La San-Felice – Tome I

XXXI – OÙ GAETANO MAMMONE ENTRE ENSCÈNE

Nous l’avons dit au commencement du chapitreprécédent, saint François avait bien fait les choses, et la pêcheétait vraiment miraculeuse.

On eût dit que le saint, si religieusementprié par Assunta et si généreusement gratifié par Basso-Tomeo d’unemesse et de douze cierges, avait voulu mettre dans les filets duvieux pêcheur et de ses trois fils un spécimen de tous les poissonsdu golfe.

Lorsque la traîne sortit de la mer et qu’elleapparut sur le rivage avec sa poche pleine à rompre, on eût dit quec’était non pas la Méditerranée, mais le Pactole qui dégorgeaittoutes ses richesses sur la plage.

La dorade aux reflets d’or, la bonite auxmailles d’acier, la spinola à la robe d’argent, la trille aucorsage rose, le dentiche aux nageoires lie de vin, le mulet aumuseau arrondi, le poisson-soleil que l’on croirait un tambour debasque tombé à la mer, enfin le poisson Saint-Pierre, qui porte surses flancs l’empreinte des doigts de l’apôtre, faisaient escorte,et semblaient la cour, les ministres, les chambellans d’un thonmagnifique qui pesait au moins soixante rotoli, et qui semblait ceroi de la mer que, dans la Muette de Portici, prometMasaniello à ses compagnons sur un air si charmant.

Le vieux Basso-Tomeo se tenait la tête à deuxmains, ne pouvait en croire ses yeux et trépignait de joie. Lespaniers apportés par le vieillard et ses fils, dans l’espoir d’unepêche abondante, une fois remplis jusqu’aux bords, ne contenaientpas le tiers de cette magnifique moisson faite dans la plaine quise laboure toute seule.

Les enfants se mirent à la recherche denouveaux récipients, tandis que Basso-Tomeo, dans sareconnaissance, racontait à tout venant qu’il devait ce miracle àla faveur toute particulière de saint François, son patron, àl’autel duquel il avait fait dire une messe et brûler douzecierges.

Le thon faisait surtout l’admiration du vieuxpêcheur et des assistants : c’était un miracle qu’après lessecousses qu’il avait données au filet, il ne l’eût pas rompu, et,en s’ouvrant à travers ses mailles une fuite pour lui-même, n’eûtpas ouvert en même temps un passage à toute la gent écaillée quibondissait autour de lui.

Chacun, au récit du vieux Basso-Tomeo et à lavue de sa pêche, se signait et criait : Evviva sanFrancisco ! Don Clemente seul, qui, de sa fenêtre,dominait toute cette scène, paraissait mettre en doutel’intervention du saint, et attribuer tout simplement ce miraculeuxcoup de filet à une de ces chances heureuses et comme enrencontrent parfois les pêcheurs.

Placé d’ailleurs comme il l’était,c’est-à-dire à la fenêtre du premier étage de son palais et pouvantplonger du regard jusqu’au coude que fait le quai de la Marinella,il voyait ce que Basso-Tomeo, enfermé avec son poisson au milieud’un cercle de féliciteurs, ne pouvait pas voir et ne voyaitpas.

Ce que don Clemente voyait et ce que ne voyaitpoint Basso-Tomeo, c’était fra Pacifico, arrivant du côté du marchéavec son âne, tenant orgueilleusement le milieu du pavé commed’habitude, et devant infailliblement, s’il suivait la lignedroite, se heurter au monceau de poissons que venait de tirer de lamer le vieux Basso-Tomeo.

Ce fut ce qui arriva ; en voyant unattroupement qui lui barrait le passage, sans savoir la cause decet attroupement, fra Pacifico, pour le fendre plus facilement,prit Jacobin par la longe et marcha le premier en disant :

– Place ! au nom de saint François,place !

On comprend facilement que, dans une foulechantant les louanges du fondateur des ordres mineurs, un nouveauvenu, quel qu’il fût, se présentant au nom du saint, devait trouverplace ; mais place fut faite par cette même foule avecd’autant plus de promptitude et de vénération, que l’on reconnutfra Pacifico et son âne Jacobin, que chacun savait avoir l’honneurd’être attachés au service particulier du saint.

Fra Pacifico allait donc, fendant la foule,ignorant ce qu’elle contenait à son centre, lorsque tout à coup ilse trouva face à face avec le vieux Tomeo et manqua de trébuchercontre la montagne de poissons qui se mouvaient encore dans lesdernières convulsions d’agonie !

C’était ce moment qu’attendait donClemente ; car il pouvait prévoir qu’il allait se passer unelutte curieuse entre le pêcheur et le moine ; en effet, àpeine Basso-Tomeo eut-il reconnu Pacifico traînant derrière luiJacobin, que, comprenant à quelle dîme exorbitante il allait êtresoumis, il jeta un cri de terreur et pâlit, tandis qu’au contrairele visage de fra Pacifico s’illumina d’un formidable sourire envoyant vers quelle belle aubaine sa bonne étoile le conduisait.

Il avait justement trouvé le marché au poissonsi mal fourni, qu’il n’avait, quoique le lendemain fût jour maigre,rien jugé digne de la bouche si finement connaisseuse des capucinsde Saint-Éphrem.

– Ah ! ah ! fit don Clemente assezhaut pour être entendu d’en bas, c’est-à-dire du quai, voilà quidevient intéressant.

Quelques personnes levèrent la tête ;mais, ne comprenant pas ce que voulait dire le jeune homme à larobe de chambre de velours, ils reportèrent presque aussitôt leursregards sur Basso-Tomeo et fra Pacifico.

Au reste, frère Pacifique ne laissa pointlongtemps Basso-Tomeo dans les transes du doute ; il prit soncordon, l’étendit sur le thon et prononça les parolessacramentelles :

– Au nom de saint François !

C’était ce que prévoyait don Clemente ;il éclata de rire.

Il était évident qu’il allait assister aucombat de deux des plus puissants mobiles des actionshumaines : la superstition et l’intérêt.

Basso-Tomeo, qui croyait fermement tenir sapêche de saint François, défendrait-il le plus beau morceau decette pêche contre saint François lui-même, ou, ce qui étaitexactement la même chose, contre son représentant ?

D’après ce qui allait se passer, don Clementeapprécierait dans la lutte que Naples allait avoir à soutenir pourla conquête de ses droits, quel fond les patriotes pouvaient fairesur le peuple, et si ce peuple, pour lequel ils se dévoueraient aumoment du renversement des préjugés, combattrait en faveur de cespréjugés, ou contre eux.

L’épreuve ne fut pas heureuse pour lephilosophe.

Après un combat intérieur qui ne dura au resteque quelques secondes, l’intérêt fut vaincu par la superstition, etle vieux pêcheur, qui avait paru disposé un instant à défendre sapropriété en cherchant des yeux si ses trois fils étaient de retouravec les paniers qu’ils étaient allés prendre, fit un pas enarrière, et, démasquant l’objet en litige, dithumblement :

– Saint François me l’avait donné, saintFrançois me le reprend. Vive saint François ! Ce poisson est àvous, mon père.

– Ah ! l’imbécile ! ne puts’empêcher de s’écrier don Clemente.

Tous levèrent la tête, et les regards de lafoule se fixèrent sur le jeune homme à la physionomierailleuse ; l’expression des visages de ceux qui regardaientne dépassait pas encore l’étonnement, car personne ne comprenaitparfaitement à qui s’adressait l’épithète d’imbécile.

– Oh ! c’est toi, Basso-Tomeo, et non unautre que j’appelle imbécile ! s’écria don Clemente.

– Et pourquoi cela, Excellence ?

– Parce que, toi et tes trois fils, qui êtesd’honnêtes gens, de braves travailleurs, et, de plus, de vigoureuxgaillards, vous vous laissez enlever le prix de votre labeur par unmoine fripon, paresseux, et impudent.

Fra Pacifico, qui avait cru que la vénérationattachée à son habit le mettait hors de la question, attaqué ainsien face et à l’improviste, chose qu’il n’eût jamais crue possible,poussa un rugissement de colère et montra son bâton à donClemente.

– Garde ton bâton pour ton âne, moine ;il n’y a qu’à lui que ton bâton puisse faire peur.

– Oui ; mais je vous en préviens, donCicillo[13], mon âne s’appelle Jacobin.

– Eh bien, alors, c’est ton âne qui porte lenom de l’homme, et c’est toi qui as le nom de la bête.

La foule se mit à rire : elle commencetoujours, lorsqu’elle écoute une dispute, par être du parti decelui qui a de l’esprit.

Fra Pacifico, furieux, ne sut qu’apostropherdon Clemente de ce nom qui était pour lui la plus terribleinjure.

– Je te dis que tu es un jacobin ! Cethomme est un jacobin, mes frères ; le voyez-vous avec sescheveux coupés à la Titus et son pantalon sous sa robe dechambre ? Jacobin ! jacobin ! jacobin !

– Jacobin tant que tu voudras, et je me vanted’être jacobin.

– Vous entendez, hurla fra Pacifico, il avouequ’il est jacobin !

– D’abord, lui dit don Clemente, sais-tu ceque c’est qu’un jacobin ?

– C’est un démagogue, un sans-culotte, unseptembriseur, un régicide.

– En France, c’est possible ; mais, àNaples, écoute bien ceci et tâche de ne pas l’oublier :jacobin veut dire un honnête homme qui aime son pays, quivoudrait le bonheur du peuple, et, par conséquent, l’abolition despréjugés qui l’abrutissent ; qui demande l’égalité,c’est-à-dire les mêmes lois pour les petits comme pour lesgrands ; la liberté pour tous, afin que tous les pêcheurspuissent jeter également leurs filets dans toutes les parties dugolfe, et qu’il n’y ait point de réserves même pour le roi, àPortici, à Chiatamone et à Mergellina, attendu que la mer est àtout le monde, comme l’air que nous respirons, comme le soleil quinous éclaire ; un jacobin, enfin, c’est un homme qui veut lafraternité, c’est-à-dire qui regarde tous les hommes comme sesfrères, et qui dit : « Il n’est pas juste que les uns sereposent et mendient, tandis que les autres se fatiguent ettravaillent, » ne voulant pas qu’un pauvre pêcheur qui a passéla nuit à poser ses filets et la journée à les tirer, quand il a,une fois par hasard, ce qui lui arrive tous les dix ans, pris unpoisson qui vaut trente ducats…

La foule sembla trouver le prix trop élevé etse mit à rire.

– J’en donne trente ducats, moi, continuaFilomarino. Eh bien, je le répète, un jacobin est un homme qui neveut pas que, quand un pauvre pêcheur a pris un poisson qui vauttrente ducats, il lui soit volé par un homme, – je me trompe, unmoine ! – un moine n’est pas un homme ; celui qui méritele nom d’homme est celui qui rend des services à ses frères, et noncelui qui les vole, celui qui rend des services à la société et noncelui qui est à sa charge, qui travaille et qui touchehonorablement le prix de son labeur pour nourrir une femme et desenfants, et non celui qui, la plupart du temps, détourne la femmedes autres et débauche ses enfants au profit de la paresse et del’oisiveté. Voilà ce que c’est qu’un jacobin, moine, et, si c’estlà ce que c’est qu’un jacobin, oui, je suis jacobin !

– Vous l’entendez ! s’écria le moineexaspéré, il insulte l’Église, il insulte la religion, il insultesaint François… C’est un athée !

Plusieurs voix demandèrent :

– Qu’est-ce qu’un athée ?

– C’est, répondit fra Pacifico, un homme quine croit pas en Dieu, qui ne croit pas en la Madone, qui ne croitpas en Jésus-Christ, enfin qui ne croit pas au miracle de saintJanvier.

À chacune de ces accusations, don ClementeFilomarino avait vu les yeux de la foule s’animer et briller deplus en plus. Il était évident que, si la lutte continuait entrelui et le moine, et avait pour arbitre une foule ignorante etfanatique, le résultat serait contre lui. À la dernière accusation,quelques hommes avaient poussé un cri de colère en lui montrant lepoing et en répétant après fra Pacifico :

– C’est un jacobin, c’est un athée, c’est unhomme qui ne croit pas au miracle de saint Janvier.

– Enfin, continua le moine, qui avait gardécet argument pour le dernier, c’est un ami des Français.

Quelques hommes, à cette dernière invective,ramassèrent des pierres.

– Et vous, leur cria don Clemente, vous êtesdes ânes auxquels on ne mettra jamais de bâts assez pesants etauxquels on ne fera jamais porter de charges assez lourdes.

Et il referma sa fenêtre.

Mais, au moment où il refermait sa fenêtre,une voix cria :

– À bas les Français ! Mort auxFrançais !

Et cinq ou six pierres brisèrent la vitrederrière don Clemente.

Une de ces pierres, l’atteignant au visage,lui fit une légère blessure.

Peut-être, si le jeune homme eût eu laprudence de ne point reparaître, la colère de cette multitude sefût-elle calmée par cette vengeance ; mais, furieux à la foisde l’insulte et de la douleur, il s’élança sur son fusil de chassechargé à balle, rouvrit la fenêtre, et, le visage rayonnant decolère et splendide de dédain :

– Qui a jeté la pierre ? qui m’a atteintlà, là, là ? dit-il en montrant sa joue ensanglantée.

– Moi, répondit un homme d’une quarantained’années, court de taille, mais vigoureusement bâti, coiffé d’unchapeau de paille, vêtu d’une veste et d’une culotte blanches, encroisant ses bras sur sa poitrine et en faisant jaillir par legeste un flot de farine de sa veste ; moi, GaetanoMammone.

À peine l’homme à la veste blanche avait-ilprononcé ces paroles, que don Clemente Filomarino appuyait sonfusil à son épaule et lâchait le coup.

L’amorce seule brûla.

– Miracle ! cria don Pacifico enchargeant son poisson sur son âne, et en laissant don Clemente auxprises avec la foule ; miracle !

Et il descendit du côté de l’Immacolatella, encriant :

– Miracle ! miracle !

Deux cents voix crièrent après lui :« Miracle ! » Mais, au milieu de toutes ces voix, lamême voix qui s’était déjà fait entendre répéta :

– Mort au jacobin ! mort à l’athée !mort à l’ami des Français !

Et toutes les voix qui avaient crié :« Miracle ! » crièrent :

– À mort ! à mort !

La guerre était déclarée.

Une partie de la foule s’engouffra dans lagrande porte pour venir attaquer don Clemente parl’intérieur ; d’autres appuyèrent une échelle à la fenêtre etcommencèrent de l’escalader.

Don Clemente lâcha son second coup de fusil auhasard, au milieu de la foule : un homme tomba.

C’était, de la part de l’imprudent jeunehomme, renoncer à toute miséricorde. Il ne lui restait plus qu’àvendre chèrement sa vie.

Il assomma d’un coup de crosse de fusil lepremier dont la tête parut au niveau de la fenêtre ; l’hommeouvrit les bras et tomba à la renverse.

Puis, jetant dans la chambre son fusil dont lebois s’était cassé par la violence du coup, il prit de chaque mainun pistolet de tir, et les deux premiers assaillants qui semontrèrent, reçurent, l’un une balle dans la tête, l’autre uneballe dans la poitrine.

Tous deux tombèrent en dehors, et restèrentsans mouvement sur le pavé.

Les cris de rage redoublèrent ; de tousles côtés du quai, on accourait pour prêter main-forte auxassaillants.

Don Clemente Filomarino entendit en ce momentcraquer la porte d’entrée et des pas s’approcher de la chambre.

Il courut à la porte et la ferma à laclef.

C’était un bien faible rempart contre lamort.

Il n’avait pas eu le temps de recharger sespistolets, et son fusil était brisé ; mais il lui restait lecanon, armé des batteries, dont il pouvait se servir comme d’unemasse ; il lui restait ses épées de duel.

Il les décrocha de la muraille, les posaderrière lui sur une chaise, ramassa le canon de son fusil, etrésolut de se défendre jusqu’à la dernière extrémité.

Un nouvel assaillant parut à la fenêtre, lefusil s’abattit sur lui ; s’il eût atteint la tête, il l’eûtfendue ; mais, par un mouvement rapide, l’homme sauva soncrâne et reçut le coup de massue sur l’épaule. Il saisit le fusil,se cramponna des deux mains aux parties saillantes, sous-garde etbatterie. Don Clemente vit que c’était une lutte à soutenir,pendant laquelle on pouvait enfoncer la porte ; il abandonnal’arme au moment où son adversaire s’attendait à larésistance : le point d’appui lui manquant, l’homme tomba à larenverse ; mais don Clemente perdait son arme la plusterrible.

Il sauta sur ses épées.

Un craquement terrible se fit entendre ;le fer d’une hache passa à travers le faible battant de la porte desa chambre.

Au moment où le fer se retirait pour frapperun second coup, le jeune homme darda son épée par l’ouverture quela hache avait faite, il entendit un blasphème.

– Touché ! dit-il en riant de ce riresauvage que font entendre, dans les joies de la vengeance, ceux quin’ont plus rien à espérer que de mourir en faisant le plus de malpossible à leurs ennemis.

Le bruit de la chute d’un corps pesant se fitentendre derrière lui ; un homme venait de sauter du balcondans la chambre, un poignard à la main.

La fine lame de l’épée se croisa avec lepoignard, pareille à un éclair ; l’homme poussa un soupir ettomba ; le fer lui était ressorti de six pouces entre les deuxépaules.

Un second coup de hache brisa le panneau de laporte. Don Clemente allait faire face à ses nouveaux adversaires,lorsqu’il vit passer dans l’air, venant d’en haut et tombant dansla rue, des papiers et des livres.

Il comprit que ces furieux étaient montés ausecond étage, avaient brisé la porte de l’appartement de son frère,qui peut-être même, ne soupçonnant aucun danger, l’avait laisséeouverte dans sa hâte à se rendre chez Dura ; et que cespapiers, c’étaient les autographes, les livres, les Elzévirs du ducdella Torre, que ces misérables, dans leur ignorance des trésorsqu’ils gaspillaient, jetaient par la fenêtre.

Blessé par une pierre, il avait poussé un cride rage ; à la vue de cette profanation, il poussa un cri dedouleur.

Son frère, son pauvre frère, quel serait sondésespoir lorsqu’il rentrerait !

Don Clemente oublia son danger, oublia que,quand le duc de la Torre rentrerait, il aurait probablement unebien autre perte à déplorer que celle de ses autographes et de sesElzévirs. Il ne vit que cet abîme ouvert dans sa vie, par sonimprudence à lui, au moment où il s’y attendait le moins, abîmedans lequel s’engloutissaient en un instant trente longues annéesde soins incessants et de recherches assidues, et sa rage enredoubla contre ces brutes à qui la vengeance exercée sur l’hommene suffisait pas et qui l’étendaient aux objets inanimés, qu’ilsdétruisaient sans en connaître la valeur et par un simple instinctde destruction.

Il eut un instant l’idée de parlementer avecses ennemis, de se livrer à eux et de faire de sa mort la rançondes livres et des manuscrits précieux de son frère. Mais, àl’aspect de ces visages où la colère le disputait à la stupidité,il comprit que ces hommes, certains qu’il ne pouvait leur échapper,ne transigeraient pas avec lui, mais que, leur indiquant seulementla valeur des objets qu’il voulait sauver, il rendrait le salut deces objets moins probable qu’en le leur laissant ignorer.

Il résolut donc de ne rien demander, et, commesa mort était certaine, que rien ne pouvait le sauver, de rendreseulement, par un effort désespéré, cette mort plus facile et plusprompte.

Lui mort, ses ennemis ne pousseraientpeut-être pas plus loin leur vengeance.

Il restait à don Clemente à examiner saposition avec sang-froid et à en tirer, au point de vue de lavengeance, le meilleur parti possible.

La fenêtre paraissait abandonnée comme étantd’un abord trop dangereux ; il y courut ; trois millelazzaroni peut-être encombraient le quai ; par bonheur, pas unn’avait d’armes à feu : il put donc regarder par lafenêtre.

Au-dessous de la fenêtre, ces hommes faisaientun immense amas de bois qu’ils allaient chercher sur la plage,laquelle, à l’endroit dont nous parlons, forme un gigantesquechantier où sont réunis bois à brûler et bois de construction,tandis que d’autres fourraient, sous cet amas de bois disposé enbûcher, les livres et les papiers que les dévastateurs continuaientde leur envoyer par la fenêtre du deuxième étage et qui étaientdestinés à y mettre le feu.

D’un autre côté, la porte était près de cédersous les efforts des assaillants et surtout sous les coups de hachede l’homme à la veste blanche.

La porte pouvait encore tenir dixsecondes ; avec de la présence d’esprit et une main sûre,c’était à peu près le temps qu’il fallait à don Clemente pourrecharger ses pistolets.

On sait la promptitude avec laquelle sechargent les pistolets de tir, où la balle presse directement lapoudre. Les pistolets étaient chargés et amorcés au moment où laporte céda.

Un flot d’hommes se répandit dans lachambre ; les deux coups partirent en même temps comme deuxéclairs ; deux hommes roulèrent sur le carreau.

Don Clemente se retourna pour saisir lesépées ; mais, avant qu’il eût eu le temps d’étendre les mainsvers elles, il se trouva littéralement enveloppé de couteaux et depoignards.

Il allait être percé de vingt coups à la foiset s’élançait de toutes les puissances de son cœur au-devant decette mort si prompte qui lui sauvait l’agonie, lorsque l’homme àla hache et à la veste blanche, faisant tournoyer sa hacheau-dessus de sa tête, s’écria :

– Que personne ne le touche ! Le sang decet homme est à moi.

L’ordre arriva à temps pour sauver à donClémente dix-neuf coups de couteau sur vingt ; mais unvingtième, plus pressé que les autres, avait déjà frappé au-dessousde la gorge. Tout ce que put faire l’assassin pour obéir fut doncde reculer d’un pas en laissant le couteau dans la plaie.

Le blessé resta debout, mais oscillant commeun homme qui va tomber. Gaetano Mammone jeta sa hache, bonditjusqu’à lui, l’appuya et le maintint d’une main à la muraille, del’autre déchira, sans que don Clemente eût la volonté ou la forcede s’y opposer, la robe de chambre, la chemise de batiste dublessé, lui mit la poitrine nue, arracha le couteau resté dans lagorge, et appliqua avidement sa bouche à la plaie, d’où jaillissaitun long filet incarnat.

Ainsi fait le tigre suspendu au cou du cheval,dont il ouvre l’artère, et dont il boit le sang.

Don Clemente sentit que cet homme, ou plutôtcette bête fauve lui tirait violemment la vie du corps ;instinctivement il lui appuya les mains aux épaules et essaya de lerepousser, comme Anthée essaye de repousser Hercule qui l’étouffe.Mais, ou son adversaire était trop robuste, ou don Clemente étaittrop affaibli ; ses bras se détendirent lentement. Il luisembla que cet homme, après son sang, après sa vie, tirait à luison âme ; une sueur froide passa sur son front, un frissonmortel courut dans ses veines à moitié vides ; il poussa unlong soupir et s’évanouit.

En cessant de sentir palpiter sa victime, levampire se détacha d’elle ; sa bouche se tordit dans unsourire d’effroyable volupté.

– La ! dit-il, je suis désaltéré ;maintenant, vous autres, faites ce que vous voudrez de cecadavre.

Et, en effet, Gaetano Mammone cessa demaintenir contre la muraille le corps de don Clemente, qui,s’affaissant sur lui-même, tomba inerte sur le carreau.

Pendant ce temps, joyeux comme un enfant quivient d’obtenir le joujou qu’il désire, le duc della Torre avaitreçu des mains du libraire Dura, le Perse de 1664, s’était bienassuré de l’identité de l’édition en reconnaissant que les livresportaient pour frontispice l’écu avec les deux sceptres croisés, etn’avait point reculé devant le prix de soixante-deux ducats que luiavait demandé le libraire. En effet, que maintenant il se procurele Térence de 1661, et sa collection d’Elzévirs sera complète,bonheur auquel trois amateurs seulement, un à Paris, un àAmsterdam, un à Vienne, pouvaient se vanter d’êtrearrivés !

Maître du précieux volume, le duc ne songeaplus qu’à remonter dans le carrozzello qui l’avait amené,et à reprendre le chemin de son palais. Avec quel bonheur il allaitrevoir don Clemente, lui montrer son trésor et lui prouver lasupériorité des joies du bibliomane sur celles des autreshommes ! Ah ! s’il pouvait y amener ce jeune homme, quiavait de si belles qualités, mais à qui manquait celle-là, ceserait un cavalier complet ; tandis que don Clemente étaitencore comme la collection du duc : il avait toutes lesqualités hors une ; comme lui, l’heureux bibliomane avaittoutes les éditions des Elzévirs père, fils et neveu, moins leTérence.

Et, le sourire sur les lèvres, le ducrevenait, retournant dans sa pensée tous ces concetti oùson esprit avait moins de part que son cœur, regardant son précieuxvolume, le serrant entre ses deux mains, le pressant contre sapoitrine, mourant d’envie de le baiser, ce qu’il eût fait biencertainement s’il eût été seul, lorsque, en arrivant àSupportico-Strettela, il commença à distinguer un immenseattroupement qui lui paraissait s’être formé devant son palais.Cependant, sans doute se trompait-il ; que feraient ces hommesdevant son palais ?

Mais une chose lui paraissait bien plusextraordinaire encore que ces hommes réunis à cet endroit.

C’étaient tous ces livres et ces papiers qui,pareils à une troupe d’oiseaux, semblaient s’envoler des fenêtresde sa bibliothèque ! Sans doute, la perspective letrompait ; ces fenêtres auxquelles de temps en tempsapparaissaient des hommes correspondant par des gestes de colèreavec ceux de la rue, ces fenêtres n’étaient point les siennes.

Mais, au fur et à mesure que le carrozzelloavançait, il n’était plus permis au duc de douter, et son cœur seserrait d’une invincible angoisse ; quoique plus rapproché àchaque pas, à chaque pas il voyait moins distinctement. Un nuages’étendait sur ses yeux, pareil à ceux que l’on a en songe, et, àvoix basse, mais d’une voix de plus en plus anxieuse, il se disaitles yeux fixes, le cou tendu, la tête en avant du corps :

– Je rêve ! je rêve ! jerêve !

Mais force lui fut bientôt de s’avouer àlui-même qu’il ne rêvait pas, et que quelque catastropheinattendue, formidable, s’accomplissait chez lui et sur lui.

L’attroupement venait jusqu’au vicoMarina-del-Vino, et chacun des hommes qui formaient cetattroupement, pris d’une folle frénésie, hurlait :

– À mort le jacobin ! à mortl’athée ! à mort l’ami des Français ! au bûcher ! aubûcher !

Un éclair terrible traversa l’esprit duduc ; des hommes débraillés, à moitié nus, sanglants,gesticulaient aux fenêtres de l’appartement de son frère. Il sautaà bas du carrozzello, pénétra comme un insensé dans cette foule,poussant des cris inarticulés, écartant, avec une force qu’il ne seconnaissait pas lui-même, des hommes dix fois plus robustes quelui, et, à mesure qu’il entrait dans cet océan dont chaque flotétait un homme, il le sentait plus irrité, plus grondant, pluspassionné.

Enfin, parti de la circonférence, il arriva aucentre, et, arrivé là, jeta un cri.

Il se trouvait en face d’un bûcher composé debois de toute espèce, sur lequel, sanglant, évanoui, mutilé, sonfrère était couché à moitié nu. Il n’y avait point à leméconnaître, il n’y avait point à dire : « Ce n’est paslui. » Non, non ! c’était bien lui, don Clemente,l’enfant de son cœur, le frère de ses entrailles !

Le duc ne comprit qu’une chose et il n’avaitbesoin de comprendre que celle-là : c’est que ces tigres quirugissaient, c’est que ces cannibales qui hurlaient, c’est que cesdémons qui riaient et chantaient autour de ce bûcher étaient lesassassins de son frère.

Il faut rendre cette justice au duc que,croyant son frère mort, il n’eut pas un seul instant l’idée de luisurvivre ; la possibilité ne s’en présenta même point à sonesprit.

– Ah ! misérables ! traîtres etlâches assassins ! Ah ! bourreaux immondes !s’écria-t-il, vous ne pourrez pas du moins nous empêcher de mourirensemble !

Et il se jeta sur le corps de son frère.

Toute la bande hurla de joie : elle avaitdeux victimes au lieu d’une, et, au lieu d’une victime insensible,inerte, aux trois quarts morte, une victime vivante, sur laquelleon pouvait épuiser les tortures en les prolongeant.

Domitien disait en parlant deschrétiens :

« Ce n’est point assez qu’ilsmeurent ; il faut qu’ils se sentent mourir. »

Le peuple de Naples est, sous ce rapport, ledigne héritier de Domitien.

En une seconde, le duc della Torre fut lié surle corps de son frère aux poutres du bûcher.

Don Clemente rouvrit les yeux. Il avait sentisur ses lèvres la pression d’une bouche amie.

Il reconnut le duc.

Déjà noyé dans le vague de la mort, ilmurmura :

– Antonio ! Antonio !pardonne-moi !

– Tu l’as dit, don Clemente, répondit le duc,les dieux nous aiment ; ainsi que Cléobis et Biton, nousmourrons ensemble ! Je te bénis, frère de mon cœur ! jete bénis, Clemente !

En ce moment, au milieu des cris de joie, desrailleries impies, des blasphèmes sanglants de cette multitude, unhomme approcha une torche des papiers et des livres amassés au pieddu bûcher et auxquels le duc n’avait donné ni un regard ni unsoupir, tandis qu’un autre s’écriait :

– De l’eau ! de l’eau ! il ne fautpas qu’ils meurent trop vite !

Et, en effet, le supplice des deux frères duratrois heures !

Ce fut au bout de trois heures seulement que,rassasié de souffrances, le peuple se dispersa, chaque hommeemportant un lambeau de chair brûlée, au bout de son couteau, deson poignard ou de son bâton.

Les os restèrent au bûcher, qui continua deles consumer lentement.

Le docteur Cirillo put alors passer etcontinuer sa route vers Portici ; c’était l’agonie de ces deuxmartyrs qui lui barrait le chemin.

Ainsi périrent le duc della Torre et sonfrère, don Clemente Filomarino, les deux premières victimes desfureurs populaires de Naples.

Les armes de la ville au beau ciel sont unecavale passante ; mais cette cavale, issue deschevaux de Diomède, s’est bien souvent nourrie de chairhumaine.

Cinquante minutes après, le docteur Cirilloétait à Portici et le cocher avait gagné sa piastre.

Le même soir, déguisé, par le chemin qu’ilavait déjà suivi pour sortir une première fois du royaume deNaples, Hector Caraffa gagnait la frontière pontificale et serendait en toute hâte à Rome pour annoncer au général Championnetl’accident arrivé à son aide de camp, et conférer avec lui desmesures à prendre en cette grave circonstance.

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