La San-Felice – Tome I

XXIX – ASSUNTA

C’était l’accident arrivé au beccaïoqui causait toute cette préoccupation au Vieux-Marché, et toutecette rumeur dans la rue Sant-Eligio, et dans la ruelle desSoupirs-de-l’abîme.

Seulement, comme on le comprend bien, cetaccident était interprété de cent façons différentes.

Le beccaïo, avec sa joue fendue, sestrois dents cassées, sa langue mutilée, n’avait pas pu ou n’avaitpas voulu donner de grands renseignements. On avait seulement crucomprendre, aux mots giacobiniet Francesi,murmurés par lui, que c’étaient les jacobins de Naples, amis desFrançais, qui l’avaient équipé ainsi.

Le bruit s’était, en outre, répandu qu’unautre ami du beccaïoavait été trouvé mort sur le lieu ducombat et que deux autres encore avaient été blessés, dont l’un sigravement, qu’il était mort dans la nuit.

Chacun disait son avis sur cet accident et surses causes ; et c’était le bavardage de cinq ou six cents voixqui causait cette rumeur qu’avait entendue de loin fra Pacifico etqui l’avait attiré vers la boutique du tueur de moutons.

Seul, un jeune homme de vingt-six ouvingt-huit ans, appuyé au chambranle de la porte, demeurait pensifet muet. Seulement, aux différentes conjectures qui étaient émiseset particulièrement à celle-ci que le beccaïoet ses troiscamarades avaient été, en revenant de faire un souper à la tavernede la Schiava, attaqués par quinze hommes à la hauteur de lafontaine du Lion, le jeune homme riait et haussait les épaules avecun geste plus significatif que si c’eût été un démenti formel.

– Pourquoi ris-tu et hausses-tu lesépaules ? lui demanda un de ses camarades nommé AntonioAvella, et que l’on appelait Pagliucchella,par suite del’habitude qu’ont les gens du peuple à Naples de donner à chaquehomme un surnom tiré de son physique ou de son caractère.

– Je ris parce que j’ai envie de rire,répondit le jeune homme, et je hausse les épaules parce que cela meplaît de les hausser. Vous avez bien le droit de dire des bêtises,vous ; j’ai bien, moi, le droit de rire de ce que vousdites.

– Pour que tu saches que nous disons desbêtises, il faut que tu sois mieux instruit que nous.

– Il n’est pas difficile d’être mieux instruitque toi, Pagliucchella ; il ne faut que savoir lire.

– Si je n’ai point appris à lire, réponditcelui à qui Michele reprochait son ignorance, – car le railleurétait notre ami Michele, – c’est l’occasion qui m’a manqué. Tu l’aseue, toi, parce que tu as une sœur de lait riche et qui est lafemme d’un savant ; mais il ne faut pas pour cela mépriser lescamarades.

– Je ne te méprise point, Pagliucchella, tants’en faut ! car tu es un bon et brave garçon, et, si j’avaisquelque chose à dire, au contraire, c’est à toi que je ledirais.

Et peut-être Michele allait donner àPagliucchella une preuve de la confiance qu’il avait en lui, en letirant hors de la foule et en lui faisant part de quelques-uns desdétails qui étaient à sa connaissance, lorsqu’il sentit une mainqui s’appuyait sur son épaule et qui pesait lourdement.

Il se retourna et tressaillit.

– Si tu avais quelque chose à dire, c’est àlui que tu le dirais, fit au jeune railleur celui qui lui mettaitla main sur l’épaule ; mais, crois-moi, si tu sais quelquechose sur toute cette aventure, ce dont je doute, et que tu disesce quelque chose à qui que ce soit, c’est alors que tu mériterasvéritablement d’être appelé Michele le Fou.

– Pasquale de Simone ! murmuraMichele.

– Il vaut mieux, crois-moi, continua le sbire,et c’est plus sûr pour toi, aller rejoindre à l’église de laMadone-del-Carmine, – où elle accomplit un vœu, Assunta, que tun’as pas trouvée chez elle ce matin, absence qui te met de mauvaisehumeur, – que de rester ici pour dire ce que tu n’as pas vu, et cequ’il serait malheureux pour toi d’avoir vu.

