La San-Felice – Tome IV

CXXXVI – LA MARSEILLAISE NAPOLITAINE

Ce même jour, il y avait grande soirée àSaint-Charles.

On chantait les Horaces et lesCuriaces, un des cent chefs-d’œuvre de Cimarosa. On n’eûtjamais dit, en voyant cette salle éclairée à giorno, cesfemmes élégantes et parées comme pour une fête, ces jeunes gens quivenaient de déposer le fusil en entrant dans la salle et quiallaient le reprendre en sortant, on n’eût jamais dit qu’Annibalfût si près des portes de Rome.

Entre le deuxième et le troisième acte, latoile se leva, etla principale actrice du théâtre, sous le costumedu génie de la patrie, tenant un drapeau noir à la main, vintannoncer les nouvelles que nous connaissons déjà, et qui nelaissaient aux patriotes d’autre alternative que d’écraser, par unsuprême effort, le cardinal au pied des murailles de Naples ou demourir eux-mêmes en les défendant.

Ces nouvelles, si terribles qu’elles fussent,n’avaient point découragé les spectateurs qui les écoutaient.Chacune d’elles avait été accueillie par les cris de « Vive laliberté ! mort aux tyrans ! »

Enfin, lorsqu’on apprit la dernière,c’est-à-dire la défaite et le retour de Manthonnet, ce ne fut plusseulement du patriotisme, ce fut de la rage ; on cria de touscôtés :

– L’hymne à la liberté ! l’hymne à laliberté !

L’artiste qui venait de lire le sinistrebulletin salua, indiquant qu’elle était prête à dire l’hymnenational, lorsque tout à coup on aperçut dans une loge ÉléonorePimentel entre Monti, l’auteur des paroles, et Cimarosa, l’auteurde la musique.

Un seul cri retentit alors par toute lasalle :

– La Pimentel ! la Pimentel !

Le Moniteur parthénopéen, rédigé parcette noble femme, lui donnait une popularité immense.

La Pimentel salua ; mais ce n’était pascela qu’on voulait ; on voulait que ce fût elle-même quichantât l’hymne.

Elle s’en défendit un instant ; mais,devant l’unanimité de la démonstration, il lui fallut céder.

Elle sortit de sa loge et reparut sur lethéâtre au milieu des cris, des hourras, des vivats, desapplaudissements, des bravos de la salle tout entière.

On lui présenta le drapeau noir.

Mais, elle, secouant la tête :

– Celui-ci est le drapeau des morts, dit-elle,et, Dieu merci ! tant que nous respirerons, la République etla liberté ne sont pas mortes. Donnez-moi le drapeau desvivants.

On lui apporta le drapeau tricolorenapolitain.

D’un geste passionné, elle le pressa contreson cœur.

– Sois notre bannière triomphante, drapeau dela liberté ! dit-elle, ou sois notre linceul à tous !

Puis, au milieu d’un tumulte à faire croireque la salle allait crouler, le chef d’orchestre ayant fait unsigne de son bâton et les premières notes ayant retenti, un silenceétrange, en ce qu’il semblait plein de frémissements, succéda à cetumulte, et, de sa voix pleine et sonore, de sa splendide voix decontralto, pareille à la muse de la patrie, Éléonore Pimentelaborda la première strophe, qui commence par ces vers :

Peuples qui rampiez à genoux,

Courbés sur les marches du trône,

Le tyran tombe, levez-vous

Et brisez du pied sa couronne[13].

Il faut connaître le peuple napolitain, ilfaut avoir vu ses admirations montant jusqu’à la frénésie, sesenthousiasmes, qui, ne trouvant plus de mots pour s’exprimer,appellent à leur secours des gestes furibonds et des crisinarticulés, pour se faire une idée de l’état d’ébullition où setrouva la salle, lorsque le dernier vers de la Marseillaiseparthénopéenne fut sorti de la bouche de la chanteuse, etlorsque la dernière note de l’accompagnement se fut éteinte dansl’orchestre.

Les couronnes et les bouquets tombèrent sur lethéâtre comme une grêle d’orage.

Éléonore ramassa deux couronnes de laurier,posa l’une sur la tête de Monti, l’autre sur celle de Cimarosa.

Alors, sans qu’on pût voir qui l’avait jetée,tomba, au milieu de cette jonchée, une branche de palmier.

Quatre mille mains applaudirent, deux millevoix crièrent :

– À Éléonore la palme ! à Éléonore lapalme !

– Du martyre ! répondit la prophétesse enla ramassant et en l’appuyant sur sa poitrine avec ses deux mainscroisées.

Alors, ce fut un délire. On se précipita surle théâtre. Les hommes s’agenouillèrent devant elle, et, comme savoiture était à la porte, on la détela et on la ramena chez elle,traînée par des patriotes enthousiastes et accompagnée del’orchestre qui, jusqu’à une heure du matin, joua sous safenêtre.

Toute la nuit, le chant de Monti retentit dansles rues de Naples.

Mais ce grand enthousiasme, enfermé dans lasalle Saint-Charles, et qui avait failli faire éclater la salle, serefroidit le lendemain en se répandant par la ville. Cette ardeurde la veille était due à des conditions d’atmosphère, de chaleur,de lumière, de bruits, d’effluves magnétiques, et devait s’éteindrelorsque la réunion de ces circonstances fiévreuses n’existeraitplus.

La ville, voyant rentrer en désordre sesderniers défenseurs blessés, fugitifs, couverts de poussière, lesuns par la porte de Capoue, les autres par la porte del Carmine,tomba dans une tristesse qui devint bientôt de laconsternation.

En même temps, une ligne se formait autour deNaples, qui, se resserrant toujours, tendait à l’étouffer dans uncercle de fer, dans une ceinture de feu.

En effet, de quelque côté que Naples setournât, les républicains ne voyaient qu’ennemis acharnés,qu’adversaires implacables :

Au nord, Fra-Diavolo et Mammone ;

À l’est, Pronio ;

Au sud-est, Ruffo, de Cesare etSciarpa ;

Au sud et à l’ouest, les restes de la flottebritannique, que l’on s’attendait à voir reparaître plus puissanteque jamais, renforcée de quatre vaisseaux russes, de cinq vaisseauxportugais, de trois vaisseaux turcs ; enfin, toutes lestyrannies de l’Europe, qui semblaient s’être levées et se donner lamain pour étouffer le cri de liberté poussé par la malheureuseville.

Mais, hâtons-nous de le dire, les patriotesnapolitains furent à la hauteur de la situation. Le 5 juin, ledirectoire, avec toutes les cérémonies employées dans les tempsantiques, déploya le drapeau rouge et déclara la patrie en danger.Il invita tous les citoyens à s’armer pour la défense commune, neforçant personne, mais ordonnant qu’au signal de trois coups decanon, tirés des forts à intervalles égaux, tout citoyen qui neserait point porté sur les rôles de la garde nationale ou sur lesregistres d’une société patriotique, serait obligé de rentrer chezlui et d’en fermer les portes et les fenêtres jusqu’à ce qu’unautre coup de canon isolé lui eût donné la liberté de les rouvrir.Tous ceux qui, les trois coups de canon tirés, seraient trouvésdans la rue, le fusil à la main, sans être ni de la gardenationale, ni d’aucune société patriotique, devaient être arrêtéset fusillés comme ennemis de la patrie.

Les quatre châteaux de Naples, celui delCarmine, le castello Nuovo, le castello del Ovo et le châteauSaint-Elme furent approvisionnés pour trois mois.

Un des premiers qui se présenta pour recevoirdes armes et des cartouches et pour marcher à l’ennemi fut unavocat de grande réputation, déjà vieux et presque aveugle, qui,autrefois savant dans les antiquités napolitaines, avait servi decicérone à l’empereur Joseph II lors de son voyage enItalie.

Il était accompagné de ses deux neveux, jeunesgens de dix-neuf à vingt ans.

On voulut, tout en donnant des fusils et descartouches aux deux jeunes gens, en refuser au vieillard, sousprétexte qu’il était presque aveugle.

– J’irai si près de l’ennemi, répondit-il, queje serai bien malheureux si je ne le vois pas.

Comme aux préoccupations politiques sejoignait une grande préoccupation sociale : c’est que lepeuple manquait de pain, il fut résolu au directoire que l’onporterait des secours à domicile ; ce qui était à la fois unemesure d’humanité et de bonne politique.

Dominique Cirillo imagina alors de fonder unecaisse de secours, et, le premier, donna tout ce qu’il avaitd’argent comptant, plus de deux mille ducats.

Les plus nobles cœurs de Naples, Pagana,Conforti, Baffi, vingt autres, suivirent l’exemple de Cirillo.

On choisit dans chaque rue le citoyen le pluspopulaire, la femme la plus vénérée ; ils reçurent les noms depère et de mère des pauvres et mission de quêter pour eux.

Ils visitaient les plus humbles maisons,descendaient dans les plus misérables cantines, montaient auxderniers étages et y portaient le pain et l’aumône de la patrie.Les ouvriers qui avaient une profession trouvaient aussi dutravail, les malades des secours et des soins. Les deux dames quise vouèrent avec le plus d’ardeur à cette œuvre de miséricordefurent les duchesses de Pepoli et de Cassano.

Dominique Cirillo était venu prier Luisad’être une des quêteuses ; mais elle répondit que sa positionde femme du bibliothécaire du prince François lui interdisait toutedémonstration publique du genre de celle que l’on réclamaitd’elle.

N’avait-elle point fait assez, n’avait-ellepoint fait trop en amenant, sans le savoir, l’arrestation des deuxBacker ?

Cependant, en son nom et en celui de Salvato,elle donna trois mille ducats à la duchesse Fusco, l’une desquêteuses.

Mais la misère était si grande, que, malgré lagénérosité des citoyens, la caisse se trouva bientôt vide.

Le Corps législatif proposa alors que tous lesemployés de la République, quels qu’ils fussent, laissassent auxindigents la moitié de leur solde. Cirillo, qui avait abandonnétout ce qu’il possédait d’argent comptant, renonça à la moitié deson traitement comme membre du Corps législatif ; tous sescollègues suivirent son exemple. On donna à chaque quartier deNaples des chirurgiens et des médecins qui devaient assistergratuitement tous ceux qui réclameraient leur secours.

La garde nationale eut la responsabilité de latranquillité publique.

Avant son départ, Macdonald avait distribuédes armes et des drapeaux. Il avait nommé pour général en chef cemême Bassetti que nous avons vu revenir battu et blessé par Mammoneet Fra-Diavolo ; son second, Gennaro Ferra, frère du duc deCassano ; pour adjudant général, Francesco Grimaldi.

Le commandant de la place fut le généralFrederici ; le gouvernement du Château-Neuf resta au chevalierMassa, mais celui du château de l’Œuf fut donné au colonelL’Aurora.

Un corps de garde fut établi dans chaquequartier ; des sentinelles furent placées de trente pas entrente pas.

Le 7 juin, le général Writz fit arrêter tousles anciens officiers de l’armée royale qui se trouvaient à Napleset qui avaient refusé de prendre du service pour la République.

Le 9, à huit heures du soir, on tira les troiscoups d’alarme. Aussitôt, selon l’ordre donné, tous ceux quin’étaient sur les contrôles ni de la garde nationale, ni d’aucunesociété patriotique, se retirèrent dans leurs maisons et fermèrentportes et fenêtres.

Au contraire, la garde nationale et lesvolontaires s’élancèrent dans la rue de Tolède et sur les placespubliques.

Manthonnet, redevenu ministre de la guerre,les passa en revue avec Writz et Bassetti, remis de sa blessure, aureste peu dangereuse. Ce dernier les complimenta sur leur zèle,leur déclara qu’au point où l’on en était arrivé, il n’y avait plusque deux partis à prendre : vaincre ou mourir. Après quoi, illes congédia, leur disant que les trois coups de canon d’alarmen’avaient été tirés que pour connaître le nombre des hommes surlesquels ou pouvait compter à l’heure du danger.

La nuit fut tranquille. Le lendemain, au pointdu jour, on tira le coup de canon qui indiquait que chacun pouvaitsortir librement par la ville, aller où il voudrait et vaquer à sespropres affaires.

Le 31, on apprit que le cardinal était arrivéà Nola, c’est-à-dire qu’il n’était plus qu’à sept ou huit lieues deNaples.

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