La San-Felice – Tome I

XIV – LUISA MOLINA

Le matin du jour où la petite Luisa Molinadevait quitter Portici, on vit le chevalier San-Felice, ne voulants’en rapporter à personne de ce soin si important, courir lesmagasins de joujoux de la rue de Tolède et y faire une collectionde moutons blancs, de poupées marchant toutes seules, depolichinelles faisant la cabriole, lesquels pouvaient faire croireà ceux qui connaissaient l’inutilité de ces objets pour lui-même,que le digne savant était chargé par quelque prince étranger defaire pour ses enfants une collection de jouets napolitains dans saplus complète extension. Ceux-là se fussent trompés : toutecette acquisition insolite était réservée aux plaisirs de la petiteLuisa Molina.

Puis on procéda à l’emménagement. La plusbelle chambre de la maison, donnant par une de ses fenêtres sur legolfe, et par l’autre sur le jardin, fut concédée aux nouvelleslocataires ; un de ces charmants petits lits de cuivre quel’on fabrique si élégamment à Naples, fut placé près du lit de lagouvernante, et une moustiquaire, exécutée sous les yeux et d’aprèsles conseils du savant chevalier, et dont toutes les mesures,géométriquement prises, devaient dérouter les plus habilescombinaisons des assiégeants, fut placée sur les montants du lit,tente transparente destinée à garantir l’enfant de la piqûre descousins.

On donna l’ordre à l’un de ces pâtres quiconduisent dans les rues de Naples des troupeaux de chèvres, qu’ilsfont quelquefois monter jusqu’au cinquième étage des maisons, des’arrêter tous les matins devant la porte. On choisit dans letroupeau une chèvre blanche, la plus belle de toutes, pour donnerl’étrenne de son lait à la petite Luisa, et la chèvre élue reçut,séance tenante, le nom mythologique d’Amalthée.

Après quoi, toute précaution paraissant priseau chevalier pour l’amusement, le confortable et la nutritionmatérielle de l’enfant, il envoya chercher une voiture bien largeet bien douce, et partit pour Portici.

La translation se fit sans accident aucun, et,trois heures après le départ de San-Felice pour Portici, la petiteLuisa, prenant possession de son nouveau domicile avec cettesatisfaction que fait toujours éprouver aux enfants un changementde résidence, habillait et déshabillait une poupée aussi grandequ’elle et qui possédait une garde-robe aussi variée et aussi richeque celle de la madone del Vescovato.

Pendant bien des semaines et même bien desmois, le chevalier oublia toutes les autres merveilles de la naturepour ne s’occuper que de celle qu’il avait sous les yeux ; et,en effet, qu’est-ce qu’un bourgeon qui pousse, une fleur quis’ouvre ou un fruit qui mûrit près d’un jeune cerveau qui, en sedéveloppant, donne chaque jour naissance à une idée nouvelle, enajoutant un peu plus de clarté à l’idée éclose la veille. Ceprogrès de l’intelligence de l’enfant, en raison duperfectionnement des organes, lui donnait bien quelques doutes àl’endroit de l’âme immortelle soumise au développement de cesorganes, comme la fleur et le fruit de l’arbre sont soumis à lasève, tandis qu’au contraire, cette même âme que l’on a vue pourainsi dire naître, grandir, acquérir ses facultés dansl’adolescence, en jouir dans l’âge mûr, les perd peu à peuinsensiblement, mais visiblement néanmoins, au fur et à mesure queces organes s’endurcissent et s’atrophient en vieillissant, commeles fleurs perdent de leur parfum et les fruits de leur saveur àmesure que la sève tarit ; mais, comme les grands esprits, lechevalier San-Felice avait toujours été quelque peu panthéiste, etmême panthéiste psychologique : en faisant de Dieu l’âmeuniverselle du monde, il regardait l’âme individuelle comme unesuperfluité ; il la regrettait cependant, comme il regrettaitde ne point avoir des ailes, ainsi que l’oiseau ; mais il n’envoulait point à la nature d’avoir fait sur l’homme cette célesteéconomie.

Forcé d’abandonner la continuité dela vie, il se réfugiait dans ses transformations. LesÉgyptiens mettaient dans les tombeaux de leurs morts bien-aimés unscarabée. Pourquoi cela ? Parce que le scarabée meurt troisfois et renaît trois fois, comme la chenille.

Dieu fera-t-il, dans sa bonté infinie, moinspour l’homme qu’il ne fait pour l’insecte ? Tel était le cride ce peuple dont les nombreuses nécropoles nous ont transmis lesspécimens enveloppés dans des bandelettes sacrées.

Maintenant, le chevalier San-Felice se posaitcette question que je me pose et que vous vous êtes poséecertainement : La chenille se souvient-elle de l’œuf, lachrysalide se souvient-elle de la chenille, le papillon sesouvient-il de la chrysalide, et enfin, pour accomplir le cercledes métamorphoses, l’œuf se souvient-il du papillon ?

Hélas ! ce n’est pas probable : Dieun’a pas voulu donner à l’homme cet orgueil de se souvenir, nel’ayant pas donné aux animaux. Du moment que l’homme sesouviendrait de ce qu’il était avant d’être homme, l’homme seraitimmortel.

Et, pendant que le chevalier faisait toutesces réflexions, Luisa grandissait, avait appris sans s’en douter àlire et à écrire, et faisait en français ou en anglais toutes lesquestions qu’elle avait à faire, le chevalier ayant signifié unefois pour toutes qu’il ne répondrait qu’aux questions faites dansl’une ou l’autre de ces langues ; or, comme la petite Luisaétait très-curieuse, et, par conséquent, faisait force questions,elle sut bientôt non-seulement questionner, mais répondre enfrançais et en anglais.

Puis, sans s’en douter, elle apprenaitbeaucoup d’autres choses ; d’astronomie, ce qu’il en faut àune femme ; ainsi, par exemple : la lune semble toutparticulièrement affectionner le golfe de Naples, probablementparce que, plus heureuse que la chenille, le scarabée et l’homme,elle se souvient d’avoir été autrefois la fille de Jupiter et deLatone, d’être née sur une île flottante, de s’être appelée Phébé,d’avoir été amoureuse d’Endymion, et que, coquette qu’elle est, ensa qualité de femme, elle ne trouve pas sur toute la terre de pluslimpide miroir où se regarder que le golfe de Naples.

La lune, qu’elle appelait la lampe du ciel,préoccupait beaucoup la petite Luisa, qui, lorsque l’astre étaitdans son plein, voulait toujours y voir un visage, et qui,lorsqu’elle diminuait, demandait s’il y avait des rats au ciel, etsi ces rats rongeaient là-haut la lune, comme un jour ils avaientrongé ici-bas le fromage.

Alors, le chevalier San-Felice, enchantéd’avoir une démonstration scientifique à faire à un enfant, etvoulant la lui faire claire et à la portée de son âge, s’amusait àexécuter lui-même un modèle en grand de notre systèmeplanétaire ; il lui montrait la lune, notre satellite,quarante-neuf fois plus petite que la terre ; il lui faisaitaccomplir autour de notre monde, en une minute, le périple qu’elleaccomplit en vingt-sept jours sept heures quarante-trois minutes,et la révolution qu’elle accomplit sur elle en même temps ; illui montrait que, dans ce périple, elle se rapproche et s’éloignealternativement de nous, que le point le plus éloigné de son orbites’appelle l’apogée et qu’alors elle est àquatre-vingt-onze mille quatre cent dix-huit lieues de notreglobe ; que son point le plus rapproché s’appelle lepérigée et n’en est éloigné que de quatre-vingt millesoixante-dix-sept lieues. Il lui expliquait que la lune, comme laterre, n’étant lumineuse que parce qu’elle réfléchit les rayons dusoleil, nous n’en pouvons apercevoir que la partie éclairée par lesoleil et non celle sur laquelle la terre projette son ombre :de là vient que nous la voyons sous différentes phases ; illui affirmait que ce visage qu’elle s’obstinait à voir lorsque lalune était dans son plein n’était autre chose que les accidents duterrain lunaire, le creux de ses vallons où s’épaissit l’ombre etla saillie de ses montagnes qui reflète la lumière ; il luifaisait même observer, sur un grand plan de notre satellite quel’on venait de faire à l’observatoire de Naples, que ce qu’elleprenait pour le menton de la lune n’était qu’un volcan qui avaitautrefois, il y avait des milliers d’années, jeté des feux comme enjetait le Vésuve et s’était éteint comme le Vésuve s’éteindra unjour. L’enfant comprenait mal à la première démonstration ;elle insistait, et, à la seconde ou à la troisième démonstration,le jour se faisait dans son esprit.

Un matin qu’on avait acheté du tripoli pourremettre à neuf son joli petit lit de cuivre, Luisa vit lechevalier très-occupé à regarder au microscope cette poussièrerougeâtre ; elle s’approcha de lui sur la pointe du pied etlui demanda :

– Que regardes-tu là, bon amiSan-Felice ?

– Et quand je pense, répondit le chevalier separlant à lui-même, bien que répondant à Luisa, quand je pensequ’il faudrait cent quatre-vingt-sept millions de ces infusoirespour peser un grain !

– Cent quatre-vingt-sept millions dequoi ? demanda la petite fille.

Cette fois, la démonstration étaitgrave ; le chevalier prit l’enfant sur ses genoux et luidit :

– La terre, petite Luisa, n’a pas toujours étéce qu’elle est aujourd’hui, c’est-à-dire tapissée de gazon,couverte de fleurs, ombragée par des grenadiers, des orangers etdes lauriers-roses. Avant d’être habitée par l’homme et les animauxque tu vois, elle a été couverte d’eau d’abord, puis de grandesfougères, puis de palmiers gigantesques. De même que les maisonsn’ont pas poussé toutes seules et qu’on est forcé de les bâtir,Dieu, le grand architecte des mondes, a été forcé de bâtir laterre. Eh bien, comme on bâtit les maisons avec des pierres, de lachaux, du plâtre, du sable et des tuiles, Dieu a bâti la terred’éléments divers, et un de ces éléments se compose d’animalculesimperceptibles, ayant des coquilles comme les huîtres et descarapaces comme les tortues. À eux seuls, ils ont fourni les massesde cette grande chaîne de montagnes du Pérou qu’on appelle lesCordillères ; les Apennins de l’Italie centrale, dont tu voisd’ici les dernières cimes, sont formés de leurs débris, et ce sontles fragments impalpables de leurs écailles qui font reluire cecuivre en le polissant.

Et il lui montrait son lit, que frottait ledomestique.

Un autre jour, en voyant un bel arbre decorail que venait d’apporter au chevalier un pêcheur deTorre-del-Greco, l’enfant demanda pourquoi le corail avait desbranches et pas de feuilles.

Le chevalier lui expliqua alors que le corailn’était pas une végétation naturelle, comme elle le croyait, maisune composition animale. Il lui raconta, à son grand étonnement,que des milliers de polypes cacticifères se réunissaient pourcomposer, avec la chaux dont ils vivent et que la violence desvagues arrache aux rochers, ces branches folles d’abord, que sucentet broutent les poissons, et qui, se raffermissant peu à peu, secolorent de ce vif et charmant incarnat auquel les poëtes comparentles lèvres de la femme ; il lui apprit qu’un petit animal,qu’il promit de lui faire voir au microscope, et que l’on nomme levermet, construit, en remplissant le vide que laissententre eux les madrépores et les coraux, un trottoir autour de laSicile, tandis que d’autres animalcules, lestubiporés,entre autres, construisent dans l’Océanie desîles de trente lieues de tour, qu’ils relient entre elles par desbancs de récifs qui finiront un jour par arrêter les flottes etintercepter la navigation.

D’après ce que nous venons de raconter, onpeut se faire une idée de l’éducation que reçut de son infatigableet savant instituteur la petite Luisa Molina ; elle eut ainsi,mise à la portée des progrès successifs de son intelligence,l’explication, claire, nette et précise, de toutes les chosesexplicables, de sorte qu’elle ne garda dans son cerveau aucune deces notions troubles et vagues qui inquiètent l’imagination desadolescents.

Et, selon que l’avait promis San-Felice à sonami, elle grandit forte et flexible, comme le palmier au piedduquel, la plupart du temps, toutes ces démonstrations lui étaientfaites.

Le chevalier San-Felice était encorrespondance suivie avec le prince Caramanico ; deux foispar mois, il lui donnait des nouvelles de Luisa, qui, de son côté,à chaque lettre de son tuteur, ajoutait quelques mots pour sonpère.

Vers 1790, le prince Caramanico passa del’ambassade de Londres à celle de Paris ; mais, lorsque Toulonfut livré aux Anglais par les royalistes, et que le gouvernementdes Deux-Siciles, sans se déclarer pourtant l’allié deM. Pitt, envoya des troupes contre la France, Caramanico, troployal pour accepter la position qui lui était faite, demanda sonrappel ; ce rappel, Acton ne le voulait à aucun prix ; ille fit nommer vice-roi de Sicile, en remplacement du marquisCaraccioli, qui venait de mourir.

Il se rendit à son poste sans passer parNaples.

L’intelligence supérieure et la bonténaturelle du prince Caramanico, appliquées au gouvernement de cebeau pays qu’on appelle la Sicile, y produisirent bientôt desmiracles, et cela juste au moment où, poussée par la funesteinfluence d’Acton et de Caroline sur une pente contraire, Naplesmarchait à grands pas au précipice, voyait gorger ses prisons descitoyens les plus illustres, entendait la junte d’État réclamer leslois de torture, abolies depuis le moyen âge, et assistait àl’exécution d’Emmanuele de Deo, de Vitagliano et de Gagliani,c’est-à-dire de trois enfants.

Aussi, les Napolitains, comparant les terreursau milieu desquelles ils vivaient, les lois de proscription et demort suspendues sur leurs têtes, au bonheur des Siciliens et auxlois protectrices et paternelles qui les régissaient, n’osantaccuser la reine que tout bas, accusaient tout haut Acton, rejetanttout sur le compte de l’étranger et ne cachant pas leur désir que,de même qu’Acton avait autrefois remplacé Caramanico, Caramanico leremplaçât aujourd’hui.

On disait plus : on disait que la reine,dans un doux souvenir de son premier amour, secondait les vœux desNapolitains, et, que, si elle n’était retenue par une fausse honte,elle se déclarerait, elle aussi, pour Caramanico.

Ces bruits prenaient une consistance qui eûtpu faire croire qu’il y avait un peuple à Naples et que ce peupleavait une voix, lorsqu’un jour le chevalier San-Felice reçut de sonami une lettre conçue en ces termes :

« Ami,

» Je ne sais ce qui m’arrive, mais,depuis dix jours, mes cheveux blanchissent et tombent, mes dentstremblent dans leurs gencives et se détachent de leursalvéoles ; une langueur invincible, un abattement suprêmem’ont envahi. Pars pour la Sicile avec Luisa, aussitôt cette lettrereçue, et tâche d’arriver avant que je sois mort.

» Ton GIUSEPPE. »

Ceci se passait vers la fin de 1795 ;Luisa avait dix-neuf ans, et, depuis quatorze ans, n’avait pas vuson père ; elle se rappelait son amour, mais non pas sapersonne ; la mémoire de son cœur avait été plus fidèle quecelle de ses yeux.

San-Felice ne lui révéla point d’abord toutela vérité : il lui dit seulement que son père souffrantdésirait la voir ; puis il courut au môle pour y chercher unmoyen de transport. Par bonheur, un de ces bâtiments légers quel’on appelle speronare, après avoir amené des passagers àNaples, allait retourner à vide en Sicile ; le chevalier leloua pour un mois afin de n’avoir point à s’inquiéter du retour,et, le même jour, il partit avec Luisa.

Tout favorisa ce triste voyage : le tempsfut beau, le vent fut propice ; au bout de trois jours, onjetait l’ancre dans le port de Palerme.

Au premier pas que le chevalier et Luisafirent dans la ville, il leur sembla qu’ils entraient dans unenécropole ; une atmosphère de tristesse était répandue dansles rues, un voile de deuil semblait envelopper la cité qui s’estelle-même appelée l’Heureuse.

Le passage leur fut barré par uneprocession ; on portait à la cathédrale la châsse deSainte-Rosalie.

Ils passèrent devant une église ; elleétait tendue de noir et on y disait les prières des agonisants.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda le chevalierà un homme qui entrait à l’église, et pourquoi tous lesPalermitains ont-ils l’air si désespéré ?

– Vous n’êtes pas Sicilien ? demandal’homme.

– Non, je suis Napolitain et j’arrive deNaples.

– Il y a que notre père se meurt, dit leSicilien.

Et, comme l’église était trop pleine de mondepour qu’il pût y entrer, l’homme s’agenouilla sur les degrés et dittout haut en se frappant la poitrine :

– Sainte mère de Dieu ! offre ma vie àton divin fils, si la vie d’un pauvre pécheur comme moi peutracheter la vie de notre vice-roi bien-aimé.

– Oh ! s’écria Luisa, entends-tu, bonami ? c’est pour mon père qu’on prie, c’est mon père qui semeurt… Courons ! courons !

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