– Vous avez raison, signor Pasquale, réponditMichele tout tremblant, et j’y vais. Seulement, laissez-moipasser.

Pasquale fit un mouvement qui laissa entre luiet le mur une ouverture par laquelle eût pu se glisser un enfant dedix ans. Michele y passa à l’aise, tant la peur le faisaitpetit.

– Ah ! par ma foi, non !murmurait-il en s’éloignant à grands pas dans la direction del’église del Carmine, sans regarder derrière lui ; par ma foi,non ! je ne dirai pas un mot, tu peux être tranquille,monseigneur du couteau ! j’aimerais mieux me couper la langue.Mais c’est qu’aussi, continua-t-il, cela ferait parler un muet,d’entendre dire qu’ils ont été attaqués par quinze hommes, quand cesont eux, au contraire, qui se sont mis six pour en attaquer unseul. C’est égal, je n’aime pas les Français ni les jacobins ;mais j’aime encore moins les sbires et les sorici[11], et je ne suis pas fâché quecelui-là les ait un peu houspillés. Deux morts et deux blessés sursix, viva san Gennaro ! il n’avait pas un rhumatismedans le bras, ni la goutte dans les doigts, celui-là !

Et il se mit à rire en secouant joyeusement latête et en dansant seul un pas de tarentelle au milieu de larue.

Quoique l’on prétende que le monologue n’estpoint dans la nature, Michele, que l’on appelait Michele le Fou,justement parce qu’il avait l’habitude de parler tout seul et degesticuler en parlant, Michele le Fou eût continué de glorifierSalvato s’il ne se fût pas trouvé, tant il allongeait le pas,poussant son éclat de rire, sur la place del Carmine, et dansantson pas de tarentelle sous le porche même de l’église.

Il souleva la lourde et sale tenture qui penddevant la porte, entra et regarda autour de lui.

L’église del Carmine, dont il nous estimpossible de ne pas dire un mot en passant, est l’église la pluspopulaire de Naples, et sa Madone passe pour être une des plusmiraculeuses. D’où lui vient cette réputation, et qui lui vaut cerespect que partagent toutes les classes de la société ?Est-ce parce qu’elle renferme la dépouille mortelle de ce jeune etpoétique Conradin, neveu de Manfred, et de son ami Frédéricd’Autriche ? Est-ce à cause de son Christ, qui, menacé par unboulet de René d’Anjou, baissa la tête sur sa poitrine pour éviterle boulet, et dont les cheveux poussent si abondamment, que lesyndic de Naples vient, une fois l’an, en grande pompe, les luicouper avec des ciseaux d’or ? Est-ce, enfin, parce queMasaniello, le héros des lazzaroni, fut assassiné dans son cloîtreet y dort dans quelque coin inconnu, tant le peuple est oublieux,même de ceux qui sont morts pour lui ? Mais il n’en est pasmoins vrai que, l’église del Carmine étant, comme nous l’avons dit,la plus populaire de Naples, c’est à elle que se font la plupartdes vœux, et que le vieux Tomeo avait fait le sien, dont nous netarderons point à savoir la cause.

Michele eut donc, tout d’abord, au milieu del’église del Carmine, toujours encombrée de fidèles, quelque peineà trouver celle qu’il cherchait ; cependant, il finit par ladécouvrir faisant dévotement sa prière au pied d’un des autelslatéraux placés à main gauche en entrant.

Cet autel, tout éblouissant de cierges, étaitconsacré à saint François.

Michele avait, selon que vous serez pessimisteou optimiste en amour, cher lecteur, Michele avait le malheur ou lebonheur d’être amoureux. L’émeute, qu’il prévoyait et qu’il avaitdonnée à Nina pour raison de son départ, n’était qu’une causesecondaire. Celle qui passait avant toutes les autres était ledésir de voir et d’embrasser Assunta, la fille de Basso-Tomeo, cevieux pêcheur qui, on se le rappelle, avait, une nuit, pendantlaquelle son bateau était amarré aux fondations du palais de lareine Jeanne, vu un spectre se pencher sur lui, s’assurer avec lapointe du poignard que son sommeil était de bon aloi ; puis,enfin, convaincu qu’il dormait, remonter et disparaître dans lesruines.

On doit se rappeler encore que cetteapparition avait causé un tel effroi au vieux pêcheur,qu’abandonnant Mergellina, et mettant, entre son ancien logement etle nouveau, la rivière de Chiaïa, Chiatamone, le château de l’Œuf,Santa-Lucia, le Castel-Nuovo, le môle, le port, la strada Nuova, etenfin la porte del Carmine, il avait transporté son domicile à laMarinella.

En vrai chevalier errant, Michele avait suivisa maîtresse au bout de Naples : il l’eût suivie au bout dumonde.

Le matin du jour auquel nous sommes arrivés,quand il avait trouvé la porte du vieux Basso-Tomeo fermée, au lieude la trouver ouverte comme de coutume, il n’avait pas été sansinquiétude.

Où pouvait être Assunta, et quelle causel’avait éloignée de la maison ?

Outre le doute qu’un amant a toujours sur samaîtresse, si bien aimé qu’il se croie par elle, Michele n’étaitpoint sans avoir éprouvé quelques traverses dans ses amours.

Basso-Tomeo, vieux pêcheur, plein de lacrainte de Dieu, de la vénération des saints, de l’amour dutravail, n’avait point une considération bien grande pour Michele,qu’il traitait non-seulement de fou, comme tout le monde, maisencore de paresseux et d’impie.

Les trois frères d’Assunta, Gaetano, Gennaroet Luigi, étaient des enfants trop respectueux pour ne pointpartager les opinions de leur père à l’endroit de Michele ; desorte que le pauvre Michele, à chaque nouveau grief soulevé contrelui, n’avait dans la maison Tomeo qu’un seul défenseur, Assunta,tandis qu’au contraire, il avait quatre accusateurs : le pèreet les trois fils ; ce qui constituait contre lui, dans ladiscussion qu’on avait à son sujet, une formidable majorité.

Par bonheur, le métier de pêcheur est un rudemétier, et Basso-Tomeo et ses trois fils qui se vantaient de ne pasêtre des paresseux comme Michele, tenant à exercer le leur enconscience, passaient une partie de la soirée à poser leurs filets,une partie de la nuit à attendre que le poisson s’y engageât, etune partie de la matinée à les tirer hors de l’eau. Il en résultaitque, sur vingt-quatre heures, Basso-Tomeo et ses trois fils enrestaient dix-huit dehors et dormaient les six autres ; ce quin’en faisait pas des surveillants bien insupportables pour lesamours de Michele et d’Assunta.

Aussi, Michele prenait-il son malheur enpatience. Basso-Tomeo lui avait dit qu’il ne lui donnerait sa filleque lorsqu’il exercerait un métier lucratif et honnête, oulorsqu’il aurait fait un héritage. Michele, par malheur, prétendaitne connaître aucun métier lucratif et honnête à la fois, affirmantque l’une de ces deux épithètes excluait l’autre, ce qui, à Naplesn’était point tout à fait un paradoxe ; et il en donnait pourpreuve à Basso-Tomeo que lui, par exemple, qui exerçait un métierhonnête, qui, aidé par ses trois fils, consacrait dix-huit heurespar jour à ce métier, n’avait, depuis cinquante ans à peu prèsqu’il avait, pour la première fois, jeté ses filets à la mer, pasréussi à mettre cinquante ducats de côté. Il attendait doncl’héritage, parlant d’un oncle qui n’avait jamais existé, et qui,sur les indications de Marco Polo, était parti pour le royaume duCathay. Si l’héritage ne venait pas, ce qui, au bout du compte,était possible, il ne pouvait manquer, un jour ou l’autre, d’êtrecolonel, puisque Nanno le lui avait prédit. Il est vrai qu’iln’avait rendu publique, dans la maison de Basso-Tomeo, que lapremière partie de la prédiction, ayant gardé pour lui celle quiaboutissait à la potence et n’ayant jugé à propos de s’ouvrir à cesujet qu’à sa sœur de lait Luisa, ainsi que nous l’avons vu dansl’entretien qui avait précédé la prédiction plus sinistre encoreque la sorcière lui avait faite à elle-même.

Or, la présence d’Assunta dans l’église de laMadone-del-Carmine, sa présence à l’autel de saint François etl’illumination a giorno de cet autel, étaient autant depreuves que Michele, tout fou qu’on le disait, ne s’était pointtrompé à l’endroit du médiocre produit que Basso-Tomeo, malgré lafatigue qu’il prenait, tirait de son pénible métier. En effet, lestrois dernières journées avaient été si mauvaises, que le vieuxpêcheur avait fait vœu de brûler douze cierges à l’autel de saintFrançois, dans l’espérance que le saint, qui était son patron, luiaccorderait une pêche dans le genre de celle que les pêcheurs del’Évangile avaient faite dans le lac de Génézareth, et avait exigéque, pendant toute la matinée, c’est-à-dire pendant le temps qu’ilserait occupé à tirer ses filets, sa fille Assunta appuyât le vœuqu’il avait fait, de ses plus ferventes prières.

Or, comme le vœu avait été fait la veille,après la dernière pêche, qui avait encore été plus mauvaise que lesdeux précédentes ; que Michele, ayant consacré toute la soiréeà Luisa, et toute la nuit au blessé, n’avait pu être prévenu parAssunta, Michele avait trouvé la porte de la maison fermée, etAssunta agenouillée à l’autel de saint François, au lieu del’attendre à sa porte.

En voyant que Pasquale de Simone lui avait ditvrai, Michele fit un si gros soupir de satisfaction, qu’Assunta seretourna à son tour, poussa un cri de joie, et, avec un bon sourirequi n’était autre chose qu’un remercîment pour sa pénétration, luifit signe de venir s’agenouiller près d’elle. Michele n’eut pasbesoin qu’on lui répétât l’invitation. Il ne fit qu’un bond de laplace où il était jusqu’aux degrés de l’autel, et tomba à genouxsur la même marche où priait Assunta.

Nous ne voudrions pas affirmer qu’à partir dece moment la prière de la jeune fille fut aussi fervente quelorsque Michele était absent, et qu’il ne se mêla point à cetteprière quelques distractions. Mais la chose était peu importante àcette heure, la pêche devant être faite et les filets tirés. Onpouvait bien, à tout prendre, risquer quelques paroles d’amour, aumilieu des pieuses paroles auxquelles le saint avait droit.

Ce fut là seulement que Michele appritd’Assunta les faits qu’en notre qualité d’historien, nous avonsfait connaître à nos lecteurs, avant que Michele les connûtlui-même, – et, en échange de ces faits, il lui fit, de son côté,l’histoire la plus probable qu’il put agencer sur une indispositionde Luisa, sur un assassinat qui avait eu lieu à la fontaine duLion, et sur le bruit qui se faisait à cette heure, rue Sant-Eligioet ruelle des Soupirs-de-l’Abîme, à la porte de la boutique dubeccaïo.

Assunta, en véritable fille d’Ève qu’elleétait, sut à peine qu’il y avait du bruit au Vieux-Marché, qu’ellevoulut connaître les véritables causes de ce bruit. Or, ce que luien disait son amant lui paraissant couvert d’un certain nuage, elleprit congé de saint François, auquel sa prière était finie ou bienprès de l’être ; elle fit une révérence à l’autel du saint,trempa ses ongles dans le bénitier de la porte, toucha du bout deses doigts humides les doigts de son amant, fit un dernier signe decroix, prit, avant même d’être sortie de l’église, le bras deMichele, et, légère comme une alouette prête à s’envoler, enchantant comme elle, elle sortit avec lui de l’église del Carmine,pleine de confiance dans l’intervention du saint et ne doutant pasque son père et ses frères n’eussent fait une pêchemiraculeuse.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer