La San-Felice – Tome I

XXXIV – LOQUE ET CHIFFE

On comprend que, malgré la menace de Pezza,Peppino n’en persista pas moins dans ses projets de mariage avecFrancesca ; personne n’avait entendu ce que Michele lui avaitdit tout bas ; mais, en le voyant renoncer à la main deFrancesca, dont on savait Michele Pezza amoureux, tout le mondel’eût deviné.

La noce devait avoir lieu entre la moisson etles vendanges, et l’événement que nous venons de raconter s’étaitpassé vers la fin du mois de mai.

Juin, juillet et août s’écoulèrent sans querien révélât les intentions tragiques annoncées par Pezza à sonrival.

Le 7 septembre, qui était un dimanche, le curéannonça au prône, pour le 23 septembre, le mariage de Francesca etde Peppino.

Les deux fiancés étaient à la messe, et Pezzaà quelques pas d’eux. Peppino regarda Pezza au moment où le prêtrefit cette annonce, à laquelle Pezza ne parut pas faire plusd’attention que s’il ne l’eût point entendue ; seulement, ausortir de l’église, Pezza s’approcha de Peppino, et, assez bas pourqu’elles parvinssent à celui-là seul auquel elles étaientadressées, il lui dit ces paroles :

– C’est bien ! tu as encore dix-huitjours à vivre.

Peppino tressaillit de telle façon, queFrancesca, qui était à son bras, se retourna avec inquiétude :elle vit Michele Pezza, qui la salua en s’éloignant.

Depuis que Pezza, dans son duel avec Peppino,avait donné à celui-ci deux coups de couteau, Pezza continuait desaluer Francesca, mais Francesca ne le saluait plus.

Le dimanche suivant, la publication des bancsqui, comme on sait, se renouvelle trois fois, fut répétée par leprêtre. Au même endroit que le dimanche précédent, Michèle Pezzas’approcha de Peppino, et, de la même voix menaçante et calme toutensemble, il lui dit :

– Tu as encore dix jours à vivre.

Le dimanche suivant, même publication, mêmemenace ; seulement, comme huit jours s’étaient écoulés, cen’étaient plus que deux jours d’existence qui étaient accordés parPezza à Peppino.

Ce 23 septembre tant craint et tant désirétout à la fois arriva : c’était un mercredi. Après une nuitd’orage, le jour, comme nous l’avons dit dans un de nos précédentschapitres, s’était levé magnifique, et, le mariage devant avoirlieu à onze heures du matin, les conviés, amis de don Antonio, amiset amies de Peppino et de Francesca, s’étaient réunis à la maisonde la fiancée, où la noce devait se faire et dont l’hôte principalavait clos sa boutique pour transporter le repas sur la terrasse etla fête dans la cour et le jardin.

Cette terrasse, cette cour et ce jardin,ruisselants de soleil, teintés d’ombre, retentissaient de crisjoyeux. Nous avons essayé de les peindre en montrant les vieillardsbuvant sur la terrasse, les jeunes gens dansant au son des tambourset de la guitare, les musiciens groupés, l’un assis, les autresdebout sur les marches de la terrasse, le tout dominé par cespectateur immobile et sombre accoudé sur le mur mitoyen, tandisque le paysan, couché sur sa charrette chargée de paille, prolongedans des improvisations sans fin, ce chant lent et criard,particulier aux contadini des provinces napolitaines, et quepoules, grives, merles et moineaux francs pillent gaiement lestreilles courant de peuplier en peuplier, dans l’enclos qui, sousle nom de jardin, s’étend de la cour au pied de la montagne.

Et, maintenant que nous avons levé le rideausur le passé, nos lecteurs comprennent pourquoi don Antonio,Francesca et surtout Peppino regardent de temps en temps avecinquiétude ce jeune homme qu’ils n’ont point le droit de chasser dumur mitoyen sur lequel il est accoudé, et de la douceur dutempérament duquel leur répond, sans pouvoir les rassurer tout àfait, le compère Giansimone, qui, depuis le jour mémorable où il aeu maille à partir avec lui, ne lui ayant jamais reparlé de quitterla maison, n’a jamais eu qu’à se louer de son caractère.

