La San-Felice – Tome I

I – LA GALÈRE CAPITANE.

Entre le rocher auquel Virgile, en y creusantla tombe du clairon d’Hector, a imposé le nom de promontoire deMisène, et le cap Campanella, qui vit sur l’un de ses versantsnaître l’inventeur de la boussole, et sur l’autre errer proscrit etfugitif l’auteur de la Jérusalem délivrée, s’ouvre lemagnifique golfe de Naples.

Ce golfe, toujours riant, toujours sillonnépar des milliers de barques, toujours retentissant du bruit desinstruments et du chant des promeneurs, était, le 22 septembre1798, plus joyeux, plus bruyant et plus animé encore qued’habitude.

Le mois de septembre est splendide à Naples,placé qu’il est entre les ardeurs dévorantes de l’été et les pluiescapricieuses de l’automne ; et le jour duquel nous datons lespremières pages de notre histoire était un des jours les plussplendides du mois. Le soleil ruisselait en flots dorés sur cevaste amphithéâtre de collines qui semble allonger un de ses brasjusqu’à Nisida et l’autre jusqu’à Portici, pour presser la villefortunée contre les flancs du mont Saint-Elme, que surmonte,pareille à une couronne murale posée sur le front de la moderneParthénope, la vieille forteresse des princes angevins.

Le golfe, immense nappe d’azur, pareil à untapis semé de paillettes d’or, frissonnait sous une brise matinale,légère, balsamique, parfumée ; si douce, qu’elle faisaitéclore un ineffable sourire sur les visages qu’ellecaressait ; si vivace, que dans les poitrines gonflées parelle se développait à l’instant même cette immense aspiration versl’infini, qui fait croire orgueilleusement à l’homme qu’il est, oudu moins qu’il peut devenir un dieu, et que ce monde n’est qu’unehôtellerie d’un jour, bâtie sur la route du ciel.

Huit heures sonnaient à l’égliseSan-Ferdinando, qui fait le coin de la rue de Tolède et de la placeSan-Ferdinando.

Le dernier frissonnement du timbre qui mesurele temps s’était à peine évanoui dans l’espace, que les millecloches des trois cents églises de Naples bondissaient joyeusementet bruyamment par les ouvertures de leurs campaniles, et que lescanons du fort de l’Œuf, du Castel-Nuovo et del Carmine, éclatantcomme un roulement de tonnerre, semblaient vouloir éteindre leursbruyantes volées, tout en enveloppant la ville d’une ceinture defumée, tandis que le fort Saint-Elme, flamboyant et nuageux commeun cratère en éruption, improvisait, en face de l’ancien volcanmuet, un Vésuve nouveau.

Cloches et canons saluaient de leur voix debronze une magnifique galère qui en ce moment se détachait du quai,traversait le port militaire, et, sous la double pression des rameset de la voile, s’avançait majestueusement vers la haute mer,suivie de dix ou douze barques plus petites, mais presque aussimagnifiquement ornées que leur capitane, laquelle eût pu ledisputer en richesse au Bucentaure, menant le doge épouserl’Adriatique.

Cette galère était commandée par un officierde quarante-six à quarante-sept ans, vêtu du riche uniformed’amiral de la marine napolitaine ; son visage mâle, d’unebeauté sévère et impérative, était hâlé tout à la fois par lesoleil et par le vent ; quoiqu’il eût la tête découverte ensigne de respect, il portait haut son front, chargé de cheveuxgrisonnants à travers lesquels on devinait qu’avait dû passer plusd’une fois le souffle aigu de la tempête, et l’on comprenait à lapremière vue que c’était à lui, quels que fussent les illustrespersonnages qu’il portait à son bord, que le commandement étaitdéparti ; le porte-voix de vermeil suspendu à sa main droiteeût été le signe visible de ce commandement, si la nature n’eûtpris soin d’imprimer ce signe d’une façon bien autrement indélébiledans l’éclair de ses yeux et dans l’accent de sa voix.

Il s’appelait François Caracciolo etappartenait à cette antique famille des princes Caraccioli,accoutumés d’être les ambassadeurs des rois et les amants desreines.

Il se tenait debout sur son banc de quart,comme il eût fait un jour de combat.

Tout le tillac de la galère était recouvertpar une tente de pourpre, blasonnée des armes des Deux-Siciles etdestinée à garantir du soleil les augustes passagers qu’elleabritait.

Ces passagers formaient trois groupes, de poseet d’aspect différents.

Le premier de ces groupes, le plusconsidérable de tous, se composait de cinq hommes, occupant lecentre du bâtiment, et dont trois débordaient de la tente sur lepont ; des rubans de toutes couleurs soutenaient à leur coudes croix de tous les pays, et leurs poitrines, chamarrées deplaques, étaient sillonnées de cordons. Deux d’entre eux portaient,comme marques distinctives de leur rang, des clefs d’or aux boutonsde taille de leur habit ; ce qui signifiait qu’ils avaientl’honneur d’être chambellans.

Le personnage principal de ce groupe était unhomme de quarante-sept ans, grand et mince, quoique charpentévigoureusement. L’habitude de se pencher pour écouter ceux qui luiparlaient lui avait légèrement courbé la taille en avant. Malgré lecostume couvert de broderies d’or dont il était revêtu, malgré lesordres en diamants qui étincelaient sur son habit, malgré le titrede majesté qui revenait à chaque instant à la bouche de ceux quilui adressaient la parole, son aspect était vulgaire, et aucun deses traits, en les détaillant, ne révélait la dignité royale. Ilavait les pieds gros, les mains larges, les attaches des chevilleset des poignets sans finesse ; un front déprimé qui révélaitl’absence des sentiments élevés, un menton fuyant, accusant uncaractère faible et irrésolu, faisaient encore ressortir un nezdémesurément gros et long, signe de basse luxure et d’instinctsgrossiers ; l’œil seul était vif et railleur, mais fauxpresque toujours, cruel quelquefois.

Ce personnage était Ferdinand IV, fils deCharles III, par la grâce de Dieu roi des Deux-Siciles, et deJérusalem, infant d’Espagne, duc de Parme, Plaisance et Castro,grand prince héréditaire de Toscane, que les lazzaroni de Naplesappelaient plus simplement, et sans tant de titres et de façons,le roi Nasone.

Celui avec lequel il s’entretenait le plusparticulièrement, et qui était le plus simplement vêtu de tous,quoiqu’il portât l’habit brodé des diplomates, était un vieillardde soixante-neuf ans, petit de taille, avec des cheveux rares,blancs et rejetés en arrière. Il avait cette figure étroite que lesgens du peuple appellent si caractéristiquement une figure en lamede couteau, le nez et le menton pointus, la bouche rentrante, l’œilinvestigateur, clair et intelligent ; ses mains, dont ilparaissait prendre un soin extrême et sur lesquelles retombaientdes manchettes de magnifique dentelle d’Angleterre, étaientchargées de bagues dont l’or enchâssait des camées antiques etprécieux ; il portait deux ordres seulement, la plaque deSaint-Janvier et le cordon rouge du Bain avec sa médaille d’orétoilée, où l’on voit un sceptre entre une rose et un chardon, aumilieu de trois couronnes impériales.

Celui-là, c’était sir William Hamilton, frèrede lait du roi George III, et depuis trente-cinq ansambassadeur de la Grande-Bretagne près la cour desDeux-Siciles.

Les trois autres étaient le marquis Malaspina,aide de camp du roi ; l’Irlandais Jean Acton, son premierministre, et le duc d’Ascoli, son chambellan et son ami.

Le second groupe, qui semblait un tableaupeint par Angelica Kauffmann, se composait de deux femmesauxquelles, même dans l’ignorance de leur rang et de leurcélébrité, il eût été impossible à l’observateur le plusindifférent de ne pas donner une attention particulière.

La plus âgée de ces femmes, quoique ayantpassé la jeune et brillante période de la vie, avait conservé desrestes remarquables de beauté ; sa taille, plutôt grande quepetite, commençait à s’épaissir sous un embonpoint que sa grandefraîcheur eût pu faire accuser de précocité si quelques ridesprofondes, creusées sur l’ivoire d’un front large et dominateur,plus encore par les préoccupations de la politique et la pesanteurde la couronne que par l’âge lui-même, n’avaient révélé lesquarante-cinq ans qu’elle était sur le point d’atteindre ; sescheveux blonds, d’une finesse rare, d’une nuance charmante,encadraient admirablement un visage dont l’ovale primitif s’étaitlégèrement déformé sous les contractions de l’impatience et de ladouleur. Ses yeux bleus, fatigués et distraits, jetaient, lorsquela pensée venait tout à coup les animer, un feu sombre et, enquelque sorte, électrique, qui, après avoir été le reflet del’amour, puis la flamme de l’ambition, était devenu l’éclair de lahaine ; ses lèvres humides et carminées, dont l’inférieure,plus avancée que la supérieure, donnait dans certains moments uneindicible expression de dédain à son visage, s’étaient séchées etavaient pâli sous les morsures incessantes de dents toujours belleset éclatantes comme des perles. Le nez et le menton étaient restésd’une pureté grecque ; le cou, les épaules et les brasdemeuraient irréprochables.

Cette femme, c’était la fille deMarie-Thérèse, la sœur de Marie-Antoinette ; c’étaitMarie-Caroline d’Autriche, la reine des Deux-Siciles, l’épouse deFerdinand IV, que, pour des raisons que nous verrons sedévelopper plus tard, elle avait pris en indifférence d’abord, puisen dégoût, puis en mépris. Elle en était à cette troisième phase,qui ne devait pas être la dernière, et les nécessités politiquesrapprochaient seules les illustres époux, qui, en dehors de cela,vivaient complétement séparés, le roi chassant dans ses forêts deLincola, de Persano, d’Astroni, et se reposant dans son harem deSan-Leucio, la reine faisant de la politique, à Naples, à Caserteou à Portici, avec son ministre Acton, ou se reposant sous lesberceaux d’orangers avec sa favorite Emma Lyonna, en ce momentcouchée à ses pieds, comme une esclave reine.

Il suffisait, au reste, de jeter un regard surcette dernière pour comprendre non-seulement la faveur tant soitpeu scandaleuse dont elle jouissait près de Caroline, mais encoreles enthousiasmes frénétiques soulevés par cette enchanteresse chezles peintres anglais, qui la représentèrent sous toutes les formes,et les poëtes napolitains qui la chantèrent sur tous lestons ; si la nature humaine peut arriver à la perfection de labeauté, certes Emma Lyonna avait atteint à cette perfection. Sansdoute, dans ses intimités avec quelque moderne Sappho, elle avaithérité de cette essence précieuse donnée à Phaon par Vénus, pour sefaire irrésistiblement aimer ; l’œil étonné semblait, en sefixant sur elle, ne distinguer d’abord les contours de ce corpsadmirable qu’à travers la vapeur de volupté qui émanait delui ; puis, peu à peu, le regard perçait le nuage et la déessetransparaissait.

Essayons de peindre cette femme, qui descenditdans les abîmes les plus profonds de la misère et atteignit lesplus splendides sommets de la prospérité, et qui, à l’époque oùelle nous apparaît, eût pu rivaliser d’esprit, de grâce et debeauté avec la Grecque Aspasie, l’Égyptienne Cléopâtre et laRomaine Olympia.

Elle était ou du moins paraissait arrivée àcet âge qui donne à la femme l’apogée des accomplissementsphysiques ; sa personne, lorsque l’œil essayait de ladétailler, offrait au regard comme un éblouissementsuccessif ; ses cheveux châtains encadraient un visage rondcomme celui de la jeune fille qui touche à peine à lapuberté ; ses yeux irisés, dont il eût été impossible dedéterminer la couleur, étincelaient sous deux sourcils que l’on eûtcrus dessinés par le pinceau de Raphaël ; son cou flexible etblanc comme celui du cygne ; ses épaules et ses bras, dont lasouplesse, la douce rondeur, la grâce charmante rappelaient, nonpas les froides créations du ciseau antique, mais les marbressuaves et palpitants de Germain Pilon, le disputaient à ces marbresmêmes en fermeté et en veines d’azur ; la bouche, semblable àcelle de cette princesse, filleule d’une fée, qui à chaque parolelaissait tomber une perle, et à chaque sourire un diamant, semblaitun inépuisable écrin de baisers d’amour. Faisant contraste avec laparure toute royale de Marie-Caroline, elle était vêtue d’unelongue et simple tunique de cachemire blanc à larges manches,échancrée à la grecque dans sa partie supérieure, serrée et plisséeà la taille, libre de toute autre étreinte, par une ceinture demaroquin rouge, brodée d’or, incrustée de rubis, d’opales, deturquoises, et s’agrafant par un splendide camée représentant leportrait de sir William Hamilton ; elle s’enveloppait commed’un manteau d’un large châle indien, aux couleurs changeantes et àfleurs d’or, qui plus d’une fois, dans les soirées intimes de lareine, lui avait servi à danser ce pas du châle qu’elleavait inventé et dont jamais danseuse ni ballerine ne purentatteindre la voluptueuse et magique perfection.

Plus tard, nous trouverons moyen de mettresous les yeux de nos lecteurs l’étrange passé de cette femme, àlaquelle, dans ce chapitre tout d’introduction descriptive, nous nepouvons donner, quelque place qu’elle tienne dans l’histoire quenous allons raconter, qu’un coup d’œil rapide et qu’une fugitiveattention.

Le troisième groupe, qui faisait pendant àcelui-ci et qui se trouvait à la droite de celui du roi, secomposait de quatre personnes, c’est-à-dire de deux hommes d’âgedifférents qui causaient science et économie politique, et d’unejeune femme, pâle, triste et rêveuse, berçant dans ses bras etserrant contre son cœur un enfant de quelques mois.

Une cinquième personne, qui n’était autre quela nourrice de l’enfant, grosse et fraîche paysanne portant lecostume des femmes d’Aversa, se dissimulait dans la pénombre, oùétincelaient, malgré elle, les broderies de son corsage passementéd’or.

Le plus jeune des deux hommes, à peine âgé devingt-deux ans, aux cheveux blonds, au menton encore imberbe, à lataille épaissie par une obésité précoce, que le poison devaitchanger plus tard en maigreur cadavérique, vêtu d’un habit bleu deciel, brodé d’or et surchargé de cordons et de plaques, était lefils aîné du roi et de la reine Marie-Caroline, l’héritierprésomptif de la couronne, François, duc de Calabre. Né avec uncaractère timide et doux, il avait été effrayé des violencesréactionnaires de la reine, s’était jeté dans la littérature et lessciences, et ne demandait rien autre chose que de rester en dehorsde la machine politique, par les rouages de laquelle il craignaitd’être brisé.

Celui avec lequel il s’entretenait était unhomme grave et froid, âgé de cinquante à cinquante-deux ans, quiétait, non pas précisément un savant, comme on l’entend enItalie, mais, ce qui vaut parfois beaucoup mieux, unsachant. Il portait pour toute décoration, sur un habittrès-simplement orné, la croix de Malte, qui exigeait deux centsans de noblesse non interrompue : c’était, en effet, un nobleNapolitain, nommé le chevalier de San-Felice, qui étaitbibliothécaire du prince et chevalier d’honneur de laprincesse.

La princesse, par laquelle nous eussions dûcommencer peut-être, était cette jeune mère, que nous avonsindiquée d’un trait, qui, comme si elle eût deviné qu’elle devaitbientôt quitter la terre pour le ciel, pressait son enfant contreson cœur. Elle aussi, comme sa belle-mère, était archiduchesse dela hautaine maison de Habsbourg ; elle se nommait Clémentined’Autriche ; elle avait, à quinze ans, quitté Vienne pourépouser François de Bourbon, et, soit amour laissé là-bas, soitdésillusion trouvée ici, nul, même sa fille, si elle eût été en âgede comprendre et de parler, n’eût pu raconter l’avoir vue sourireune seule fois. Fleur du Nord, elle se fanait, à peine ouverte, àl’ardent soleil du Midi ; sa tristesse était un secret dontelle mourait lentement sans se plaindre ni aux hommes ni àDieu ; elle semblait savoir qu’elle était condamnée, et,pieuse et pure victime expiatoire, s’était résignée à lacondamnation qu’elle subissait, non point pour ses fautes, maispour celles d’autrui ; Dieu, qui a l’éternité pour être juste,a de ces mystérieuses contradictions que ne comprend pas notrejustice mortelle et éphémère.

La fille qu’elle pressait contre son cœur, etqui, depuis quelques mois à peine, venait d’ouvrir ses yeux à lalumière, était cette seconde Marie-Caroline, qui peut-être eut lesfaiblesses, mais non les vices de la première ; ce fut lajeune princesse qui épousa le duc de Berry, que le poignard deLouvel fit veuve, et qui, seule de la branche aînée des Bourbons, alaissé en France une mémoire sympathique et un souvenirchevaleresque.

Et tout ce monde de rois, de princes, decourtisans glissant sur cette mer d’azur, sous cette tente depourpre, au son d’une musique mélodieuse dirigée par le bonDominique Cimarosa, maître de chapelle et compositeur de la cour,dépassait tour à tour Resina, Portici, Torre-del-Greco, ets’avançait dans la nef magnifique, poussée vers le large par cettemolle brise de Baïa si fatale à l’honneur des dames romaines, etdont la voluptueuse haleine allait, en expirant sous les portiquesde ses temples, faire fleurir deux fois l’an les rosiers dePœstum.

En même temps, on voyait grandir à l’horizon,bien au delà encore de Capri et du cap Campanella, un vaisseau deguerre qui, de son côté, en apercevant la flottille royale,manœuvra pour naviguer au plus près, et, mettant le cap sur elle,tira un coup de canon.

Une légère fumée apparut aussitôt au flanc ducolosse, et l’on vit gracieusement monter à sa corne le pavillonrouge d’Angleterre.

Puis on entendit, quelques secondes après, unedétonation prolongée pareille au roulement d’un tonnerrelointain.

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