La San-Felice – Tome I

XVIII – LA REINE

Marie-Caroline, archiduchesse d’Autriche,avait quitté Vienne au mois d’avril 1768, pour venir épouserFerdinand IV à Naples. La fleur impériale entra dans son futurroyaume avec le mois du printemps ; elle avait seize ans àpeine, étant née en 1752 ; mais, fille chérie deMarie-Thérèse, elle arrivait avec un sens bien supérieur à sonâge ; elle était, d’ailleurs, plus qu’instruite, elle étaitlettrée ; elle était plus qu’intelligente, elle étaitphilosophe ; il est vrai qu’à un moment donné, cet amour de laphilosophie se changea en haine contre ceux qui lapratiquaient.

Elle était belle dans la complète acception dumot, et, lorsqu’elle le voulait, charmante ; ses cheveuxétaient d’un blond dont l’or transparaissait sous la poudre ;son front était large, car les soucis du trône, de la haine et dela vengeance n’y avaient point encore creusé leurs sillons ;ses yeux pouvaient le disputer en transparence à l’azur du cielsous lequel elle venait régner ; son nez droit, son mentonlégèrement accentué, signe de volonté absolue, lui faisaient unprofil grec ; elle avait le visage ovale, les lèvres humideset carminées, les dents blanches comme le plus blanc ivoire ;enfin un cou, un sein et des épaules de marbre, dignes des plusbelles statues retrouvées à Pompéi et à Herculanum, ou venues àNaples du musée Farnèse, complétaient ce splendide ensemble. Nousavons vu, dans notre premier chapitre, ce qu’elle conservait decette beauté, trente ans après.

Elle parlait correctement quatrelangues : l’allemand d’abord, sa langue maternelle, puis lefrançais, l’espagnol et l’italien ; seulement, en parlant, etsurtout quand un sentiment violent l’inspirait, elle avait un légerdéfaut de prononciation pareil à celui d’une personne qui parleraitavec un caillou dans la bouche ; mais ses yeux brillants etmobiles, mais la netteté de ses pensées surtout avaient bientôtraison de ce léger défaut.

Elle était altière et orgueilleuse comme ilconvenait à la fille de Marie-Thérèse. Elle aimait le luxe, lecommandement, la puissance. Quant aux autres passions qui devaientse développer en elle, elles étaient encore enfermées sous lavirginale enveloppe de la fiancée de seize ans.

Elle arrivait avec ses rêves de poésieallemande, dans ce pays inconnu, où les citrons mûrissent,comme a dit le poëte germain ; elle venait habiter la contréeheureuse, la campania felice, où naquit le Tasse, oùmourut Virgile. Ardente de cœur, poétique d’esprit, elle sepromettait de cueillir d’une main au Pausilippe le laurier quipoussait sur la tombe du poëte d’Auguste, de l’autre celui quiombrageait à Sorrente le berceau du chantre de Godefroy. L’épouxauquel elle était fiancée avait dix ans ; étant jeune et degrande race, sans doute il était beau, élégant et brave. Serait-ilEuryale ou Tancrède, Nisus ou Renaud ? Elle était disposée,elle, à devenir Camille ou Hermine, Clorinde ou Didon.

Elle trouva, à la place de sa fantaisiejuvénile et de son rêve poétique, l’homme que vous connaissez, avecun gros nez, de grosses mains, de gros pieds, parlant le dialectedu môle avec des gestes de lazzarone.

La première entrevue eut lieu le 12 mai àPortella, sous un pavillon de soie brodé d’or ; la princesseétait accompagnée de son frère Léopold, qui était chargé de laremettre aux mains de son époux. Comme Joseph II son frère,Léopold II était nourri de maximes philosophiques ; ilvoulait introduire force réformes dans ses États, et, en effet, laToscane se souvient qu’entre autres réformes, la peine de mort futabolie sous son règne.

De même que Léopold était le parrain de sasœur, Tanucci était le tuteur du roi. Au premier regardqu’échangèrent la jeune reine et le vieux ministre, ils sedéplurent réciproquement. Caroline devina en lui l’ambitieusemédiocrité qui avait enlevé à son époux, en le maintenant dans sonignorance native, tous les moyens d’être un jour un grand roi, outout simplement même un roi. Sans doute, elle eût reconnu le génied’un époux qui lui eût été supérieur, et, dans son admiration pourlui, elle eût probablement été alors reine soumise, épousefidèle ; il n’en fut point ainsi ; elle reconnut, aucontraire, l’infériorité de son époux, et, de même que sa mèreavait dit à ses Hongrois : Je suis le roiMarie-Thérèse, elle dit aux Napolitains : Je suis leroi Marie-Caroline.

Ce n’était point ce que voulait Tanucci ;il ne voulait ni roi ni reine, il voulait être premierministre.

Par malheur, il y avait, dans les clauses ducontrat de mariage des augustes époux, un petit article qui s’étaitglissé sans que Tanucci, qui ne connaissait point encore la jeunearchiduchesse, y eût attaché grande importance :Marie-Caroline avait le droit d’assister aux conseils d’État, dumoment qu’elle aurait donné à son époux un héritier de lacouronne.

C’était une fenêtre que la cour d’Autricheouvrait sur celle de Naples. Jusque-là, l’influence – qui, sousPhilippe II et Ferdinand VII, était venue de France, –Charles III étant monté sur le trône d’Espagne, venaitnaturellement de Madrid.

Tanucci comprit que, par cette fenêtre ouvertepour Marie-Caroline, entrait l’influence autrichienne.

Il est vrai qu’ayant donné, cinq ans seulementaprès son mariage, un héritier à la couronne, Marie-Caroline nejouit que vers l’année 1774 du privilège qui lui était accordé.

En attendant, aveuglée par des illusionsqu’elle s’obstinait à conserver, Marie-Caroline espéra qu’ellepourrait faire une éducation complétement nouvelle à sonmari ; cela lui parut d’autant plus facile que sa science àelle avait frappé Ferdinand d’étonnement. Après avoir entenducauser Caroline avec Tanucci et les quelques rares personnesinstruites de sa cour, il se frappait la tête avec stupéfaction endisant :

– La reine sait tout !

Plus tard, lorsqu’il eut vu où cette sciencele conduisait et combien elle le faisait dévier de la route qu’ileût voulu suivre, il ajoutait à ces mots : La reine saittout !

– Et cependant elle fait plus de sottises quemoi, qui ne suis qu’un âne !

Mais il n’en commença pas moins à subirl’influence de cet esprit supérieur, et il se soumit aux leçonsqu’elle lui proposa : elle lui apprit littéralement, commenous l’avons déjà dit, à lire et à écrire ; mais ce qu’elle neput lui apprendre, ce furent ces façons élégantes des cours duNord, ce soin de soi-même, si rare surtout dans les pays chauds, oùl’eau devrait être non-seulement un besoin, mais encore unplaisir ; cette sympathie féminine pour les fleurs et pour lesparfums que la toilette leur demande ; ce babillage doux etcharmant, enfin, qui semble emprunté moitié au murmure desruisseaux, moitié au ramage des fauvettes et des rossignols.

La supériorité de Caroline humiliaitFerdinand ; la grossièreté de Ferdinand répugnait àCaroline.

Il est vrai que cette supériorité,incontestable aux yeux de son époux, prévenu, pouvait être, à larigueur, contestée par les gens véritablement instruits, qui nevoyaient dans le bavardage de la reine que le résultat de cettescience superficielle qui gagne en étendue ce qu’elle perd enprofondeur. Peut-être, en effet, en la jugeant comme elle devaitêtre jugée, eût-on trouvé en elle plus de babil que deraisonnement, et surtout ce pédantisme particulier aux princes dela maison de Lorraine dont étaient si profondément atteints sesfrères Joseph et Léopold : Joseph parlant toujours sans jamaislaisser à personne le temps de lui répondre ; Léopold,véritable maître d’école, plus fait pour tenir la férule d’Orbéliusque le sceptre de Charlemagne.

Ainsi était la reine. Elle avait un petitmanuscrit d’écriture très-fine, composé par elle-même à son usageet contenant les opinions des philosophes depuis Pythagore jusqu’àJean-Jacques Rousseau, et, lorsqu’elle devait recevoir des hommessur lesquels elle voulait faire une certaine impression, ellerepassait son manuscrit, et, selon les circonstances, plaçait danssa conversation les maximes qu’il contenait.

Ce qu’il y avait de bizarre, c’est que, touten faisant l’esprit fort, la reine donnait dans toutes lessuperstitions populaires qui agitaient les classes inférieures dela population de Naples.

Nous citerons deux exemples de cettesuperstition ; nous avons à peindre dans le livre que nousécrivons non-seulement des rois, des princes, des courtisans, deshommes qui sacrifient leur vie à un principe et des hommes quisacrifient tous les principes à l’or et aux faveurs, mais encore unpeuple mobile, superstitieux, ignorant, féroce : disons donc àl’aide de quels moyens ce peuple est soulevé ou calmé.

Ce qui soulève l’Océan, c’est latempête ; ce qui soulève le peuple de Naples, c’est lasuperstition.

Il y avait à Naples une femme que l’onappelait la sainte des pierres.