Onze heures et demie sonnèrent, juste aumoment où l’une des tarentelles les plus animées venait definir.

Le dernier vagissement du timbre était à peineéteint, qu’un bruit bien connu de don Antonio lui succéda :c’était celui des grelots des chevaux de poste, du roulement sourdet pesant d’une voiture et les cris de deux postillons appelant donAntonio d’une voix de basse qui eût fait honneur à ungran’cartello du théâtre Saint-Charles.

À ce triple bruit, le digne charron et toutel’honorable société comprirent que, selon son habitude, le cheminde Castellone à Itri avait fait des siennes et qu’il lui arrivaitde la besogne qu’il partageait parfois avec le chirurgien del’endroit, les voitures et les voyageurs rompant, la plupart dutemps, les voitures leurs roues ou leurs essieux, et les voyageursleurs bras ou leurs jambes du même coup.

Mais celui qui venait et pour lequel onréclamait les bons soins de don Antonio, par bonheur ne s’étaitrien rompu, et il réclamait le charron pour sa voiture sans avoirbesoin de chirurgien pour lui.

Ce fut, au reste, une certitude que l’onacquit quand, à ces mots d’un des postillons : « Venezvite, don Antonio, c’est pour un voyageur très-pressé, »Antonio ayant répondu : « Tant pis pour lui s’il estpressé, on ne travaille pas aujourd’hui, » on vit, àl’extrémité de l’allée donnant sur la cour, apparaître ce voyageuren personne, qui demanda :

– Et pourquoi, s’il vous plaît, citoyenAntonio, ne travaille-t-on pas aujourd’hui ?

Le digne charron, mal disposé à cause dumoment où on le demandait, plus mal disposé encore par ce titre decitoyen, dont la substitution à son titre de noblesse luiparaissait blessante, allait répondre par quelque brutalité, commec’était sa noble habitude, lorsqu’en jetant les yeux sur levoyageur, il reconnut que c’était un trop grand personnage pour letraiter avec son sans façon ordinaire.

Et, en effet, le voyageur qui surprenait donAntonio au milieu de sa fête de famille n’était autre que notreambassadeur, parti de Naples, vers le milieu de la nuit, et qui,n’ayant pas voulu permettre aux postillons, tant il était pressé desortir du royaume des Deux-Siciles, de ralentir leur course à ladescente de Castellone, avait brisé une des roues de derrière de savoiture, en traversant un des nombreux ruisseaux qui coupent lagrande route et vont se jeter dans le petit fleuve sans nom qui lacôtoie.

Il résultait de cet accident qu’il avait étéforcé, si pressé qu’il fût d’arriver à la frontière romaine, defaire la dernière demi-lieue à pied ; ce qui donnait unnouveau mérite au calme avec lequel il avait demandé :« Et pourquoi, s’il vous plaît, citoyen, Antonio, netravaille-t-on pas aujourd’hui ? »

– Excusez-moi, mon général, répondit, enfaisant un pas vers le voyageur, don Antonio, qui, à son costumeguerrier, prenait le citoyen Garat pour un militaire, et quipensait que, pour courir la poste à quatre chevaux, il fallait aumoins qu’un militaire fût général, je ne savais pas avoir l’honneurde parler à un haut personnage comme paraît être VotreExcellence ; car alors j’eusse répondu, non pas :« On ne travaille point aujourd’hui, » mais :« On ne travaille que dans une heure. »

– Et pourquoi ne peut-on travailler tout desuite ? demanda le voyageur de son ton le plus conciliant etqui annonçait que, s’il ne s’agissait que d’un sacrifice d’argent,il était prêt à le faire.

– Parce que voilà la cloche qui sonne, VotreExcellence, et que, fût-ce pour raccommoder la voiture de SaMajesté le roi Ferdinand, que Dieu garde, je ne ferai pas attendreM. le curé.

– En effet, dit le voyageur en regardantautour de lui, je crois que je suis tombé dans une noce.

– Justement, Votre Excellence.

– Et, demanda le voyageur sur le ton d’unebienveillante interrogation, cette belle fille qui semarie ?

– C’est ma fille.

– Je vous en fais mon compliment. Pour l’amourde ses beaux yeux, j’attendrais.

– Si Votre Excellence veut nous fairel’honneur de venir à l’église avec nous, peut-être cela luifera-t-il paraître le temps moins long ; M. le curédébitera un très-beau sermon.

– Merci, mon ami, j’aime mieux rester ici.

– Eh bien, restez ; et, à notre retour,vous boirez un verre de vin de ces vignes-là à la santé de lamariée ; cela lui portera bonheur, et nous n’en travailleronsque mieux après.

– C’est convenu, mon brave. Et combien celava-t-il durer, votre cérémonie ?

– Ah ! trois quarts d’heure, une heuretout au plus. Allons, les enfants, à l’église !

Chacun s’empressa d’exécuter l’ordre donné pardon Antonio, qui s’était constitué pour toute la journée maître descérémonies, excepté Peppino, qui resta en arrière et qui bientôt setrouva seul avec Michele Pezza.

– Voyons, Pezza, lui dit-il en s’avançant verslui la main ouverte et le sourire sur les lèvres, bien que cesourire fût peut-être un peu forcé, il s’agit aujourd’hui d’oubliernos vieilles rancunes et de faire une paix sincère.

– Tu te trompes, Peppino, reprit Pezza :il s’agit de te préparer à paraître devant Dieu, voilà tout.

Puis, se dressant debout sur le mur :

– Fiancé de Francesca, lui dit-ilsolennellement, tu as encore une heure à vivre !

Et, s’élançant dans le jardin de Giansimone,il disparut derrière le mur.

Peppino regarda autour de lui, et, voyantqu’il était seul, il fit le signe de la croix, en disant :

– Seigneur ! Seigneur ! je remetsmon âme entre vos mains.

Puis il alla rejoindre sa fiancée et sonbeau-père, qui étaient déjà sur le chemin de l’église.

– Comme tu es pâle ! lui ditFrancesca.

– Puisses-tu, dans une heure, lui répondit-il,ne pas être plus pâle encore que je ne le suismaintenant !

L’ambassadeur, auquel il restait pour toutedistraction pendant son heure d’attente, le plaisir de regarderpasser les habitants d’Itri allant à leurs plaisirs ou à leursaffaires, suivit des yeux le cortège jusqu’à ce qu’il l’eût vudisparaître à l’angle de la rue qui conduisait à l’église.

En reportant son regard du côté opposé avec cevague de l’homme qui attend et qui s’ennuie d’attendre, il crut, àson grand étonnement, apercevoir des uniformes français àl’extrémité de la rue de Fondi, c’est-à-dire faisant route opposéeà celle qu’il venait de faire, et allant, par conséquent, de Rome àNaples.

Ces uniformes étaient portés par un brigadieret quatre dragons qui escortaient une voiture de voyage dont lamarche, quoique en poste, était réglée, non pas sur celle deschevaux qui la traînaient, mais sur celle des chevaux quil’escortaient.

Au reste, la curiosité du citoyen Garat allaitêtre promptement satisfaite : la voiture et son escortevenaient à lui et ne pouvaient échapper à son investigation, soitque la voiture se contentât de changer de chevaux à la poste, soitque les voyageurs qu’elle renfermait fissent une halte à l’hôtel,puisque la poste était la première maison à sa droite, et l’hôtella maison en face de lui.

Mais il n’eut pas même besoin d’attendre cettehalte ; en l’apercevant, en reconnaissant l’uniforme d’un hautfonctionnaire de la République, le brigadier mit son cheval augalop, précéda la voiture de cent ou cent cinquante pas, ets’arrêta devant l’ambassadeur en portant la main à son casque et enattendant d’être interrogé.

– Mon ami, lui dit l’ambassadeur avec sonaffabilité ordinaire, je suis le citoyen Garat, ambassadeur de laRépublique à Naples, ce qui me donne le droit de vous demanderquelles sont les personnes renfermées dans cette voiture de voyageque vous escortez.

– Deux vieilles ci-devant en assez mauvaisétat, mon ambassadeur, répondit le brigadier, et un ci-devant qui,lorsqu’il leur parle, les appelle princesses.

– Les connaissez-vous par leursnoms ?

– L’une s’appelle madame Victoire et l’autremadame Adélaïde.

– Ah ! ah ! fit l’ambassadeur.

– Oui, continua le brigadier, il paraîtqu’elles étaient tantes du feu tyran que l’on a guillotiné ;au moment de la Révolution, elles se sont sauvées enAutriche ; puis, de Vienne, elles sont venues à Rome ; àRome, elles ont eu peur quand la République est venue, comme si laRépublique faisait la guerre à ces vieux bonnets de nuit-là !De Rome, elles eussent bien voulu se sauver comme elles s’étaientsauvées de Paris et de Vienne ; mais il paraît qu’il y avaitune troisième sœur, la plus vieille, une décrépite que l’onappelait madame Sophie : elle est tombée malade, les autresn’ont pas voulu la quitter, ce qui était bien de leur part. Au boutdu compte, elles ont donc demandé un permis de séjour au généralBerthier… Mais je vous embête avec tout mon bavardage, n’est-cepas ?

– Non, mon brave, au contraire, et ce que tume racontes m’intéresse beaucoup.

– Soit ! Alors, vous n’êtes pas difficileà intéresser, mon ambassadeur. Je disais donc qu’une semaine aprèsl’arrivée du général Championnet, qui m’envoyait tous les deuxjours prendre des nouvelles de la malade, la malade étant morte etenterrée, les deux autres sœurs ont demandé à quitter Rome et à serendre à Naples, où elles ont des parents dans une bonne position,à ce qu’il paraît ; mais elles avaient peur d’être arrêtéescomme suspectes le long de la route ; alors, le généralChampionnet m’a dit : « Brigadier Martin, tu es un hommed’éducation, tu sais parler aux femmes ; tu vas prendre quatrehommes et tu vas accompagner jusqu’au delà des frontières ces deuxvieilles créatures, qui sont des filles de France, après tout.Ainsi, brigadier Martin, toute sorte d’égards, tu entends ; neleur parle qu’à la troisième personne et la main au casque, comme àdes supérieurs. – Mais, citoyen général, lui ai-je répondu, sielles ne sont que deux, comment pourrai-je parler à la troisièmepersonne ? » Le général s’est mis à rire de la bêtisequ’il venait de dire, et il m’a répondu : « BrigadierMartin, tu es encore plus fort que je ne croyais ; elles sonttrois, mon ami ; seulement, la troisième est un homme, c’estleur chevalier d’honneur ; on l’appelle le comte de Châtillon.– Citoyen général, lui ai-je répondu, je croyais qu’il n’y avaitplus de comtes ? – Il n’y en a plus en France, c’est vrai,a-t-il répliqué à son tour ; mais, à l’étranger et en Italie,il y en a encore quelques-uns par-ci par-là. – Et moi, général,dois-je l’appeler comte ou citoyen, le Châtillon ? –Appelle-le comme tu voudras ; mais je crois que tu lui ferasplus de plaisir, ainsi qu’aux personnes qu’il accompagne, si tul’appelles monsieur le comte que si tu l’appelles citoyen ;et, comme cela ne tire pas à conséquence et ne fait de tort àpersonne, tu peux lui dire monsieur le comte gros comme lebras. » Ainsi ai-je agi tout le long du chemin ; et, eneffet, cela a paru faire plaisir aux pauvres vieilles dames qui ontdit : « Voilà un garçon bien élevé, mon cher comte.Comment t’appelles-tu, mon ami ? » J’avais envie de leurrépondre qu’en tout cas j’étais mieux élevé qu’elles, puisque, moi,je ne tutoyais pas leur comte et qu’elles me tutoyaient ; maisje me suis contenté de leur répondre : « C’est bon, c’estbon, je m’appelle Martin. » De sorte que, tout le long de laroute, quand elles ont eu quelque chose à demander, c’est à moiqu’elles se sont adressées : « Martin par-ci, Martinpar-là ; » mais vous comprenez bien, citoyen ambassadeur,que cela ne tire point à conséquence, puisque la plus jeune desdeux a soixante-neuf ans.

