La San-Felice – Tome I

XII – LE BAISER D’UN MARI.

Si la nouvelle donnée par Velasco était vraie,il n’y avait pas un instant à perdre ; car, au point de vue deChampionnet, ce départ, qui était une déclaration de guerre,pouvait entraîner de grands malheurs, et ce départ, l’arrivée deSalvato l’empêcherait peut-être en déterminant le citoyen Garat àtemporiser.

Chacun voulait accompagner Salvato jusqu’àl’ambassade ; mais Salvato, autant par ses souvenirs que parun plan, s’était fait une topographie de Naples ; il refusaobstinément. Celui des conjurés qui eût été vu avec lui, le jour oùl’objet de sa mission transpirait, était perdu : il devenaitla proie de la police de Naples ou le but du poignard des sbires dugouvernement.

Au reste, Salvato n’avait à suivre que le bordde la mer en la gardant constamment à sa droite, pour arriver àl’ambassade de France, située au premier étage du palaisCaramanico ; il ne risquait donc point de s’égarer ; ledrapeau tricolore et le faisceau soutenant le bonnet de la libertélui indiqueraient la maison.

Seulement, autant à titre d’amitié qu’à titrede précaution, il échangea ses pistolets, mouillés par l’eau demer, contre ceux de Nicolino Carracciolo ; puis, sous sonmanteau, il boucla son sabre, qu’il avait sauvé du naufrage etqu’il suspendit au porte-mousqueton, pour que son rebondissementsur les dalles ne le trahît point.

Il fut convenu qu’on le laisserait partir lepremier, et que, dix minutes après son départ, les six conjurés,sortant à leur tour, les uns après les autres, se rendraientséparément chacun chez soi, en déroutant ceux qui voudraient lessuivre par ces détours si faciles à multiplier dans ce labyrintheplus inextricable que celui de la Crète et que l’on appelle laville de Naples.

Nicolino conduisit le jeune aide de campjusqu’à la porte de la rue, et, lui montrant la descente duPausilippe et les rares lumières brillant encore dansMergellina :

– Voilà votre chemin, lui dit-il ; nevous laissez ni suivre ni accoster.

Les deux jeunes gens échangèrent une poignéede main et se séparèrent.

Salvato jeta les yeux autour de lui : larue était entièrement déserte, et, d’ailleurs, la tempête n’étaitpoint encore calmée, et, quoique la pluie eût cessé de tomber, denombreux et fréquents éclairs, accompagnés du grondement de lafoudre, continuaient d’éclater sur tous les points du ciel.

En dépassant l’angle le plus obscur du palaisde la reine Jeanne, il lui sembla entrevoir la silhouette d’unhomme se dessinant sur le mur ; il ne jugea point que celavalût la peine de s’arrêter ; armé comme il l’était, que luifaisait un homme ?

Au bout de vingt pas, il tourna cependant latête en arrière : il ne s’était point trompé : l’hommetraversait la route et semblait vouloir prendre la gauche duchemin.

Dix pas plus loin, il crut distinguer,au-dessus du mur qui, du côté de la mer, sert de parapet à laroute, une tête qui, à son approche, disparut derrière cemur ; il se pencha sur le parapet, regarda de l’autre côté, etne vit qu’un jardin avec des arbres touffus, dont les branchesmontaient à la hauteur du parapet.

Pendant ce temps, l’autre homme avait gagné duterrain et marchait parallèlement à lui ; Salvato affecta des’en rapprocher, sans cependant perdre de vue l’endroit où la têteavait disparu.

À la lueur d’un éclair, il vit alors derrièrelui un homme qui enjambait le mur et qui, comme lui, descendaitvers Mergellina.

Salvato mit la main à sa ceinture, s’assuraque ses pistolets ne pouvaient sortir facilement, et continua sonchemin.

Les deux hommes suivaient toujoursparallèlement la route, l’un un peu en avant de lui à sa gauche,l’autre un peu en arrière de lui à sa droite.

À la hauteur du casino du Roi, deux hommestenaient le milieu du chemin, se disputant avec cette multiplicitéde gestes et ces cris discordants particuliers aux gens du peuple àNaples.

Salvato arma ses pistolets sous son manteau,et, commençant à soupçonner un guet-apens quand il vit qu’ils ne sedérangeaient point, marcha droit à eux.

– Allons, place ! dit-il ennapolitain.

– Et pourquoi place ? demanda un des deuxhommes d’un ton goguenard et oubliant la dispute dans laquelle ilétait engagé.

– Parce que, répondit Salvato, le haut du pavéde Sa gracieuse Majesté le roi Ferdinand est fait pour lesgentilshommes et non pour des drôles comme vous.

– Et, si on ne vous la faisait point,place ! repartit l’autre disputeur, que diriez-vous ?

– Je ne dirais rien, je me la feraisfaire.

Et, tirant ses deux pistolets de sa ceinture,il marcha sur eux.

Les deux hommes s’écartèrent et le laissèrentpasser ; mais ils le suivirent.

Salvato entendit celui qui semblait être lechef dire aux autres :

– C’est bien lui !

Nicolino, on se le rappelle, avait recommandéà Salvato non-seulement de ne pas se laisser accoster, mais encorede ne pas se laisser suivre ; d’ailleurs, les trois mots qu’ilavait surpris indiquaient qu’il était menacé.

Il s’arrêta. En le voyant s’arrêter, leshommes en firent autant, c’est-à-dire s’arrêtèrent de leurcôté.

Ils étaient à dix pas l’un de l’autre.

L’endroit était désert.

À gauche, une maison dont tous les voletsétaient fermés, se continuant par les murs d’un jardin, au-dessusdesquels ont voyait frissonner la cime d’une forêt d’orangers, etse courber et se relever tour à tour le flexible panache d’unmagnifique peuplier.

À droite, la mer.

Salvato fit encore dix pas en avant ets’arrêta de nouveau.

Les hommes, qui avaient continué de marcher enmême temps que lui, s’arrêtèrent en même temps que lui.

Alors, Salvato revint sur ses pas ; lesquatre hommes, qui s’étaient réunis et que l’on reconnaissaitparfaitement pour être de la même bande, l’attendirent :

– Non-seulement, dit Salvato, lorsqu’il ne futplus qu’à quatre pas d’eux, non-seulement je ne veux pas que l’onme barre le passage, mais encore je ne veux pas que l’on mesuive.

Deux des hommes avaient déjà tiré leur couteauet le tenaient à la main.

– Voyons, dit le chef, il y a peut-être moyende s’entendre, au bout du compte ; car, à la manière dont vousparlez le napolitain, il est impossible que vous soyezFrançais.

– Et que t’importe que je sois Français ouNapolitain ?

– Ceci, c’est mon affaire. Répondezfranchement.

– Je crois que tu te permets de m’interroger,coquin !

– Oh ! ce que j’en fais, monsieur legentilhomme, c’est pour vous et non pour moi. Voyons :êtes-vous l’homme qui, venant de Capoue à cheval, avec l’uniformefrançais, a pris une barque à Pouzzoles, et, malgré la tempête, aforcé deux marins de le conduire au palais de la reineJeanne ?

Salvato pouvait répondre non, se servir de safacilité à parler le patois napolitain pour augmenter les doutes decelui qui l’interrogeait ; mais il lui sembla que mentir, mêmeà un sbire, c’était toujours mentir, c’est-à-dire commettre uneaction abaissant la dignité humaine.

– Et si c’était moi, demanda Salvato,qu’arriverait-il ?

– Ah ! si c’était vous, dit l’homme d’unevoix sombre et en secouant la tête, il arriverait que je seraisobligé de vous tuer, à moins que vous ne consentissiez à me donnerde bonne volonté les papiers dont vous êtes porteur.

– Alors, il fallait vous mettre vingt au lieude quatre, mes drôles ; vous n’êtes pas assez de quatre pourtuer ou même voler un aide de camp du général Championnet.

– Allons, décidément, c’est lui, dit lechef ; il faut en finir. À moi, Beccaïo !

À cet appel, deux hommes se détachèrent d’unepetite porte sombre découpée dans la muraille du jardin ets’élancèrent rapidement pour attaquer Salvato par derrière.

Mais, à leur premier mouvement, Salvato avaitfait feu de ses deux pistolets sur les deux hommes qui tenaientleur couteau à la main, et avait tué l’un et blessé l’autre.

Puis, dégrafant son manteau et le rejetantloin de lui, il s’était retourné en mettant le sabre à la main,avait fendu d’un revers le visage de celui que le chef avait appeléà son aide sous le nom de Beccaïo, et, d’un coup de pointe, blességrièvement son compagnon.

Il croyait être débarrassé de ses agresseurs,dont quatre sur six étaient hors de combat, et, n’ayant plusaffaire qu’au chef et à un de ses sbires qui se tenait prudemment àdix pas de lui, avoir facilement raison des deux derniers,lorsqu’au moment où il se retournait vers eux pour les charger, ilvit briller une espèce d’éclair qui, se détachant de la main duchef, vint à lui en sifflant ; en même temps, il sentit unevive douleur au côté droit de la poitrine. L’assassin, n’osants’approcher de lui, lui avait lancé son couteau ; la lameavait disparu entre la clavicule et l’épaule, le manche seultremblait hors de la blessure.

Salvato saisit le couteau de la main gauche,l’arracha, fit quelques pas en arrière, car il lui semblait que laterre manquait sous ses pieds ; puis, cherchant un appui, ilrencontra le mur, et s’y adossa. Presque aussitôt, tout paruttourner autour de lui ; sa dernière sensation fut de croirequ’à son tour le mur lui manquait comme la terre.

Un éclair qui fendit le ciel lui apparut, nonplus bleuâtre, mais couleur de sang ; il étendit les bras,lâcha son sabre et tomba évanoui.

Dans la dernière lueur de raison qui le séparade l’anéantissement, il crut voir les deux hommes s’élancer verslui. Il fit un effort pour les repousser ; mais touts’éteignit dans un soupir que l’on eût pu croire le dernier.

C’était quelques secondes auparavant qu’à ladétonation des pistolets, la fenêtre de la San-Felice s’étaitouverte, et qu’à ce cri de terreur de Michele :« Pasquale de Simone, le sbire de la reine ! » lajeune femme avait répondu par ce cri du cœur : « Eh bien,c’est donc à moi de le sauver. »

Or, quoique la distance ne fût pas grande duboudoir au perron et du perron à la porte du jardin, lorsque Luisaouvrit cette porte d’une main tremblante, les assassins avaientdéjà disparu, et le corps seul du jeune homme, demeurant appuyécontre la porte, tombait, le haut du corps renversé, dans lejardin, au moment où la San-Felice ouvrait cette porte.

Alors, avec une force dont elle ne se seraitjamais crue capable, la jeune femme tira le blessé dans le jardin,ferma la porte derrière lui, non-seulement à la clef, mais encoreau verrou, et, tout éplorée, elle appela Nina, Michele et Nanno àson aide.

Tous trois accoururent. Michele, de safenêtre, avait vu fuir les assassins ; une patrouille dont onentendait le pas lent et mesuré se chargerait probablement de fairedisparaître les morts et de recueillir les blessés ; il n’yavait donc plus rien à craindre pour ceux qui portaient secours aujeune officier, dont la trace serait perdue, même aux yeux les plusexercés.

Michele souleva par le milieu le corps dujeune homme entre ses bras, Nina lui prit les pieds, Luisa luisoutint la tête, et, avec ces doux mouvements dont les femmes ontseules le secret à l’égard des malades et des blessés, on letransporta dans l’intérieur de la maison.

Nanno était restée en arrière. Courbée vers laterre, elle marmottait entre ses dents des paroles magiques etcherchait des herbes à elle connues parmi les herbes qui poussaienten toute liberté dans les angles du jardin et dans les fentes desmurailles.

Arrivé au boudoir, Michele demeurapensif ; puis, tout à coup, secouant la tête :

– Petite sœur, dit-il, le chevalier varentrer. Que dira-t-il quand il verra qu’en son absence, et sans leconsulter, tu as apporté ce beau jeune homme dans samaison ?

– Il le plaindra, Michele, et dira que j’aibien fait, répondit la jeune femme en relevant son frontresplendissant d’une douce sérénité.

– Oui, certainement, il en serait ainsi si cemeurtre était un meurtre ordinaire ; mais, quand il saura quele meurtrier est Pasquale de Simone, se croira-t-il le droit, luiqui est de la maison du prince Francesco, se croira-t-il le droitde donner asile à un homme frappé par le sbire de lareine ?

La jeune femme resta pensive ; puis,après quelques secondes :

– Tu as raison, Michele, dit-elle. Voyons s’ily a sur lui quelque papier qui nous indique où nous devons le faireporter.

On eut beau chercher dans les poches dublessé, on ne trouva rien que sa bourse et sa montre ; ce quiprouvait qu’il n’avait point eu affaire à des voleurs ; mais,quant à ses papiers, s’il en avait eu sur lui, ils avaientdisparu.

– Mon Dieu, mon Dieu ! que faire ?s’écria Luisa. Je ne puis cependant pas abandonner une créaturehumaine dans cet état.

– Petite sœur, dit Michele du ton d’un hommequi a trouvé un moyen, si le chevalier était venu pendant que Nannote disait la bonne aventure, ne devions-nous pas disparaître dansla maison de ton amie la duchesse Fusco, qui est vide et dont tu asles clefs ?

– Oh ! tu as raison, tu as raison,Michele ! s’écria la jeune femme. Oui, portons-le chez laduchesse ; on le mettra dans une des chambres dont lesfenêtres donnent sur le jardin. Il y a une porte de sortie. Merci,Michele ! Nous pourrons, s’il ne meurt pas, pauvre jeunehomme, nous pourrons lui donner là tous les soins que réclame sonétat.

– Et, continua Michele, ton mari, ignoranttout, pourra au besoin protester de son ignorance ; ce qu’ilne ferait pas s’il était averti.

– Non, tu le connais bien, il se livrerait,mais ne mentirait pas. Il faut qu’il ignore tout, il le faut, nonpas que je doute de son cœur ; mais, comme tu le dis, je nedois pas le mettre entre son devoir comme ami du prince et saconscience comme chrétien. Éclaire-nous, Nanno, dit la jeune femmeà la sorcière, qui rentrait avec un paquet de plantes de famillesdiverses ; non, il ne faut pas que, dans la maison, il restetrace de ce jeune homme.

Et le cortège, éclairé par Nanno, se remit enchemin, traversa trois ou quatre chambres, et finit par disparaîtrederrière la porte de communication qui donnait dans la maisonvoisine.

Mais à peine venait-on de déposer le blessésur un lit, dans une des chambres désignées par la San-Feliceelle-même, que Nina, moins préoccupée que sa maîtresse, lui posavivement la main sur le bras.

La jeune femme comprit que la caméristeréclamait son attention, et écouta.

On frappait à la porte du jardin.

– C’est le chevalier ! s’écria Luisa.

– Et vite, vite, madame, dit Nina, mettez-vousau lit avec votre peignoir ; je me charge du reste.

– Michele ! Nanno ! s’écria la jeunefemme, leur recommandant d’un geste suprême le blessé.

Un signe d’eux la rassura autant qu’ellepouvait être rassurée.

Puis, comme enchaînée par un songe, seheurtant aux murailles, haletante, éperdue, murmurant des parolessans suite, elle gagna sa chambre, n’eut que le temps de jeter surune chaise ses bas et ses pantoufles, de s’étendre dans son lit,et, le cœur bondissant, mais la respiration comprimée, de fermerles yeux et de faire semblant de dormir.

Cinq minutes après, le chevalier San-Felice, àqui Nina avait expliqué la mise des verrous à la porte du jardincomme une étourderie de sa part, entrait dans la chambre de safemme sur la pointe du pied, le visage souriant et le bougeoir à lamain.

Il s’arrêta un instant debout devant le lit,contempla Luisa à la lueur de cette bougie de cire rose qu’iltenait à la main, puis abaissa avec lenteur ses lèvres sur sonfront en murmurant :

– Dors sous la garde du Seigneur, ange depureté, et le ciel te sauve de tout contact avec les anges deperdition que je quitte !

Puis, respectant cette immobilité qu’ilcroyait être le sommeil, il sortit sur la pointe du pied, comme ilétait entré, referma doucement la porte de la chambre de sa femmeet passa dans la sienne.

Mais à peine la lueur de la bougie se fut-elleeffacée des parois de la chambre, que la jeune femme se souleva surson coude, et, l’œil dilaté, l’oreille tendue, écouta.

Tout était rentré dans le silence etl’obscurité.

Alors, elle souleva lentement la couverture desoie jetée sur son lit, posa avec précaution son pied nu sur leparquet de faïence, se dressa sur un genou en s’appuyant au chevet,écouta encore, et, rassurée par l’absence de tout bruit, prit laporte opposée à celle qui avait donné passage à son mari, regagnale corridor qui conduisait chez la duchesse, ouvrit la porte decommunication, et, légère et muette comme une ombre, pénétrajusqu’au seuil de la chambre où était couché le malade.

Il était toujours évanoui ; Michelepilait des herbes dans un mortier de bronze, et Nanno exprimait lejus de ces herbes sur la blessure du malade.

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