La San-Felice – Tome I

XXV – L’INTÉRIEUR D’UN SAVANT

Il était neuf heures du matin ;l’atmosphère, épurée par l’orage de la nuit, était d’une limpiditémerveilleuse ; les barques des pêcheurs sillonnaientsilencieusement le golfe, entre le double azur du ciel et de lamer, et, de la fenêtre de la salle à manger, de laquelle ils’éloignait et se rapprochait tour à tour, le chevalier San-Feliceeût pu voir et compter, comme des points blancs, les maisons qui, àsept lieues de là, marbraient le sombre versant d’Ana-Capri, sideux choses ne l’eussent en ce moment préoccupé : d’abord,cette opinion qu’a émise Buffon dans ses Époques de lanature, – opinion qui lui paraissait quelque peu hasardée, –que la terre avait été détachée du soleil par le choc d’unecomète ; et, en même temps, une inquiétude vague que luicausait le sommeil prolongé de sa femme. C’était la première fois,depuis son mariage, qu’en sortant de son cabinet, vers les huitheures du matin, il ne trouvait pas Luisa occupée à préparer latasse de café, le pain, le beurre, les œufs et les fruits quicomposaient le déjeuner habituel du savant, déjeuner quepartageait, avec un appétit tout juvénile, celle qui l’avaitordonné et servi, même, avec la double attention d’une fillerespectueuse et d’une tendre épouse.

Après son déjeuner, c’est-à-dire vers dixheures du matin, avec la régularité qu’il mettait à toute chose,quand une trop forte préoccupation scientifique ou morale nel’absorbait pas, le chevalier embrassait Luisa au front et prenaitle chemin de sa bibliothèque, chemin qu’à moins de trop mauvaistemps, il faisait toujours à pied, autant pour son plaisir et sadistraction que pour accomplir une recommandation d’hygiène que luiavait faite son ami Cirillo, et qui, s’étendant de Mergellina aupalais royal, pouvait équivaloir à un kilomètre et demi.

C’était là que demeurait, six mois de l’année,le prince héréditaire ; les six autres mois, il demeurait à laFavorite ou à Capodimonte ; pendant ces six mois, une de sesvoitures était à la disposition de San-Felice.

Quand il habitait le palais royal, le princedescendait invariablement vers onze heures à sa bibliothèque, ettrouvait son bibliothécaire juché sur quelque échelle, à larecherche d’un livre rare ou nouveau. En apercevant le prince,San-Felice faisait un mouvement pour descendre, mais le princes’opposait à ce qu’il se dérangeât. Une conversation presquetoujours littéraire ou scientifique s’établissait entre le savantsur son échelle et l’adepte sur son fauteuil. Entre midi et midi etdemi, le prince rentrait chez lui. San-Felice descendait de sonéchelle pour le reconduire jusqu’à la porte, tirait sa montre, lamettait sur son bureau pour ne pas oublier l’heure, oubli auquell’eût facilement entraîné un travail attachant, parce qu’il étaitaimé. À deux heures moins vingt minutes, le chevalier replaçait sontravail dans son tiroir, auquel il donnait un tour de clef,remettait sa montre dans son gousset, prenait son chapeau, qu’iltenait à la main jusqu’à la porte de la rue, par cette révérencequ’avaient à cette époque les hommes vraiment royalistes pour toutce qui tenait à la royauté. Parfois, s’il était dans ses jours dedistraction, il faisait, tête nue, le chemin du palais à sa maison,à la porte de laquelle il frappait deux coups, presque toujours aumême moment où sa pendule sonnait deux heures.

Ou Luisa venait lui ouvrir elle-même, ou ellel’attendait sur le perron.

– Le dîner était toujours prêt ; on semettait à table ; pendant le dîner, Luisa racontait ce qu’elleavait fait, les visites qu’elle avait reçues, les petits événementsqui étaient survenus dans le voisinage. Le chevalier, de son côté,disait ce qu’il avait vu sur son chemin, les nouvelles que luiavait données le prince, ce qu’il avait pu saisir de la politique,chose qui le préoccupait assez peu et qui intéressait médiocrementLuisa. Puis, après le dîner, selon sa disposition, Luisa se mettaitau clavecin ou prenait sa guitare et chantait quelque gaie chansonde Santa-Lucia ou quelque mélancolique mélodie de Sicile ; oubien encore les deux époux faisaient une promenade à pied sur laroute pittoresque du Pausilippe, ou en voiture jusqu’à Bagnoli ouPouzzoles, et, dans ces promenades, San-Felice avait toujoursquelque anecdote historique à raconter, quelque observationintéressante à faire, sa vaste érudition lui permettant de ne serépéter jamais et de charmer toujours.

On rentrait à la nuit ; il était rarealors que quelque ami de San-Felice, quelque amie de Luisa, ne vîntpour passer la soirée, l’été sous le palmier, où l’on dressait unetable, l’hiver au salon. En hommes, c’était souvent, lorsqu’iln’était point à Saint-Pétersbourg ou à Vienne, Dominique Cimarosa,l’auteur des Horaces, du Mariage secret, del’Italienne à Londres, du Directeur dansl’embarras. L’illustre maestro se plaisait à faire chanter lesmorceaux encore inédits de ses opéras à Luisa, dans laquelle iltrouvait, outre une excellente méthode qu’elle lui devait enpartie, cette voix fraîche, limpide et sans fioritures, que l’onrencontre si rarement au théâtre ; c’était quelquefois unjeune peintre, beau talent, charmant esprit, grand musicien,excellent joueur de guitare, s’appelant Vitaliani, comme cet enfantqui mourut avec deux autres enfants, Emmanuele de Deo et Gagliani,victimes de la première réaction. C’était, rarement enfin, car sanombreuse clientèle lui en laissait peu le temps, c’était ce bondocteur Cirillo, avec lequel déjà deux ou trois fois nous noussommes rencontrés, et que nous allons rencontrer encore. C’était,presque tous les soirs, la duchesse Fusco, quand elle était àNaples. C’était souvent une femme remarquable sous tous lesrapports, rivale de madame de Staël comme publiciste etimprovisatrice, Éléonore Fonseca Pimentele, élève de Métastase,qui, lorsqu’elle était encore tout enfant, lui avait promis ungrand avenir de gloire. Quelquefois, encore, c’était la femme d’unsavant, confrère de San-Felice : c’était la signora Baffi,qui, comme Luisa, n’avait pas la moitié de l’âge de son mari, etqui cependant l’aimait comme Luisa aimait le sien. Ces soiréesduraient jusqu’à onze heures, rarement plus tard. On causait, onchantait, on disait des vers, on prenait des glaces, on mangeaitdes gâteaux. Parfois, si la soirée était belle, si la mer étaitcalme, si la lune semait le golfe de paillettes d’argent, ondescendait dans une barque : et, alors, de la surface de lamer montaient au ciel des chants délicieux, des harmonies adorablesqui ravissaient en extase le bon Cimarosa ; ou bien, deboutcomme la sibylle antique, Éléonore Pimentele jetait au vent quifaisait flotter ses longs cheveux noirs, dénoués sur une simpletunique à la grecque, des strophes qui semblaient des souvenirs dePindare ou d’Alcée.

Le lendemain, la même existence recommençait,avec la même ponctualité ; rien ne l’avait jamais ni troubléeni dérangée.

Comment se faisait-il donc que Luisa, qu’enrentrant à deux heures du matin il avait trouvée couchée et dormantd’un si bon sommeil, comment se faisait-il que Luisa, toujourslevée à sept heures, ne fût pas encore sortie de sa chambre à neufheures, et qu’à toutes les questions du chevalier, Giovannina eûtrépondu :

– Madame dort et a prié qu’on ne la réveillâtpoint.

Mais neuf heures un quart venaient de sonner,et le chevalier, cédant à son inquiétude, se préparait à allerlui-même frapper à la porte de Luisa, lorsque celle-ci parut sur leseuil de la salle à manger, les yeux un peu fatigués, le teint unpeu pâle, mais plus ravissante peut-être sous ce nouvel aspect quele chevalier ne l’avait jamais vue.

Il allait à elle avec l’intention de lagronder à la fois et de ce sommeil si prolongé et de l’inquiétudequ’il lui avait causée ; mais, lorsqu’il vit le doux sourirede la sérénité éclairer, comme un rayon matinal, sa charmantephysionomie, il ne put que la regarder, sourire lui-même, prendresa blonde tête entre ses deux mains, la baiser au front, en luidisant avec une galanterie mythologique qui, à cette époque,n’avait rien de suranné :

– Si la femme du vieux Tithon s’est faitattendre, c’était pour se déguiser en amante de Mars !

Une vive rougeur passa sur le visage de Luisa,elle appuya sa tête contre le cœur du chevalier, comme si elle eûtvoulu se réfugier dans sa poitrine.

– J’ai fait des rêves terribles cette nuit,mon ami, dit-elle, et cela m’a rendue un peu malade.

– Et ces rêves terribles, t’ont-ils, en mêmetemps que le sommeil, enlevé l’appétit ?

– J’en ai vraiment peur, dit Luisa en semettant à table.

Elle fit un effort pour manger, mais c’étaitchose impossible : il lui semblait avoir la gorge serrée parune main de fer.

Son mari la regardait avec étonnement, et ellese sentait rougir et pâlir sous ce regard plutôt inquietqu’interrogateur cependant, lorsqu’on frappa trois coups égalementespacés à la porte du jardin.

Quelle que fût la personne qui arrivait, elleétait la bienvenue pour Luisa ; car elle faisait diversion àl’inquiétude du chevalier et à son embarras à elle.

Aussi se leva-t-elle vivement pour allerouvrir.

– Où est donc Nina ? demandaSan-Felice.

– Je ne sais, répondit Luisa ; sortiepeut-être.

– À l’heure du déjeuner ? quand elle saitsa maîtresse souffrante ? Impossible, ma chèreenfant !

On frappa une seconde fois.

– Permettez que j’aille ouvrir, dit Luisa.

– Non pas ; c’est à moi d’y aller ;tu souffres, tu es fatiguée ; reste tranquille, je leveux !

Le chevalier disait quelquefois : Jele veux, mais d’une voix si douce, avec une expression sitendre, que c’était toujours la prière d’un père à sa fille, etjamais l’ordre d’un mari à sa femme.

Luisa laissa donc le chevalier descendre leperron et aller lui-même ouvrir la porte du jardin ; mais,inquiète à chaque circonstance nouvelle qui pouvait donner à sonmari soupçon de ce qui s’était passé pendant la nuit, elle courut àla fenêtre, y passa vivement la tête, et, sans pouvoir découvrirqui c’était, vit un homme qui paraissait d’un certain âge déjà, etqui, abrité sous un chapeau à larges bords, examinait, avec uneattention qui lui fit passer un frisson dans les veines, la portecontre laquelle s’était adossé Salvato, et le seuil sur lequel ilétait tombé.

La porte s’ouvrit, l’homme entra sans queLuisa eût pu le reconnaître.

Au son joyeux de la voix de son mari, quiinvitait le visiteur à le suivre, Luisa comprit que c’était unami.

Très-pâle, très-agitée, elle alla reprendre saplace à table.

Son mari entra, poussant devant luiCirillo.

Elle respira. Cirillo l’aimait beaucoup, et,de son côté, elle avait une grande affection pour lui, parce queCirillo, ayant autrefois été le médecin du prince Caramanico,parlait souvent de lui – quoiqu’il ignorât le lien de parenté quil’attachait à Luisa – avec amour et vénération.

En l’apercevant, elle se leva donc et jeta uncri de joie ; rien de mauvais ne pouvait lui venir de la partde Cirillo.

Hélas ! bien des fois, pendant cette nuitqu’elle avait passée presque tout entière au chevet du blessé, elleavait pensé au bon docteur, et, peu confiante dans la science deNanno, elle avait dix fois été sur le point d’envoyer Michele à sarecherche ; mais elle n’avait point osé mettre ce désir àexécution. Que penserait Cirillo du mystère qu’elle faisait à sonmari de ce terrible événement qui s’était passé sous ses yeux, etcomment apprécierait-il les raisons qu’elle croyait avoir de gardersur cet événement un silence absolu ?

Mais il n’en était pas moins singulier pourelle, ce hasard qui amenait Cirillo, que l’on n’avait pas vu depuisplusieurs mois, et cela, le matin même qui suivait la nuit où saprésence avait été si fort désirée dans la maison.

Cirillo, en entrant, arrêta un instant sonregard sur Luisa ; puis, cédant à l’invitation de San-Felice,il approcha sa chaise de la table où le mari et la femmedéjeunaient, et sur laquelle, selon la coutume orientale, qui estaussi celle de Naples, cette première étape de l’Orient, Luisa luiservit une tasse de café noir.

– Ah ! pardieu ! lui dit San-Feliceen lui posant la main sur le genou, il ne fallait pas moins qu’unevisite à neuf heures et demie du matin pour vous faire pardonnerl’abandon dans lequel vous nous laissiez. On mourrait vingt fois,cher ami, avant de savoir si vous êtes mort vous-même !

Cirillo regarda San-Felice avec la mêmeattention qu’il avait regardé sa femme ; mais autant chezl’une il trouvait la trace mystérieuse d’une nuit agitée etinquiète, autant il trouvait chez l’autre la naïve sérénité del’insouciance et du bonheur.

– Alors, dit-il à San-Felice, cela vous faitplaisir, de me voir ce matin, mon cherchevalier ?

Et il appuya sur ces deux mots : cematin, avec une intention marquée.

– Cela me fait toujours plaisir, de vous voir,cher docteur, matin et soir, soir et matin ; mais justement,ce matin, je suis plus que jamais content de vous voir.

– À quel propos ? Dites-moi cela.

– À deux propos… Prenez donc votre café…Ah ! pour le café, par exemple, vous jouez de malheuraujourd’hui, ce n’est pas Luisa qui l’a fait… La paresseuse s’estlevée… À quelle heure ? Devinez.

– Fabiano ! dit Luisa en rougissant.

– La voyez-vous ! elle est honteuseelle-même !… À neuf heures !

Cirillo remarqua la rougeur de Luisa, àlaquelle succéda une pâleur mortelle.

Sans savoir encore quels étaient les motifs decette agitation, Cirillo eut pitié de la pauvre femme.

– Vous vouliez me voir à deux propos, mon cherSan-Felice… Lesquels ?

– D’abord, répliqua le chevalier,imaginez-vous que j’ai rapporté hier de la bibliothèque du palaisles Époques de la nature, de M. le comte de Buffon.Le prince a fait venir ce livre en cachette, attendu qu’il estdéfendu par la censure : peut-être – je n’en sais rien –peut-être est-ce parce qu’il n’est pas tout à fait d’accord avec laBible.

– Oh ! cela me serait bien égal, réponditCirillo en riant, s’il était d’accord avec le sens commun.

– Ah ! s’écria le chevalier, vous nepensez donc pas comme lui que la terre soit un morceau du soleildétaché par le choc d’une comète ?

– Pas plus que je ne pense, mon cherchevalier, que la génération des êtres vivants s’opère par desmolécules organiques et des moules intérieurs ; ce qui estencore une théorie du même auteur, non moins absurde, à mon avis,que la première.

– À la bonne heure ! Je ne suis donc passi ignorant que j’en avais peur !

– Vous, mon cher ami ? Mais vous êtesl’homme le plus savant que je connaisse.

– Oh ! oh ! oh ! mon cherdocteur, parlez bas, que l’on ne vous entende pas dire une pareilleénormité. Ainsi, c’est bien arrêté, n’est-ce pas ? je n’ai pasbesoin de m’en préoccuper davantage : la terre n’est point unmorceau du soleil… Ah ! voilà l’un des deux points éclaircis,et, comme c’était le moins important, je l’ai fait passer lepremier ; le second, vous l’avez devant les yeux. Quedites-vous de ce visage-là ?

Et il lui montra Luisa.

– Ce visage-là est charmant comme toujours,répondit Cirillo ; seulement un peu fatigué, un peu pâli parla peur que madame aura peut-être eue cette nuit.

Le docteur appuya sur les derniers mots.

– Quelle peur ? demanda San-Felice.

Cirillo regarda Luisa.

– Il n’est rien arrivé cette nuit qui vous aiteffrayée, madame ? demanda Cirillo.

– Bien, non, rien, cher docteur.

Et Luisa jeta sur Cirillo un regardsuppliant.

– Alors, répondit insoucieusement Cirillo,c’est que vous avez mal dormi, voilà tout.

– Oui, dit San-Felice en riant, elle a fait demauvais rêves, et cependant, lorsque je suis rentré hier del’ambassade d’Angleterre, elle dormait d’un si bon sommeil, que jesuis entré dans sa chambre et l’ai embrassée sans qu’elle se soitréveillée.

– Et à quelle heure êtes-vous revenu del’ambassade d’Angleterre ?

– Mais à deux heures et demie, à peuprès ?

– C’est cela, dit Cirillo, tout étaitfini.

– Qu’est-ce qui était fini ?

– Rien, dit Cirillo. Seulement, on a assassinécette nuit un homme devant votre porte…

Luisa devint aussi pâle que le peignoir debatiste dont elle était vêtue.

– Mais, continua Cirillo, comme c’était àminuit que l’assassinat avait eu lieu, que madame dormait à cetteheure, que vous êtes rentré à deux heures et demie, vous n’en avezrien su ?

– Non, et c’est vous qui m’en donnez desnouvelles. Par malheur, ce n’est pas chose rare qu’un assassinatdans les rues de Naples, et surtout à Mergellina, qui est à peineéclairée et où tout monde est couché à neuf heures du soir…Ah ! je comprends maintenant pourquoi vous êtes venu de si bonmatin.

– Justement, mon ami, je voulais savoir si cetassassinat, qui a plus de gravité qu’un accident ordinaire, n’avaitpas, s’étant passé sous vos fenêtres, jeté quelque trouble dans lamaison.

– Aucun ! vous le voyez… Mais cetassassinat, comment l’avez-vous appris ?

– J’ai passé devant votre porte au moment mêmeoù il venait d’avoir lieu. L’homme, en se défendant, – il paraîtqu’il était très-fort et très-brave, – a tué deux sbires et en ablessé deux autres.

Luisa dévorait chaque parole qui sortait de labouche du docteur ; tous ces détails, qu’on ne l’oublie pas,lui étaient inconnus.

– Comment ! demanda San-Felice enbaissant la voix, les assassins étaient des sbires ?

– Sous le commandement de Pasquale de Simone,répondit Cirillo en mettant sa voix au diapason de celle duchevalier.

– Croyez-vous donc à toutes cescalomnies ? demanda San-Felice.

– Je suis bien forcé d’y croire.

Cirillo prit San-Felice par la main et leconduisit à la fenêtre.

– Voyez-vous, lui dit-il en étendant le doigt,de l’autre côté de la fontaine du Lion, à la porte de cette maisonqui fait l’angle de la place et de la rue, voyez-vous cette bièreexposée entre quatre cierges ?

– Oui.

– Eh bien, elle renferme le cadavre d’un desdeux sbires blessés. Celui-là est mort entre mes mains et, enmourant, m’a tout dit.

Cirillo se retourna vivement pour s’assurer del’effet qu’avaient fait sur Luisa les paroles qu’il venait deprononcer.

Elle était debout, essuyant avec son mouchoirla sueur de son front.

Luisa comprit que les paroles avaient étédites pour elle. Les forces lui manquèrent ; elle retomba sursa chaise les mains jointes.

Cirillo fit signe que lui aussi comprenait etla rassura d’un coup d’œil.

– Maintenant, dit-il, mon cher chevalier, jesuis enchanté que tout cela se soit passé in partibus,c’est-à-dire sans que vous ni madame ayez rien vu ni entendu. Mais,comme madame n’en est pas moins un peu souffrante, vous allez mepermettre de l’interroger, n’est-ce pas, et de lui laisser unepetite ordonnance ? Puis, comme les médecins font toujours desquestions fort indiscrètes ; comme les dames ont toujours, àl’endroit de leur santé, certains secrets ou plutôt certainespudeurs qui ont besoin du tête-à-tête pour s’épancher, vous allezme permettre d’emmener madame dans sa chambre et de l’y interrogertout à mon aise.

– Inutile, cher docteur ; voici dixheures qui sonnent. Je suis en retard de vingt minutes. Restez avecLuisa ; confessez-la à blanc. Moi, je vais à ma bibliothèque…À propos, vous savez ce qui s’est passé, cette nuit, à l’hôtel del’ambassadeur d’Angleterre ?

– Oui, à peu près du moins.

– Eh bien, cela doit avoir amené de grandeschoses ; je suis sûr que le prince descendra aujourd’hui plustôt que de coutume, et que déjà même peut-être il m’attend. Vousm’avez donné des nouvelles ce matin ; eh bien, moi, peut-êtrepourrai-je vous en donner ce soir, si vous repassez par ici… Maisque je suis naïf ! on ne repasse point par ici, on y vientquand on s’y perd… Mergellina est le pôle nord de Naples, et jesuis au milieu des banquises.

Puis, embrassant sa femme au front :

– Au revoir, mon enfant chéri, lui dit-il.Conte bien toutes tes petites histoires au docteur ; songe queta santé est ma joie, et que ta vie est ma vie. Au revoir, cherdocteur.

Puis, jetant les yeux sur lapendule :

– Dix heures un quart ! s’écria-t-il, dixheures un quart !

Et, levant au ciel son chapeau et sonparapluie, il s’élança par les degrés du perron.

Cirillo le regarda s’éloigner ; mais iln’eut pas même la patience d’attendre qu’il fût hors du jardin, et,se retournant vers Luisa :

– Il est ici, n’est-ce pas ? luidemanda-t-il avec un sentiment de profonde angoisse.

– Oui ! oui ! oui ! murmuraLuisa en tombant à genoux devant Cirillo.

– Mort ou vivant ?

– Vivant !

– Dieu soit loué ! s’écria Cirillo. Etvous, Luisa…

Il la regarda avec une tendresse mêléed’admiration.

– Et moi ?… demanda celle-ci toutetremblante.

– Vous, dit Cirillo en la relevant et en lapressant sur son cœur, vous, soyez bénie !

Et ce fut Cirillo qui, à son tour, tomba surune chaise en s’essuyant le front.

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