– Et jusqu’où Championnet vous a-t-il ordonnéde les conduire ?

– Jusqu’au delà de la frontière, et même plusloin si elles le désiraient.

– C’est bien, citoyen brigadier, tu as remplites instructions, puisque tu as franchi la frontière et que tu esmême venu deux postes au delà ; d’ailleurs, il y aurait dangerà aller plus loin.

– Pour moi ou pour elles ?

– Pour toi.

– Oh ! si ce n’est que cela, citoyenambassadeur, vous savez, ça ne fait rien. Le brigadier Martinconnaît le danger, il a été plus d’une fois son camarade delit.

– Mais ici le danger est inutile et pourraitavoir de graves résultats ; tu vas donc signifier à tes deuxprincesses que ton service près d’elles est fini.

– Elles vont jeter les hauts cris, je vous enpréviens, citoyen ambassadeur. Mon Dieu ! les pauvres filles,que vont-elles devenir sans leur Martin ? Vous voyez, elles sesont aperçues que je n’étais plus auprès d’elles, et les voilà quime cherchent avec des yeux tout effarés.

En effet, pendant cette conversation oupendant ce récit, – car le peu de paroles qu’avait prononcées lecitoyen Garat n’avaient été placées dans le discours du brigadierMartin que comme des points d’interrogation, – la voiture desvieilles princesses s’était arrêtée devant l’hôtel del Riposod’Orazio, et, les pauvres filles voyant leur protecteur engagédans une conversation des plus animées avec un personnage revêtu ducostume des hauts fonctionnaires républicains, elles avaient eupeur que quelque complot ne se tramât à l’endroit de leur sûreté ouque contre-ordre ne fut donné à leur voyage ; voilà pourquoi,avec un air d’anxiété qui flattait infiniment l’amour-propre dubrigadier, elles appelaient de leur voix la plus tendre leur chefd’escorte Martin.

Martin, sur un signe du citoyen Garat, ettandis que celui-ci, pour s’épargner un colloque embarrassant,rentrait dans l’allée du charron et allait s’asseoir sur laterrasse déserte, Martin se rendait à la portière du carrosse, et,la main au casque, comme l’y avait invité Championnet, transmettaitaux royales voyageuses l’invitation, qu’il venait de recevoir d’unsupérieur, de retourner à Rome.

Comme l’avait fort judicieusement pensé lebrigadier Martin, cette notification jeta un grand trouble dansl’esprit des vieilles filles ; elles se consultèrent, ellesconsultèrent leur chevalier d’honneur, et le résultat de cettedouble consultation fut que celui-ci irait s’informer, près del’inconnu à l’habit bleu et au panache tricolore, des motifs quipouvaient empêcher le brigadier Martin et ses quatre hommes d’allerplus loin.

Le comte de Châtillon descendit de voiture,suivit le chemin qu’il avait vu prendre au fonctionnairerépublicain, et, en arrivant à l’autre bout de l’allée, le trouvaassis sur la terrasse de don Antonio et suivant des yeuxmachinalement, et sans le voir peut-être, un jeune homme qui, aumoment où il était entré, sautait du mur mitoyen dans le jardin ducharron et traversait ce jardin dans toute sa longueur, un fusilsur l’épaule.

C’était chose si simple dans ce paysd’indépendance, où tout homme marche armé et où les clôtures nesemblent être faites que pour exercer l’agilité des passants, quel’ambassadeur ne parut prêter qu’une médiocre attention à ce fait,attention d’ailleurs dont il fut aussitôt distrait par l’apparitiondu comte de Châtillon.

Le comte s’avança vers lui ; le citoyenGarat se leva.

Garat, fils d’un médecin d’Ustaritz, avaitreçu une éducation distinguée, était lettré, ayant vécu dansl’intimité des philosophes et des encyclopédistes, et ayant, parses différents éloges de Suger, de M. de Montausier et deFontenelle, obtenu des prix académiques.

C’était un homme du monde, avant tout élégantparleur et ne se servant du vocabulaire jacobin que dans lesoccasions d’apparat et lorsqu’il ne pouvait faire autrement.

En voyant le comte de Châtillon venir à lui,il se leva et fit la moitié du chemin.

Les deux hommes se saluèrent avec unecourtoisie qui sentait bien plus son Louis XV que sonDirectoire.

– Dois-je dire monsieur ou citoyen ?demanda le comte de Châtillon en souriant.

– Dites comme vous voudrez, monsieur lecomte ; cela me sera toujours un honneur de répondre auxquestions que vous venez probablement me faire de la part de LeursAltesses royales.

– À la bonne heure ! dit le comte ;au milieu de ces pays sauvages, je suis heureux de rencontrer unhomme civilisé. Je venais donc, au nom de Leurs Altesses royales,puisque vous me permettez de conserver ce titre aux filles du roiLouis XV, vous demander, non point à titre de reproche, maiscomme renseignement essentiel à leur tranquillité, quelle est lavolonté ou l’obstacle qui s’oppose à ce qu’elles conservent jusqu’àNaples l’escorte que le général Championnet a eu l’obligeance deleur donner.

Garat sourit.

– Je comprends très-bien la différence qu’il ya entre le mot obstacle et le mot volonté,monsieur le comte, et je vais vous répondre de manière à vousprouver que l’obstacle existe, et que, s’il y a volonté en mêmetemps, cette volonté est plutôt bienveillante que mauvaise.

– Commençons par l’obstacle alors, fit ens’inclinant le comte.

– L’obstacle, le voici, monsieur : depuishier minuit, il y a déclaration de guerre entre le royaume desDeux-Siciles et la république française ; il en résulte qu’uneescorte composée de cinq ennemis serait plutôt, vous devez lecomprendre, pour Leurs Altesses royales un danger qu’uneprotection. Quant à la volonté, qui est la mienne, et que vousvoyez maintenant ressortir naturellement de l’obstacle, elle est dene point exposer les illustres voyageuses à subir des insultes etleur escorte à être assassinée. À demande catégorique, ai-jerépondu catégoriquement, monsieur le comte ?

– Si catégoriquement, monsieur, que je seraisheureux que vous consentissiez à répéter à Leurs Altesses royales,ce que vous venez de me faire l’honneur de me dire.

– Ce serait avec grand plaisir, monsieur lecomte, mais un sentiment de délicatesse que vous apprécieriez, j’ensuis sûr, s’il vous était connu, me prive, à mon grand regret, del’honneur de leur présenter mes hommages.

– Avez-vous quelque motif de tenir cesentiment secret ?

– Aucun, monsieur ; je crains seulementque ma présence ne leur soit désagréable.

– Impossible.

– Je sais à qui j’ai l’honneur de parler,monsieur ; vous êtes le comte de Châtillon, chevalierd’honneur de Leurs Altesses royales, et c’est un avantage que j’aisur vous, car vous ne savez pas qui je suis.

– Vous êtes, je puis le certifier, monsieur,un homme du monde et de parfaite courtoisie.

– Et c’est pour cela, monsieur, que j’ai étéchoisi par la Convention pour avoir le fatal honneur de lire au roiLouis XVI sa sentence de mort.

Le comte de Châtillon fit un bond en arrière,comme s’il se fut trouvé tout à coup en face d’un serpent.

– Mais, alors, vous êtes le conventionnelGarat ? s’écria-t-il.

– Lui-même, monsieur le comte ; vousvoyez, si mon nom fait cet effet sur vous qui n’étiez point parent,que je sache, du roi Louis XVI, quel effet il produirait surces pauvres princesses, qui étaient ses tantes. Il est vrai, ajoutal’ambassadeur avec son fin sourire, qu’elles n’aimaient guère leurneveu de son vivant ; mais, aujourd’hui, je sais qu’ellesl’adorent ; la mort est comme la nuit : elle porteconseil.

M. le comte de Châtillon salua et allareporter le résultat de la conversation qu’il venait d’avoir àmesdames Victoire et Adélaïde.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer