La San-Felice – Tome I

XXIV – L’ÎLE DE MALTE.

L’apparition de Nelson en un pareil momentétait significative : c’était le mauvais génie de la France enpersonne qui venait s’asseoir au conseil de Naples et soutenir dela toute-puissance de son or les mensonges et la trahison deCaroline.

Tout le monde connaissait Nelson, excepté legénéral Mack, arrivé dans la nuit, comme nous l’avons dit ; lareine alla à lui, et, lui prenant la main, et conduisant le futurvainqueur de Civita-Castellana au vainqueur d’Aboukir :

– Je présente, dit-elle, le héros de la terreau héros de la mer.

Nelson parut peu flatté du compliment ;mais il était de trop bonne humeur en ce moment pour se blesserd’un parallèle, quoique ce parallèle fût tout à l’avantage de sonrival ; il salua courtoisement Mack, et, se tournant vers leroi :

– Sire, dit-il, je suis heureux de pouvoirannoncer à Votre Majesté et à ses ministres que je suis porteur despleins pouvoirs de mon gouvernement pour traiter avec elle au nomde l’Angleterre toute question relative à la guerre avec laFrance.

Le roi se sentit pris ; Caroline l’avait,pendant son sommeil, garrotté comme Gulliver à Lilliput ; illui fallait faire contre mauvaise fortune bon cœur ;seulement, il essaya de se cramponner à la dernière objection quise présentait à son esprit.

– Votre Grâce a entendu, dit-il, ce dont ilest question, et notre ministre des finances, sachant que noussommes entre amis et que l’on n’a pas de secrets pour ses amis,nous a avoué franchement qu’il n’y avait plus d’argent dans lescaisses ; alors, je faisais cette objection que, sans argent,il n’y avait pas de guerre possible.

– Et Votre Majesté faisait, comme toujours,preuve d’une profonde sagesse, répondit Nelson ; mais voici,par bonheur, des pouvoirs de M. Pitt qui me mettent à même deremédier à cette pénurie.

Et Nelson posa sur la table du conseil unpouvoir conçu en ces termes :

« À son arrivée à Naples, lord Nelson,baron du Nil, est autorisé à s’entendre avec sir William Hamilton,notre ambassadeur près la cour des Deux-Siciles, pour soutenirnotre auguste allié le roi de Naples dans toutes les nécessités oùpourrait l’entraîner une guerre contre la république française.

» W. PITT.

» Londres, 7 septembre 1798. »

Acton traduisit les quelques lignes de Pitt auroi, qui appela près de lui le cardinal, comme un renfort contre lenouvel allié de la reine qui venait d’apparaître.

– Et Votre Seigneurie, dit Ferdinand, peut, àce que disait la reine, mettre à notre disposition… ?

– Un million de livres sterling, ditNelson.

Le roi se tourna vers Ruffo comme pour luidemander ce que faisait un million de livres sterling.

Ruffo devina la question.

– Cinq millions et demi de ducats, à peu près,répondit-il.

– Hum ! fit le roi.

– Cette somme, dit Nelson, n’est qu’un premiersubside destiné à faire face aux nécessités du moment.

– Mais, avant que vous ayez avisé votregouvernement de nous expédier cette somme, avant que votregouvernement nous l’expédie, avant, enfin, qu’elle soit arrivée àNaples, un assez long temps peut s’écouler. Nous sommes dansl’équinoxe d’hiver, et ce n’est pas trop de calculer un mois ou sixsemaines pour l’aller et le retour d’un bâtiment ; pendant cessix semaines ou ce mois, les Français auront tout le temps d’être àNaples !

Nelson allait répondre, la reine lui coupa laparole.

– Votre Majesté peut se tranquilliser sur cepoint, dit-elle : les Français ne sont point en mesure de luifaire la guerre.

– En attendant, répliqua Ferdinand, ils nousl’ont déclarée.

– Qui nous l’a déclarée ?

– L’ambassadeur de la République.Pardieu ! on dirait que je vous apprends une nouvelle.

La reine sourit dédaigneusement.

– Le citoyen Garat s’est trop pressé,dit-elle ; il eût attendu encore quelque temps, ou n’eût pointfait sa déclaration de guerre, s’il eût connu la situation dugénéral Championnet à Rome.

– Et vous connaissez mieux cette situation quene la connaissait l’ambassadeur lui-même, n’est-ce pas,madame ?

