La San-Felice – Tome I

III – LE PASSÉ DE LADY HAMILTON

Dans le court et insuffisant portrait que nousavons essayé de tracer d’Emma Lyonna, nous avons dit :l’étrange passé de cette femme, et, en effet, nulledestinée ne fut plus extraordinaire que celle-là ; jamaispassé ne fut tout à la fois plus sombre et plus éblouissant que lesien ; elle n’avait jamais su ni son âge précis, ni le lieu desa naissance ; au plus loin que sa mémoire pouvait atteindre,elle se voyait enfant de trois ou quatre ans, vêtue d’une pauvrerobe de toile, marchant pieds nus par une route de montagne, aumilieu des brouillards et de la pluie d’un pays septentrional,s’attachant de sa petite main glacée aux vêtements de sa mère,pauvre paysanne qui la prenait entre ses bras lorsqu’elle étaittrop fatiguée, ou qu’il lui fallait traverser les ruisseaux quicoupaient le chemin.

Elle se souvenait d’avoir eu faim et froiddans ce voyage.

Elle se souvenait encore que, lorsqu’ontraversait une ville, sa mère s’arrêtait devant la porte de quelqueriche maison ou devant la boutique d’un boulanger ; que, là,d’une voix suppliante, elle demandait ou quelque pièce de monnaiequ’on lui refusait souvent, ou un pain qu’on lui donnait presquetoujours.

Le soir, l’enfant et la mère faisaient halte àquelque ferme isolée et demandaient l’hospitalité, qu’on leuraccordait, soit dans la grange, soit dans l’étable ; les nuitsoù l’on permettait aux deux pauvres voyageuses de coucher dans uneétable étaient des nuits de fête ; l’enfant se réchauffaitrapidement à la douce haleine des animaux, et presque toujours, lematin, avant de se remettre en route, recevait, ou de la fermièreou de la servante qui venait traire les vaches, un verre de laittiède et mousseux, douceur à laquelle elle était d’autant plussensible qu’elle y était peu accoutumée.

Enfin la mère et la fille atteignirent lapetite ville de Flint, but de leur course ; c’était làqu’étaient nés la mère d’Emma et John Lyons, son père. Ce dernieravait, cherchant du travail, quitté le comté de Flint pour celui deChester ; mais le travail avait été peu productif. John Lyonsétait mort jeune et pauvre ; et sa veuve revenait à la terrenatale pour voir si la terre natale lui serait hospitalière oumarâtre.

Dans des souvenirs plus rapprochés de trois ouquatre ans, Emma se revoyait au penchant d’une colline gazonneuseet fleurie, faisant paître, pour une fermière des environs, chezlaquelle sa mère était servante, un troupeau de quelques moutons,et séjournant de préférence près d’une source limpide, où elle seregardait complaisamment, couronnée par elle-même des fleurschampêtres qui s’épanouissaient autour d’elle.

Deux ou trois ans plus tard, et comme elledevait atteindre sa dixième année, quelque chose d’heureux étaitarrivé dans la famille. Un comte d’Halifax, qui sans doute, dans unde ses caprices aristocratiques, avait trouvé la mère d’Emma encorebelle, envoya une petite somme dont partie était destinée aubien-être de la mère, partie à l’éducation de l’enfant ; etEmma se souvenait d’avoir été conduite dans une pension de jeunesfilles dont l’uniforme était un chapeau de paille, une robe bleu deciel et un tablier noir.

Elle resta deux ans dans cette pension, yapprit à lire et à écrire, y étudia les premiers éléments de lamusique et du dessin, arts dans lesquels, grâce à son admirableorganisation, elle faisait de rapides progrès, lorsqu’un matin samère vint la chercher. Le comte d’Halifax était mort et avaitoublié les deux femmes dans son testament. Emma ne pouvait plusrester en pension, la pension n’étant plus payée ; il fallutque l’ex-pensionnaire se décidât à entrer comme bonne d’enfantsdans la maison d’un certain Thomas Hawarden, dont la fille, enmourant jeune et veuve, avait laissé trois enfants orphelins.

Une rencontre qu’elle fit en promenant lesenfants au bord du golfe décida de sa vie. Une célèbre courtisanede Londres, nommée miss Arabell, et un peintre d’un grand talent,son amant du jour, s’étaient arrêtés, le peintre pour faire lecroquis d’une paysanne du pays de Galles, et miss Arabell pour luiregarder faire ce croquis.

Les enfants que conduisait Emma s’avancèrentcurieusement et se haussèrent sur la pointe du pied pour voir ceque faisait le peintre. Emma les suivit ; le peintre, en seretournant, l’aperçut et jeta un cri de surprise : Emma avaittreize ans, et jamais le peintre n’avait rien vu de si beau.

Il demanda qui elle était, ce qu’elle faisait.Le commencement d’éducation qu’avait reçu Emma Lyonna lui permit derépondre à ces questions avec une certaine élégance. Il s’informacombien elle gagnait à soigner les enfants deM. Hawarden ; elle lui répondit qu’elle était vêtue,nourrie, logée, et recevait dix schellings par mois.

– Venez à Londres, lui dit le peintre, et jevous donnerai cinq guinées chaque fois que vous consentirez à melaisser faire un croquis d’après vous.

Et il lui tendit une carte sur laquelleétaient écrits ces mots : « Edward Rowmney, Cavendishsquare, n° 8, » en même temps que miss Arabell tirait desa ceinture une petite bourse contenant quelques pièces d’or et lalui offrait.

La jeune fille rougit, prit la carte, la mitdans sa poitrine ; mais, instinctivement, elle repoussa labourse.

Et, comme miss Arabell insistait, lui disantque cet argent servirait à son voyage de Londres :

– Merci, madame, dit Emma ; si je vais àLondres, j’irai avec les petites économies que j’ai déjà faites etcelles que je ferai encore.

– Sur vos dix schellings par mois ?demanda miss Arabell en riant.

– Oui, madame, répondit simplement la jeunefille.

Et tout finit là.

Quelques mois après, le fils deM. Hawarden, M. James Hawarden, célèbre chirurgien deLondres, vint voir son père ; lui aussi fut frappé de labeauté d’Emma Lyonna, et, pendant tout le temps qu’il resta dans lapetite ville de Flint, il fut bon et affectueux pour elle ;seulement, il ne l’exhorta point comme Rowmney à venir àLondres.

Au bout de trois semaines de séjour chez sonpère, il partit, laissant deux guinées pour la petite bonned’enfants en récompense des soins qu’elle donnait à ses neveux.

Emma les accepta sans répugnance.

Elle avait une amie ; cette amies’appelait Fanny Strong et avait elle-même un frère qui s’appelaitRichard.

Emma ne s’était jamais informée de ce quefaisait son amie, quoiqu’elle fût mieux mise que ne semblait lepermettre sa fortune ; sans doute croyait-elle qu’elleprélevait sa toilette sur les bénéfices interlopes de son frère,qui passait pour un contrebandier.

Un jour qu’Emma – elle avait alors près dequatorze ans – s’était arrêtée devant la boutique d’un marchand deglaces pour se regarder dans un grand miroir servant de montre aumagasin, elle se sentit toucher à l’épaule.

C’était son amie, Fanny Strong, qui la tiraitainsi de son extase.

– Que fais-tu là ? luidemanda-t-elle.

Emma rougit sans répondre. En répondant vrai,elle eut dû dire : « Je me regardais et me trouvaisbelle. »

Mais Fanny Strong n’avait pas besoin deréponse pour savoir ce qui se passait dans le cœur d’Emma.

– Ah ! dit-elle en soupirant, si j’étaisaussi jolie que toi, je ne resterais pas longtemps dans cethorrible pays.

– Où irais-tu ? lui demanda Emma.

– J’irais à Londres, donc ! Tout le mondedit qu’avec une jolie figure, on fait fortune à Londres. Vas-y, et,quand tu seras millionnaire, tu me prendras pour ta femme dechambre.

– Veux-tu que nous y allions ensemble ?demanda Emma Lyonna.

– Volontiers ; mais comment faire ?Je ne possède pas six pence, et je ne crois pas Dick beaucoup plusriche que moi.

– Moi, dit Emma, j’ai près de quatreguinées.

– C’est plus qu’il ne nous faut pour toi, moiet Dick ! s’écria Fanny.

Et le voyage fut résolu.

Le lundi suivant, sans rien dire à personne,les trois fugitifs prirent, à Chester, la diligence de Londres.

En arrivant au bureau où descendait ladiligence de Chester, Emma partagea les vingt-deux schellings quilui restaient entre Fanny Strong et elle.

Fanny Strong et son frère avaient l’adressed’une auberge où logeaient les contrebandiers ; c’était dansla petite rue de Villiers, aboutissant d’un côté à la Tamise et del’autre au Strand, qu’était située cette auberge. Emma laissa Dicket Fanny chercher leur logement ; elle prit une voiture et sefit conduire Cavendish square, n° 8.

Edward Rowmney était absent ; on nesavait pas où il était ni quand il reviendrait ; on le croyaiten France, et on ne l’attendait pas avant deux mois.

Emma resta étourdie. Cette éventualité sinaturelle de l’absence de Rowmney ne s’était pas même présentée àson esprit. Une lueur lui traversa le cerveau ; elle pensa àM. James Hawarden, le célèbre chirurgien qui, en quittant lamaison de son père, avait, avec tant de bonté, laissé les deuxguinées qui avaient servi à payer la majeure partie des dépenses duvoyage.

Il ne lui avait pas donné son adresse ;mais deux ou trois fois elle avait porté à la poste les lettresqu’il écrivait à sa femme.

Il demeurait Leicester square, n° 4.

Elle remonta en voiture, se fit conduire àLeicester square, peu distant de Cavendish square, frappa entremblant à la porte. Le docteur était chez lui.

Elle trouva le digne homme tel qu’ellel’espérait ; elle lui dit tout, et il eut pitié, promit des’employer à la protéger, et, en attendant, il la reçut sous sontoit, l’admit à sa table, et la donna pour demoiselle de compagnieà mistress Hawarden.

Un matin, il annonça à la jeune fille qu’ilavait trouvé pour elle une place dans un des premiers magasins debijouterie de Londres ; mais, la veille du jour où Emma devaitentrer dans ce magasin, il voulut lui faire la fête de la conduireau spectacle.

La toile, en se levant devant elle au théâtrede Drury-Lane, lui montra un monde inconnu ; on jouaitRoméo et Juliette, ce rêve d’amour qui n’a son pareil dansaucune langue ; elle rentra folle, éblouie, enivrée ;elle passa la nuit sans dormir une seule seconde, essayant de serappeler quelques fragments des deux merveilleuses scènes dubalcon.

Le lendemain, elle entra dans sonmagasin ; mais, avant d’y entrer, elle demanda àM. Hawarden où elle pourrait acheter la pièce qu’elle avait vureprésenter la veille. M. Hawarden alla à sa bibliothèque, yprit un Shakspeare complet et le lui donna.

Au bout de trois jours, elle savait par cœurle rôle de Juliette ; elle rêvait par quels moyens ellepourrait retourner au théâtre et s’enivrer une seconde fois de cedoux poison que forme le magique mélange de l’amour et de lapoésie ; elle voulait à tout prix rentrer dans ce mondeenchanté qu’elle n’avait qu’entrevu, lorsqu’un splendide équipages’arrêta devant la porte du magasin. Une femme en descendit, entrade ce pas dominateur que donne la richesse. Emma jeta un cri desurprise : elle avait reconnu miss Arabell.

Miss Arabell, de son côté, la reconnut, ne ditrien, acheta pour sept ou huit cents livres sterling de bijoux, etinvita le marchand à lui envoyer ses emplettes par sa nouvelledemoiselle de magasin, indiquant l’heure à laquelle elle seraitrentrée.

La nouvelle demoiselle de magasin, c’étaitEmma.

À l’heure dite, on la fit monter en voitureavec les écrins, et on l’envoya à l’hôtel de miss Arabell.

La belle courtisane l’attendait ; safortune était au comble : elle était la maîtresse du princerégent, âgé de dix-sept ans à peine.

Elle se fit tout raconter par Emma, puis, luidemanda si, en attendant le retour de Rowmney, elle ne préféraitpas rester chez elle pour la distraire dans ses heures d’ennui,plutôt que de retourner au magasin. Emma ne demanda qu’une chose,ce fut s’il lui serait permis d’aller au théâtre. Miss Arabell luirépondit que, tous les jours où elle n’irait point au spectacleelle-même, sa loge serait à sa disposition.

Puis elle envoya payer les bijoux et fit direqu’elle gardait Emma. Le joaillier dont miss Arabell était une desmeilleures pratiques, n’eut garde de se brouiller avec elle pour sipeu de chose.

Par quel étrange caprice la courtisane à lamode conçut-elle cet imprudent désir, cet inconcevable caprice,d’avoir cette belle créature auprès d’elle ? Les ennemis demiss Arabell – et sa haute fortune lui en avait fait beaucoup –donnèrent à cette fantaisie une explication que la Phryné anglaise,convertie en Sappho, ne se donna pas même la peine de démentir.

Pendant deux mois, Emma resta chez la bellecourtisane, lut tous les romans qui lui tombèrent sous la main,fréquenta tous les théâtres, et, rentrée dans sa chambre, répétatous les rôles qu’elle avait entendus, mima tous les balletsauxquels elle avait assisté ; ce qui n’était pour les autresqu’une récréation devenait pour elle une occupation de toutes lesheures ; elle venait d’atteindre sa quinzième année, elleétait dans toute la fleur de sa jeunesse et de sa beauté ; sataille souple, harmonieuse, se pliait à toutes les poses, et parses ondulations naturelles, atteignait les artifice des plushabiles danseuses. Quant à son visage, qui, malgré les vicissitudesde la vie, conserva toujours les couleurs immaculées de l’enfance,le velouté virginal de la pudeur, doué par l’impressionnabilité desa physionomie d’une suprême mobilité, il devenait, dans lamélancolie une douleur, dans la joie un éblouissement. On eût ditque la candeur de l’âme transparaissait sous la pureté des traits,si bien qu’un grand poëte de notre époque, hésitant à ternir cemiroir céleste, a dit, en parlant de sa première faute :« Sa chute ne fut point dans le vice, mais dans l’imprudenceet la bonté. »

La guerre que l’Angleterre soutenait, à cetteépoque, contre les colonies américaines, était dans sa plus grandeactivité et la presse s’exerçait dans toute sa rigueur.Richard, le frère de Fanny, pour nous servir du terme consacré,Richard fut pressé et fait marin malgré lui. Fannyaccourut réclamer l’assistance de son amie ; elle la trouvaitsi belle, qu’elle était convaincue que personne ne pourraitrésister à sa prière ; Emma fut suppliée d’exercer saséduction sur l’amiral John Payne.

Emma sentit se révéler sa vocationtentatrice ; elle revêtit sa robe la plus élégante et allaavec son amie trouver l’amiral : elle obtint ce qu’elledemandait ; mais l’amiral, lui aussi, demanda, et Emma paya laliberté de Dick, sinon de son amour, du moins de sareconnaissance.

Emma Lyonna, maîtresse de l’amiral Payne, eutune maison à elle, des domestiques à elle, des chevaux àelle ; mais cette fortune eut l’éclat et la rapidité d’unmétéore : l’escadre partit, et Emma vit le vaisseau de sonamant lui enlever, en disparaissant à l’horizon, tous ses songesdorés.

Mais Emma n’était pas femme à se tuer commeDidon pour un volage Énée. Un des amis de l’amiral, sir HarryFatherson, riche et beau gentleman, offrit à Emma de la maintenirdans la position où il l’avait trouvée. Emma avait fait le premierpas sur le brillant chemin du vice ; elle accepta, devint,pendant une saison entière, la reine des chasses, des fêtes et desdanses ; mais, la saison finie, oubliée de son second amant,avilie par un second amour, elle tomba peu à peu dans une tellemisère, qu’elle n’eut plus pour ressource que le trottoir deHaymarket, le plus fangeux de tous les trottoirs pour les pauvrescréatures qui mendient l’amour des passants.

Par bonheur, l’entremetteuse infâme à laquelleelle s’était adressée pour entrer dans le commerce de ladépravation publique, frappée de la distinction et de la modestiede sa nouvelle pensionnaire, au lieu de la prostituer comme sescompagnes, la conduisit chez un célèbre médecin, habitué de samaison.

C’était le fameux docteur Graham, sorte decharlatan mystique et voluptueux, qui professait devant la jeunessede Londres la religion matérielle de la beauté.

Emma lui apparut ; sa Vénus Astarté étaittrouvée sous les traits de la Vénus pudique.

Il paya cher ce trésor ; mais, pour lui,ce trésor n’avait pas de prix ; il la coucha sur le litd’Apollon ; il la couvrit d’un voile plus transparent que lefilet sous lequel Vulcain avait retenu Vénus captive aux yeux del’Olympe, et annonça dans tous les journaux qu’il possédait enfince spécimen unique et suprême de beauté qui lui avait manquéjusqu’à présent pour faire triompher ses théories.

À cet appel fait à la luxure et à la science,tous les adeptes de cette grande religion de l’amour, qui étend sonculte sur le monde entier, accoururent dans le cabinet du docteurGraham.

Le triomphe fut complet : ni la peinture,ni la sculpture n’avaient jamais produit un semblablechef-d’œuvre ; Apelles et Phidias étaient vaincus.

Les peintres et les sculpteurs abondèrent.Rowmney, de retour à Londres, vint comme les autres et reconnut sajeune fille du comté de Flint. Il la peignit sous toutes lesformes, en Ariane, en bacchante, en Léda, en Armide, et nouspossédons à la Bibliothèque impériale une collection de gravuresqui représentent l’enchanteresse dans toutes les attitudesvoluptueuses qu’inventa la sensuelle antiquité.

Ce fut alors que, attiré par la curiosité, lejeune sir Charles Grenville, de l’illustre famille de ce Warwickqu’on appelait le faiseur de rois, et neveu de sir WilliamHamilton, vit Emma Lyonna, et, dans l’éblouissement que lui causaitune si complète beauté, en devint éperdument amoureux. Les plusbrillantes promesses furent faites à Emma par le jeune lord ;mais elle prétendit être enchaînée au docteur Graham par le lien dela reconnaissance et résista à toutes les séductions, déclarantqu’elle ne quitterait cette fois son amant que pour suivre unépoux.

Sir Charles engagea sa parole de gentilhommede devenir l’époux d’Emma Lyonna, dès qu’il aurait atteint sagrande majorité. En attendant, Emma consentit à un enlèvement.

Les amants vécurent, en effet, comme mari etfemme, et, sur la parole de leur père, trois enfants naquirent quidevaient être légitimés par le mariage.

Mais, pendant cette cohabitation, unchangement de ministère fit perdre à Grenville un emploi auquelétait attachée la majeure partie de ses revenus. L’événement arrivapar bonheur au bout de trois ans et quand, grâce aux meilleursprofesseurs de Londres, Emma Lyonna avait fait d’immenses progrèsdans la musique et le dessin ; elle avait en outre, tout en seperfectionnant dans sa propre langue, appris le français etl’italien ; elle disait les vers comme mistress Siddons, etétait arrivée à la perfection dans l’art de la pantomime et desposes.

Malgré la perte de sa place, Grenville n’avaitpu se résoudre à diminuer ses dépenses ; seulement, il écrività son oncle pour lui demander de l’argent. À chacune de sesdemandes, son oncle fit droit d’abord ; mais enfin, à unedernière, sir William Hamilton, répondit qu’il comptait sous peu dejours partir pour Londres, et qu’il profiterait de ce voyage pourétudier les affaires de son neveu.

Ce mot étudier avait fort effrayé lesjeunes gens ; ils désiraient et craignaient presque égalementl’arrivée de sir William. Tout à coup, il entra chez eux sansqu’ils eussent été prévenus de son retour. Depuis huit jours, ilétait à Londres.

Ces huit jours, sir William les avait employésà prendre des informations sur son neveu, et ceux auxquels ils’était adressé n’avaient pas manqué de lui dire que la cause deses désordres et de sa misère était une prostituée dont il avait eutrois enfants.

Emma se retira dans sa chambre et laissa sonamant seul avec son oncle, qui ne lui offrit d’autre alternativeque d’abandonner à l’instant même Emma Lyonna, où de renoncer à sasuccession, qui était désormais sa seule fortune.

Puis il se retira, en donnant trois jours àson neveu pour se décider.

Tout l’espoir des jeunes gens résidaitdésormais dans Emma ; c’était à elle d’obtenir de sir WilliamHamilton le pardon de son amant, en montrant combien il étaitpardonnable.

Alors Emma, au lieu de revêtir les habits desa nouvelle condition, reprit l’habillement de sa jeunesse, lechapeau de paille et la robe de bure ; ses larmes, sessourires, le jeu de sa physionomie, ses caresses et sa voixferaient le reste.

Introduite près de sir William, Emma se jeta àses pieds ; soit mouvement adroitement combiné, soit effet duhasard, les cordons de son chapeau se dénouèrent, et ses beauxcheveux châtains se répandirent sur ses épaules.

L’enchanteresse était inimitable dans ladouleur.

Le vieil archéologue, amoureux jusqu’alorsseulement des marbres d’Athènes et des statues de la Grande Grèce,vit pour la première fois la beauté vivante l’emporter sur lafroide et pâle beauté des déesses de Praxitèle et de Phidias.L’amour qu’il n’avait pas voulu comprendre chez son neveu, entraviolemment dans son propre cœur et s’empara de lui tout entier sansqu’il tentât encore de s’en défendre.

Les dettes de son neveu, l’infimité de lanaissance, les scandales de la vie, la publicité des triomphes, lavénalité des caresses : tout, jusqu’aux enfants nés de leuramour, sir William accepta tout, à la seule condition qu’Emmarécompenserait de sa possession le complet oubli de sa propredignité.

Emma avait triomphé bien au delà de sonespérance ; mais, cette fois, elle fit ses conditionscomplètes ; une seule promesse de mariage l’avait unie auneveu : elle déclara qu’elle ne viendrait à Naples que femmereconnue de sir William Hamilton.

Sir William consentit à tout.

La beauté d’Emma fit à Naples son effetaccoutumé ; non-seulement elle étonna, mais elle éblouit.

Antiquaire et minéralogiste distingué,ambassadeur de la Grande-Bretagne, frère de lait et ami deGeorge III, sir William réunissait chez lui la premièresociété de la capitale des Deux-Siciles en hommes de science, enhommes politiques et en artistes. Peu de jours suffirent à Emma, siartiste elle-même, pour savoir, de la politique et de la science,ce qu’elle avait besoin d’en savoir, et bientôt, pour tous ceux quifréquentaient le salon de sir William, les jugements d’Emmadevinrent des lois.

Son triomphe ne dut pas s’arrêter là. À peinefut-elle présentée à la cour, que la reine Marie-Caroline laproclama son amie intime et en fit son inséparable favorite.Non-seulement la fille de Marie-Thérese se montrait en public avecla prostituée de Haymarket, parcourait la rue de Tolède et lapromenade de Chiaïa dans le même carrosse qu’elle et portant lamême toilette qu’elle, mais, après les soirées employées àreproduire les poses les plus voluptueuses et les plus ardentes del’antiquité, elle faisait dire à sir William, tout enorgueillid’une pareille faveur, qu’elle ne lui rendrait que le lendemainl’amie dont elle ne pouvait se passer.

De là des jalousies et des haines sans nombrecontre la favorite. Caroline savait quels insolents proposcirculaient au sujet de cette merveilleuse et soudaineintimité ; mais elle était un de ces cœurs absolus, une de cesâmes vaillantes qui, la tête haute, affrontent la calomnie et mêmela médisance, et quiconque voulut être bien accueilli par elle dutpartager ses hommages entre Acton, son amant, et sa favorite EmmaLyonna.

On sait les événements de 89, c’est-à-dire laprise de la Bastille et le retour de Versailles, ceux de 93,c’est-à-dire la mort de Louis XVI et de Marie-Antoinette, ceuxde 96 et de 97, c’est-à-dire les victoires de Bonaparte en Italie,victoires qui ébranlèrent tous les trônes, et qui firent,momentanément du moins, crouler le plus vieux et le plus immuablede tous : le trône pontifical.

On a vu, au milieu de ces événements quiavaient un retentissement si terrible à la cour de Naples,apparaître et grandir Nelson, champion des royautés vieillies. Savictoire d’Aboukir rendait l’espoir à tous ces rois, qui avaientdéjà mis la main sur leurs couronnes vacillantes. Or, à tout prix,Marie-Caroline, la femme avide de richesses, de pouvoir,d’ambition, voulait conserver la sienne ; il n’est donc pasétonnant qu’appelant à son aide la fascination qu’elle exerçait surson amie, elle ait dit à lady Hamilton, le matin même du jour oùelle la conduisait au-devant de Nelson, devenu la clef de voûte dudespotisme : « Il faut que cet homme soit à nous, et,pour qu’il soit à nous, il faut que tu sois à lui. »

Était-ce bien difficile à lady Hamilton defaire pour son amie Marie-Caroline, à propos de l’amiral HoraceNelson, ce qu’Emma Lyonna avait fait pour son amie Fanny Strong, àpropos de l’amiral Payne ?

Ce dut être, au reste, une glorieuserécompense de ses mutilations pour le fils d’un pauvre pasteur deBarnham-Thorpes, pour l’homme qui devait sa grandeur à son proprecourage et sa renommée à son génie ; ce dut être une glorieuserécompense des blessures reçues, que de voir venir au-devant de luice roi, cette reine, cette cour, et, récompense de ses victoires,cette magnifique créature qu’il adorait.

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