Elle prétendait, sans être aucunement malade,rendre tous les jours une certaine quantité de petites pierresqu’elle distribuait comme des reliques, vu son état de santé, auxfidèles qui avaient foi en elles. Ces pierres, nonobstant le cheminqu’elles avaient suivi pour arriver à la lumière, avaient leprivilège de faire des miracles, et, au bout de quelque temps,étaient entrées en concurrence avec les reliques des saints lesplus accrédités de Naples.

Cette prétendue sainte, quoique non malade,avait été, sur la demande de son confesseur et de son médecin,transportée au grand hôpital des Pellegrini de Naples, où ellejouissait de la nourriture des directeurs et de la plus bellechambre de l’établissement. Une fois établie dans cette chambre,grâce à la connivence du confesseur et des chirurgiens qui ytrouvaient leur compte, elle jouait à grand orchestre la farce dela vente des pierres miraculeuses.

Nous disons à tort la vente ;non, les pierres ne se vendaient pas, elles se donnaient ;mais la sainte, qui avait fait vœu de ne pas toucher d’argentmonnayé, acceptait des vêtements, des bijoux, des cadeaux de touteespèce enfin, en toute humilité et pour l’amour du Seigneur.

Ce petit commerce, dans tout autre pays queNaples, eût conduit la prétendue sainte à la police correctionnelleou aux Petites-Maisons ; à Naples, c’était un miracle de plus,voilà tout.

Eh bien, la reine fut une des plus ardentesadeptes de la sainte des pierres ; elle lui envoyaitdes présents et lui écrivait elle-même – la reine était prodigue deson écriture – pour se recommander à ses prières, sur lesquelleselle comptait pour l’accomplissement de ses vœux.

On comprend que, du moment qu’on vit la reineen personne et une reine philosophe, recourir à la sainte, lesdoutes, s’il en restait, disparurent ou firent semblant dedisparaître.

La science seule resta incrédule.

Or, la science, à cette époque, la sciencemédicale voulons-nous dire, était représentée par ce même DominiqueCirillo, que nous avons vu apparaître au palais de la reine Jeannependant cette soirée d’orage où l’envoyé de Championnet aborda avectant de difficulté le rocher sur lequel est bâti le palais ;or, Dominique Cirillo, homme de progrès, qui eût voulu voir sapatrie suivre le mouvement de la terre, auquel elle semblait nepoint participer, Dominique Cirillo jugea honteux pour Naples, aumoment où éclataient sur le monde les lumières encyclopédiques, d’ylaisser jouer cette comédie à peine digne de s’accomplir dans lesténèbres du XIIe ou du XIIIe siècle.

Il commença, en conséquence, par aller trouverle chirurgien qui servait de compère à la sainte et essayad’obtenir de lui l’aveu de sa fourberie.

Le chirurgien affirma qu’il y avaitmiracle.

Dominique Cirillo lui offrit, s’il voulaitdire la vérité, de l’indemniser personnellement de la pertequ’amènerait pour lui la connaissance de cette vérité.

Le chirurgien persista dans son dire.

Cirillo vit qu’il y avait deux fourbes àdémasquer au lieu d’un.

Il se procura plusieurs des pierres rejetéespar la sainte, les examina, se convainquit que les unes étaient desimples cailloux ramassés au bord de la mer, les autres de la terrecalcaire durcie, les autres, enfin, des pierres ponces ;aucune n’était du genre de celles qui peuvent se former dans lecorps humain à la suite de la pierre ou de la gravelle.

Le savant, ses pierres en main, fit unenouvelle démarche près du chirurgien ; mais celui-ci s’entêtaà soutenir sa sainte.

Cirillo comprit qu’il fallait en finir par ungrand acte de publicité.

Comme son talent et son autorité dans lascience médicale mettaient en quelque sorte tous les hôpitaux soussa juridiction, il fit, un beau matin, irruption dans le grandhôpital, suivi de plusieurs médecins et chirurgiens qu’il avaitréunis à cet effet, entra dans la chambre de la sainte et visitason produit de la nuit.

Elle avait quatorze pierres à mettre à ladisposition des fidèles.

Cirillo la fit enfermer et veiller pendantdeux ou trois jours, et elle continua de produire des pierres selonson habitude ; seulement, le nombre des pierres variait, maistoutes étaient de la même nature que celle que nous avons dite.

Cirillo recommanda à l’élève qu’il avait misde garde auprès d’elle de la surveiller avec le plus grandsoin : celui-ci remarqua que la sainte tenait habituellementles mains dans ses poches, et, de temps en temps, les portait à sabouche, comme quelqu’un qui mangerait des pastilles.

L’élève la força de tenir les mains hors deses poches et l’empêcha de les porter à sa bouche.

La sainte, qui ne voulait pas se trahir en semettant en opposition ouverte avec son gardien, demanda une prisede tabac, et, en portant les doigts à son nez, porta en même tempsla main à sa bouche, et, dans ce mouvement, parvint à avaler troisou quatre pierres.

Il est vrai que ce furent les dernières :le jeune homme avait surpris l’escamotage ; il la saisit parles deux mains, et fit entrer des femmes qui, par son ordre, ouplutôt par celui de Cirillo, déshabillèrent la sainte.

On trouva un sac à l’intérieur de sachemise ; il contenait cinq cent seize petites pierres.

En outre, elle portait au cou un amulette,que, jusque-là, on avait pris pour un reliquaire et qui, de soncôté, en contenait environ six cents.

Procès-verbal fut dressé du tout, et Cirillotraduisit la sainte devant le tribunal de police correctionnellesous prévention d’escroquerie. Le tribunal la condamna à trois moisde prison.

On trouva dans la chambre de la sainte unemalle pleine de vaisselle d’argent, de bijoux, de dentelles,d’objets précieux ; plusieurs de ces objets et des plusprécieux lui venaient de la reine, dont elle produisit les lettresau tribunal.

La reine fut furieuse, et cependant le procèsavait eu un tel éclat, qu’elle n’osa tirer cette femme des mains dela justice ; mais sa vengeance poursuivit Cirillo, et il dut àcette circonstance les persécutions qu’il avait éprouvées, et qui,de l’homme de science, firent l’homme de révolution.

Quant à la sainte, malgré le procès-verbal deCirillo, malgré le jugement du tribunal qui la déclarait coupable,Naples ne manqua pas de cœurs pleins de foi qui continuèrent de luienvoyer des présents et de se recommander à ses prières.

Le second exemple de superstition que nousnous sommes engagés à citer de la part de la reine est celui quenous allons raconter.

Il y avait à Naples, vers 1777, c’est-à-dire àl’époque de la naissance de ce même prince François que nous avonsvu apparaître sur la galère capitane, arrivé alors à l’âge d’hommeet duquel il a été question depuis comme protecteur du cavalierSan-Felice, il y avait un frère minime, âgé de quatre-vingts ans,qui était arrivé à se faire une réputation de sainteté, propagéepar son couvent, auquel cette réputation étaittrès-profitable ; les moines ses collègues avaient répandu lebruit que la calotte que le bonhomme portait habituellement avaitreçu du ciel la faculté de faciliter le travail des femmesenceintes, de sorte que de tous côtés on s’arrachait la saintecalotte, que les moines ne laissaient, comme on le pense bien,sortir du couvent qu’à prix d’or. Les femmes qui, à la suite del’emploi de la calotte, avaient des couches heureuses, le criaienttout haut, et fortifiaient ainsi la réputation de la bienheureusecalotte ; celles qui accouchaient difficilement ou même quimouraient, étaient accusées de n’avoir pas eu la foi, et la calottene souffrait pas de l’accident.

Caroline, dans les derniers jours de sagrossesse, prouva qu’elle était femme avant d’être reine etphilosophe : elle envoya chercher la calotte en disant que,par chaque jour qu’elle la garderait, elle enverrait cent ducats aucouvent.

Elle la garda cinq jours à la grande joie desreligieux, mais au grand désespoir des autres femmes en couches,qui étaient obligées de courir toutes les chances de laparturition, sans y être aidées par la bienheureuse relique.

Nous ne pourrions dire si la calotte du minimeporta bonheur à la reine ; mais, à coup sûr, elle ne portapoint bonheur à Naples. Lâche et faux comme prince, François futfaux et cruel comme roi.

Cette manie de faire de la science, qui étaitcommune à Caroline et à ses frères Joseph et Léopold, était telle,que le jeune prince Charles, duc de Pouille, héritier de lacouronne, qui était né en 1775, et dont la naissance avait ouvert àsa mère la porte du Conseil d’État, étant tombé malade en 1780, etles plus célèbres médecins ayant été appelés pour lui donner dessoins, Caroline, non point avec les angoisses d’une mère, mais avecl’aplomb d’un professeur, se mêlait à toutes les consultations,donnant son avis et cherchant à prendre une influence sur letraitement que l’on faisait suivre à l’enfant.

Ferdinand, qui se contentait d’être père etqui était désolé, il faut lui rendre cette justice, de voirl’héritier présomptif marcher à une mort certaine, ne put, un jour,supporter une froide dissertation de la reine sur les causes de lagoutte, tandis que son enfant agonisait de la petite vérole ;voyant alors que, malgré les gestes réitérés qui lui imposaientsilence, elle continuait de discuter, il se leva et la prit par lamain en lui disant :

– Mais ne comprends-tu pas qu’il ne suffitpoint d’être reine pour savoir la médecine et qu’il faut encorel’avoir apprise ? Je ne suis qu’un âne, moi, je le sais ;aussi je me contente de me taire et de pleurer. Fais comme moi, ouva-t’en.

