La San-Felice – Tome I

XX – LA CHAMBRE OBSCURE

À peine la reine était-elle rentrée chez elle,que le capitaine général Acton s’était fait annoncer en lui mandantqu’il avait deux nouvelles importantes à lui communiquer ;mais sans doute ce n’était pas lui que la reine attendait oun’était-il point le seul qu’elle attendit ; car elle réponditassez durement :

– C’est bien ! qu’il entre ausalon ; aussitôt que je serai libre, j’irai le rejoindre.

Acton était habitué à ces boutades royales.Depuis longtemps, entre la reine et lui, il n’y avait plusd’amour ; il était l’amant en titre comme il était premierministre ; ce qui n’empêchait point qu’il n’y eût d’autresministres que lui.

Un lien politique rattachait seul l’un àl’autre ces deux anciens amants. Acton avait besoin, pour rester aupouvoir, de l’influence que la reine avait prise sur le roi, et lareine, pour ses vengeances ou ses sympathies, qu’elle satisfaisaitavec une égale passion, avait besoin du génie intrigant d’Acton etde sa complaisance infinie, prête à tout supporter pour elle.

La reine se dépouilla rapidement de toute satoilette de gala, de ses fleurs, de ses diamants, de sespierreries ; elle effaça et fit disparaître le rouge dont lesfemmes et surtout les princesses couvraient leurs joues à cetteépoque, passa un long peignoir blanc, prit une bougie, suivit uncouloir solitaire, et, après avoir traversé tout un appartement,elle arriva à une chambre isolée, d’un ameublement sévère etcommuniquant à l’extérieur avec un escalier secret dont la reineavait une clef, et son sbire Pasquale de Simone une autre.

Les fenêtres de cette chambre restaientconstamment fermées pendant le jour, et pas le moindre rayon delumière n’y pénétrait.

Une lampe de bronze occupait le centre de latable, où elle était scellée, et un abat-jour posé sur la lumièreétait construit de manière à concentrer cette lumière dans lacirconférence de la table seulement, et à laisser tout le reste dela chambre dans l’obscurité.

C’était là que l’on entendait lesdénonciations. Si les dénonciateurs, malgré l’ombre quis’épaississait dans les profondeurs de la salle, craignaient d’êtrereconnus, ils pouvaient entrer un masque sur le visage, ou revêtirdans l’antichambre une de ces longues robes de pénitent quiaccompagnent le cadavre au cimetière ou le patient àl’échafaud : linceuls effrayants qui rendent l’homme pareil àun spectre et qui, ne laissant de passage qu’à la vue, font, destrous pratiqués à cet effet, deux ouvertures pareilles aux orbitesvides d’une tête de mort.

Les trois inquisiteurs qui s’asseyaient àcette table ont acquis une assez triste célébrité pour faire leursnoms immortels ; ils se nommaient Castel-Cicala, ministre desaffaires étrangères, Guidobaldi, vice-président de la junte d’Étaten permanence depuis quatre ans, et Vanni, procureur fiscal.

La reine, en récompense de ses bons services,venait de faire ce dernier marquis.

Mais, cette nuit-là, la table était déserte,la lampe éteinte, la chambre solitaire ; le seul être vivantou plutôt ayant apparence de vie qui l’habitât était une penduledont le balancement monotone et le timbre strident troublaientseuls le silence funèbre qui semblait descendre du plafond et pesersur le parquet.

On eût dit que les ténèbres qui régnaientéternellement dans cette chambre en avaient épaissi l’air etl’avaient rendu semblable à cette vapeur qui flotte au-dessus desmarais ; on sentait, en y entrant, que l’on changeaitnon-seulement de température, mais encore d’atmosphère, et quecelle-ci, ne se composant plus des éléments qui forment l’airextérieur, devenait plus difficile à respirer.

Le peuple, qui voyait les fenêtres de cettechambre constamment fermées, l’avait appelée la chambreobscure ; et, par les bruits vagues qui s’en étaientéchappés comme de toute chose mystérieuse, il avait, avec leterrible instinct de divination qui le caractérise, à peu prèsentrevu ce qui s’y passait, mais, comme ce n’était pas lui quemenaçait cette funèbre obscurité, comme les décrets qui sortaientde cette chambre sombre passaient au-dessus de sa tête pour frapperdes têtes plus hautes que la sienne, c’était lui qui parlait leplus de cette chambre, mais c’était lui aussi qui, au bout ducompte, la craignait le moins.

Au moment où la reine entra, pâle et éclairéecomme lady Macbeth par le reflet de la bougie qu’elle tenait à lamain, dans cette chambre à l’atmosphère épaisse, cette espèced’échappement qui précède la sonnerie se fit entendre, et lapendule sonna la demie après deux heures.

Ainsi que nous l’avons dit, la chambre étaitvide, et, comme si elle se fût attendue à y trouver quelqu’un, lareine parut s’étonner de cette solitude. Un instant elle hésita às’avancer ; mais bientôt, surmontant cette terreur qui l’avaitprise au bruit inattendu de la pendule, elle explora les deuxangles de la chambre opposés au côté par lequel elle était entrée,et vint, lente et pensive, s’asseoir à la table.

Cette table, tout au contraire de celle qui setrouvait chez le roi, était couverte de dossiers comme le bureaud’un tribunal, et offrait en triple tout ce qu’il fallait pourécrire, papier, encre et plumes.

La reine feuilleta distraitement lespapiers ; ses yeux les parcouraient sans les lire, son oreilletendue essayait de saisir le moindre bruit, son esprit errait loindu corps. Au bout d’un instant, ne pouvant contenir son impatience,elle se leva, alla à la porte donnant sur l’escalier secret, yappuya son oreille, et écouta.

Après quelques moments, elle entendit legrincement d’une clef qui tournait dans la serrure, et murmura cemot, qui peignit l’impatience avec laquelle elleattendait :

– Enfin !

Puis alors, ouvrant la porte donnant sur unescalier sombre :

– Est-ce toi, Pasquale ?demanda-t-elle.

– Oui, Votre Majesté, répondit une voixd’homme venant du bas de l’escalier.

– Tu viens bien tard ! dit la reineregagnant sa place d’un air sombre et le sourcil froncé.

– Par ma foi ! peu s’en est fallu que jene vinsse pas du tout, répondit celui à qui l’on faisait lereproche de manquer de diligence.

La voix se rapprochait de plus en plus.

– Et pourquoi as-tu manqué de ne pas venir dutout ?

– Parce que la besogne a été rude là-bas, ditl’homme apparaissant enfin à la porte de la chambre.

– Est-elle faite, du moins ? demanda lareine.

– Oui, madame, grâce à Dieu et à saintPasquale, mon patron, elle est faite et bien faite ; mais ellea coûté cher !

Et, en disant ces mots, le sbire déposait surun fauteuil un manteau contenant des objets qui rendirent un sonmétallique au contact du meuble.

La reine le regarda faire avec une expressionmêlée de curiosité et de dégoût.

– Comment, cher ? demanda-t-elle.

– Un homme tué et trois blessés, rien quecela.

– C’est bien. On fera une pension à la veuveet l’on donnera des gratifications aux blessés.

Le sbire s’inclina en signe deremercîment.

– Ils étaient donc plusieurs ? demanda lareine.

– Non, madame, il était seul ; maisc’était un lion que cet homme ; j’ai été obligé de lui lancermon couteau à dix pas ; sans quoi, j’y passais comme lesautres.

– Mais enfin ?

– Enfin, on en est venu à bout.

– Et vous lui avez pris les papiers deforce ?

– Oh ! non, de bonne volonté,madame : il était mort.

– Ah ! fit la reine avec un légerfrisson. Ainsi, vous avez été obligé de le tuer ?

– Morbleu ! plutôt deux fois qu’une, etcependant, foi de Simone ! cela m’a fait de la peine ; ilfallait bien, je vous le jure, que ce fût pour le service de VotreMajesté.

– Comment ! cela t’a fait de la peine, detuer un Français ? Je ne te croyais pas le cœur si tendre auxsoldats de la République.

– Ce n’était point un Français, madame, dit lesbire en secouant la tête.

– Quelle histoire me contes-tu là ?

– Jamais Français n’a parlé le patoisnapolitain comme le parlait le pauvre diable.

– Holà ! s’écria la reine, j’espère, quetu n’as pas commis quelque erreur. Je t’avais parfaitement annoncéun Français venant à cheval de Capoue à Pouzzoles.

– C’est bien cela, madame, et en barque dePouzzoles au château de la reine Jeanne ?

– Un aide de camp du général Championnet.

– Oh ! c’est bien à lui que nous avons euaffaire. D’ailleurs, il a eu le soin de nous dire lui-même qui ilétait.

– Tu lui as donc adressé la parole ?

– Sans doute, madame. En lui entendant hacherdu napolitain comme de la paille, j’ai eu peur de me tromper et jelui ai demandé s’il était bien celui que j’étais chargé detuer.

– Imbécile !

– Pas si imbécile, puisqu’il m’arépondu : « Oui. »

– Il t’a répondu :« Oui ? »

– Votre Majesté comprend bien qu’il eûtparfaitement pu me répondre autre chose ; qu’il était deBasso-Porto ou de Porta-Capuana, et il m’eût mis dans un grandembarras ; car je n’eusse pas pu lui prouver le contraire.Mais non, il n’y a pas été par trente-six chemins. « Je suiscelui que vous cherchez. » Et pif ! paf ! voilà deuxhommes à terre de deux coups de pistolet ; et vli !vlan ! voilà deux hommes à terre de deux coups de sabre. Ilaura jugé indigne de mentir, car c’était un brave, je vous enréponds.

La reine fronça le sourcil à cet éloge de lavictime par son assassin.

– Et il est mort ?

– Oui, madame, il est mort.

– Et qu’avez-vous fait du cadavre ?

– Ah ! par ma foi, madame, une patrouillearrivait, et, comme, en me compromettant, je compromettais VotreMajesté, j’ai laissé à cette patrouille le soin de ramasser lesmorts et de faire panser les blessés.

– Alors, on va le reconnaître pour un officierfrançais !

– À quoi ? Voilà son manteau, voilà sespistolets, voilà son sabre, que j’ai ramassés sur le champ debataille. Ah ! il en jouait bien, du sabre et du pistolet, jevous en réponds ! Quant à ses papiers, il n’avait pas autrechose sur lui que ce portefeuille et ce chiffon, qui y est restécollé.

Et le sbire jetait sur la table unportefeuille en basane teint de sang ; une espèce de chiffonde papier ressemblant à une lettre adhérait en effet auportefeuille, le sang séché l’y maintenait.

Le sbire les sépara l’un de l’autre avec uneprofonde insouciance et les jeta tous deux sur la table.

La reine allongea la main ; mais sansdoute hésitait-elle à toucher ce portefeuille ensanglanté ;car, s’arrêtant à moitié chemin, elle demanda :

– Et son uniforme, qu’en as-tu fait ?

– Voilà encore une chose qui a manqué me fairedonner au diable : c’est qu’il n’avait pas plus d’uniforme quesur ma main. Il était tout simplement vêtu, sous son manteau, d’unehouppelande de velours vert avec des tresses noires. Comme il avaitfait un grand orage, il l’aura laissé à quelque ami qui lui auraprêté sa redingote en échange.

– C’est étrange ! dit la reine ; onm’avait cependant bien donné le signalement ; au reste, lespapiers contenus dans ce portefeuille lèveront tous nos doutes.

Et, de ses doigts gantés dont les extrémitésse teignirent de rouge, elle ouvrit le portefeuille et en tira unelettre portant cette suscription :

« Au citoyen Garat, ambassadeur de larépublique française à Naples. »

La reine brisa le cachet aux armes de laRépublique, ouvrit la lettre, et, aux premières lignes qu’elle enlut, poussa une exclamation de joie.

Cette joie allait croissant au fur et à mesurequ’elle avançait dans sa lecture, et, quand elle l’eutachevée :

– Pasquale, tu es un homme précieux, dit-elle,et je ferai ta fortune.

– Il y a déjà bien longtemps que Votre Majestéme le promet, répondit le sbire.

– Pour cette fois, sois tranquille, je tetiendrai parole ; en attendant, tiens, voici un à-compte.

Elle prit un morceau de papier sur lequel elleécrivit quelques lignes.

– Prends ce bon de mille ducats ; il y ena cinq cents pour toi et cinq cents pour tes hommes.

– Merci, madame, fit le sbire soufflant sur lepapier pour en faire sécher l’encre avant de le mettre dans sapoche ; mais je n’ai pas dit à Votre Majesté tout ce que j’aià lui dire.

– Et moi, je ne t’ai point demandé tout ce quej’ai à te demander ; mais, auparavant, laisse-moi relire cettelettre.

La reine relut la lettre une seconde fois, et,à cette seconde fois, ne parut pas moins satisfaite qu’à lapremière.

Puis, cette seconde lecture achevée :

– Voyons, mon fidèle Pasquale, qu’avais-tu àme dire ?

– J’avais à vous dire, madame, que, du momentoù ce jeune homme est resté depuis onze heures et demie jusqu’à uneheure du matin dans les ruines du palais de la reine Jeanne ;que, du moment où il y a troqué son uniforme militaire contre unehouppelande bourgeoise, il n’y est pas resté seul ; et sansdoute avait-il des lettres de la part de son général pour d’autrespersonnes encore que l’ambassadeur français.

– C’était justement ce que je pensais en mêmetemps que tu me le disais, mon cher Pasquale. Et sur ces personnes,ajouta la reine, tu n’as aucun soupçon ?

– Non, pas encore ; mais nous allons, jel’espère bien, savoir quelque chose de nouveau.

– Je t’écoute, Pasquale, dit la reine eninondant en quelque sorte le sbire de la lumière de ses yeux.

– Des huit hommes que j’avais commandés pourl’expédition de cette nuit, j’en ai distrait deux, pensant quec’était assez de six pour venir à bout de notre aide de camp ;il a failli m’en coûter cher de l’avoir pesé à faux poids ;mais cela ne fait rien… Eh bien, ces deux hommes, je les ai placésen embuscade au-dessus du palais de la reine Jeanne, avec ordre desuivre les gens qui en sortiraient avant ou après l’homme à quij’avais affaire moi-même, et de tâcher de savoir qui ils sont ou dumoins où ils demeurent.

– Eh bien ?

– Eh bien, madame, je leur ai donnérendez-vous au pied de la statue du Géant, et, si Votre Majesté lepermet, je vais voir s’ils sont à leur poste.

– Va ! et, s’ils y sont,amène-les-moi ; je veux les interroger moi-même.

Pasquale de Simone disparut dans le corridor,et l’on entendit le bruit de ses pas décroître au fur et à mesurequ’il descendait les marches de l’escalier.

Restée seule, la reine jeta vaguement unregard sur la table, elle y vit ce second papier, que le sbireavait traité de chiffon, décollé du portefeuille où il adhérait etrejeté en même temps que lui sur la table.

Dans son désir de lire la lettre du généralChampionnet, et dans sa satisfaction après l’avoir lue, ellel’avait oublié.

C’était une lettre écrite sur un élégantpapier ; elle était d’une écriture de femme, mince, fine,aristocratique ; aux premiers mots, la reine reconnut unelettre d’amour.

Elle commençait par ces deux mots :Caro Nicolino.

Par malheur pour la curiosité de la reine, lesang avait presque entièrement envahi la page écrite ; onpouvait seulement distinguer la date, qui était le 20 septembre, etlire les regrets ressentis par la personne qui écrivait la lettrede ne pouvoir venir à son rendez-vous accoutumé, obligée qu’elleétait de suivre la reine, qui allait au-devant de l’amiralNelson.

Il n’y avait pour toute signature qu’unelettre, une initiale, une E.

Pour cette fois, la reine s’y perdaitcomplétement.

Une lettre de femme, une lettre d’amour, unelettre datée du 20 septembre, une lettre enfin d’une personne quis’excusait de manquer son rendez-vous habituel parce qu’elle étaitobligée de suivre la reine, une pareille lettre ne pouvait êtreadressée à l’aide de camp de Championnet qui, le 20 septembre,c’est-à-dire trois jours auparavant, était à cinquante lieues deNaples.

Il n’y avait qu’une probabilité, et l’espritintelligent de la reine la lui présenta bientôt.

Cette lettre se trouvait sans doute dans lapoche de la houppelande prêtée à l’envoyé du général Championnetpar un de ses complices du palais de la reine Jeanne. L’aide decamp avait mis son portefeuille dans la même poche après l’avoirenlevé de son uniforme ; le sang, en coulant de la blessure,avait collé la lettre au portefeuille, quoique cette lettre et ceportefeuille n’eussent rien de commun entre eux.

La reine se leva alors, alla au fauteuil oùPasquale avait déposé le manteau, examina ce manteau, et, enl’ouvrant, trouva le sabre et les pistolets qu’il renfermait.

Le manteau était évidemment un simple manteaud’ordonnance d’officier de cavalerie française.

Le sabre, comme le manteau, étaitd’ordonnance ; il avait dû appartenir à l’inconnu ; maisil n’en était pas de même des pistolets.

Les pistolets, très-élégants, étaient de lamanufacture royale de Naples, montés en vermeil et portaient gravéesur un écusson la lettre N.

Un jour se faisait sur cette mystérieuseaffaire. Sans aucun doute, les pistolets appartenaient à ce mêmeNicolino auquel la lettre était adressée.

La reine mit les pistolets à part avec lalettre, en attendant mieux ; c’était un commencement d’indicequi pouvait conduire à la vérité.

En ce moment, de Simone rentrait avec ses deuxhommes.

Les renseignements qu’ils apportaient étaientde peu de valeur.

Cinq ou six minutes après la sortie de l’aidede camp, ils avaient cru voir une barque montée par trois personness’éloigner comme si elle allait à la villa, profitant de la mer quiavait calmi.

Deux de ces personnes ramaient.

Il n’y avait point à s’occuper de cettebarque ; elle échappait naturellement à l’investigation desdeux sbires, qui ne pouvaient la suivre sur l’eau.

Mais, presque au même moment, parcompensation, trois autres personnes apparaissaient à la portedonnant sur la route du Pausilippe, et, après avoir regardé si laroute était libre, se hasardaient à sortir en fermant avec soincette porte derrière eux ; seulement, au lieu de descendre laroute du côté de Mergellina, comme avait fait le jeune aide de campils la remontèrent du côté de la villa de Lucullus.

Les deux sbires suivirent les troisinconnus.

Au bout de cent pas, à peu près, l’un de cesderniers gravit le talus à droite et se jeta dans un petit sentieroù il disparut derrière les aloès et les cactus ; celui-làdevait être très-jeune, autant qu’on avait pu en juger par lalégèreté avec laquelle il avait gravi les talus et par la fraîcheurde la voix avec laquelle il avait crié à ses deux amis :

– Au revoir !

Les autres avaient gravi le talus à leur tour,mais plus lentement, et par un sentier qui, en longeant la pente dela montagne et en revenant sur Naples, devait les conduire auVomero.

Les sbires s’étaient engagés derrière eux dansle même sentier ; mais, se voyant suivis, les deux inconnuss’étaient arrêtés, avaient tiré de leur ceinture, chacun une pairede pistolets, et, s’adressant à ceux qui les suivaient :

– Pas un pas de plus, avaient-ils dit, ou vousêtes morts !

Comme la menace était faite d’une voix qui nelaissait pas de doute sur son exécution, les deux sbires, quin’avaient point ordre de pousser les choses à leur extrémité, etqui, d’ailleurs, n’étaient armés que de leurs couteaux, se tinrentimmobiles et se contentèrent de suivre des yeux les deux inconnusjusqu’à ce qu’ils les eussent perdus de vue.

Donc, aucun renseignement à attendre de ceshommes, et le seul fil à l’aide duquel on pût suivre laconspiration perdue dans le labyrinthe du palais de la reine Jeanneétait cette lettre d’amour adressée à Nicolino et ces pistoletsachetés à la manufacture royale et marqués d’une N.

La reine fit signe à Pasquale que lui et seshommes pouvaient se retirer ; elle jeta dans une armoire lesabre et le manteau, qui, pour le moment, ne lui étaient d’aucuneutilité, et rapporta chez elle le portefeuille, les pistolets et lalettre.

Acton attendait toujours.

Elle déposa dans un tiroir de secrétaire lespistolets et le portefeuille, ne gardant que la lettre tachée desang, avec laquelle elle entra au salon.

Acton, en la voyant paraître, se leva et lasalua sans manifester la moindre impatience de sa longueattente.

La reine alla à lui.

– Vous êtes chimiste, n’est-ce pas,monsieur ? lui dit-elle.

– Si je ne suis pas chimiste dans toutel’acception du mot, madame, répondit Acton, j’ai du moins quelquesconnaissances en chimie.

– Croyez-vous que l’on puisse effacer le sangqui tache cette lettre sans en effacer l’écriture ?

Acton regarda la lettre ; son fronts’assombrit.

– Madame, dit-il, pour la terreur et lechâtiment de ceux qui le répandent, la Providence a voulu que lesang laissât des taches difficiles entre toutes à fairedisparaître. Si l’encre dont cette lettre est écrite est composée,comme les encres ordinaires, d’une simple teinture et d’un mordant,l’opération sera difficile ; car le chlorure de potassium, enenlevant le sang, attaquera l’encre ; si, au contraire, ce quin’est pas probable, l’encre contient du nitrate d’argent ou estcomposée de charbon animal et de gomme copale, une solutiond’hypochlorite de chaux enlèvera la tache sans porter aucuneatteinte à l’encre.

– C’est bien, faites de votre mieux ; ilest très-important que je connaisse le contenu de cette lettre.

Acton s’inclina.

La reine reprit :

– Vous m’avez fait dire, monsieur, que vousaviez deux nouvelles graves à me communiquer. J’attends.

– Le général Mack est arrivé ce soir pendantla fête, et, comme je l’y avais invité, est descendu chez moi, oùje l’ai trouvé en rentrant.

– Il est le bienvenu, et je crois que,décidément, la Providence est pour nous. Et la seconde nouvelle,monsieur ?

– Est non moins importante que la première,madame. J’ai échangé quelques mots avec l’amiral Nelson, et il esten mesure de faire, à l’endroit de l’argent, tout ce que VotreMajesté désirera.

– Merci ; voilà qui complète la série desbonnes nouvelles.

Caroline alla à la fenêtre, écarta lestentures, jeta un coup d’œil sur l’appartement du roi, et, levoyant éclairé :

– Par bonheur, le roi n’est pas encore couché,dit-elle ; je vais lui écrire qu’il y a conseil extraordinairece matin et qu’il est de toute nécessité qu’il y assiste.

– Il avait, je crois me le rappeler, desprojets de chasse pour aujourd’hui, répliqua le ministre.

– Bon ! dit dédaigneusement la reine, illes remettra à un autre jour.

Puis elle prit une plume et écrivit la lettreque nous avons vue parvenir au roi.

Alors, comme Acton, toujours debout, semblaitattendre un dernier ordre :

– Bonne nuit, mon cher général ! lui ditla reine avec un gracieux sourire. Je suis fâchée de vous avoirretenu si tard ; mais, quand vous saurez ce que j’ai fait,vous verrez que je n’ai pas perdu mon temps.

Elle tendit la main à Acton ; celui-ci labaisa respectueusement, salua et fit quelques pas pours’éloigner.

– À propos, dit la reine.

Acton se retourna.

– Le roi sera de très-mauvaise humeur auconseil.

– J’en ai peur, dit Acton en souriant.

– Recommandez à vos collègues de ne passouffler le mot, de ne répondre que quand ils serontinterrogés ; toute la comédie doit se jouer entre le roi etmoi.

– Et je suis sûr, dit Acton, que Votre Majestéa choisi le bon rôle.

– Je le crois, dit la reine ; d’ailleurs,vous verrez.

Acton s’inclina une seconde fois etsortit.

– Ah ! murmura la reine en sonnant sesfemmes, si Emma fait ce qu’elle m’a promis, tout ira bien.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer