La San-Felice – Tome I

VI – L’ENVOYÉ DE ROME.

Voyons donc ce que c’était que ces cinqhommes, dont Nicolino, dans sa verve railleuse, venait, sanss’épargner lui-même, de vouer trois au gibet et deux à laguillotine, prédiction qui, au reste, moins un, devait de point enpoint se réaliser pour tous.

Celui que nous avons montré seul, assis,pensif et méditant, le coude appuyé sur la table de pierre, et quenous avons dit se nommer Domenico Cirillo, était un homme dePlutarque, un des plus puissants représentants de l’antiquité quieussent jamais paru sur la terre de Naples. Il n’était ni du paysni du temps dans lequel il vivait, et il avait à peu près toutesles qualités dont une seule eût suffi à faire un hommesupérieur.

Il était né en 1734, l’année même del’avènement au trône de Charles III, à Grumo, petit village dela Terre de Labour. Sa famille avait toujours été une pépinièred’illustres médecins, de savants naturalistes et d’intègresmagistrats. Avant d’avoir atteint vingt ans, il concourait pour lachaire de botanique et l’obtenait ; puis il avait voyagé enFrance, s’était lié avec Nollet, Buffon, d’Alembert, Diderot,Franklin, et, sans son grand amour pour sa mère, – il le disaitlui-même, – renonçant à sa patrie réelle, il fût resté dans lapatrie de son cœur.

De retour à Naples, il continua ses études etdevint un des premiers médecins de son époque ; mais il étaitparticulièrement connu comme le médecin des pauvres, disant que lascience devait être, pour un véritable chrétien, non une source defortune, mais un moyen de venir en aide à la misère ; ainsi,appelé en même temps par un riche citoyen et par un pauvrelazzarone, il allait de préférence au pauvre, qu’il soulageaitd’abord avec son art, tant qu’il était en danger, et qu’une foisentré en convalescence il aidait de son argent.

Malgré cela, disons mieux, à cause de cela, ilavait été mal vu à la cour en 1791, époque à laquelle la craintedes principes révolutionnaires et la haine des Français soulevèrentFerdinand et Caroline contre tout ce qu’il y avait à Naples decœurs nobles et d’esprits intelligents.

Depuis ce temps, il avait vécu dans unedemi-disgrâce, et, ne voyant d’espoir pour son malheureux pays quedans une révolution accomplie à l’aide de ces mêmes Français qu’ilavait aimés, au point de les mettre en balance avec sa mère et sapropre patrie, il était entré, avec la résolution philosophique deson âme et la sereine et douce ténacité de son caractère, dans uncomplot qui avait pour but de substituer l’intelligente etfraternelle autorité de la France à la sombre et brutale tyranniedes Bourbons. Il ne se cachait point qu’il jouait sa tête, et,calme, sans faux enthousiasme, il persistait dans son projet, sidangereux qu’il fût, comme il eût persisté dans la dangereusevolonté de soigner, au risque de sa propre vie, une populationmalade du choléra ou du typhus. Ses compagnons, plus jeunes et plusviolents que lui, avaient pour ses avis, en toute chose, unesuprême déférence ; il était le fil qui les guidait dans lelabyrinthe, la lumière qu’ils suivaient dans l’obscurité ; etle sourire mélancolique avec lequel il accueillait le danger, lasuave onction avec laquelle il parlait des élus qui ont le bonheurde mourir pour l’humanité, avaient sur leur esprit quelque chose decette influence que donne Virgile à l’astre chargé de dissiper lesténèbres et les terreurs de l’obscurité, et de leur substituer lessilences protecteurs et bienveillants de la nuit.

Hector Caraffa, comte de Ruvo, duc d’Andria,le même qui était intervenu dans la conversation pour répondre dela persistante volonté et du froid courage de l’homme que l’onattendait, était un de ces athlètes que Dieu crée pour les luttespolitiques, c’est-à-dire une espèce de Danton aristocrate, avec uncœur intrépide, une âme implacable, une ambition démesurée.

Il aimait par instinct les entreprisesdifficiles, et courait au danger du même pas dont un autre l’auraitfui, s’inquiétant peu des moyens, pourvu qu’il arrivât au but.Énergique dans sa vie, il fut, ce que l’on eût cru impossible, plusénergique dans sa mort ; c’était enfin un de ces puissantsleviers que la Providence, qui veille sur les peuples, met auxmains des révolutions qui doivent les affranchir.

Il descendait de l’illustre famille des ducsd’Andria, et portait le titre de comte de Ruvo ; mais ildédaignait son titre et tous ceux de ses aïeux qui ne s’offraientpas à la reconnaissance de l’histoire avec quelqu’une de cesrecommandations qu’il ambitionnait de conquérir, disant sans cessequ’il n’y avait pas de noblesse chez un peuple esclave. Il s’étaitenflammé au premier souffle des idées républicaines, introduites àNaples à la suite de Latouche-Tréville, s’était jeté avec sonaudace accoutumée dans la voie hasardeuse des révolutions, et,quoique forcé par sa position de paraître à la cour, il s’étaitfait le plus ardent apôtre, le plus zélé propagateur des principesnouveaux ; partout où l’on parlait de liberté, comme par uneévocation magique, on voyait apparaître à l’instant même HectorCaraffa. Aussi, dès 1795, avait-il été arrêté avec les premierspatriotes désignés par la junte d’État et conduit au châteauSaint-Elme ; là, il était entré en relation avec un grandnombre de jeunes officiers préposés à la garde du fort. Sa paroleardente créa chez eux l’amour de la république ; bientôt unetelle amitié les unit, que, menacé d’un jugement mortel, iln’hésita point à leur demander leur aide pour fuir. Alors, il y eutlutte entre ces nobles cœurs : les uns disaient que, même pourla liberté, on ne devait point trahir son devoir, et que, chargésde la garde du château, c’était un crime à eux de concourir à lafuite d’un prisonnier, ce prisonnier fût-il leur ami, fût-il leurfrère. D’autres, au contraire, disaient qu’à la liberté et au salutde ses défenseurs, même l’honneur, un patriote doit toutsacrifier.

Enfin, un jeune lieutenant de Castelgirone, enSicile, plus ardent patriote que les autres, consentit à êtrenon-seulement le complice, mais le compagnon de sa fuite ;tous deux furent aidés dans cette évasion par la fille d’unofficier de la garnison qui, amoureuse d’Hector, lui fit passer unecorde pour descendre du haut des murs du château, tandis que lejeune Sicilien l’attendait en bas.

L’évasion s’exécuta heureusement ; maisles deux fugitifs n’eurent point même fortune : le Sicilienfut repris, condamné à mort, et, par faveur spéciale de Ferdinand,vit son supplice commué en celui d’une prison perpétuelle dansl’horrible fosse de Favignana.

Hector trouva un asile dans la maison d’unami, à Portici ; de là, par des sentiers connus des seulsmontagnards, il sortit du royaume, se rendit à Milan, y trouva lesFrançais, et devint facilement leur ami, étant celui de leursprincipes. Eux, de leur côté, apprécièrent cette âme de feu, cecœur indomptable, cette volonté de fer. Le beau caractère deChampionnet lui parut taillé sur celui des Phocion et desPhilopœmen ; sans fonctions particulières, il s’attacha à sonétat-major, et, lorsque, après la chute de Pie VI et laproclamation de la république romaine, le général français vint àRome, il l’y accompagna ; alors, se trouvant si près deNaples, ne désespérant pas d’y soulever un mouvementrévolutionnaire, il avait repris, pour rentrer dans le royaume, lemême chemin par lequel il en était sorti, était revenu demanderl’hospitalité non plus du proscrit, mais du conspirateur, au mêmeami chez lequel il avait déjà trouvé un asile et qui n’était autreque Gabriel Manthonnet, que nous avons déjà nommé, et, de là, ilavait écrit à Championnet qu’il croyait Naples mûre pour unsoulèvement et qu’il l’invitait à lui envoyer un homme sûr, calmeet froid qui pût juger lui-même de la situation des esprits et del’état des choses : c’était cet envoyé que l’on attendait.

Gabriel Manthonnet, chez lequel Hector Caraffaavait trouvé un asile, et que le bouillant patriote n’avait pas eude peine à entraîner à la cause de la liberté, était, comme HectorCaraffa, un homme de trente-quatre à trente-cinq ans, d’originesavoyarde, comme l’indique son nom ; sa force étaitherculéenne, et sa volonté marchait l’égale de sa force ; ilavait cette éloquence du courage et cet esprit du cœur qui, dansles circonstances extrêmes, font jaillir de l’âme ces parolessublimes dont tressaille l’histoire, chargée de lesenregistrer ; ce qui ne l’empêchait pas, dans lescirconstances ordinaires, de trouver ces fines railleries qui, sansarriver à la postérité, font fortune chez les contemporains. Admisdans l’artillerie napolitaine en 1784, il avait été faitsous-lieutenant en 1787, était passé en 1789 comme lieutenant aurégiment d’artillerie de la reine, avait, en 1794, été nommélieutenant-capitaine, et enfin, au commencement de l’année 1798,était devenu capitaine commandant de son régiment et aide de campdu général Fonseca.

Celui des quatre conspirateurs que nous avonsdésigné sous le nom de Schipani était un Calabrais de naissance. Laloyauté et la bravoure étaient ses deux qualités dominantes :homme d’exécution sûre tant qu’il restait sous le commandement dedeux chefs de génie, comme Manthonnet ou Hector Caraffa, ildevenait, abandonné à lui-même, inquiétant à force de témérité,dangereux à force de patriotisme. C’était une espèce de machine deguerre, frappant des coups terribles et sûrs, mais à la conditionqu’il serait mis en mouvement par d’habiles machinistes.

Quant à Nicolino, qui était resté de garde,comme le plus jeune, à la fenêtre du vieux château donnant sur lapointe du Pausilippe, c’était un beau gentilhomme de vingt et un àvingt-deux ans, neveu de ce même François Caracciolo que nous avonsvu commander la galère de la reine et refuser pour lui uneinvitation à dîner, et, pour sa nièce Cecilia, une invitation debal chez l’ambassadeur ou plutôt chez l’ambassadriced’Angleterre ; il était, en outre, frère du duc deRocca-Romana, le plus élégant, le plus aventureux, le pluschevaleresque des cavaliers servants de la reine et qui est resté,à Naples, le type méridional de notre duc de Richelieu, amant demademoiselle de Valois et vainqueur de Mahon ; seulement,Nicolino, enfant d’un second mariage, était fils d’une Française,avait été élevé par sa mère dans l’amour de la France, et tenait,de cette portion de son sang, cette légèreté d’esprit et cetteinsouciance du danger qui font au besoin du héros un homme aimableet de l’homme aimable un héros.

Tandis que les quatre autres conjuréséchangeaient entre eux à voix basse, et la main machinalementétendue vers leurs armes, ces paroles pleines d’espérance, comme endisent les conspirateurs, mais à travers lesquelles, si pleinesd’espérance qu’elles soient, brillent de temps en temps comme lereflet du glaive ou l’éclair du poignard, quelques-uns de ces motsqui, par le frissonnement qu’ils éveillent au fond du cœur,rappellent aux Damoclès politiques qu’ils ont une épée suspendueau-dessus de leur tête, Nicolino, insoucieux comme on l’est à vingtans, rêvait à ses amours, qui, en ce moment, avaient pour objet unedes dames d’honneur de la reine, encore plus qu’à la liberté deNaples, et, sans perdre de vue la pointe du Pausilippe, regardaits’amasser au ciel cette tempête prédite par François Caracciolo àla reine, et par lui à ses compagnons.

En effet, de temps en temps, un tonnerrelointain grondait, précédé par des éclairs qui, ouvrant une sombremasse de nuages, roulant du midi au nord, illuminaient tour à tourd’une lueur fantastique le noir rocher de Capri, qui, aussitôtl’éclair éteint, rentrait dans l’obscurité, ne faisant plus qu’unavec la masse opaque de nuées dont il semblait former la base. Detemps en temps, des bouffées de ce vent lourd et desséchant quiapporte jusqu’à Naples le sable enlevé aux déserts de la Libye,passaient par rafales frissonnantes, soulevant à la surface de lamer une trépidation phosphorescente qui, pour un instant, lachangeait en un lac de flammes, rentrant presque aussitôt dans sasombre opacité.

Au souffle de ce vent redouté des pêcheurs,une foule de petites barques se hâtaient de regagner le port, lesunes emportées par leurs voiles triangulaires et laissant derrièreelles un sillon de feu, les autres nageant de toutes leurs forceset pareilles à ces grosses araignées qui courent sur l’eau,égratignant la mer de leurs avirons, dont chaque coup faisaitjaillir une gerbe d’étincelles liquides. Peu à peu, ces barques, ense rapprochant hâtivement de la terre, disparurent derrière lalourde et immobile masse du château de l’Œuf et le phare du môle,dont la lumière jaunâtre apparaissait au centre d’un cercle devapeur pareil à celui qui entoure la lune à l’approche des mauvaistemps ; enfin, la mer resta solitaire, comme pour laisser lechamp libre au combat qu’allaient se livrer les quatre vents duciel.

En ce moment, à la pointe du Pausilippe,apparut, comme un point dans l’espace, une flamme rougeâtre,faisant contraste avec les sulfureuses haleines de la tempête etles émanations phosphorescentes de la mer ; cette flamme sedirigeait en droite ligne sur le palais de la reine Jeanne.

Alors, et comme si l’apparition de cetteflamme était un signal, éclata un coup de tonnerre qui roula du capCampanella au cap Misène, tandis que, dans la même direction, leciel, en s’ouvrant, offrait à l’œil effrayé les abîmes insondablesde l’éther. Des rafales venant de points complétement opposéspassèrent, en la creusant, à la surface de la mer avec desrapidités et des bruits de trombe ; les vagues montèrent sansgradation, comme si un bouillonnement sous-marin provoquait leurébullition ; la tempête venait de briser sa chaîne etparcourait le cirque liquide, comme un lion furieux.

Nicolino, à l’aspect effrayant que prenaient àla fois la mer et le ciel, jeta un cri d’appel qui fit tressaillirles conjurés dans les profondeurs du vieux palais ; ilss’élancèrent par les degrés, et, arrivés à la fenêtre, virent dequoi il s’agissait.

La barque qui amenait, il n’y avait point à endouter, le messager attendu, venait d’être prise et commeenveloppée par la tempête, à moitié chemin du Pausilippe au palaisde la reine Jeanne ; elle avait abattu à l’instant même lapetite voile carrée sous laquelle elle naviguait, et ellebondissait effarée sur les vagues, où essayaient de mordre lesavirons de deux vigoureux rameurs.

Comme l’avait pensé Hector Caraffa, rienn’avait arrêté le jeune homme au cœur de bronze qu’ils attendaient.Comme il avait été convenu dans l’itinéraire tracé d’avance, – etplus encore par précaution pour les conspirateurs napolitains quepour l’envoyé, que son uniforme français et son titre d’aide decamp de Championnet devaient protéger dans une ville d’un royaumeallié, dans une capitale amie, – il avait quitté la route de Rome àSanta-Maria, avait gagné le bord de la mer, avait laissé son chevalà Pouzzoles, sous prétexte qu’il était trop fatigué pour aller plusloin ; et, là, moitié menace, moitié séduction d’une forterécompense, il avait déterminé deux marins à partir malgré lesprésages du temps ; et, tout en protestant contre une pareilletémérité, ils étaient partis au milieu des cris et des lamentationsde leurs femmes et de leurs enfants, qui les avaient accompagnésjusque sur les dalles humides du port.

Leur crainte s’était réalisée, et, arrivés àNisida, ils avaient voulu mettre leur passager à terre et s’abriterà la jetée ; mais le jeune homme, sans colère, sans parolesvaines, avait tiré les pistolets passés à sa ceinture, en avaitdirigé le canon sur les récalcitrants, qui, voyant, à ce visagecalme mais résolu, que c’en était fait d’eux s’ils abandonnaientleurs rames, s’étaient courbés sur elles et avaient donné unenouvelle impulsion à la barque.

Ils avaient débouché alors du petit golfe dePouzzoles dans le golfe de Naples, et, à partir de là, s’étaienttrouvés sérieusement aux prises avec la tempête, qui, ne voyant,sur l’immense surface des flots, que cette seule barque à anéantir,semblait avoir concentré sur elle toute sa colère.

Les cinq conjurés restèrent un instantimmobiles et muets ; le premier aspect d’un grand danger courupar notre semblable commence toujours par nous stupéfier ;puis jaillit tout à coup de notre cœur, comme un instinct impérieuxet irrésistible de la nature, le besoin de lui porter secours.

Hector Caraffa rompit le premier lesilence.

– Des cordes ! des cordes !cria-t-il en essuyant la sueur qui venait de perler tout à coup àson front.

Nicolino s’élança, il avait compris ; ilreplaça la planche sur l’abîme, bondit du rebord de la fenêtre surla planche, de la planche sur le rocher, et du rocher jusqu’à laporte de la rue, et, dix minutes après, il reparut avec une cordearrachée à un puits public.

Pendant ce temps, si court qu’il fût, latempête avait redoublé de rage ; mais aussi, poussée par elle,la barque s’était rapprochée et n’était plus qu’à quelquesencablures du palais ; seulement, la vague battait avec tantde fureur contre l’écueil sur lequel il était bâti, qu’au lieu dese présenter comme une espérance, il y avait un redoublement dedanger à s’en approcher, l’écume fouettant le visage desconspirateurs penchés à la fenêtre du premier étage, c’est-à-dire àvingt ou vingt-cinq pieds au-dessus de l’eau.

À la lueur du feu allumé à la proue, et quechaque vague que surmontait la barque menaçait d’éteindre, onvoyait les deux marins courbés sur leurs rames avec l’angoisse dela terreur peinte sur le visage ; tandis que, debout, commes’il était rivé au plancher du bateau, les cheveux fouettés parl’ouragan, mais le sourire sur les lèvres et regardant d’un œildédaigneux ces flots qui, pareils à la meute de Scylla,bondissaient et aboyaient autour de lui, le jeune homme semblait undieu commandant à la tempête, ou, ce qui est plus grand encore, unhomme inaccessible à la peur.

On voyait, à la façon dont il abaissait lamain sur ses yeux et dont il dirigeait son regard vers la ruinegigantesque, que, dans l’espérance d’être attendu, il essayait dedistinguer à travers l’ombre la présence de ceux quil’attendaient ; un éclair lui vint en aide, qui illumina lafaçade ridée et sombre du vieux bâtiment, et il put voir, groupésdans l’attitude de l’angoisse, cinq hommes qui d’une même voix luicrièrent :

– Courage !

Au même moment, une vague monstrueuse,refoulée par la base rocheuse du palais, s’abattit sur l’avant dela barque, et, éteignant le feu, sembla l’avoir engloutie.

La respiration s’arrêta dans toutes lespoitrines ; d’un geste désespéré, Hector Caraffa saisit sescheveux à pleines mains ; mais on entendit une voix forte etcalme qui criait, dominant le bruit de la tempête :

– Une torche !

Ce fut Hector Caraffa qui s’élança à sontour ; il y avait dans une cavité de la muraille des torchespréparées pour les nuits ténébreuses ; il saisit une de cestorches, l’alluma à la lampe qui brûlait sur la table depierre ; puis, presque aussitôt, on le vit apparaître sur laplate-forme extérieure du rocher, penché sur la mer et étendantvers la barque sa torche résineuse au milieu d’un nuage d’écumeimpuissant à l’éteindre.

Alors, comme si elle surgissait des abîmes dela mer, la barque reparut à quelques pieds seulement de la base duchâteau ; les deux rameurs avaient abandonné leurs rames, et àgenoux, les bras levés au ciel, invoquaient la madone et saintJanvier.

– Une corde ! cria le jeune homme.

Nicolino monta sur le rebord de la fenêtre,et, retenu à bras-le-corps par l’herculéen Manthonnet, prit samesure et lança dans le bateau une extrémité de la corde, dontSchipani et Cirillo tenaient l’autre extrémité.

Mais à peine avait-on entendu le bruit de lacorde heurtant le bois de la barque, qu’une vague énorme, venantcette fois de la mer, lança avec une force irrésistible la barquecontre l’écueil. On entendit un craquement funèbre suivi d’un cride détresse ; puis barque, pêcheurs, passagers, toutdisparut.

Seulement, cette exclamation simultanées’échappa de la poitrine de Schipani et de Cirillo :

– Il la tient ! il la tient !

Et ils se mirent à tirer la corde à eux.

En effet, au bout d’une seconde, la mer sefendit au pied de l’écueil, et, à la lueur de la torche qu’étendaitHector Caraffa au-dessus de l’abîme, on en vit sortir le jeune aidede camp, qui, secondé par la traction de la corde, escalada lerocher, saisit la main que lui tendit le comte de Ruvo, bondit surla plateforme, et, pressé tout ruisselant sur la poitrine de sonami, avec son regard serein et sa voix dans laquelle il étaitimpossible de distinguer la moindre altération, levant la tête versses sauveurs, prononça ce seul mot :

– Merci !

En ce moment, un coup de tonnerre retentit,qui sembla vouloir arracher le palais à sa base de granit ; unéclair flamboya, lançant, par toutes les ouvertures de la ruine,ses flèches de feu, et la mer, avec un hurlement terrible, montajusqu’aux genoux des deux jeunes gens.

Mais Hector Caraffa, avec cet enthousiasmeméridional qui faisait encore ressortir la tranquillité de son âme,levant sa torche comme pour défier la foudre :

– Gronde, tonnerre ! flamboie,éclair ! rugis tempête ! s’écria-t-il. Nous sommes de larace de ces Grecs qui ont brûlé Troie, et celui-ci – ajouta-t-il enpassant la main sur l’épaule de son ami – celui-ci descend d’Ajax,fils d’Oilée : il échappera malgré les dieux !

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