– Je le crois.

– Vous avez des correspondances à l’état-majordu général républicain ?

– Je ne me fierais pas à des correspondancesavec des étrangers, sire.

– Alors, vous tenez vos renseignements dugénéral Championnet lui-même ?

– Justement ! et voici la lettre quel’ambassadeur de la République eût reçue ce matin, s’il ne se fûtpoint tant pressé de partir hier au soir.

Et la reine tira de son enveloppe la lettreque le sbire Pasquale de Simone avait enlevée la veille à SalvatoPalmieri et lui avait remise dans la chambre obscure ; puiselle la passa au roi.

Le roi y jeta les yeux.

– Cette lettre est en français, dit-il du tondont il eût dit : « Cette lettre est enhébreu. »

Puis, la passant à Ruffo, comme s’il se fiaità lui seul :

– Monsieur le cardinal, dit-il, traduisez-nouscette lettre en italien.

Ruffo prit la lettre, et, au milieu du plusprofond silence, lut ce qui suit :

« Citoyen ambassadeur,

» Arrivé à Rome depuis quelques joursseulement, je crois qu’il est de mon devoir de porter à votreconnaissance l’état dans lequel se trouve l’armée que je suisappelé à commander, afin que, sur les notes précises que je vaisvous donner, vous puissiez régler la conduite que vous avez à tenirvis-à-vis d’une cour perfide qui, poussée par l’Angleterre, notreéternelle ennemie, n’attend que le moment favorable pour nousdéclarer la guerre… »

À ces derniers mots, la reine et Nelson seregardèrent en souriant. Nelson n’entendait ni le français nil’italien ; mais probablement une traduction anglaise de cettelettre lui avait été faite à l’avance.

Ruffo continua, ce signe n’ayant pointinterrompu la lecture.

« D’abord, cette armée, qui se monte auchiffre de 35,000 hommes sur le papier, n’est, en réalité, que de8,000 hommes, lesquels manquent de chaussures, de vêtements, depain, et, depuis trois mois, n’ont pas reçu un sou de solde. Ces8,000 hommes n’ont que 180,000 cartouches à se distribuer, ce quinous fait quinze coups à tirer par homme ; aucune place n’estapprovisionnée même en poudre, et l’on en a manqué à Civita-Vecchiapour tirer sur un vaisseau barbaresque qui est venu observer lacôte… »

– Vous entendez, sire, dit la reine.

– Oui, j’entends, dit le roi. Continuez,monsieur le cardinal.

Le cardinal reprit :

« Nous n’avons que cinq pièces de canonet un parc de quatre bouches à feu ; notre manque de fusilsest tel, que je n’ai pu armer deux bataillons de volontaires que jecomptais employer contre les insurgés qui nous enveloppent de touscôtés… »

La reine échangea un nouveau signe avec Macket Nelson.

« Nos forteresses ne sont pas en meilleurétat que nos arsenaux ; dans aucune d’elles les boulets et lescanons ne sont du même calibre ; dans quelques-unes, il y ades canons et pas de boulets ; dans d’autres, des boulets etpas de canons. Cet état désastreux m’explique les instructions duDirectoire que je vous transmets afin que vous vous yconformiez.

» Repousser par les armes toute agressionhostile dirigée contre la république romaine et porter la guerresur le territoire napolitain, mais dans le cas seulement où le roide Naples exécuterait ses projets d’invasion depuis si longtempsannoncés… »

– Vous entendez, sire, dit la reine. Avec8,000 hommes, cinq pièces de canon et 180,000 cartouches, je croisque nous n’avons pas grand’chose à craindre de cette guerre.

– Continuez, éminentissime, dit le roi sefrottant les mains.

– Oui, continuez, dit la reine, et vous verrezce que le général français pense lui-même de sa position.

« Or, continua le cardinal, avec lesmoyens qui sont à ma disposition, citoyen ambassadeur, vouscomprenez facilement que je ne pourrais pas repousser uneagression hostile, à plus forte raison, porter la guerresur le territoire napolitain… »

– Cela vous rassure-t-il, monsieur ?demanda la reine.

– Hum ! fit le roi ; voyons jusqu’aubout.

« Je ne puis donc trop vous recommander,citoyen ambassadeur, de maintenir, autant que le permettra ladignité de la France, la bonne harmonie entre la République et lacour des Deux-Siciles, et de calmer par tous les moyens possiblesl’impatience des patriotes napolitains ; tout mouvement qui seproduirait avant trois mois, c’est-à-dire avant le temps qui m’estnécessaire pour organiser l’armée serait prématuré et avorteraitinfailliblement.

» Mon aide de camp, homme sûr, d’uncourage éprouvé, et qui, né dans les États du roi de Naples, parlenon-seulement l’italien, mais encore le patois napolitain, estchargé de vous remettre cette lettre et de s’aboucher avec leschefs du parti républicain à Naples. Renvoyez-le-moi le plus vitepossible avec une réponse détaillée qui m’expose exactement votresituation vis-à-vis de la cour des Deux-Siciles.

» Fraternité.

» CHAMPIONNET.

» 18 septembre 1798. »

– Eh bien, monsieur, dit la reine, si vousn’êtes rassuré qu’à moitié, voilà qui doit vous rassurer tout àfait.

– Sur un point, oui, madame ; mais sur unautre, non.

– Ah ! je comprends. Vous voulez parlerdu parti républicain, auquel vous avez eu tant de peine à croire.Eh bien, Votre Majesté le voit, ce n’est pas tout à fait unfantôme ; il existe, puisqu’il faut le calmer et que ce sontles jacobins eux-mêmes qui en donnent le conseil.

– Mais comment diable avez-vous pu vousprocurer cette lettre ? demanda le roi en la prenant des mainsdu cardinal et en l’examinant avec curiosité.

– Ceci, c’est mon secret, monsieur, réponditla reine, et vous me permettrez de le garder ; mais j’ai, jecrois, coupé la parole à Sa Seigneurie lord Nelson au moment où ilallait répondre à une question que vous veniez de lui faire.

– Je disais qu’en septembre et en octobre, lamer est mauvaise, et qu’il nous faudrait peut-être un mois ou sixsemaines pour recevoir d’Angleterre cet argent dont nous avonsbesoin le plus tôt possible.

La demande du roi fut transmise à Nelson.

– Sire, répondit-il, le cas est prévu et vosbanquiers, MM. Baker père et fils, vous escompteront, avecl’aide de leurs correspondants de Messine, de Rome et de Livourne,une lettre de change d’un million de livres que leur fera sirWilliam Hamilton et que j’endosserai. Votre Majesté aura seulementbesoin, vu le chiffre assez élevé de la somme, de les prévenir àl’avance.

– C’est bien, c’est bien, dit le roi ;faites faire la lettre de change à sir William, endossez-la,remettez-la-moi, et je m’entendrai de cela avec les Baker.

Ruffo souffla quelques mots à l’oreille duroi.

Ferdinand fit un signe de tête.

– Mais ma bonne alliée l’Angleterre, dit-il,si amie qu’elle soit du royaume des Deux-Siciles, ne donne pas sonargent pour rien, je la connais. Que demande-t-elle, en échange deson million de livres sterling ?

– Une chose bien simple, et qui ne porte aucunpréjudice à Votre Majesté.

– Laquelle, enfin ?

– Elle demande que, quand la flotte de SaMajesté Britannique, qui est en train de bloquer Malte, l’aurareprise aux Français, Votre Majesté renonce à faire valoir sesdroits sur cette île, afin que Sa Majesté Britannique, qui n’apoint de possession dans la Méditerranée autre que Gibraltar,puisse faire de Malte un point de station et d’approvisionnementpour les vaisseaux anglais.

– Bon ! la cession sera facile de mapart ; Malte ne m’appartient pas, elle appartient àl’Ordre.

– Oui, sire ; mais, Malte reprise,l’Ordre sera dissous, fit observer Nelson.

– Et, l’Ordre dissous, se hâta de dire Ruffo,Malte fait retour à la couronne des Deux-Siciles, ayant été donnépar l’empereur Charles-Quint, comme héritier du royaume d’Aragon,aux chevaliers hospitaliers qui venaient d’être chassés de Rhodes,en 1535, par Soliman II ; or, si avec le besoin qu’al’Angleterre d’une station dans la Méditerranée, l’Angleterre nepayait Malte que vingt-cinq millions de francs, ce ne serait pascher.

Peut-être la discussion allait-elle s’établirsur ce point lorsqu’une troisième fanfare se fit entendre dans lacour et produisit un effet non moins inattendu et non moinsprodigieux que les deux premières.

Quant à la reine, elle échangea avec Mack etNelson un regard qui voulait dire : « Restez calmes, jesais ce que c’est. »

Mais le roi, qui ne le savait pas, courut à lafenêtre et l’ouvrit avant que la fanfare fût terminée.

Elle sonnait l’hallali.

– Voyons ! cria-t-il furieux,m’expliquera-t-on enfin ce que veulent dire ces trois misérablesfanfares ?

– Elles veulent dire que Votre Majesté peutpartir quand elle voudra, répondit le sonneur ; elle sera sûrede ne pas faire buisson creux, les sangliers sont détournés.

– Détournés ! répéta le roi, lessangliers sont détournés ?

– Oui, sire, une bande de quinze.

– Quinze sangliers !… Entendez-vous,madame ? s’écria le roi en s’adressant à Caroline. Quinzesangliers ! entendez-vous, messieurs ? Quinzesangliers ! entends-tu, Jupiter ? Quinze !quinze ! quinze !

Puis, revenant au sonneur de cor :

– Ne sais-tu donc pas, lui cria-t-il d’unevoix désespérée, qu’il n’y a pas de chasse aujourd’hui,malheureux ?

La reine s’avança.

– Et pourquoi donc n’y aurait-il pas de chasseaujourd’hui, monsieur ? demanda-t-elle avec son plus charmantsourire.

– Mais, madame, parce que, sur le billet quevous m’avez écrit cette nuit, je l’ai décommandée.

Et il se retourna vers Ruffo comme pour leprendre à témoin que l’ordre avait été donné devant lui.

– C’est possible, monsieur ; mais, moi,reprit la reine, j’ai pensé à la peine que vous causait laprivation de ce plaisir, et, présumant que le conseil finirait debonne heure et nous laisserait le temps de chasser pendant unepartie de la journée, j’ai intercepté le messager et n’ai rienchangé au premier ordre donné par vous, sinon que j’ai indiquévotre départ pour onze heures au lieu de neuf. Voici onze heuresqui sonnent, le conseil est fini, les sangliers sont détournés,rien n’empêche donc Votre Majesté de partir.

Au fur et à mesure que la reine parlait, lafigure du roi devenait rayonnante.

– Ah ! chère maîtresse ! – on serappelle que c’était le nom dont Ferdinand appelait Caroline dansses moments d’amitié, – ah ! chère maîtresse ! vous êtesdigne de remplacer non-seulement Acton comme premier ministre, maisencore le duc della Salandra, comme grand veneur. Vous l’avezdit : le conseil est fini, vous avez votre général de terre,vous avez votre général de mer, nous allons avoir cinq ou sixmillions de ducats sur lesquels nous ne comptions point ; toutce que vous ferez sera bien fait ; tout ce que je vousdemande, c’est de ne pas vous mettre en campagne avant l’empereur.Par ma foi, je me sens tout disposé à faire la guerre : ilparaît que, décidément, j’étais brave… Au revoir, chèremaîtresse ! Au revoir, messieurs ! Au revoir,Ruffo !

– Et Malte, sire ? demanda lecardinal.

– Bon ! que l’on en fasse ce que l’onvoudra, de Malte ; je m’en passe depuis deux centsoixante-trois ans, je m’en passerai bien encore. Un mauvais rocherqui n’est bon pour la chasse que deux fois dans l’année, au passagedes cailles ; où l’on ne peut pas avoir de faisans, fauted’eau ; où il ne pousse pas un radis et où l’on est obligé detout tirer de la Sicile ! Qu’ils prennent Malte et qu’ils medébarrassent des jacobins, c’est tout ce que je leur demande…Quinze sangliers ! Jupiter, taïaut ! Jupiter,taïaut !

Et le roi sortit en sifflant une quatrièmefanfare.

– Milord, dit la reine à Nelson, vous pouvezécrire à votre gouvernement que la cession de Malte à l’Angleterrene souffrira aucune difficulté de la part du roi desDeux-Siciles.

Alors, se tournant vers les ministres et lesconseillers :

– Messieurs, dit-elle, le roi vous remerciedes bons avis que vous lui avez donnés. Le conseil est levé.

Puis, enveloppant tout le monde dans un salutqu’elle sut par un coup d’œil rendre ironique pour Ruffo, ellerentra chez elle, suivie de Mack et de Nelson.

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