvre la porte, se projette del’intérieur à l’extérieur.

Ses apparitions ne sont pas longues ;car, à chaque fois qu’elle apparaît et qu’un éclair brille ou qu’uncoup de tonnerre se fait entendre, elle pousse un petit cri, faitun signe de croix et rentre, la main appuyée sur sa poitrine, commepour y comprimer les battements précipités de son cœur.

Celui qui la verrait, malgré la crainte quelui cause la perturbation de l’atmosphère, rouvrir avecobstination, de cinq minutes en cinq minutes, cette porte, quechaque fois elle ouvre avec hésitation et referme avec terreur,offrirait bien certainement de parier que toute cette impatience ettoute cette agitation sont celles d’une amante inquiète ou jalouse,attendant ou épiant l’objet de son affection.

Eh bien, celui-là se tromperait ; aucunepassion n’a encore terni la surface de ce cœur, véritable miroir dechasteté, et, dans cette âme où tous les sentiments sensuels etardents sommeillent encore, une curiosité enfantine veille seule,et c’est elle qui, empruntant la puissance d’une de ces passionsinconnues jusqu’alors, cause tout ce trouble et toute cetteagitation.

Son frère de lait, le fils de sa nourrice, unlazzarone de la Marinella, sur ses vives instances, a promis de luiamener une vieille Albanaise, dont les prédictions passent pourinfaillibles ; au reste, ce n’est point d’elle seulement quedate cet esprit sibyllique que ses aïeules ont recueilli sous leschênes de Dodone, depuis que sa famille, à la mort de Scanderbergle Grand, c’est-à-dire en 1467, a quitté les bords de l’Aoüs pourles montagnes de la Calabre, jamais une génération ne s’est éteintesans que le vent qui passe au-dessus des cimes glacées du Tomeron’ait apporté à quelque pythie moderne le souffle de la divination,héritage de sa famille.

Quant à la jeune femme qui l’attend, un vagueinstinct lui fait craindre et désirer à la fois de connaîtrel’avenir dans lequel s’égarent, en frissonnant, des pressentimentsétranges, et son frère de lait lui a promis de lui amener le soirmême, à minuit, heure cabalistique, celle qui pourra – tandis queson mari est retenu jusqu’à deux heures du matin aux fêtes de lacour – lui révéler les mystérieux secrets de cet avenir qui jettedes ombres sur ses veilles et des lueurs dans ses rêves.

Elle attend donc tout simplement le lazzaroneMichele le Fou et la sorcière Nanno.

D’ailleurs, nous allons bien voir si l’on nousa trompé.

Trois coups frappés à égale distance ontretenti à la petite porte du jardin, au moment même où, des nuageslivides et jaunâtres, commencent à tomber de larges gouttes depluie. Au bruit de ces trois coups, quelque chose comme un flot degaze glisse le long de la rampe du perron, la porte du jardins’ouvre, donne passage à deux nouveaux personnages et se refermesur eux. L’un de ces personnages est un homme, l’autre unefemme ; l’homme porte des caleçons de toile, le bonnet delaine rouge et le caban du pêcheur de la Marinella ; la femmeest enveloppée d’un grand manteau noir aux épaules duquelbrilleraient, si l’on pouvait les distinguer, quelques fils d’orfanés, reste d’une ancienne broderie : on ne voit rien, dureste, de son costume, et ses deux yeux seuls brillent dans l’ombreque projette le capuchon qui recouvre sa tête.

En traversant l’espace qui sépare la porte despremières marches du perron, la jeune femme a trouvé moyen de direau lazzarone :

– Si fou que tu sois ou qu’on te croie, tu nelui as pas dit qui j’étais, n’est-ce pas, Michele ?

– Non, sur la madone, elle ignore jusqu’à lapremière lettre de ton nom, petite sœur.

Arrivée au haut du perron, la jeune femmeentra la première ; le lazzarone et la sorcière lasuivirent.

Lorsqu’ils traversèrent la première pièce, onput voir la tête d’une jeune camériste soulevant une portière detapisserie et suivant d’un regard curieux sa maîtresse et les hôtesbizarres qu’elle introduisait chez elle.

Derrière eux la portière retomba.

Entrons à notre tour. La scène qui va sepasser aura trop d’influence sur les événements à venir pour quenous ne la racontions pas dans tous ses détails.

La lumière dont nous avons vu le rayontransparaître jusque dans le jardin venait d’un petit boudoirdécoré à la manière de Pompéi, avec des divans et des rideaux desoie rose, brochés de fleurs d’un bleu clair ; la lampe quijetait cette lueur était enfermée dans un globe d’albâtre répandantsur tous les objets un reflet nacré ; elle était posée sur unetable de marbre blanc dont le pied unique était un griffon auxailes étendues. Un fauteuil de forme grecque, qui, par la pureté desa sculpture, eût pu réclamer sa place dans le boudoir d’Aspasie,indiquait que l’œil d’un amateur avait présidé aux moindres détailsde cet ameublement.

Une porte placée en face de celle qui avaitdonné entrée à nos trois personnages s’ouvrait sur une file dechambres régnant dans toute la longueur de la maison ; ladernière de ces chambres attenait non-seulement à la maisonvoisine, mais encore avait une communication avec elle.

Ce fait avait sans doute, aux yeux de la jeunefemme, une certaine importance, car elle le fit remarquer à Micheleen lui disant :

– Dans le cas où mon mari rentrerait, Nidaviendrait nous prévenir, et vous sortiriez par la maison de laduchesse Fusco.

– Oui, madame, répondit Michele en s’inclinantavec respect.

En entendant ces dernières paroles, lasorcière, qui était entrain de dépouiller son manteau, se retourna,et, avec un accent qui n’était pas exempt d’une certaineamertume :

– Depuis quand les frères d’un même lait ne setutoient-ils plus ? demanda-t-elle. Ceux qui ont été pendus àla même mamelle ne sont-ils pas aussi proches parents que ceux quiont été portés dans le même sein ? Tutoyez-vous, enfants,continua-t-elle avec douceur ; cela fait plaisir à Dieu, devoir ses créatures s’aimer, malgré la distance qui les sépare.

Michele et la jeune femme se regardèrent avecétonnement.

– Quand je te dis qu’elle est véritablementsorcière, petite sœur ! s’écria Michele, et c’est ce qui mefait trembler.

– Et pourquoi cela te fait-il trembler,Michele ? demanda la jeune femme.

– Sais-tu ce qu’elle m’a prédit, à moi, pasplus tard que ce soir avant de venir ?

– Non.

– Elle m’a prédit que je ferais la guerre, queje deviendrais colonel et que je serais…

– Quoi ?

– C’est difficile à dire.

– Dis toujours.

– Et que je serais pendu.

– Ah ! mon pauvre Michele !

– Ni plus ni moins.

La jeune femme reporta avec une certaineterreur ses yeux sur l’Albanaise ; celle-ci avait complétementdépouillé son manteau, qui gisait à terre, et elle apparaissaitdans son costume national, flétri par un long usage, mais richeencore ; seulement, ce ne fut point le turban blanc broché defleurs autrefois brillantes, qui serrait sa tête et d’oùs’échappaient de longues mèches de cheveux noirs mêlés de filsd’argent, ce ne fut point son corsage rouge broché d’or, ce ne futpoint enfin son jupon couleur de brique à bandes noires et bleuesqu’elle remarqua ; ce furent les yeux gris et perçants de lasorcière, fixés sur elle comme s’ils eussent voulu lire au plusprofond de son cœur.

– Ô jeunesse ! jeunesse curieuse etimprudente ! murmura la sorcière, seras-tu donc toujourspoussée, par une puissance plus forte que ta volonté, à allerau-devant de cet avenir qui vient si vite au-devant detoi ?

À cette apostrophe inattendue, faite d’unevoix aiguë et stridente, un frisson passa par les veines de lajeune femme, et elle se repentit presque d’avoir appelé Nanno.

– Il est encore temps, dit celle-ci, comme siaucune pensée ne pouvait échapper à son œil avide et pénétrant. Laporte qui nous a donné entrée est encore ouverte, et la vieilleNanno a trop souvent dormi sous l’arbre de Bénévent pour n’être pashabituée au vent, au tonnerre et à la pluie.

– Non, non, murmura la jeune femme. Puisquevous voilà, restez !

Et elle tomba assise sur le fauteuil placéprès de la table, la tête renversée en arrière et exposée à toutela lumière de la lampe.

La sorcière fit deux pas de son côté, et,comme se parlant à elle-même :

– Cheveux blonds et yeux noirs,dit-elle : grands, beaux, clairs, humides, veloutés,voluptueux.

La jeune femme rougit et couvrit son visage deses deux mains.

– Nanno ! murmura-t-elle.

Mais celle-ci ne parut pas l’entendre, et,s’attaquant aux mains qui empêchaient qu’elle ne poursuivîtl’examen du visage, elle continua :

– Les mains sont grasses, potelées ; lapeau en est rosée, douce, fine, mate et vivante tout à la fois.

– Nanno ! dit la jeune femme écartant sesmains comme pour les cacher, mais démasquant un visage souriant, jene vous ai point appelée pour me faire des compliments.

Mais Nanno, sans écouter, continua, et, sereprenant à la figure qu’on lui livrait de nouveau :

– Le front beau, blanc, pur, sillonné deveines azurées. Les sourcils noirs, bien dessinés, commençant à laracine du nez, et entre les deux sourcils, trois ou quatre petiteslignes brisées. Oh ! belle créature ! tu es bienconsacrée à Vénus, va !

– Nanno ! Nanno ! s’écria la jeunefemme.

– Mais laisse-la donc tranquille, petite sœur,dit Michele. Elle prétend que tu es belle ; est-ce que tu nele sais pas ? est-ce que ton miroir ne te le dit pas tous lesjours ? est-ce que quiconque te voit n’est pas de l’avis deton miroir ? est-ce que tout le monde ne dit pas que lechevalier San-Felice porte un nom prédestiné, puisque,heureux de nom, il l’est aussi en effet.[3]

– Michele ! fit la jeune femme mécontenteque son frère de lait révélât ainsi son nom en révélant celui deson mari.

Mais, tout à son examen, la sorcièrecontinua :

– La bouche est petite, vermeille ; lalèvre supérieure est un peu plus grosse que la lèvreinférieure ; les dents sont blanches, bien rangées ; leslèvres sont couleur de corail ; le menton est rond ; lavoix est molle, un peu traînante, s’enrouant facilement. Vous êtesnée un vendredi, n’est-ce pas, à minuit ou bien près deminuit ?

– C’est vrai, murmura la jeune femme d’unevoix, en effet, légèrement enrouée par l’émotion qu’elle éprouvaitet à laquelle elle cédait, malgré ses efforts ; ma mère m’adit souvent que mon premier cri s’était mêlé aux dernièresvibrations de la pendule sonnant les douze heures qui séparaient ledernier jour d’avril du premier jour de mai.

– Avril et mai, les mois des fleurs ! Unvendredi ; le jour consacré à Vénus ! Tout s’explique.Voilà pourquoi Vénus domine, reprit la sorcière. Vénus ! laseule déesse qui ait conservé son empire sur nous, quand tous lesautres dieux ont perdu le leur. Vous êtes née sous l’union de Vénuset de la Lune, et c’est Vénus qui l’emporte et qui vous donne cecou blanc, rond, de moyenne longueur, que nous appelons la tourd’ivoire ; c’est Vénus qui vous donne ces épaulesarrondies, un peu tombantes ; ces cheveux ondoyants, soyeux,épais ; ce nez élégant, rond, aux narines dilatées etsensuelles.

– Nanno ! fit la jeune femme d’une voixplus impérative en se dressant tout debout et appuyant sa main surla table.

Mais l’interruption fut inutile.

– C’est Vénus, continua l’Albanaise, qui vousdonne cette taille souple, ces attaches fines, ces piedsd’enfant ; c’est Vénus qui vous donne le goût de la miseélégante, des vêtements clairs, des couleurs tendres ; c’estVénus qui vous fait douce, affable, naïve, portée à l’amourromanesque, portée au dévouement.

– Je ne sais si je suis prompte au dévouement,Nanno, dit la jeune femme d’un ton radouci et presque triste ;mais, à coup sûr, tu te trompes à l’endroit de l’amour.

Puis, retombant sur son fauteuil comme si sesjambes eussent à peu près perdu la force de la porter :

– Car jamais je n’ai aimé !continua-t-elle avec un soupir.

– Tu n’as jamais aimé reprit Nanno ; et àquel âge dis-tu cela ? À vingt-deux ans, n’est-ce pas ?…Mais attends, attends !

– Tu oublies que je suis mariée, dit la jeunefemme d’une voix languissante, et à laquelle elle essayaitvainement de donner de la fermeté, – et que j’aime et je respectemon mari.

– Oui, oui ! je sais tout cela, répliquala sorcière ; mais je sais aussi qu’il a près de trois foiston âge. Je sais que tu l’aimes et que tu le respectes ; maisje sais que tu l’aimes comme un père et que tu le respectes commeun vieillard. Je sais que tu as l’intention, la volonté même derester pure et vertueuse ; mais que peuvent l’intention et lavolonté contre l’influence des astres ? – Ne t’ai-je pas ditque tu étais née de l’union de Vénus et de la Lune, les deux astresd’amour ? Mais peut-être échapperas-tu à leur influence. –Voyons ta main. Job, le grand prophète, a dit : « Dans lamain des hommes, Dieu a mis les signes qui font reconnaître sonœuvre. »

Et elle étendit vers la jeune femme sa mainridée, osseuse et noire, dans laquelle vint, comme par uneinfluence magique, se placer la main douce, blanche et fine de laSan-Felice.

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