Et, comme elle voulait continuer d’exposer sathéorie, il la mit à la porte en la poussant un peu plus violemmentqu’elle n’y était habituée, et en pressant sa sortie avec un gestedu pied qui appartenait bien plus a un lazzarone qu’à un roi.

Le jeune prince mourut, au grand désespoir deson père ; quant à Caroline, elle se contenta, pour touteconsolation, de lui répéter les paroles de la Spartiate, que lepauvre roi n’avait jamais entendues et dont il apprécia mal lesublime stoïcisme :

– Lorsque je le mis au monde, je savais qu’ilétait condamné à mourir un jour.

On comprend que deux individus de caractèressi opposés ne pouvaient demeurer en bonne intelligence ;aussi, quoique les mêmes motifs de stérilité n’existassent pointentre Ferdinand et Caroline qu’entre Louis XVI etMarie-Antoinette, les commencements de leur union, si prolifiquedepuis, ne brillent-ils point par leur fécondité.

En effet, en jetant les yeux sur l’arbregénéalogique dressé par del Pozzo, je trouve que le premier né dumariage de Ferdinand et de Caroline est la jeune princesseMarie-Thérèse, qui voit le jour en 1772, devient-archiduchesse en1790, impératrice en 1792, et meurt en 1803.

Quatre ans s’étaient donc passés sans quel’union des deux époux portât ses fruits ; il est vrai qu’àpartir de ce moment, l’avenir répara les lenteurs du passé :treize princes ou princesses vinrent témoigner que lesrapprochements des deux époux étaient presque aussi fréquents queleurs querelles ; il est donc probable que, si un sentiment derépulsion instinctive éloigna d’abord Caroline de son époux, uncalcul politique l’en rapprocha bientôt. Une femme jeune, belle,ardente comme était la reine, avait, du moment qu’elle eut bienétudié le tempérament de son époux, toujours à sa disposition unmoyen de l’amener à faire ce qu’elle voulait. En effet, Ferdinandn’avait jamais rien su refuser à une maîtresse, à plus forte raisonà sa femme – et quelle femme ! – Marie-Caroline d’Autriche,c’est-à-dire une des femmes les plus séduisantes qui aient jamaisexisté.

Ce qui avait surtout contribué d’abord àéloigner cette nature fine et sensitive de cette autre naturesensuelle et vulgaire, c’était le côté lazzarone de Ferdinand.Ainsi, par exemple, chaque fois que le roi allait entendre l’opéraà San-Carlo, il se faisait apporter dans sa loge un souper. Cesouper, plus substantiel que délicat, eût été incomplet sans leplat de macaroni national ; mais c’était moins le macaroni enlui-même qu’appréciait le roi que le triomphe populaire qu’iltirait de sa manière de le manger. Les lazzaroni ont, dansl’inglutition de ce plat, une adresse manuelle toute particulièrequ’ils doivent au mépris qu’ils font de la fourchette ; or,Ferdinand, qui en toute chose ambitionnait d’être le roi deslazzaroni, ne manquait jamais de prendre son plat sur la table, des’avancer sur le devant de la loge, et, au milieu desapplaudissements du parterre, de manger son macaroni à la manièrede Polichinelle, le patron des mangeurs de macaroni.

Un jour qu’il s’était livré à cet exercice enprésence de la reine et qu’il avait été couvert d’applaudissements,la reine n’y put tenir, elle se leva et sortit en faisant signe àses deux femmes, la San-Marco et la San-Clemente, de la suivre.

Lorsque le roi se retourna, il trouva la logevide.

Et cependant, l’histoire consacre un plaisirde ce genre partagé par Caroline ; mais alors la reine étaitamoureuse de son premier amour et aussi timide à cette époquequ’elle fut depuis impudente elle avait trouvé, dans la mascarade àvisage découvert que nous allons raconter, un moyen de serapprocher de ce beau prince Caramanico que nous avons vu mourir siprématurément à Palerme.

Le roi avait formé un régiment de soldatsqu’il prenait plaisir à faire manœuvrer et qu’il appelait sesLiparotis, parce que ceux qui le composaient étaient presque toustirés des îles Lipariotes.

Nous avons dit plus haut que Caramanico étaitcapitaine dans ce régiment, dont le roi était colonel.

Un jour, le roi ordonna une grande revue deson régiment privilégié dans la plaine de Portici, au pied de ceVésuve, éternelle menace de destruction et de mort. On dressa destentes magnifiques sous lesquelles on transporta du château royaldes vins de tous les pays, des comestibles de toutes lesespèces.

Une de ces tentes était occupée par le roi enhabit d’hôtelier, c’est-à-dire vêtu d’une jaquette et d’une culottede toile blanche, la tête ornée du bonnet de coton traditionnel, etles flancs serrés par une ceinture de soie rouge dans laquelleétait passé, au lieu de l’épée avec laquelle Vatel se coupa lagorge, un immense couteau de cuisine.

Jamais le roi ne s’était senti si fort à sonaise que sous ce costume ; il eût voulu pouvoir le gardertoute sa vie.

Dix ou douze garçons d’auberge, vêtus commelui, se tenaient prêts à obéir aux ordres du maître et à servirofficiers et soldats.

C’étaient les premiers seigneurs de la cour,l’aristocratie du Livre d’or de Naples.

L’autre tente était occupée par la reine,vêtue, en hôtesse d’opéra-comique, d’une jupe de soie bleu de ciel,d’un casaquin noir brodé d’or, d’un tablier cerise brodéd’argent ; elle avait une parure complète de corail rose,collier, boucles d’oreilles, bracelets ; le sein et les bras àmoitié nus, et ses cheveux, sans poudre, c’est-à-dire dans touteleur luxuriante abondance et avec l’éclat d’une gerbe dorée,étaient retenus, comme une cascade prête à rompre sa digue, par unerésille d’azur.

Une douzaine de jeunes femmes de la cour,vêtues de leur côté en caméristes de théâtre, avec toute l’éléganceet les raffinements de coquetterie qui pouvaient faire ressortirles avantages naturels de chacune d’elles, lui faisait un escadronvolant qui n’avait rien à envier à celui de la reine Catherine deMédicis.

Mais, nous l’avons dit, au milieu de cettemascarade à visage découvert, l’amour seul avait un masque. Enallant et venant entre les tables, Caroline effleurait de sa robe,laissant voir le bas d’une jambe adorable, l’uniforme d’un jeunecapitaine qui n’avait de regards que pour elle et qui ramassait etpressait sur son cœur le bouquet qu’elle laissait tomber de sapoitrine en lui versant à boire. Hélas ! un de ces deux cœursqui battaient si ardemment au souffle du même amour s’était déjàéteint ; l’autre battait encore, mais au désir de lavengeance, aux espérances de la haine.

Quelque chose de pareil se passait dix ansplus tard au Petit-Trianon, et une comédie pareille, à laquelle nese mêlait point, il est vrai, une soldatesque grossière, se jouaitentre le roi et la reine de France. Le roi était le meunier, lareine la meunière, et le garçon meunier, qu’il s’appelât Dillon ouCoigny, ne le cédait en rien en élégance, en beauté et même ennoblesse au prince Caramanico.

Quoi qu’il en soit, le tempérament ardent duroi s’accommodait mal des caprices conjugaux de Caroline, et iloffrait à d’autres femmes cet amour que la sienne méprisait ;mais Ferdinand était d’une telle faiblesse avec la reine, qu’àcertaines heures il ne savait pas même garder le secret desinfidélités qu’il lui faisait ; alors, non point par jalousie,mais pour qu’une rivale ne lui ravît pas cette influence à laquelleelle aspirait, la reine feignait un sentiment qu’elle n’éprouvaitpoint, et finissait par faire exiler celle dont son mari lui avaitlivré le nom. C’est ce qui arriva à la duchesse de Luciano, que leroi lui-même avait dénoncée à sa femme, et que celle-ci fitreléguer dans ses terres. Indignée de la faiblesse de son royalamant, la duchesse s’habilla en homme, vint se poster sur lepassage du roi et l’accabla de reproches. Le roi reconnut sestorts, tomba aux genoux de la duchesse, lui demanda mille foispardon ; mais elle n’en fut pas moins forcée de quitter lacour, d’abandonner Naples, de se retirer dans ses terres enfin,d’où le roi n’osa la rappeler qu’au bout de sept ans ! Uneconduite contraire valut une punition semblable à la duchesse deCassano-Serra. Vainement le roi lui avait fait une cour assidue,elle avait obstinément résisté. Le roi, aussi indiscret dans sesrevers que dans ses triomphes, avoua à la reine d’où venait samauvaise humeur ; Caroline, pour laquelle une trop grandevertu était un reproche vivant, fit exiler la duchesse deCassano-Serra pour sa résistance comme elle avait fait exiler laduchesse de Luciano pour sa faiblesse.

Cette fois encore, le roi la laissa faire.

Il est vrai que parfois aussi la patienceéchappait au roi.

Un jour, la reine, n’ayant point par hasard às’en prendre à une favorite, s’en prit à un favori : c’étaitle duc d’Altavilla, contre lequel elle croyait avoir quelque motifde plainte ; or, comme dans ses emportements, cessant d’êtremaîtresse d’elle-même, la reine ne ménageait point ses injures,elle s’oublia jusqu’à dire au duc qu’il achetait la faveur du roipar des complaisances indignes d’un galant homme.

Le duc d’Altavilla, blessé dans sa dignité,alla aussitôt trouver le roi, lui raconta ce qui venait d’arriver,et lui demanda la permission de se retirer dans ses terres. Le roi,furieux, passa à l’instant même chez la reine, et, comme, au lieude l’apaiser, elle l’irritait encore par des réponses acerbes, illui envoya, toute fille de Marie-Thérèse qu’elle était, et tout roiFerdinand qu’il était lui-même, un soufflet qui, parti de la maind’un crocheteur, n’eût pas mieux résonné sur la joue de la filled’un portefaix.

La reine se retira chez elle, se renferma dansses appartements, bouda, cria, pleura ; mais, cette fois,Ferdinand tint bon, ce fut elle qui dut revenir la première, etforce lui fut de demander au duc d’Altavilla lui-même de laremettre bien avec son royal époux.

Nous avons dit quel effet avait produit surFerdinand la révolution française ; on comprend – lescaractères si opposés des deux souverains étant connus – que ceteffet fut bien autrement terrible sur Caroline.

Chez Ferdinand, ce fut un sentiment toutégoïste, un retour sur sa propre situation, une assez grandeindifférence sur le sort de Louis XVI et de Marie-Antoinette,qu’il ne connaissait pas, mais la terreur d’un sort semblable pourlui-même.

Chez Caroline, ce fut tout à la foisl’affection de famille frappée au cœur. Cette femme, qui voyaitmourir d’un œil sec son enfant, adorait sa mère, ses frères, sasœur, l’Autriche enfin, à laquelle elle sacrifia éternellementNaples. Ce fut l’orgueil royal, mortellement blessé, moins encorepar la mort que par l’ignominie de cette mort ; ce fut lahaine la plus ardente, éveillée contre cet odieux peuple français,qui osait traiter ainsi non-seulement les rois, mais encore laroyauté, qui amenèrent sur les lèvres de cette femme un serment devengeance contre la France, non moins implacable que celui quisortit contre Rome des lèvres du jeune Annibal.

En effet, en apprenant successivement, et àhuit mois de distance, les nouvelles de la mort de Louis XVIet de Marie-Antoinette, Caroline devint presque folle de rage. Lesdifférentes impressions de terreur et de colère qui agitaient sonâme avaient altéré sa physionomie et bouleversé le fil de sesidées ; elle voyait partout des Mirabeau, des Danton, desRobespierre ; on ne pouvait lui parler de l’amour et de lafidélité de ses sujets sans risquer de tomber dans sa disgrâce. Sahaine pour la France lui faisait voir dans ses propres États unparti républicain qui était loin d’y exister, mais qu’elle finitpar y créer à force de persécutions ; elle donnait le nom dejacobin à tout homme dont la distinction et la valeur personnellesdépassaient la mesure ordinaire, à tout imprudent lisant unegazette parisienne, à tout dandy imitant les modes françaises, etparticulièrement à ceux qui portaient les cheveux courts ; desaspirations pures et simples dans un progrès social furent taxéesde crimes que la mort ou une prison perpétuelle pouvaient seulesexpier. Après que ses soupçons eurent été chercher, dans leMezzo-Ceto, Emmanuele de Deo, Vitagliano et Cagliani, trois enfantsayant à peine soixante-cinq ans à eux trois, et qui furentcruellement exécutés sur la place du Château, les Pagano, lesConforti, les Cirillo furent emprisonnés ; seulement, cettepremière fois, les soupçons de la reine montèrent jusqu’à la plushaute aristocratie : un prince Colonna, un Caracciolo, unRiario, enfin ce comte de Ruvo que nous avons vu figurer avecCirillo au nombre des conspirateurs du palais de la reine Jeanne,furent arrêtés sans aucun motif, conduits au château Saint-Elme etrecommandés au geôlier comme les conspirateurs les plusdangereux.

Le roi et la reine, si mal d’accord d’habitudeen toute chose, s’accordèrent cependant à partir de ce moment surun point, leur haine contre les Français ; seulement, la hainedu roi était indolente et se fût contentée de les tenir éloignés delui, tandis que la haine de Caroline était active et qu’à cettehaine, à laquelle leur éloignement ne suffisait point, il fallaitleur destruction.

Le caractère altier de Caroline avait depuislongtemps courbé sous sa volonté le caractère insoucieux deFerdinand, qui, ainsi que nous l’avons dit, se révoltait parfoispar boutades, quand son bon sens naturel lui indiquait qu’on lefaisait dévier du droit chemin ; mais, avec du temps, de lapatience et de l’obstination, la reine en arrivait toujours au butqu’elle se proposait.

C’est ainsi que, dans l’espoir de prendre partà quelque coalition contre la France, et même de lui faire uneguerre personnelle, elle avait, par l’intermédiaire d’Acton, levéet organisé, presque à l’insu de son mari, une armée de 70,000hommes, construit une flotte de cent bâtiments de toute grandeur,réuni un matériel considérable, et pris toutes les dispositionsenfin pour que, du jour au lendemain, sur un ordre du roi, laguerre pût commencer.

Elle avait été plus loin : appréciantl’impuissance des généraux napolitains, qui n’avaient jamaiscommandé une armée en campagne, comprenant le peu de confiancequ’auraient en eux des soldats qui connaîtraient comme elle leurincapacité, elle avait demandé à son neveu l’empereur d’Autriche,un de ses généraux qui passait pour le premier stratégiste del’époque, quoiqu’il ne fut encore célèbre que par ses échecs, lebaron Mack ; l’empereur s’était empressé de le lui accorder,et l’on attendait de moment en moment l’arrivée de cet importantpersonnage, arrivée dont la reine et Acton devaient être seulsprévenus et que le roi ignorait complétement.

Ce fut sur ces entrefaites qu’Acton, sesentant maître de la situation et ne connaissant au monde qu’unseul homme qui pût le renverser et se mettre à sa place, se décidaà se débarrasser de cet homme, dont l’éloignement ne lui suffisaitplus.

Un jour, on apprit à Naples que le princeCaramanico, vice-roi de Sicile, était malade, le lendemain qu’ilétait mourant, le surlendemain qu’il était mort.

Dans aucun cœur peut-être cette mort ne causaun ébranlement si terrible que dans celui de Caroline ; cetamour, le premier de tous, y avait grandi par l’absence et nepouvait en être déraciné que par la mort. Pas une des fibres dontil s’était emparé ne fut épargnée dans ce douloureux déchirement,et l’angoisse fut d’autant plus grande, qu’elle dut la cacher auxregards curieux qui l’enveloppaient ; elle feignit uneindisposition, s’enferma dans la chambre la plus reculée de sonappartement, et, là, se roulant sur ses tapis, les ongles enfoncésdans ses cheveux, la figure inondée de larmes, avec desrugissements de panthère blessée, elle blasphéma le ciel, maudit leroi, maudit sa couronne, maudit cette amante qu’elle n’aimait paset qui lui tuait le seul amant qu’elle eût aimé, se mauditelle-même, et, par dessus tout, maudit ce peuple qui, chantantcette mort dans les rues, l’accusait d’avoir fait ce sacrificehumain à son complice Acton ; enfin se promit de reverser surla France et sur les Français tout ce fiel extravasé au fond de soncœur.

Pendant cette agonie, une seule personne,confidente de tous ses secrets, et qu’elle allait associer à sahaine, put pénétrer jusqu’à elle : ce fut sa favorite EmmaLyonna.

Les deux années qui s’étaient écoulées depuiscette mort, la plus grande douleur peut-être de toute la vie deCaroline, avaient pu épaissir le masque d’impassibilité qu’elleportait sur son visage, mais n’avaient en rien cicatrisé lesblessures qui saignaient en dedans.

Il est vrai que l’éloignement de Bonaparteséquestré en Égypte, l’arrivée à Naples du vainqueur d’Aboukir avectoute sa flotte, la certitude que, par cette Circé nommée EmmaLyonna, elle ferait de Nelson l’allié de sa haine et le complice desa vengeance, lui avaient donné une de ces joies amères, les seulesqu’il soit permis de connaître aux cœurs en deuil, aux âmesdésespérées.

Dans cette situation d’esprit, la scène quis’était passée la veille au soir au palais de l’ambassaded’Angleterre, c’est-à-dire les menaces de l’ambassadeur français etsa déclaration de guerre, loin d’avoir effrayé notre implacableennemie, avaient, au contraire, résonné à son oreille comme letintement du bronze sonnant l’heure si longtemps et si impatiemmentattendue.

Il n’en était pas de même du roi, sur lequelcette scène avait produit une très-fâcheuse impression et auquelelle avait fait passer une fort mauvaise nuit.

Aussi, en rentrant dans son appartement,avait-il commandé qu’on lui préparât le lendemain, pour sedistraire, une chasse au sanglier dans les bois d’Asproni.

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