La San-Felice – Tome I

XXX – LES DEUX FRÈRES

Assunta avait bien raison d’avoir confiance ensaint François : son père et ses frères avaient fait une pêchevraiment miraculeuse.

Au moment où ils avaient commencé de tirerleurs filets, leurs filets leur avaient paru si lourds, qu’ilsavaient cru d’abord avoir accroché quelque rocher ; mais, nesentant point cette résistance absolue que présente une masseenracinée au fond de la mer, ils avaient eu la crainte, chose quiarrive quelquefois et qui est d’un triste présage pour ceux à quielle arrive, ils avaient eu la crainte de tirer à eux le cadavre dequelque suicidé ou de quelque noyé par accident.

Mais, au fur et à mesure que le filet serapprochait de la plage, ils sentaient des soubresauts et dessecousses indiquant que c’étaient des corps vivants et bien vivantsqui, malgré eux, cédaient à la traction du filet.

Bientôt on vit, aux clapotements de la mer etaux gerbes liquides qui en jaillissaient, que les captifs,commençant à comprendre leur position, faisaient des effortsdésespérés pour rompre la traîne ou pour sauter par-dessus.

Gennaro et Gaetano se mirent à la mer, et,tandis que le vieux pêcheur et Luigi, réunissant tous leursefforts, luttaient contre la proie indocile, ils passèrent derrièreles filets, et, quoiqu’ils eussent de l’eau jusqu’aux épaules,parvinrent à la maintenir.

Seulement, à leurs gestes et à leursexclamations, on pouvait comprendre que saint François avaitlargement fait les choses.

Ceci se passait dans le golfe vers la moitié àpeu près de la strada Nuova, en face d’une grande maison quidonnait d’un côté sur le quai, de l’autre sur la rueSant’-Andrea-degli-Scopari.

Cette maison, que l’on désignait sous le nomde palais della Torre, appartenait, en effet, au duc de ce nom.

Comme nous allons raconter un fait entièrementhistorique, nous sommes forcés de donner quelques détails sur cettemaison où le fait s’est passé et sur ceux qui l’habitaient.

À la fenêtre du premier étage se tenait unjeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, vêtu à la dernière modede Paris, si ce n’est qu’au lieu d’avoir la redingote à carrick oul’habit aux longues basques et au haut collet piqué que l’onportait à cette époque, il était enveloppé d’une élégante robe dechambre de velours nacarat fermant sur sa poitrine avec desbrandebourgs de soie. Ses cheveux noirs, qui depuis longtempsavaient renoncé à la poudre, quoique coupés court, frisaient enboucles naturelles ; une fine chemise de batiste, ornée d’unjabot d’élégante dentelle, s’ouvrait pour laisser voir un coujuvénile et blanc comme un cou de femme ; ses mains étaientblanches, longues et minces, signe d’aristocratie, il portait, aupetit doigt de la gauche, un diamant, et, distrait, l’œil perdudans l’espace, suivait les nuages glissant dans le ciel, tout enfaisant de la main droite ces mouvements dénonciateurs que fait unpoëte qui scande des vers.

C’était un poëte, en effet, un poëte dans legenre de Sannasar, de Bertin, de Parny, c’était don ClementeFilomarino, frère cadet du duc della Torre, un des jeunes gens lesplus élégants de Naples, et qui disputait la royauté de la mode auxNicolino, aux Caracciolo et aux Roccamana ; en outre, beaucavalier, grand chasseur, excellant dans les exercices del’escrime, du tir, de la natation ; riche, quoique cadet defamille, attendu que son frère, le duc della Torre, qui avaitvingt-cinq ans de plus que lui, avait déclaré vouloir mourirgarçon, afin de laisser toute sa fortune à son jeune frère, lequelavait reçu de son aîné l’honorable mission de perpétuer la race desducs de la Torre, honneur auquel celui-ci paraissait avoirrenoncé.

Au reste, le duc della Torre s’occupait d’untravail bien autrement intéressant – et il en était convaincu –pour ses contemporains et même pour l’avenir, que celui de procréerdes héritiers de son nom et des soutiens de sa race. Bibliomaneacharné, il faisait une collection de livres rares et de manuscritsprécieux. La bibliothèque royale elle-même – celle de Naples, bienentendu, – n’avait rien que l’on pût comparer à sa réuniond’Elzévirs, ou, pour parler plus correctement, d’Elzéviers. Eneffet, il avait un spécimen à peu près complet de toutes leséditions publiées par Louis, Isaac et Daniel, c’est-à-dire par lepère, le fils et le neveu[12]. Nousdisons à peu près complète, parce que nul bibliomane ne peut sevanter d’avoir la collection entière, depuis le premier volume,publié en 1572, auquel est attaché le nom d’Elzévir, et qui portepour titre : Eutropii historiæ romanæ, lib X,jusqu’au Pastissier françois, publié chez Louis et Daniel,et qui porte la date de 1655. Cependant, il montrait avec orgueilaux amateurs cette collection presque unique, où se trouvaientsuccessivement, servant d’enseigne au frontispice, l’ange tenantd’une main un livre, de l’autre une faux ; un cep de vigneembrassant un orme, avec la devise Non solus ; laMinerve et l’olivier, avec l’exergue Ne extra oleas ;le fleuron au masque de buffle que les Elzévirs adoptèrent en1629 ; la sirène, qui lui succéda en 1634 ; lecul-de-lampe représentant la tête de Méduse ; la guirlande deroses trémières, et enfin les deux sceptres croisés sur unbouclier, qui sont leur dernière marque. En outre, ses éditions,toutes de choix, étaient remarquables par la grandeur et la largeurde leurs marges, dont quelques-unes atteignaient quinze et dix-huitlignes.

Quant à ses autographes, c’était bien la plusriche collection qui existât au monde. Elle commençait au sceau deTancrède de Hauteville, et se continuait, en rois, princes,vice-rois ayant régné sur Naples, jusqu’aux signatures de Ferdinandet de Caroline, actuellement régnants.

Chose bizarre ! Ce profond amour de lacollection, dont le plus signalé symptôme est de rendre indifférentà tous les sentiments humains, n’avait eu aucune influence surl’amour presque paternel que le duc della Torre portait à son jeunefrère, don Clemente, resté orphelin à cinq ans. Ce qui l’avait siprofondément attaché à cet enfant le jour même de sa naissance,c’était probablement cette idée que, dès ce jour-là, il étaitdéchargé de l’obligation de prendre une femme, qui ne l’eût pointdétourné entièrement, mais qui l’eût distrait de sa vocation decollectionneur. Aussi, nous serait-il impossible d’énumérer lessoins dont l’enfant chargé de le dispenser de l’accomplissement deses obligations conjugales avait été l’objet de sa part. Danstoutes ces indispositions plus ou moins graves auxquelles l’enfanceest soumise, il avait été son seul garde-malade, passant les nuitsprès de son lit à annoter ses catalogues, ou à chercher dans seslivres rares ces fautes d’impression qui marquent un exemplaire dusceau de l’identité. D’enfant, don Clemente était devenuadolescent ; d’adolescent, jeune homme ; de jeune homme,il était en train de passer homme, sans que cette profonde ettendre affection de son frère pour lui se fût altérée et eût changéde nature. À l’âge de vingt-six ans, don Clemente était encoretraité par son frère comme un enfant. Il ne montait pas une fois àcheval, il n’allait pas une fois à la chasse que son frère ne luicriât par la fenêtre : « Prends garde de te noyer !Prends garde que ton fusil ne soit mal chargé ! Prends gardeque ton cheval ne s’emporte ! »

Lorsque l’amiral Latouche-Tréville vint àNaples, don Clemente Filomarino, comme les autres jeunes gens deson âge, fraternisa avec les officiers français, et, poëte douéd’une imagination ardente, révolté des abus d’un pays livré autriple despotisme du sceptre, du sabre et du goupillon, il se mêlaaux rangs des plus chauds patriotes et fut emprisonné avec eux.

Tout entier à ses recherches d’autographes età ses études de bibliomane, le duc della Torre avait à peine su lepassage de la flotte française, et, en tout cas, n’y avait attachéaucune importance. Philosophe lui-même, mais ne mêlant en aucunefaçon la politique à sa philosophie, il ne s’était point étonné desrailleries de son frère contre le gouvernement, l’armée et lesmoines. Tout à coup, il apprit que don Clemente Filomarino avaitété arrêté et conduit au fort Saint-Elme.

La foudre tombée à ses pieds ne l’eût pas plusétourdi que cette nouvelle ; il fut quelque temps à rassemblerses idées, et courut chez le régent de la vicairie, charge quicorrespond, chez nous, à celle de préfet de police.

Il venait demander ce qu’avait fait sonfrère.

Son étonnement fut grand lorsqu’on lui eutrépondu que son frère conspirait, que les accusations les plusgraves pesaient sur lui, et que, si ces accusations étaientprouvées, il y allait de sa tête.

L’échafaud sur lequel avaient péri Vitagliano,Emmanuele de Deo et Gagliani était à peine enlevé de la place duChâteau ; il crut le voir se dresser de nouveau pour dévorerson frère. Il courut chez les juges, assiégea les portes des Vanni,des Guidobaldi, des Castelcicala ; il offrit sa fortune toutentière ; il offrit ses autographes, ses Elzévirs ; ils’offrit lui-même si l’on voulait mettre son frère en liberté. Ilsupplia le premier ministre Acton, il se jeta aux pieds du roi, auxpieds de la reine ; tout fut inutile. Le procès suivit soncours ; mais, cette fois, malgré l’influence néfaste de cettesanglante trinité, tous les accusés furent reconnus innocents etmis en liberté.

Ce fut alors que la reine, voyant lui échapperla vengeance légale, établit cette fameuse chambre obscure où nousavons introduit nos lecteurs, et créa ce tribunal secret dontVanni, Castelcicala et Guidobaldi étaient les juges, et Pasquale deSimone l’exécuteur.

Dix-huit mois de prison, pendant lesquels sonfrère, le duc della Torre, pensa devenir fou, et cessa de se livrerà la compilation de ses Elzévirs et à la recherche de sesautographes, ne guérirent aucunement don Clemente Filomarino de sesprincipes libéraux, de ses tendances philosophiques et de sesinstincts railleurs ; au contraire, ils le poussèrent plusavant que jamais dans la voie de l’opposition. Fort de cetteimpartialité du tribunal, qui, malgré les instances secrètes de lareine, qui, malgré les instances publiques de ses accusateurs,l’avait déclaré innocent, et l’avait mis en liberté, il pensaitn’avoir plus autre chose à craindre, et était devenu un deshabitués les plus assidus des salons de l’ambassadeur français,tandis qu’au contraire il s’était complétement éclipsé des salonsde la cour, dans lesquels son rang lui donnait entrée.

Le duc della Torre, son frère, rassuré sur lesort de Clemente, s’était remis à la poursuite de ses autographeset de ses Elzévirs, et ne s’inquiétait plus de cet enfant prodigueque pour lui recommander comme toujours la prudence, quand ilmontait à cheval, allait à la chasse, ou faisait quelque pleine eaudans le golfe.

Or, ce jour-là, tous deux étaientsatisfaits.

Don Clemente Filomarino avait appris le départde l’ambassadeur français, ainsi que la déclaration de guerre faitepar lui au roi Ferdinand, et, ses principes de citoyen du mondel’emportant sur sa nationalité napolitaine, il espérait bien avantun mois voir ses bons amis les Français à Naples, et le roi et lareine à tous les diables.

De son côté, le duc della Torre venait derecevoir une lettre du libraire Dura, le plus célèbre bouquinistede Naples, qui lui annonçait qu’il avait découvert un des deuxElzévirs manquant à sa collection, et qui lui faisait demander s’ildevait le lui porter chez lui ou attendre sa visite à sonmagasin.

En lisant la lettre du libraire, le duc dellaTorre avait poussé un cri de joie, et, n’ayant pas la patienced’attendre la visite, il avait noué sa cravate, passé sahouppelande, et, descendant du second étage, occupé tout entier parsa bibliothèque, il était entré au premier, qui lui servait delogement, ainsi qu’à son frère, et avait fait son apparition dansla chambre, juste au moment où celui-ci venait de rimer lesderniers vers d’un poëme comique, dans le genre du Lutrinde Boileau, et où il attaquait les trois gros péchés, non-seulementdes moines de Naples, mais des moines de tous les pays : laluxure, la paresse et la gourmandise.

À la seule vue de son frère, don ClementeFilomarino devina qu’il venait d’arriver à celui-ci un de cesgrands événements bibliomaniques qui le mettaient hors de lui.

– Oh ! mon cher frère, s’écria-t-il,auriez-vous trouvé, par hasard, le Térence de 1661 ?

– Non, mon cher Clemente ; mais juge demon bonheur : j’ai trouvé le Perse de 1664.

– Mais trouvé… ce qui s’appelle trouvé,hein ? Vous savez bien que, plus d’une fois déjà, vous m’avezdit : « J’ai trouvé, » et que, quand il s’est agi devous livrer l’exemplaire en question, on essayait de vous fourrerquelque faux Elzévir, quelque édition avec la sphère, au lieu del’édition de l’olivier ou de celle de l’orme.

– Oui, mais je ne m’y laissais pas prendre. Cen’est pas un vieux renard comme moi que l’on attrape !D’ailleurs, c’est Dura qui m’écrit, et Dura ne me ferait point untour comme celui-là. Il a sa réputation à conserver. Regardeplutôt, voici sa lettre : « Monsieur le duc, venezvite ; j’ai la joie de vous annoncer que je viens de trouverle Perse de 1664, avec les deux sceptres croisés sur l’écu ;édition magnifique ; les marges ont quinze lignes de hauteuren tout sens. »

– Bravo, mon frère ! Et vous allez chezDura, je présume ?

– J’y cours ! il va m’en coûter soixanteou quatre-vingts ducats au moins ; mais qu’importe !c’est à toi que ma bibliothèque reviendra un jour ; et, simaintenant j’ai le bonheur de trouver le Térence de 1661, j’auraila collection complète ; et sais-tu ce que vaut une collectioncomplète d’Elzévirs ? Vingt mille ducats comme ungrain !

– Il y a une chose dont je vous supplie, moncher frère, c’est de ne vous inquiéter jamais de ce que vous melaisserez ou ne me laisserez pas. J’espère que, comme Cléobis etBiton, quoique nous n’ayons pas les mêmes mérites qu’eux, les dieuxnous aimeront assez pour nous faire mourir le même jour et à lamême heure. Aimez-moi, vous, et, tant que vous m’aimerez, je serairiche.

– Eh ! malheureux, lui dit le duc en luiposant les deux mains sur les deux épaules et en le regardant avecune ineffable tendresse, tu sais bien que je t’aime comme monenfant, mieux que mon enfant même ; car, si tu n’avais été quemon enfant, j’eusse couru tout droit chez Dura, et je ne t’eusseembrassé qu’à mon retour.

– Eh bien, embrassez-moi, et courez vitechercher votre Térence.

– Mon Perse, ignorant ! mon Perse !Ah ! continua le duc avec un soupir, tu ne feras qu’unbibliomane de troisième ordre, et encore ! encore !… Aurevoir, Clemente, au revoir !

Et le duc della Torre s’élança hors de lamaison.

Don Clemente revint à la fenêtre.

Basso-Tomeo et ses fils venaient de tirerleurs filets sur la plage, au milieu d’un immense concours depêcheurs et de lazzaroni, accourus pour voir le résultat de lapêche de Basso-Tomeo et de ses trois fils.

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